Auteur/autrice : stephanie

  • Les exigences de l’événement – l’exemple de la pandémie de Covid-19

    Thierry Gutknecht, enseignant de philosophie en travail social, Fribourg

    Résumé

    Nous proposons dans ce texte d’identifier certaines dimensions – connaissance, affects, valeurs, démocratie, utopie, etc. – qu’il nous semble significatif de prendre en compte lorsque l’on est confronté à un événement tel que la pandémie de Covid-19 et que l’on entreprend de le penser. Nous cherchons à montrer l’importance d’une telle entreprise et les exigences qui en résultent.

    Introduction

    La pandémie de Covid-19 est discutée par nombre de personnes. Pour certains, elle est révélatrice de notre vulnérabilité au sein même de l’ordre de la nature, signe de notre dépendance des uns envers les autres et envers les structures collectives. Pour d’autres, elle éclaire les conditions d’existence de certains individus, rendant plus visibles et évidentes les inégalités sociales et économiques. Elle est présentée également comme la suite pour ainsi dire logique d’un « état de crise quasi permanente » (Delmas-Marty) depuis la fin des années 1990, duquel s’ensuit le risque de basculer vers des structures étatiques autoritaires. De même, elle est désignée comme la conséquence de l’organisation et des valeurs de nos sociétés, et d’une mondialisation économique et financière insuffisamment régulée et incompatible avec la préservation de l’environnement de notre planète. Un point commun de ces lectures réside dans le fait que la pandémie nous dit quelque chose du monde dans lequel nous vivons. Elle a valeur d’avertissement face à un futur relativement proche de plus en plus compliqué pour l’être humain, exigeant de nous de tirer les leçons nécessaires du passé et de nos pratiques, et de nous responsabiliser collectivement et individuellement. Tout en étant un moment où l’avenir semble paradoxalement plus ouvert, elle se présenterait comme une occasion de façonner et d’inventer des modes d’existence différents.

    La pandémie actuelle est de ce point de vue une formidable matière à penser. Elle exige de prendre le temps de la réflexion et de penser le temps long de nos sociétés. À suivre Fossel, il faut la comprendre comme une crise, au sens de rupture, de moment de bascule et de décision. Elle implique paradoxalement « à la fois de suspendre nos jugements (contre toutes les conclusions hâtives) et de reprendre la discussion » (Fossel, 2020) afin d’être capable d’un raisonnement le plus éclairé et le plus lucide possible. Nous parlons pour notre part d’événement, que nous comprenons comme un ensemble de faits significatifs dans l’histoire d’une collectivité, reconnu comme tel par celle-ci, instaurant une rupture dans le déroulement des faits habituels, ainsi qu’un avant et un après. Puisqu’il chamboule notre quotidien, nous bouscule, provoque chacun et plus spécifiquement celui qui veut penser son époque, l’événement implique de ce point de vue d’être abordé sous tous les angles possibles. En ce sens, la pandémie de Covid-19 est bien un événement.

    Nous proposons d’identifier certaines dimensions qu’il nous semble nécessaire de prendre en compte lorsque l’on est confronté à un tel événement et que l’on entreprend de le penser. Ces dimensions demandent ensuite à être prolongées dans leur contenu, leur formulation et leurs implications, ce qui est une manière philosophique de prendre l’événement en question au sérieux.

    I De la connaissance, de la critique et des mots

    La pandémie de Covid-19 nous rend particulièrement sensibles à l’importance de la connaissance sous ses différentes formes, à commencer bien entendu par le savoir scientifique autour du virus et de ses conséquences pour l’être humain. Mais c’est aussi l’importance des savoirs expérientiels des personnes infectées ainsi que des professionnels de la santé, et la centralité des connaissances issues des sciences de l’économie ou des sciences sociales qui sont ressorties au fil des mois de pandémie, tant cette dernière a instauré d’enjeux et mis au jour d’interconnexions, montrant que l’on ne peut penser une telle situation uniquement en des termes médicaux. Sont également apparues des connaissances mises de côté et dont on ne s’était pas saisi, mais aussi, dans le même temps, une fragilité de certains de nos savoirs ainsi qu’une difficulté à produire des connaissances pour ainsi dire à même l’événement. Bien loin de nous mener à relativiser l’importance de la connaissance, ces éléments doivent nous interroger sur la valeur, la place et l’attention que nous sommes prêts à lui donner, en l’occurrence face à un événement, mais aussi plus systématiquement au sein de nos sociétés, collectivement et individuellement. Ils doivent également nous interroger quant à l’effort que nous entendons assumer pour juger de la valeur des savoirs présents, les nôtres comme ceux d’autrui, tant dans les médias, dans le champ politique qu’entre citoyens.

    Fondamentalement, un tel événement nous renvoie à une interrogation autour de notre désir de connaissance. Celui-ci a peu à voir avec la mise en avant d’un simple droit de savoir, essentiel en démocratie, mais nous engage bien plutôt en direction des exigences liées à une telle recherche, dont l’enjeu final est la capacité de jugement, de décision et d’action. Un tel cheminement implique de nous inscrire dans la temporalité lente de la réflexion, de rechercher la connaissance par l’élaboration et la problématisation souvent incertaines de situations complexes, d’échanger nos perspectives et de croiser les différents types de savoirs aussi riches que fragiles dans leur articulation ; ainsi que d’assumer la tension entre le besoin d’agir et ce que nous pourrions appeler un nécessaire scepticisme modéré – tant notre impossibilité à saisir complètement la réalité doit être articulée avec l’importance de l’appréhender de manière suffisamment adéquate pour l’interroger, pour nous y engager et agir.

    Nous voyons ici pointer la centralité du doute et de la critique face à un événement aussi conséquent, face à ce qu’il charrie avec lui de production d’énoncés faux (théorie des complots, fake news) et d’entreprises qui entendent puiser en lui les éléments qui viennent confirmer les propres positions ou systèmes de pensée de leurs auteurs – deux manières d’instrumentaliser l’événement. Il y a ici une importance à suspendre son jugement, ce qui implique également de venir pour ainsi dire à se forcer à être en désaccord avec soi-même et avec son propre savoir.

    Le doute est exigeant et risque, à force d’un mauvais usage, de nous mener à douter de tout, à perdre un esprit critique véritable et à oublier son rôle, qui est de « contribuer à la fiabilité du savoir » (Stengers, 2020). Surtout, c’est parce qu’un tel doute et une telle critique sont essentiels et qu’ils risquent toujours de tomber dans une contestation pour elle-même, appuyée notamment sur le ressentiment, qu’il est essentiel d’être à la hauteur de cet exercice et de pouvoir démontrer la justesse de la critique entreprise envers un savoir, en assumant une charge de la preuve en quelque sorte du côté de la critique et en gardant en tête cette solidarité entre connaissance, doute et esprit critique.

    Un autre aspect lié à cette question de l’acquisition du savoir et de l’exercice critique est celui de l’attention que nous portons à la manière dont nous décrivons le monde dont nous faisons partie. Comme le relève Stengers (2009), « la manière dont on décrit est déjà une manière dont on s’engage ». Cette attention aux mots, mais aussi aux concepts, est essentielle car elle nous rend sensibles au fait que nous nous engageons et interagissons dans le monde à partir de ceux-ci, ou, pour parler comme Descola, que nous forgeons et changeons le monde à partir d’eux. Il s’agit de gagner en lucidité par la conscience de ce rapport entre nos mots et le monde, de la valeur de cette relation et de sa fragilité ; et donc de l’importance qui s’ensuit de se pencher sur les mots qui sont les nôtres – leur précision, leur définition, leur extension, etc. – afin de saisir le plus adroitement possible le monde et y agir le mieux possible.

    II Des affects, des valeurs et des vertus

    La dimension liée aux affects[1] est également centrale pour une réflexion autour d’un événement tel que celui de la pandémie de Covid-19. Certains états affectifs ont sans doute été éprouvés avec une intensité particulière. Surtout, bien qu’en des circonstances différentes, ils l’ont été par un nombre tout à fait conséquent de personnes dans une même période. Peur de la maladie et des inconnues qui lui sont liées, crainte face à l’avenir d’une société fortement ralentie dans son fonctionnement, espoir d’un retour à nos modes de vie ordinaires ou au contraire de changements significatifs, désir de solidarités nouvelles sont autant d’états affectifs éprouvés depuis le début de la pandémie.

    Ces derniers influencent notre rapport au monde. Ils le colorent, en quelque sorte. À la fois essentiels et inséparables de notre existence, ils peuvent aussi restreindre ou au contraire stimuler nos capacités cognitives. De ce fait, ils influencent nos actions – il n’y a qu’à penser à la peur et à ce qu’elle peut engendrer comme biais cognitifs. Il est dès lors essentiel de les identifier, de préciser leurs effets sur le fonctionnement d’une collectivité et de chercher, par la mise sur pied de dispositifs collectifs, à les cartographier, à en promouvoir certains ou au contraire en éviter d’autres. Trois affects nous semblent particulièrement importants à souligner. Tout d’abord, le ressentiment est peut-être l’affect le plus préjudiciable pour le lien social. On peut le présenter comme un sentiment d’hostilité et de rancune envers un individu, un groupe ou une communauté, que l’on estime responsable de notre situation jugée par nous-mêmes comme significativement défavorable. La colère, pour sa part, peut également paraître au premier abord un affect à éviter. Elle acquiert cependant une valeur positive, voire devient essentielle si l’on est capable, comme le relève Aristote (1992, p. 123), d’être en colère pour les choses qu’il faut, contre les personnes qui le méritent, de la façon qui convient, au moment adéquat et aussi longtemps que nécessaire. Elle est aussi, à suivre Sloterdijk (2007), un sentiment puissant qui, lorsqu’il est accumulé et encadré de manière adéquate, peut jouer le rôle de moteur des dynamiques des sociétés humaines. Une même exigence dans son usage vaut pour la curiosité, qu’il s’agit de développer dans le sens d’une attention et d’un intérêt à l’égard du monde et de son intelligibilité. Elle fait écho au doute évoqué dans notre première partie, mais aussi à l’étonnement, moteur de la philosophie et qui tient dans cette capacité à « [nous] interroger sur une évidence aveuglante […] qui nous empêche de voir et de comprendre le monde le plus immédiat » (Hersch, 1993, quatrième de couverture). Ces trois affects montrent en quelque sorte certains enjeux d’une société : éviter le ressentiment, user de sa colère pour de bonnes raisons et de la bonne manière, être curieux de l’intelligibilité du monde. Aujourd’hui plus encore, nous voyons leur actualité, si l’on pense à la montée des populismes, à l’augmentation significative de l’inégalité dans la répartition de la richesse au sein de la population ou encore à la crise du sens qui pourrait bien caractériser notre époque.

    Il faut par ailleurs identifier un lien entre affect et valeurs. Si l’on prend à nouveau l’exemple de la peur, on voit qu’elle peut être indicatrice d’une valeur qui nous importe, la sécurité. Elle peut également nous mener à en écarter d’autres, la liberté, notamment, pour faire écho au contexte de la pandémie. Nous serions menés dans un contexte spécifique à donner priorité à une valeur sur une ou plusieurs autres. Il y a donc bien une relation significative entre affect et valeurs, au même titre que, comme vu précédemment, il y a un rapport fort entre affect et réflexivité. Si nous définissons la valeur en un sens large comme « ce à quoi nous tenons », nous devons prendre en compte ces valeurs qui nous importent en tant qu’individu et collectivité, afin de les maintenir en acte et, lorsqu’elles sont écartées en situation ou risquent de l’être, de réfléchir sur la suite et la place réelle que l’on veut leur attribuer.

    C’est ici sans doute que prennent toute leur importance les vertus du courage et de la prudence. Pour ce qui est de la première, la personne est prête à mettre son statut, sa réputation, voire son intégrité physique en jeu pour interpeller autrui autour d’une idée, d’une décision ou d’une action avec laquelle elle est en désaccord lorsqu’elle estime important de l’affirmer au nom de valeurs supérieures. Pour la seconde, la personne entreprend de se confronter à une situation singulière qui pose problème. Elle mobilise sa capacité de délibération afin de décider des moyens à mettre en œuvre pour viser une fin et un bien pour elle-même et pour les autres, mais aussi afin de penser la tension entre différentes valeurs en situation (Gutknecht, 2020, pp. 47-64). L’une comme l’autre implique une maîtrise de soi et un agir. Surtout, dans une démocratie, ce sont les citoyens qui doivent être prêts à s’engager dans l’exercice du courage et de la prudence, et être capables de le faire. Par l’exercice même de ces vertus, ils démontrent leur attachement envers la société dont ils font partie, tout en cherchant à penser et infléchir son fonctionnement et son évolution.

    III De la démocratie, du commun et des points inaudibles

    La question de la démocratie et de sa capacité à répondre aux enjeux posés par la pandémie de Covid-19 est également fréquemment soulevée. Vaut-elle réellement mieux qu’un système autoritaire dans sa capacité à réagir à un événement d’une telle ampleur ? La place du citoyen doit-elle être repensée, impliquant une autre répartition de l’espace et du temps politiques ? Une démocratie a-t-elle à fonctionner à partir de l’idée centrale d’expérimentation au sein de dispositifs citoyens et locaux, lesquels doivent également mener à réfléchir sur des enjeux globaux de société ? Autant de questions déjà présentes mais qui se sont amplifiées par le contexte de la pandémie et qui nous indiquent l’importance qu’il y a à prendre au sérieux les exigences de la démocratie. Autrement dit, nous n’aurions pas accordé à cette dernière suffisamment de considération, ce qui nous oblige à nous déterminer sur notre désir de démocratie et donc, forcément, sur ce que nous entendons par cette dernière.

    Plusieurs points nous semblent importants à souligner. Tout d’abord, un enjeu et une difficulté essentiels consistent dans le fait de joindre aux conditions formelles de la démocratie (distinction des pouvoirs, possibilité d’élire et d’être élu, possibilité d’initiative et de referendum, etc.) des conditions substantielles ou éthiques qui sont une condition nécessaire afin de donner une réelle consistance au dispositif démocratique : le désir du citoyen de participer aux affaires communes, l’aptitude à porter un jugement, à délibérer et à s’autolimiter, l’exercice de vertus comme le courage et la tempérance, la confrontation d’idées, de valeurs, de buts et de projets de société, la capacité à identifier collectivement des problèmes publics, etc. C’est en ce sens notamment qu’il faut comprendre Dewey (1995, pp. 43 et 47) lorsqu’il affirme que la démocratie est « une réalité uniquement si elle est réellement un lieu de vie en commun » et donc « pour chacun une manière “personnelle” de vivre ».

    Un autre point essentiel porte sur l’espace public. Celui-ci ne doit pas être occupé par conformisme ou effet de mode. Il doit être le lieu de publics divers, de débats et de pluralité de perspectives. Comme le relève Fraser (2012, p. 84), une question devient politique « si elle est disputée dans un grand nombre d’arènes discursives, et au sein de différents publics ». Ceci implique ce que la philosophe appelle « une parité de participation », en tant que possibilité de prendre part pour chacun. L’enjeu est d’instaurer des espaces au sein desquels les discours de tous ont des effets, peuvent être appropriés par autrui, appuyés, débattus, contestés, rendant effectivement possible une participation des citoyens, où il est question non seulement de former son opinion, mais aussi de pouvoir participer à la décision politique, tout en assumant le dissensus. Comme le relève Amiel (2007, p. 56), dans une telle approche, le monde des hommes devient humanisé à partir du moment qu’il est « incessamment en débat ».

    Autre point, les dispositifs démocratiques mis en place doivent permettre de considérer le temps long de la société. Cette considération nous rend plus sensibles encore au fait que le propre d’une démocratie est d’assumer l’incertitude du débat et de la décision, et qu’il nous est impossible de sortir de cette relation « entre rapports de forces et rapports de raison », pour reprendre l’expression de Latour, à travers laquelle, plus encore que le savoir et l’expertise, ce sont finalement les valeurs et les priorités qu’une collectivité décide de privilégier qui s’avèrent déterminantes. Ces dispositifs démocratiques doivent également chercher à identifier les points aveugles propres à une époque, auxquels aucune société n’échappe et qu’il s’agit collectivement de rendre visibles et intelligibles. Il faudrait à vrai dire davantage parler de points inaudibles. Ces points circulent en effet au sein de la société, sans cependant accéder à la conscience critique de la population, recouverts qu’ils sont par d’autres discours, du fait de leur caractère dérangeant et de leur incompatibilité avec notre fonctionnement sociétal et système collectif de pensée. Il n’y a qu’à penser au thème du dérèglement climatique, inaudible par la majorité jusqu’à il y a peu, mais aussi, concernant la pandémie actuelle, à la question des inégalités sociales de santé (à ce sujet : Le Garrec, 2020).

    Enfin, ceci nous mène au commun, à son tour longtemps resté dans l’angle mort de nos sociétés. Le commun semble réapparaître depuis peu dans le débat démocratique. Son retour est sans doute pour partie une réponse à l’évolution d’une société portée par une autonomie et un libéralisme mal pratiqués, mais aussi une réponse à un environnement qui semble nous échapper. Il est important de distinguer le commun de l’identique : au sein d’une collectivité prennent place des individus qui, tout en étant différents sous certains aspects, parfois non négligeables, instituent et valorisent du commun entre eux. Il peut s’agir d’un bien commun, de références et de ressources communes, matérielles ou immatérielles, culturelles ou naturelles, auxquels ces personnes attribuent de la valeur et tiennent, sans que cela nécessite la reconnaissance, la mobilisation et l’affirmation d’une identité culturelle. Ceci nous renvoie également à un monde commun, lequel, comme le relève Latour (2011 : 40), n’existe pas de manière spontanée ni de manière naturelle, mais exige de nous de le composer, progressivement, quitte à échouer et à devoir recommencer, à enquêter, à œuvrer pour son maintien, etc. ; mais surtout à nous en inquiéter et à évaluer les conséquences de nos choix et orientations, et à développer un enthousiasme commun pour une telle entreprise.

    IV De l’utopie, du nouveau et des frontières

    L’ensemble des différents champs de la société est affecté par la situation due à la pandémie de Covid-19. Se pose de manière de plus en plus accrue la question de la pertinence d’un retour à nos modes de vie et de fonctionnement précédents, professionnels comme privés. Les changements conséquents qui ont dû être opérés ont mené à une réflexion sur une autre façon d’envisager l’avenir de la collectivité, tout en montrant qu’il est possible non seulement de l’imaginer, mais aussi de le réaliser. 

    Une telle situation place au centre de l’échiquier le champ politique. La fonction du politique est ici interrogée sous l’angle de l’une de ses raisons d’être, qui consiste dans le fait de penser le fonctionnement d’une collectivité en référence à l’idéal d’une société à construire. Autrement dit, l’enjeu du politique est de garder en tête l’écart entre ce qui est et ce que l’on estime qui devrait être. Avec les effets sociétaux de la pandémie, l’utopie revient sur le devant de la scène, en tant qu’instrument d’une critique sociale et politique de la société. Elle doit cependant être considérée à sa juste valeur, comme « un idéal régulateur » (Kant) qui sort le citoyen de l’ornière du monde tel qu’il est, tout en exigeant de lui qu’il considère dans le même temps la valeur de ce qui a été acquis par ses prédécesseurs. Mais surtout, comme le relève Nathan (2017) au sujet d’un autre contexte, celui du terrorisme, l’idée n’est pas de se limiter à éviter un risque – une agression, une maladie, etc. – mais de fabriquer « un vrai discours de notre société, qui propose de l’utopie ». Il s’agit alors de parier sur la capacité des gens à initier ainsi qu’à accueillir du nouveau. Pour Arendt (1990), la capacité à commencer quelque chose de nouveau dans le monde est ce qui caractérise l’être humain. À travers leurs actions plurielles, les individus instaurent un monde commun qui leur est propre. Cette capacité exige cependant des individus d’assumer la part d’imprévisibilité, de contingence et de fragilité de toute action.

    Paradoxalement, ceci doit nous renvoyer à la question de la frontière et du territoire. Dans la période actuelle d’incertitudes et d’inconnues, le risque est grand d’un repli sur soi, derrière sa frontière et sur son territoire. L’enjeu est d’arriver à penser collectivement la manière dont nous nous rapportons aux frontières et à ce qu’elles délimitent et distinguent. Le problème n’est pas la frontière en soi, mais la multiplication des frontières, leurs rigidités, la façon dont elles discriminent, les effets qu’elles ont pour certains, etc. Comme le relève Balibar (1994, p. 342), il s’agit d’interroger de manière démocratique « l’institution et les modalités d’institution de la frontière ». Ceci vaut plus encore, si l’on poursuit avec cet auteur, du fait que ces frontières ne sont pas que des réalités purement extérieures, mais aussi, voire surtout, des frontières intérieures, intériorisées par les individus. Ce double niveau est particulièrement bien signifié lorsque les migrants hispaniques vivant et travaillant depuis de nombreuses années aux États-Unis sans autorisation de séjour énoncent publiquement qu’ils n’ont pas traversé la frontière, mais que c’est celle-ci qui les a traversés. Pour ce qui est du territoire, il peut être compris comme « une délimitation […] d’espaces de vie, d’espaces de pensées et d’espaces de désirs » (de Jonckheere, 2010, p. 435), mais aussi dans son ouverture qui doit permettre à un individu de ne pas rester pris dans un milieu et, au contraire, de s’ouvrir à autre chose – un autre territoire, un autre groupe, une autre pratique, une autre pensée, etc. Ceci fait écho à Deleuze et Guattari (1972, p. 162) lorsqu’ils parlent de déterritorialisation, laquelle permet en certaines circonstances « de quitter une habitude, une sédentarité […], d’échapper à une aliénation, à des processus de subjectivation précis ».

    En lien avec cette question de la frontière et du territoire, il est également essentiel de poser celle de la conscience d’une appartenance commune à un voire plusieurs ensembles plus vastes – l’espèce humaine, le monde du vivant, la planète terre, par exemple –, lesquels cependant sont pensés, vécus et estimés par des individus à chaque fois situés dans un lieu ou plutôt un milieu spécifique propre à chacun. Il en résulte une manière toujours particulière et ancrée de se considérer et de s’appréhender comme citoyen d’un tel ensemble, et qui parallèlement n’implique nullement de renier nos particularités – mon histoire, mon milieu, etc. –, mais nous évite de nous figer dans celles-ci. Nous parlons de cosmopolitisme situé pour évoquer cette articulation, aujourd’hui particulièrement porteuse d’enjeux, entre la dimension globale et la dimension locale de notre rapport à notre environnement. Conjointement, il est tout aussi essentiel de se situer historiquement, et donc également de prendre conscience de points inaudibles de l’histoire de nos sociétés contemporaines, qui sont pourtant significatifs dans la constitution de ces dernières et sur lesquels nous n’avons pas à éviter de poser un regard critique. Cette histoire plurielle et complexe qui est la nôtre, faite entre autres d’engagements et de créations, mais aussi de mises à l’écart, de détresses, de violences extrêmes et d’exils, doit être rendue intelligible et accessible à partir de ses nœuds et de ses tensions, autrement dit sans occulter sa dimension problématique et tragique pour nombre d’individus et de populations. Ces deux aspects – un cosmopolitisme situé et une conscience critique de l’histoire plurielle de nos sociétés – sont à tenir solidairement ensemble. Ils sont deux conditions essentielles pour penser notre époque, mais aussi tout événement.

    V De l’existence, des inégalités et de la justice sociale

    Comme le relève Fassin (2020), l’idée que la vie doit être protégée s’est désormais imposée dans nos sociétés. La pandémie ne vient que confirmer cet impératif avec une intensité particulière. Cependant, il apparaît tout aussi clairement que les personnes issues des catégories socioéconomiques les plus défavorisées de la population se sont retrouvées particulièrement fragilisées à la suite des décisions prises par les instances politiques : perte de leur activité ou diminution de leur revenu au vu du ralentissement économique, nécessité d’aller travailler malgré des conditions sanitaires incertaines, logement peu adapté à un contexte impliquant de passer davantage de temps chez soi, état de santé et risque accru de comorbidité en cas d’infection, etc.  

    Deux points peuvent être soulignés afin de relier le contexte de la pandémie avec l’état et l’évolution de nos sociétés. Tout d’abord, si dans les textes fondamentaux et constitutifs de celles-ci est énoncée et valorisée une égalité entre les êtres humains, il s’avère au contraire qu’un traitement différencié des vies est institué par le politique et dans le concret du fonctionnement de nos sociétés. Ces inégalités de fait entre les existences sont dues à ce que Fassin (2000) nomme des « politiques de vie » instaurées par les États. Il prend comme situations limites paradigmatiques celles de personnes ayant dû fuir leur pays – qu’il appelle « nomades forcés » –, et qui se retrouvent confrontées à ce traitement inégalitaire dans leur pays d’accueil. On le voit, cette analyse vaut également dans le contexte de la pandémie. Le second point nous renvoie au fait que la santé des individus est influencée par leur statut socioéconomique. Ceci doit nous rendre sensibles à la question des inégalités sociales en matière de santé (Bourque et Quesnel-Vallée, 2006, p. 46) et aux déterminants sociaux de cette dernière que sont l’exclusion sociale, le chômage, le logement, l’alimentation, la petite enfance, le gradient social, l’éducation, le stress environnemental, etc. Si l’on considère que les inégalités sociales sont aujourd’hui en augmentation et qu’elles se traduisent sous la forme de disparités de morbidité, de mortalité et d’espérance de vie, alors il y a bien « une incorporation de l’inégalité, réalisant l’inscription de l’ordre social dans les corps » (Fassin, 2000, p. 100). Là aussi, la pandémie de Covid-19 vient nous rappeler ce constat et doit nous provoquer autour de ce que Fassin appelle « des hiérarchies implicites d’humanité » (2000, p. 111).

    C’est en somme, ni plus ni moins, la possibilité d’une « vie vivable » qui est posée, selon l’expression de Butler (2020). La philosophe la présente comme « une vie incarnée, capable d’habiter des espaces qui cherchent à orchestrer et à faire avancer cette vie, pas sa maladie ou sa mort ». Une telle possibilité de vie implique des conditions qui manquent indéniablement à nombre d’individus. C’est bien ici qu’est posée la question de la justice sociale et de la solidarité – une solidarité dont il s’agit de questionner l’orientation –, et de la valeur que l’on donne à l’existence d’autrui.

    Conclusion

    Au travers des différentes dimensions abordées ci-dessus[2], c’est surtout la responsabilité face à un événement comme la pandémie de Covid-19 qui doit finalement être soulignée. Cette responsabilité consiste à prendre du recul afin d’être capable de saisir ce qui nous arrive, tout en étant encore dans l’événement. Une telle entreprise exige cependant une multiplication des lieux qui la rendent possible et surtout désirable. Une Université libre, dans laquelle le savoir est public et où peut être entrepris « un travail pluriel, ouvert et citoyen » (Caloz-Tschopp, 2011, p. 16) prend de ce point de vue tout son sens et son importance. Mais plus généralement, de tels lieux doivent nous mener plus encore à assumer l’exigence de nous poser collectivement les questions de notre temps – afin d’être capables de répondre de notre époque, en quelque sorte. Ceci fait écho à l’interrogation que posait Foucault à ses contemporains : « qui sommes-nous, qu’est-ce que notre présent, qu’est-ce que c’est que ça aujourd’hui, qu’est-ce qui se passe autour de nous ? » Caloz-Tschopp (2019, p. 27) rejoint en ce sens Foucault lorsqu’elle relève à son tour la nécessité de savoir « un peu plus qui nous sommes » et de tenir à une telle recherche « comme à l’air que nous respirons ». La question est alors de savoir si nous aurons suffisamment de souffle et de modestie, et si nous saurons déployer suffisamment d’efforts pour entreprendre ce cheminement exigeant.


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    [1] Nous entendons par affect un état de l’esprit tel qu’une émotion, un sentiment, une humeur ou encore une sensation.

    [2] Concernant la mise en avant de différentes dimensions, cette fois-ci au sujet d’un champ de pratiques, celui de l’action communautaire, nous renvoyons à notre Préface de l’ouvrage Action communautaire. Repères et pratiques, à paraître aux éditions HETSL, Lausanne.

  • La pandémie qui révèle l’histoire biaisée des savoirs

    Rada Iveković, Paris

    Résumé

    L’enjeu de l’article est d’essayer de montrer que, à partir de la modernité occidentale, nous avons un certain type de régime de connaissance (une épistèmē) qui parvient à faire taire tous les schémas de connaissance alternatifs et qui reste hégémonique jusqu’à nos jours. Bien qu’elle soit toujours d’actualité, cette episteme s’est construite à travers et grâce à la réalité du colonialisme historique comme instrument de discipline, de contrôle et d’extraction. Les caractéristiques de l’épisteme dont nous nous occupons ne sont pas seulement sa logique, son contenu et ses postulats, mais aussi et surtout ses modes de transmission maintenant la maîtrise ferme. Notre régime épistémologique occidental (et désormais universel, car mondialisé) s’est reconstitué en condition de colonialité, après quoi il a été progressivement répandu partout où régnait l’homme blanc. C’est principalement au moment des crises, et en l’occurrence de celle du covid-19 ainsi que face aux crises climatique et écologique dans le cadre de la crise du capitalisme néolibéral absolu de nos jours, que les échecs et les failles de ce dernier et de l’épistème courant sont devenus visibles au plus grand nombre en même temps que ses multiples alternatives. Aujourd’hui, nous nous intéressons aux schémas de la colonialité des savoirs et à la question de comprendre comment reconstruire nos connaissances en vue d’un nouvel ordre mondial, et comment le soutenir.

    La pandémie qui révèle l’histoire biaisée des savoirs

    La pandémie de 2020 fut un moment de vérité et un révélateur. Non pas que nous ne sachions pas déjà que, par notre choix de civilisation où l’episteme occidentale est dominante et hégémonique, nous allions droit dans le mur. Nous le savions très bien. Mais l’inertie, le temps long des décisions à prendre et la difficulté d’obtenir à propos des questions politiques, climatiques, écologiques, économiques, sociales, médicales et autres des réponses citoyennes collectives et démocratiques claires qui n’abandonneraient rien, en condition de mondialisation, aux dirigeants intéressés au seul court terme électoral, a fait que nous n’ayons toujours pas agi ensemble à midi moins cinq. Nous n’avons pas encore appris, non plus, les moyens d’agir collectivement en politique dans des situations où nous sommes tous concernés collectivement en tant que société civile et politique mondiale. Il faudrait comprendre et inventer comment agir à la fois localement et collectivement à grande échelle. L’épidémie covid-19 s’est révélée être un portail, comme le dit bien Arundhati Roy (Roy, 2020). Elle est un seuil à partir duquel nous pouvons avancer vers notre perte si nous continuons sur le même programme que les gouvernants du monde entiers semblent désormais vouloir reconduire après la pandémie. La pandémie a révélé les correspondances et interdépendances intimes entre les faits et événements historiques et les savoirs qui tentent de les saisir, comme le montre entre autres Aditya Nigam (Nigam, 2020 A, B, C, D).

    Mais à partir de cette même brèche soudainement ouverte dans le temps, nous pourrions aussi imaginer et mettre en œuvre des alternatives salutaires qui nous feraient changer de choix de civilisation. Car le nôtre, marqué par la modernité occidentale mais désormais mondialisée, est un choix de civilisation prédateur, dévastateur de la nature dont nous faisons partie bien que ceci ait été oublié, destructeur des animaux, des plantes, des semences, des terres, des paysages et des humains ; un choix de civilisation extractiviste, capitaliste néo libéral à outrance, biaisé et devenu excessivement consumériste pour nourrir le productivisme tous azimuts. Ce projet de modernité a été « autorisé » et exercé dans le monde entier par la force et une violence conquérante. En même temps, le capitalisme européen moderne qui s’est construit grâce à des modes de production considérés antérieurs ailleurs, « traditionnels » ou « arriérés », a bien non seulement toléré ces poches de modes de production et organisations sociales parfois anciens et locaux, mais en a rajouté en en créant de nouveaux, tels que l’esclavage moderne par ici ou des rapports de clientélisme féodal par là en jouant sur des divisions qui existent sur place mais en les rendant plus létales : le capitalisme s’amplifie en Europe et en occident grâce et à la base de ces autres manières de produire ailleurs, qui collaborent au dépouillement des populations locales de par le monde.

    La modernité occidentale qui coïncide comme par hasard avec la colonisation des autres continents (à commencer par les Amériques, pour ensuite se répandre) par les aventuriers et conquérants européens (églises, armées, colons, déclassés et brigands individuels avec excès de testostérone et nourris du racisme naissant), fut en même temps un grand moment et une longue période de prospérité et de liberté européenne, qui a pu ainsi être donnée en exemple aux autres. Mais ce n’est que tardivement et dans la pire de ses formes, par une exploitation supplémentaire de plusieurs degrés d’extirpation et de spoliation, que le capitalisme atteint ces autres rives où les capitalistes se font aider par des planteurs, des esclavagistes et des élites de circonstance à leur service. Les richesses de l’Europe et du monde occidental reposent aujourd’hui encore sur l’extraction des richesses dans les pays conquis. Le mécanisme a été généralement compris alors qu’il n’y a plus de continents considérés vides à occuper. Il faudrait empêcher que les humains partent conquérir d’autres planètes avec exactement la même intention de les piller et de les « civiliser ».

    A partir de la modernité occidentale, nous avons non seulement asservi la planète, mais nous avons aussi imposé un certain type de régime de connaissances (une episteme) qui parvient à faire taire tous les schémas de savoirs alternatifs et qui reste toujours hégémonique jusqu’à nos jours, quoi qu’entamée. Bien qu’elle soit toujours d’actualité, cette episteme s’est construite à travers et grâce à la réalité du colonialisme historique et à l’exploitation du travail des femmes (ce « colonialisme intérieur » selon Klaus Theweleit (Theweleit, 1977-78) comme instrument de discipline, de contrôle et d’extraction. Car les savoirs, loin d’être neutres et désintéressés, étaient et sont au service de la production de biens et de l’enrichissement des possédants. Les caractéristiques de l’episteme dont nous nous occupons ne sont pas seulement sa logique, son contenu et ses postulats, mais aussi et surtout ses modes de transmission qui maintiennent la maîtrise ferme. C’est principalement au moment du covid-19 et face aux crises climatique et écologique dans le cadre de la crise du capitalisme-désastre, que les échecs et les failles de ce dernier et de l’episteme courante sont devenus visibles à l’œil nu, en même temps que ses multiples alternatives ; c’est-à-dire qu’ils sont devenus évidents à un cercle bien plus large que celui des spécialistes ou des catégories de personnes concernées qui le savaient déjà. Aujourd’hui, nous nous intéressons une fois de plus aux schémas de la colonialité des savoirs (comme de tous les pouvoirs) et à la question de comprendre comment reconstruire nos connaissances en vue d’un nouvel ordre mondial. Et comment le soutenir.

    Au moment de la colonisation moderne, celle qui a déplié le monde pour les Européens, qui leur a ouvert grands les yeux et l’esprit aux merveilles du monde en le limitant en même temps par la colonie (et une autolimitation de l’esprit européen, lui-même colonisé par la rapacité, la concupiscence et la vénalité), les Européens ont apporté aux Amériques l’inconnu, l’intempestif et l’inattendu : des objets et des imaginaires, des promesses et des rêves d’ailleurs, des impensables pourtant pensés, des coutumes, la religion, la conversion forcée, les viols des femmes et la spoliation des terres, des biens, de l’or, la violence sans merci et l’ire de dieu, la domination, l’asservissement, la réduction des humains à l’animalité et, surtout, ils ont apporté la saleté, la crasse, les maladies et les épidémies et leur infini narcissisme culturel. Avec tout cela, ils se pensaient supérieurs aux autochtones, et civilisateurs.

    Aujourd’hui, avec d’autres pays occidentaux ou de l’hémisphère nord, l’Europe et en particulier l’Union européenne est parmi les champions de la fermeture des frontières aux personnes du sud et de l’est du monde. La fermeture à l’immigration est un résidu encore opérant aujourd’hui et un effet direct de la civilisation de la colonialité. Le petit sous-continent est un exemple particulièrement insidieux de ce qui se passe au 21e siècle et dans la nouvelle configuration mondiale des pouvoirs. Bien que nous entendions constamment parler d’une crise migratoire massive, on pourrait dire qu’il n’y a pas de crise migratoire, de crise des migrants, d’immigrants ou de réfugiés, mais qu’il y a une crise profonde de l’accueil, de la solidarité, du care et des soins envers les nouveaux arrivants. En apparence paradoxalement, dans le Brexit, une grande partie de la communauté d’immigrants postcoloniaux ou de descendants d’immigrants d’Asie du sud était favorable à la fermeture des frontières ! On peut difficilement dire que les migrants, les transitants sont accueillis en Europe. Ils sont stationnés dans des camps temporaires officiels et sauvages improvisés dans toute l’Union européenne et au-delà. Ils sont confrontés au rejet, au refoulement, au racisme et à la violence extrême de toutes sortes. Cette crise de l’accueil, du déni de l’hospitalité élémentaire est le corollaire d’une crise de la représentation comme le montre Marie-Claire Caloz-Tschopp (Caloz-Tschopp, 2019). Ce n’était pas une crise dans un excès d’arrivées en plus grand nombre. Il s’agissait plutôt à la fois de se représenter (les Européens à eux-mêmes) et de représenter ou même d’imaginer l’autre. On pourrait dire que cette crise s’inscrit en fait dans une crise épistémologique qui arrive à maturité et devient de plus en plus visible, mais qui s’inspire de l’histoire de la modernité occidentale pour laquelle toutes les autres epistemes et points de vue sauf celui qui est hégémonique ont été effacés ou invalidés. Certains ordres des connaissances refoulées réapparaissent lentement ou ont survécu dans la liminalité, alors que d’autres et de nouvelles lignes des savoirs alternatifs qui s’en nourrissent, se dessinent. Entre-temps, la migration s’est politisée au-delà de la guerre froide, dans le cadre de la montée des populismes et des politiques de contrôle des frontières en vue d’une « tolérance zéro » à l’immigration .
    Il est vrai que la modernité occidentale est ambiguë, de même que la postmodernité. D’une part cette modernité-là a été véhiculée par la colonisation à l’exception de toute autre et a été son instrument à tous les égards y compris épistémologique, de sorte qu’elle se trouve à l’origine des conquêtes et de la violence disséminées de par le monde par l’Europe dans sa mondialisation. C’est bien ce que lui reprochent, avec pertinence, les grands chercheurs les plus considérés des études postcoloniales, décoloniales et subalternistes. Mais la modernité a également été, d’un autre côté (c’est le revers de la médaille), à l’origine d’un grand mouvement d’émancipation, de libération et de culture moderne européenne très riche qui a surtout, paradoxalement, permis à l’Europe de développer les idées politiques progressistes qui ont, avec le pillage des colonies certes, permis le grand essor de l’Europe et de ses idées qui sont loin d’avoir toutes été complétement inutiles ou exploitatrices. Il faut en conclure que vaut pour la modernité ce qui vaut pour pratiquement toute entreprise humaine : il y a le bon et le mauvais côté, et ils sont indissociables. La modernité (devenue occidentale, même si elle se répand partout) a été le cheval de bataille non seulement de l’occident et de ses idées progressistes, mais celui de sa suprématie et conviction d’être la meilleure. Selon les orientations des chercheurs, il existe d’une part en grandes lignes ceux qui défendent les idées progressistes de la modernité occidentale dont sont issues les notions d’égalité, de liberté, de justice, de démocratie etc. ainsi que l’idée du socialisme ou le marxisme. Cette option aspire à l’universalisme dénoncé comme vide et abstrait par l’autre option. Selon cette première option, le postmodernisme à l’étatsunienne (comme idéologie universitaire sans programme politique, défaitiste, acceptant le capitalisme néolibéral, oubliant la lutte des classes avec tous les grands discours universalistes) serait le tombeau des idées progressistes, du socialisme, du matérialisme et du marxisme. Le postmodernisme s’intéresserait à l’analyse des modes de consommation et aux styles, non à celle des modes de production, comme certains courants de la modernité, et serait à l’origine d’un grand tournant culturel des années 1980-90 (Liu, 2020) . Et il y a d’autre part ceux qui, de la modernité, critiquent le côté sombre et le bilan prédateur, esclavagiste, colonial et exploitant, pour mettre en lumière les alternatives, des modernités non occidentales ou bien d’autres modèles et le fait que les diverses cultures sont réciproquement incomplètes. Cette dernière orientation se conjugue bien, de nos jours, avec les idées écologistes de gauche, le souci du changement climatique, de l’anthropocène et avec l’idée de la valeur de la vie en tant que telle, indifféremment de l’espèce. Comme d’habitude, nous avons ici un cas de différend ou de partage de la raison qui fait que les deux positions sont intransigeantes et en grande partie incompatibles et irréconciliables, alors que justement une négociation patiente entre les deux pourrait résoudre les problèmes. La négociation fait certes en principe partie de la 2e option, mais encore faudrait-il que la première accepte de se mettre en question. Mais le différend entre les deux consiste principalement à savoir si oui ou non une approche universaliste à l’humanité est encore opportune et nécessaire. Dans les cas extrêmes de ces deux approches, soit on prend partie pour l’universalisme (et on sera alors accusés de penchant totalitariste), soit pour les particularismes (comme nombre de positionnements politiques de toute sorte, postcoloniaux, décoloniaux, nationalistes, indigénistes, ethnicistes etc.). Il est à souligner que cette ligne de partage traverse le plus souvent les mêmes groupes et idéologies, comme on peut le voir à propos des féminismes : des féministes ont défendu l’approche universaliste, mais d’autres féministes ont défendu l’approche par l’intérêt particulier. C’est par cet exemple que l’on peut comprendre que ni l’universalisme ni le particularisme comme méthode exclusive ne sont satisfaisants : il est évident qu’un groupe défavorisé doit s’activer sur les deux plans, aussi bien universel que particulier, et que donc la division exclusiviste pour l’une ou l’autre approche n’est bénéfique que pour le blocage. Il faut toujours des négociations pour rapprocher les idées. Il faut pouvoir traduire d’une position à l’autre sans obstruction préalable. Cela nécessite une certaine culture politique que nous n’avons pas forcément (c’est selon les pays et le traditions), que nous n’avons pas en France en tout cas et qu’il faudrait cultiver.
    L’universalité et les universalismes sont en général vus à travers la modernité occidentale, mais il ne faut pas oublier que l’universalisme à lui seul n’a rien d’occidental et qu’il existe dans toutes les cultures. Simplement, l’universalisme occidental moderne a prévalu historiquement. Comment se fait-il que, alors que nous pouvons en principe tous être d’accord sur l’universalité de la condition humaine (« tous les humains partagent une même humanité »), que cette universalité soit si mal, si rarement traduite en vie concrète et ne soit pas mise en œuvre dans la pratique, ne soit pas traduite en un concept d’égalité ou de justice? De Sousa Santos montre comment la modernité occidentaliste, qui a toujours promu des théories universelles ou générales censées fonctionner partout, a en fait appliqué à d’autres humains un universalisme abstrait (et vide) européen, devenu occidental. Ceci est important non seulement dans le sens matériel de la recherche de la réalité, mais aussi, essentiellement, comme méthode épistémologique qui revendique l’applicabilité universelle. «Le Nord mondial, écrit-il, se rétrécit en termes économiques, politiques et culturels, et pourtant il ne peut donner un sens au monde dans son ensemble que par des théories générales et des idées universelles. » (De Sousa Santos, 2014, 19.) Historiquement, cela implique bien sûr la violence : « La négation d’une partie de l’humanité est sacrificielle en ce qu’elle est la condition de l’affirmation de cette autre partie de l’humanité qui se considère comme universelle. » (De Sousa Santos, 2014, 123.) Et, « l’inclusivité inconditionnelle de [la] formulation abstraite a été utilisée pour poursuivre les intérêts d’exclusion [exclusionary interests] d’un groupe social particulier. » (De Sousa Santos, 2014, 135.) De Sousa Santos voit la modernité occidentale comme propageant une sorte de raison métonymique, métonymique dans le sens où elle prend une partie du monde (c’est-à-dire elle-même) comme étant le tout, et devient ainsi aveugle à d’autres types d’epistemes et d’autres types de connaissances, voyant ceux-ci comme nécessairement erronés : « la raison métonymique prétend être exclusive, complète et universelle, même si elle n’est que l’une des logiques de rationalité qui existent dans le monde, et ne prévaut que dans les couches du monde constituées par la modernité occidentale. La raison métonymique ne peut accepter que la compréhension du monde soit beaucoup plus large que la compréhension occidentale du monde. » (De Sousa Santos, 2014, 168.)

    Il voit dans le programme occidental de la modernité une forme déguisée de nihilisme : « Les attentes modernistes étaient grandioses dans l’abstrait, faussement infinies et universelles. En tant que tels, elles ont justifié la mort, la destruction et le désastre au nom d’une rédemption toujours à venir. » (De Sousa Santos, 2014, 185.) Et c’est ainsi que l’auteur décrit la portée actuelle de l’universalisme abstrait : « Contrairement à l’universalisme, qui était la force d’une idée se présentant comme étant imposée sans l’idée de la force, la mondialisation hégémonique est la force d’une idée qui s’affirme par le idée même de la force, c’est-à-dire par des impératifs du marché libre tels que les agences de notation […] » etc. (De Sousa Santos, 2014, 199) . Il est crucial de comprendre le fait de construire la connaissance, y compris à travers des programmes nationaux, pour produire des relations historiques avec d’autres et d’autres cultures : « La revendication du caractère universel de la science moderne apparaît de plus en plus comme une seule forme de particularisme, dont la spécificité consiste à avoir le pouvoir de définir toutes les connaissances qui sont ses rivales comme particularistes, locales, contextuelles et situationnelles. » Et plus loin : « Au cœur des écologies de la connaissance , il y a l’idée que différents types de connaissances sont incomplets de différentes manières et qu’élever la conscience d’une telle incomplétude réciproque (plutôt que de rechercher l’exhaustivité) sera une condition préalable à la réalisation de la justice cognitive. La traduction interculturelle est l’alternative à la fois à l’universalisme abstrait qui fonde les théories générales occidentalo-centristes et à l’idée d’incommensurabilité entre les cultures. » (De Sousa Santos, 2014, 212.)
    Aucune théorie ne peut tout expliquer, ce qui veut dire que les connaissances et les cultures sont réciproquement incomplètes. Les connaissances d’aujourd’hui seront révélées comme l’ignorance ou l’échec de demain. De Sousa Santos repère « deux ‘non-relations’ » de la modernité occidentale avec les cultures non occidentales : la destruction et l’assimilation. Il s’agit de « non-relations » dans la mesure où les deux refusent de considérer les cultures non occidentales comme des alternatives culturelles pertinentes. (ibid.) » La traduction interculturelle doit développer, selon lui, de nouvelles formes hybrides de compréhension culturelle au sein des zones de contact où interviennent la médiation et la traduction. Ce qui doit être traité et surmonté (pas seulement en occident), c’est l’universalisme abstrait comme une position qui fait taire tous les autres points de vue : « […] l’universalisme abstrait [est] une particularité occidentale dont l’idée de suprématie ne réside pas en lui-même mais plutôt dans la suprématie des intérêts qui la soutiennent. La critique de l’universalisme est liée à la critique de la possibilité d’une théorie générale. L’herméneutique diatopique suppose plutôt ce que j’appelle l’universalisme négatif , l’idée de l’impossibilité de l’exhaustivité culturelle. » (De Sousa Santos, 2014, 220.) Et enfin, selon l’auteur, « le travail de traduction repose sur l’idée de l’impossibilité d’une théorie générale. Sans cet universalisme négatif, la traduction est un travail colonial, quelle que soit sa prétention postcoloniale. » (De Sousa Santos, 2014, 227.). Ne pas permettre une relation avec l’autre permet au contraire la naturalisation et l’animalisation de l’autre qui, encore une fois, permet à l’autre d’être humiliée, éliminée, exploitée et explorée , torturée ou tuée. Il est plus facile de tuer l’autre si elle n’est pas considérée comme humaine. Sauf que cette logique est aberrante non seulement vis-à-vis de l’humain, mais également vis-à-vis de l’animal et de la vie en général. Car, si nous suivons Emanuele Coccia ou Vandana Shiva et Ronnie Cummins, la pluralité et l’altérité sont en chacun d’entre nous, mais au lieu de posséder la vie en exclusivité, nous la partageons avec le monde vivant (animal, végétal, viral et bactérien). La vie nous traverse, nous faisons partie du flux qu’elle parcourt, avec les bacilles et les virus qui nous habitent et transitent par là (Coccia, 2020 ; Shiva et Cummins, 2020).

    Depuis la pandémie du covid-19, des journalistes et chercheurs se sont penchés sur la question de la capacité des humains, et en particulier, des autorités, de rendre parfois ou même systématiquement la situation pire en cas d’état d’urgence médical. Ceci est une vieille histoire. Les épidémies emblématiques qui ont frappé l’imaginaire des Européens et ont intéressé la médecine, créant la discipline de médecine tropicale et des conflits entre les médecines locales et celles des métropoles (considérées comme illuminées, progressistes, modernes et supérieures pas les Européens à l’époque des conquêtes coloniales), ce sont surtout la peste et le choléra, en particulier dans les colonies. Ce n’est que plus récemment, surtout à partir de la fin du 20e siècle, que des historiens de la médecine se sont intéressé à la différente réponse des médecines non-occidentales et occidentales aux épidémies. Une toute première vague de peste documentée est apparu dans le cercle du monde connu aux Occidentaux en Egypte de l’an 541-750 et s’est propagé dans le pourtour de la Méditerranée puis jusqu’en Perse. Une épidémie de la peste noire s’est propagée par la suite sur l’Europe et l’Empire Ottoman. Une nouvelle épidémie de peste bubonique a éclaté en Chine en 1894 et a ravagé de vastes étendues de l’Asie surtout en Chine et en Inde, mais n’est pas venue en Europe et a donc été considérée comme plutôt bénigne par les historiens européens. La peste ainsi que le choléra sont les maladies dont les épidémies ont laissé de copieuses traces en littérature et en historiographie médicale, et ont éveillé beaucoup de curiosité en plus d’un imaginaire mythifiant, extravagant et foisonnant extrêmement riche. Mais le regard de la métropole et de la colonie sur les épidémies sont en général radicalement opposés.

    Selon les témoignages de nombreux auteurs à propos des épidémies souvent de peste allant de Sophocle, Giovanni Boccaccio, Machiavel, Jean de la Fontaine, Baruch Spinoza, Daniel Defoe, Alessandro Manzoni, Mary Shelley, Edgar Allan Poe, Friedrich Nietzsche, Jack London, Franz Kafka, Jean Giono, Elias Canetti, Maurice Blanchot, Albert Camus, José Saramago, Philip Roth, Le Clézio et tant d’autres, non seulement un imaginaire allégorique et fabuleux, en partie religieux, s’est développé, ayant à voir avec le rapport à l’autre. En l’occurrence cet autre est vu comme contagieux, il est l’autre coupable, l’autre souffre-douleur et bouc émissaire, l’étranger, le pestiféré, le récalcitrant, le migrant, l’humain à abattre. Jusqu’à nos jours, l’imaginaire de l’épidémie nourrit l’écriture. À ne pas oublier – dans un choix étonnant – l’extraordinaire Calcutta chromosome : A Novel of Fever, Delirium and Discovery d’Amitav Ghosh (Ghosh, 1996). En revanche, d’autres maladies, telles que la variole, bien que ayant causé de loin plus de morts, ont provoqué moins d’effets littéraires et artistiques. On peut penser aux peintres surréalistes de la Renaissance flamande aux motifs paysans, effrayants et fantastiques évoquant aussi des fléaux, tels que Hieronymus (Jérôme) Bosch au 15-16e siècle, à Pieter Bruegel, l’ancien au 16e siècle, et à Pieter Brueghel , le jeune (fin du 16e et début su 17e), ainsi qu’aux motifs des danses macabres en peinture en Istrie (aujourd’hui Croatie et Slovénie), par ex. la fresque par Vincent de Kastav à Beram se déroulant de gauche à droite, et celle peinte par Ivan de Kastav, de droite à gauche en 1490 (les deux en Istrie). Et ailleurs, Raffaello Sanzio, Rubens, Goya, Théodore Géricault. Des peintres surprenants, comme des écrivains, traitaient entre autres des calamités infectieuses de leur temps qui avaient frappé les esprits par la peur enrobée parfois dans des récits religieux, mais aussi populaires.

    Plusieurs pays asiatiques, dont l’Inde britannique pendant pratiquement toute sa durée ainsi que le Japon, se sont battus contre le fléau de la variole en essayant de l’éradiquer. De même avec la malaria et la fièvre jaune surtout dans les pays africains, puis au Brésil. Il s’agissait de combattre les moustiques. Tout au long du 19e siècle il y eut des pandémies de choléra dans le monde entier (désormais plus vaste car mondialisé par la colonisation) en vagues successives. Finalement, de 1918-1920, la pandémie de la grippe dite espagnole en trois grands épisodes tua à peu près 50 millions de personnes en tout selon des estimations datant de 2002. Elle fut particulièrement meurtrière en Asie. Parmi les maladies les plus récentes (20e siècle) que l’on peut considérer pandémiques, c’est le VIH (sida) qui a suscité une attention globale et qui s’est répandu dans le monde entier avec des conséquences bien plus terribles dans les anciennes colonies et les pays du tiers monde, ce qu’il faut attribuer aussi aux intérêts des industries pharmaceutiques qui les affligent particulièrement du fait du coût des médicaments.
    Bien que craignant les maladies et épidémies des pays envahis et se dotant de médecins et de règlements pour contenir la contagion et l’étudier surtout pour mettre à l’abri les colons sur place et les métropoles au loin, les Européens ont bien importé eux-mêmes des maladies dans les colonies et anéanti des populations par leurs bacilles et autres microbes, en plus de par la guerre, par le travail forcé, la spoliation des terres, la famine infligée. Les bactéries ou virus européens, étaient inconnus sur place de sorte que les populations, par exemple des Amériques, n’y avaient pas de défenses immunitaires, en plus d’y être par leur constitution particulièrement vulnérables. Ce furent les maladies des Européens, qui arrivèrent sur place pouilleux, dépenaillés, épuisés et souffrants, beaucoup d’entre eux mourants, qui se transmirent à la population des autochtones. Ceux-ci n’étaient d’aucune manière préparés pour la rencontre avec ces hommes, leur société, leurs mœurs et leurs affections, qu’ils vécurent comme un choc civilisationnel et existentiel. En historiographie médicale, ce sont les Amériques qui suscitèrent le plus d’intérêt scientifique et de conjectures sur le massacre des Amérindiens dès le tout début de la première phase de contact, puis à propos de la conséquente chute démographique colossale, dans le cadre d’une narration globale. Aucune autre partie du monde n’a suscité ce type de récit hanté par le subconscient colonial, à part les cas d’études spéciales de l’histoire médicale de tel ou tel pays. Au sujet des Amérindiens, les opinions des chercheurs aussi bien en médecine qu’en sciences sociales sont partagées entre deux grandes lignes : premièrement, celle selon laquelle ils auraient été un terrain vierge pour toutes les contagions importées auxquelles ils auraient été génétiquement et historiquement vulnérables, car ils ne connaissaient pas ces maladies. Il s’agit dans cette narration en fait d’une scène originaire brutale, celle de la première rencontre fatidique entre les peuples de colons et colonisés. Selon la ligne de la seconde opinion plus contemporaine (chacune d’entre elles ayant produit des bibliothèques impressionnantes), la question de l’immunité innée serait plus compliquée que cela, et la décroissance démographique rapide des Amérindiens serait plutôt due au choc colonial plurifactoriel, à l’esclavage qui leur avait été infligé, et au fait que leur société avait été bouleversée et leurs rapports sociaux brutalement cassés. Sans doute y a-t-il du vrai dans les deux points de vue.

    Bien que les manières de contamination dépendent aussi de la constitution, de l’héritage de santé, du code génétique des personnes et des communautés entières et qu’elles soient très variées et complexes, les pires des épidémies que les indigènes des Amériques contractèrent pour en être décimés leur vinrent des premiers contacts avec les Européens. Les Indiens d’Amérique ne connaissaient pas en particulier la tuberculose, la variole ou la rougeole.
    Les conditions de chaos social et d’esclavage, l’environnement, y compris ceux établis par la colonie, la malnutrition, le changement de l’alimentation et de la manière de production, le harcèlement par le travail excessif et épuisant, la brutalité quotidienne, tous ces éléments ajoutent à l’aggravation de la condition de la santé même pour certaines maladies déjà existant sur place. Les épidémies apportées par les colons ne touchaient pas seulement les hommes, mais aussi les bêtes et les plantes dont les hommes dépendaient. Il n’y avait pas alors de concept de santé publique, et en général ni la plupart des nouveaux-venus ni les locaux n’avaient accès à des médecins, tout au plus à des guérisseurs, alors que la médecine européenne, d’ailleurs ignorante des conditions sur place, allait seulement commencer à se développer dans les grandes villes. Les premiers colons européens eux-mêmes, aux Amériques mais aussi plus tard en Inde et ailleurs, étaient tout aussi vulnérables à ces infections et mourraient souvent très jeunes loin des conditions confortables de l’Europe et de son climat plus clément. Il suffit de visiter les cimetières britanniques en Inde pour s’en rendre compte. La guerre civile des Etats-Unis fit beaucoup de victimes en plus de ceux morts au combat (40% chez les unionistes du nord qui se retrouvaient en conditions difficiles au sud). Selon des recherches récentes, ce sont plus les terribles conditions de vie et de travail forcé, les mauvais traitements infligés aux autochtones qui les firent disparaître en grands nombres. Ce furent plutôt les nouvelles conditions sociales de la colonisation, des mines, des plantations, des habitations, c’est-à-dire un ensemble socio-politique et économique, qui provoquaient l’hécatombe des populations indigènes. Les tribus et les communautés qui étaient plus éloignées ou à l’abri d’une colonisation directe et avaient échappé à l’occupation étrangère restant dans leur mode de production habituel, ou qui avaient pu s’adapter aux incursions des colons, étaient beaucoup moins à risque (Jones, 2003, 703-742.).

    Les maladies ou les épidémies dont mourraient les populations indigènes telles que, dans les Amériques, la variole, la fièvre jaune, la diphtérie, la malaria etc. étaient vues par les colons comme simplement un empêchement au développement colonial. Aussi bien, les Indiens abrutis par le travail forcé, anéantis par l’alcool, les maltraitances et exterminés, furent en fin de compte remplacés par l’importation d’esclaves capturés en Afrique. Il n’y eut aucune indulgence ni pour les uns, ni pour les autres, puisqu’ils étaient réduits à des objets vendables et étaient à terme jetables lorsqu’ils ne pouvaient plus travailler. Il semblerait que la pire des maladies et, on peut le dire – épidémie, dans les colonies, ne provenait pas tant – au contraire de ce que l’on pouvait croire – de bactéries ou virus spécifiques et inconnus sur place dont les indigènes auraient été les premières victimes, mais du colonialisme historique lui-même. Cette épidémie est historique et au service du capitalisme colonial qu’elle sert en tant que « poche » liminale d’un autre mode de production (que le mode capitaliste moderne) souvent vu comme ancien, mais qui peut persister jusqu’à nos jours, toujours à son service. Le capitalisme, dès ses débuts, s’accommodera toujours fort bien d’îlots plus ou moins grands de ces autres modes de production qu’il englobe et dont il se sert, surtout dans ses périphéries géographiques et autres : soumission calculée, fondamentale et constitutive (pour le capitalisme) des femmes ainsi que la condition escomptée de leur travail sans lequel le capitalisme ne serait pas (Federici, 2017 ; Federici, 2019), servage de paysans, esclavage et traite des Amérindiens d’abord et des noirs par la suite ; profit pour le système mondial qui se met en place ainsi que pour les autorités dominantes, des hiérarchies sociales spécifiques existant dans certains pays, telles que le fameux système des castes en Inde britannique, et leur instrumentalisation à des fins économiques et politiques, au service du renforcement du capitalisme qui les consolide en retour. Toutes ces dispositions et modes de production latéraux qui n’agissent pas directement sur l’industrie que le capitalisme avancé va développer, contribuent quand même substantiellement au développement du capitalisme industriel et sont la réserve historique et la base des richesses de l’Europe et des phases successives du capitalisme mondial, toujours prédateur jusqu’à nos jours. L’Etat moderne (et national) est aussi l’Etat colonial. Dans son effort de domination et de gouvernance, l’Etat moderne tente par tous les moyens de contenir, prévenir, contrôler et si possible éliminer les épidémies dans l’intérêt de l’économie, ce qui semble être pour le moins naïf comme but mais ce qui dévoile sa volonté et propension à une gouvernance autoritaire. Ceci semble être confirmé de nos jours par le traitement du covid-19.

    Selon Suhail-ul-Rehman Lone à propos de l’Inde britannique, « Des études épidémiologiques sur la période coloniale révèlent qu’entre 1896 et 1921, plus de 30 millions de personnes ont été la proie de maladies épidémiques – peste bubonique, choléra, paludisme, variole et grippe. […] Mais c’est la peste de Bombay de 1896 qui s’est avérée la plus meurtrière de toutes. […] Une catastrophe d’une telle ampleur a contraint le gouvernement colonial à proposer des mesures drastiques pour lutter contre les épidémies. Le Epidemic Diseases Act de 1897, qui persiste encore comme une réminiscence archaïque, était le résultat de ces propositions. […] Ce qui a étendu la sphère des zones touchées par l’épidémie, c’est l’introduction des transports modernes. […] » Les mesures imposées par l’Etat étaient draconiennes, et la population était méfiante et récalcitrante à leur sujet : « Les musulmans orthodoxes craignaient que ‘se soumettre’ à des mesures antiépidémiques soit contraire au principe du taqdeer (prédestination); les brahmanes craignaient pour leur caste; Les Rajputs et les musulmans ne pouvaient pas laisser leurs femmes être vues sans pardah (voile ); les Jains, avec leur plus grande croyance en ahimsa (la non violence), détestaient l’idée que les rats soient tués pendant les fléaux buboniques. […] L’inspection obligatoire des cadavres par des responsables de la santé nécessitait leur détention pendant une longue période, ce que les gens percevaient comme ‘condamné par la religion’. Les gens résistaient même à l’inoculation, pensant qu’elle causait la ‘destruction des pouvoirs sexuels’ et que l’Etat colonial voulait les asservir. » Et à l’auteur de se demander, si, aujourd’hui, la population a pu apprendre quoi que ce soit au sujet de la maladie vu que les mêmes comportements se répètent de nos jours : « tant de cas de dissimulation des antécédents de voyage et d’évitement de la quarantaine sont venus au premier plan. » (Lone, 2020) .

    En Inde et en moindre mesure au Pakistan, l’exode des soi-disant migrants chassés des villes (en fait, des travailleurs, domestiques et résidants des rues bien nationaux mais venant travailler d’autres régions dans les grandes villes, appelés « migrants ») a rappelé à l’opinion publique de ces pays deux choses à l’occasion de l’arrivée de la pandémie du covid-19 en 2020 : d’une part the Epidemic Diseases Act of 1897, la loi gérant les épidémies promulguée il y a plus de deux siècle sous l’égide de l’Empire britannique et toujours en vigueur aujourd’hui (au Pakistan, cette même loi a été rebaptisée en 1958 « Loi sur les maladies épidémiques du Pakistan occidental», mais juste pour changer le mot « Inde » par celui de « Pakistan » (Gilani, 2020)) ; et d’autre part, le fait que ce que l’on a appelé (erronément) « distanciation sociale » pour éviter la contagion du covid-19, fut une ancienne pratique sociale imposée par les castes et classes dominantes dans une société par ailleurs extrêmement hiérarchisée et fragmentée, morcelée par des groupes sociaux, construite pour interdire le contact, la mixité et la « contagion sociale » vues comme corporelles, naturelles et infamantes, supposée venir des strates basses de la société.

    Comme les transports avaient été immobilisés du jour au lendemain le 24 mars 2020 par le premier ministre Modi à cause du confinement (et de toute manière la plupart des travailleurs n’auraient pas eu d’argent pour les frais de transport), comme leurs logements ont été parfois délibérément démolis, lors de l’isolement, des personnes sont parties à pied vers leurs villages à des centaines de kilomètres des grandes villes où elles essayaient de gagner leur vie, mais où elles n’avaient souvent pas d’abri et aucun moyen de survivre. La police les a battus alors qu’ils traversaient la ville puis le long des routes principales dans un gigantesque exode épique. Ils ont été arrêtés et empêchés de passer par des gens ou des autorités dans les régions et les villages qu’ils et elles traversaient, car soupçonnés d’être des transporteurs de la contagion de covid-19. À leur arrivée, pour ceux qui ont survécu aux maladies, à la soif et à la faim sur la route, ils étaient épuisés et affamés, tout comme beaucoup des villageois. Bien que la plupart d’entre eux soient de basse extraction sociale, c’était encore pire pour ceux d’entre eux qui étaient musulmans dans un milieu majoritairement hindou-nationaliste. Une semaine environ après leur départ, des voix sur la famine de cette population en mouvement souffrant de malnutrition chronique ont commencé à apparaître dans les médias de gauche, à l’indifférence des autorités et d’une grande partie de l’opinion publique des castes et classes supérieures. Mais en même temps, des inquiétudes ont commencé à être exprimées par cette dernière, une couche à laquelle le travail physique est interdit par la tradition, à propos de l’épouvantable disparition des domestiques, ainsi que des soucis et des discussions quant à savoir s’il était juste de les accueillir et de les garder à la maison, de peur qu’ils ne la « polluent ». Cette dernière angoisse a augmenté, certains d’entre les miséreux ayant été rappelés ou étant maintenant revenus travailler.

    Des auteurs ont rappelé la proximité de la médecine coloniale et de l’entreprise de l’occupation coloniale dans son effort à subjuguer et maîtriser la société sous occupation. Certains rapportent que dans l’histoire coloniale les mesures contre la peste étaient dirigées plus contre les sujets coloniaux que contre l’affection elle-même. Ainsi la médecine et la culture qu’elle faisait apparaître, bien renforcées au 19e siècle, étaient bien au service de la colonie et du contrôle des populations, de la première biopolitique moderne. Les contrôles imposés étaient mal reçus par la population indigène, en particulier quand il s’agissait de faire médicalement examiner les femmes, ce qui était vu comme un outrage à l’honneur et des femmes et de leurs communautés et gente masculine. Il y eut des émeutes à ce propos jusque dans le 20e siècle. Il fut remarqué dès l’imposition de la domination coloniale, quand il s’agissait de mettre en quarantaine des pestiférés dans certaines villes, que les castes et classes qui se considéraient supérieures refusaient de subir le confinement en compagnie des groupes méprisés (Rai, 2020). Le sentiment d’appartenance à telle ou telle caste, préjugé inculqué par la culture, est cependant proche, dans la vie quotidienne, des notions indiennes très connotées et spécifiques d’hygiène-et-de pureté religieuse : il s’agit de ne pas être « souillés » par le contact avec des personnes placées socialement et rituellement plus bas que nous. De nombreux militants et militantes, journalistes et écrivains ne manquèrent pas de le rappeler à l’occasion de la pandémie de 2020 .

    Dans le texte d’Aviral Anand qui revient à la question de l’origine des castes, à l’idée de la contagion ainsi que sur le travail du classique à propos de la question, le juriste, homme politique et auteur de la constitution de l’Inde indépendante, Bhimrao Ramji Ambedkar (Jaffrelot 2000 ; Ambedkar, 2014), qui voit lui-même les castes comme une maladie, on est frappé par l’idée. Selon Anand (Anand, 2020), « la distanciation sociale a déclenché une maladie dont nous n’avons pas encore pu – ou souhaité – découvrir le vaccin. ‘La caste, comme un virus, a la vertu de l’auto-duplication inhérente. ’ » Le virus de la caste traverse toute la société. En effet, les castes fonctionnent par enfermement et séparation stricte de ceux qui craignent la contagion sociale, vue comme un virus. Et il cite encore Ambedkar : «Ce n’est pas un cas de séparation sociale, un simple arrêt des rapports sociaux pour une période temporaire. Il s’agit d’une ségrégation territoriale et d’un cordon sanitaire mettant les impurs à l’intérieur d’un fil de fer barbelé dans une sorte de cage. Chaque village hindou a un ghetto. Les Hindous vivent dans le village et les Intouchables dans le ghetto. » (Ambedkar, 1948 : Anand, 2020)

    Aujourd’hui, la pandémie semble toucher le plus directement et le plus sévèrement non seulement beaucoup de pays pauvres, mais aussi et surtout les migrantes et les migrants qui se heurtent à de véritables murs aussi bien physiques que juridiques, sanitaires et politiques (Samaddar, 2020A ; Samaddar 2020B). Il faut dire finalement que l’accueil de la pandémie du covid-19 en Europe, en occident et un peu partout, n’a pas été dissemblable de l’accueil des épidémies par le passé : on en jette l’opprobre et la responsabilité sur l’autre, on le stigmatise, on l’ostracise, on l’écarte et refoule, et si nécessaire on le laisse mourir (Iveković, 2020). Le covid-19 a particulièrement rendu l’accès (déjà difficile) quasi impossible à l’Europe, aux Etats-Unis, à l’Australie, à Israël, à Singapour etc. des migrants de pays du sud ou de l’est y compris et surtout de régions où les Occidentaux ont des responsabilités et dettes historiques pour les avoir envahis, colonisés, y avoir fait la guerre (y compris par procuration) et la faisant encore, en avoir terrorisé les populations, les avoir exterminé et avoir dévasté leurs pays ne leur laissant ainsi que l’option de l’émigration. La maltraitance de Chinois (ou de Chinois en apparence !) dans les sociétés occidentales et parfois autres, ainsi que les insultes et brutalités à leur égard firent leur apparition avec le covid-19 lui-même. Le blâme, le mépris politicien et les remontrances politiques envers la Chine et sa manière de gérer cette pandémie devinrent quotidiens dans la bouche des dirigeants de l’Europe aux Etats-Unis qui n’avaient pas mieux géré l’épidémie eux-mêmes, comme on a pu par le passé accuser des étrangers et des pays étrangers de disséminer le choléra, la peste, l’ébola ou la variole. Au moment de la deuxième vague de covid-19 s’annonçant en Europe selon les pays, on constate que chacun pose ses défenses plus à l’est et vers le sud de soi : ainsi la France allait exiger des Croates venant en France le test contre le covid-19, alors que la Croatie l’exige des Serbes, Bulgares et Roumains visitant le pays. Mais personne n’a encore mesuré le désastreux effet du virus de la parole et de la conduite malfaisantes et empoisonnées sur la santé des populations modernes. Il s’apparente à celui de l’isolement par la caste et autres inégalités sociales (la classe, le sexe, la construction de la race etc.), et en particulier au virus de la colonisation dont nous ne sommes historiquement pas encore rétablis, pour n’en nommer que quelques-uns.


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    ZUBAAN Publishers, 2020, à Delhi, son « Webinaire Feministe » sur ZOOM et YouTube en plusieurs séquences, intitulé “A Crisis of Care: Feminist Perspectives on the COVID-19 Pandemic and the Lockdown in India.”
    • 16 April 2020: Ajita Rao and V Geetha on social distancing, exclusion and caste ou https://www.youtube.com/watch?v=udTD8_ItKbA, vu le 26-7-2020.
    • 21 April 2020: Hasina Khan and Alana Golmei on racism and Islamophobia
    ili https://www.youtube.com/watch?v=8agV7-eWdUU&t=193s, vu le 26-7-2020.
    • 25 April 2020: Vandana Singh and Shomona Khanna on ecological shifts and perspectives ou https://www.youtube.com/watch?v=NLgejjkxwbU&feature=youtu.be, vu le 26-7-2020.
    • 28 April 2020: Raj, A Revathi and Chayanika Shah on queer and trans communities’ experiences ou
    • https://www.youtube.com/watch?v=9Iub0oSV-JY, vu le 26-7-2020.
    • 15 May 2020: Through Her Lens: Conversations on Reframing the Domestic,
    photographers Bunu Dhungana and Mansi Thapliyal and anthropologist Dolly Kikon, vu le 26-7-2020.
    • 19 may
    Ethics and Consent in Photography. Reframing the domestic.
    https://www.youtube.com/watch?v=Log89Ao6Djs&feature=youtu.be, vu le 19-5-2020.
    • 22 May: researchers Agastya Thapa and Dipti Tamang and photographer Sheba Chhachhi , on our YouTube channel 22 May, on informing photography with feminist methodologies with Agastaya Thapa, Dipti Tamang, and Sheba Chhachhi, vu le 22-5-2020.
    • 26 juin, Screening of Dolly Kikon’s ‘Seasons of Life: Foraging and Fermenting Bambooshoot during Ceasefire’, vu le 26-6-2020.

  • La marque de genre de la lutte des Mères de la Place de Mai *

    Valeria Wagner

    La parenté a cette avantage
    De faire agir pour un autre but que le profit.

    Hémon à son père, dans l’Antigone de Brecht [1]

    Il a beaucoup a été écrit sur les Mères de la Place de Mai, et avec raison : la transformation de ces femmes au foyer en principaux acteurs politiques de la période de la dictature argentine soulève encore l’admiration, de même que surprend la portée de leur lutte, dont l’ampleur et le sens ont transcendé leur réclamation initiale pour leurs enfants disparus.[2] La continuité de leur « conversion » politique et de la transcendance de leurs actes avec leur situation initiale attire aussi l’attention : en effet, les Mères se sont toujours mobilisées explicitement au nom de leur maternité (Mères et Grand-mères), et leurs « succès » politiques et juridiques émanent de la recherche soutenue de leurs enfants.[3] Dans ce sens, la lutte des Mères comporte une « marque de genre » que l’on ne peut pas ignorer : elles agissent en tant que mères et pour défendre leur progéniture, le lien de parenté le plus fort. C’est pour cela que, comme on le sait, les Mères sont souvent assimilées à Antigone, héroïne de la tragédie de Sophocle, considérée comme représentante d’une logique et d’une perspective politique « féminines », ou bien d’une éthique féminine basée sur la famille, le quotidien, et le soin des autres, capable de devenir combative lorsque le Pouvoir dépasse certaines limites.

    Mais l’intérêt que présente la lutte des Mères ne s’épuise pas dans sa manifeste « féminité » : de manière plus générale, son cas peut nous aider à comprendre la dynamique qui permet à des sujets individuels de mobiliser des ressources multiples et insoupçonnées pour convertir ce qu’ils endurent dans le milieu personnel et affectif en un projet collectif et revendicatif. Cet essai entend explorer « la marque de genre » de la lutte des Mères dans ce qu’elle apporte à la compréhension de ce qu’on pourrait appeler les « principes de mobilisation » du sujet, ou les « principes de traduction » d’une situation individuelle à un contexte collectif. En d’autres mots, ¿que peut-on apprendre de la surprenante conversion des liens affectifs des Mères en projet collectif et politique à long-terme ?

    Dans le cas des Mères de la Place de Mai, il est évident que le « principe de traduction » ou de conversion des liens affectifs en projet politique est la maternité. La difficulté est de prêter l’attention qui est due à ce trait si déterminant, sans retomber dans des discours mystificateurs sur la femme ou dans des conceptions essentialistes de la différence sexuelle. Il n’est pas question ici de reprendre les innombrables polémiques que la maternité a générée dans l’histoire de la pensée féministe, ni les usages qu’en ont fait les discours patriarcaux ; rappelons simplement que pour ces derniers, la fonction –entendue comme une obligation– reproductive du corps féminin a été l’un des arguments et des moyens majeurs de marginalisation politique et professionnelle des femmes. Ce constat est le point de départ d’un féminisme de l’égalité, critique d’une « mystique de la féminité » articulée précisément autour de la figure de la mère et de ses fonctions matérielles correspondantes, et pour lequel, au contraire, la maternité a été l’une de bases sur lesquelles s’est érigé le pouvoir patriarcal. D’un autre côté, cette même maternité, comprise comme inscription de la capacité créatrice et du principe de plaisir spécifiquement féminins, est au centre des arguments d’une bonne partie du féminisme de la différence. C’est pourquoi, du point de vue d’un féminisme matérialiste, insister sur la maternité comme matrice politique pour comprendre la lutte des Mères de la Place de Mai peut paraître un retour à un essentialisme et différentialisme conservateurs.[4]

    Il a déjà été souligné,[5] cependant, que les Mères dissocient de différentes manières la maternité de son origine biologique et du lien idéalisé avec la femme : elles la politisent en déclarant que tous les disparus sont leurs enfants (elles ont parlé à l’époque de « collectiviser » leurs enfants) ; elles occupent la Place de Mai, lieu emblématique de la sphère publique et politique,  renversant la logique qui les assignait en tant que mères à l’espace domestique; elles se servent stratégiquement de leur statut de mères, mettant en évidence sa construction politique et idéologique. Ainsi dans ce cas, et malgré le contexte clairement patriarcal dans lequel se sont déroulés les événements,[6] la maternité a été le lieu depuis lequel le pouvoir a été questionné et le rôle de la femme/mère dans la société a pu être élargi.  De sorte que, bien que l’élan politique des Mères a pu se comprendre en un premier temps dans les termes d’une figure idéalisée en diapason avec le patriarcat militaire, rétrospectivement on constate que les Mères on transformé la fonction maternelle en une pratique combative et critique, déplaçant le lieu du genre sexuel dans l’ordre social. Dans ce sens la « marque de genre » de la lutte des Mères intervient inévitablement dans la polémique plus large sur la l’égalité et la différence entre les genres, et participe par conséquent, dans un ample processus de transformation des modes d’intervention politique, de participation et de citoyenneté, lié de différentes manières aux processus parallèles de redéfinition des limites et des attributs des genres sexuels.[7]

    Comme il a aussi été remarqué, les Mères ont transformé leur fonction maternelle tout en accomplissant fidèlement ses exigences, particulièrement en ce qui concerne le soin de la progéniture. Les Mères se sont effectivement présentées comme étant guidées par l’impératif du soin de leurs enfants ; dans plusieurs de leurs déclarations elles expriment la douleur de ne pas savoir s’ils ont faim, soif, froid, sommeil, etc. C’est, en définitive, l’impératif du soin qui, suivi au pied de la lettre, leur permet de traverser les frontières de la sphère domestique imposées par leur genre. Notons que le soin, état de paix qui contraste nettement avec la maxime militaire d’un continuel état de guerre, est aujourd’hui revendiqué comme paradigme d’action éthique et politique depuis différents horizons théoriques, parmi lesquels le plus explicite est peut-être celui de la « philosophie du soin » (philosophy of care).[8] Cette philosophie conçoit le soin comme une pratique qui rassemble des enjeux éthiques et politiques dans l’attention particulière portée sur le sujet individuel. Elle s’inspire des pratiques, historiquement féminines, du soin des enfants, des malades et des personnes âgées, situant ces pratiques au centre des intérêts de la société, au lieu de les considérer comme étant subordonnées à des priorité d’ordre économique et politique. Elle présente aussi le soin comme un ensemble de pratiques qui font le lien entre la justice abstraite et les cas individuels, le général et le particulier, les prescriptions morales et les idées politiques, etc. Lorsqu’elles réévaluèrent les changements qu’elles avaient apportés au rôle maternel, les Mères de la Place de Mai ont elles mêmes anticipé l’idée que le soin ne devrait pas être considéré comme un art domestique destiné aux personnes dépendantes ou invalides, mais comme un ensemble de pratiques qui humanisent la société.[9] Je ne vais pas poursuivre cette ligne de réflexion, mais il me semble qu’il est juste et productif d’envisager la politique et l’éthique à partir du paradigme du soin, et d’abstraire ce dernier de la condition féminine auquel il est associé dans l’imaginaire social.

    Jusqu’à maintenant il a été question du soin tel que le définit la fonction maternelle. Mais il y a lieu de se demander si la maternité en tant que processus de gestation – comprenant la conception, la grossesse et l’accouchement – apporte de nouveaux éléments au registre du soin. La réponse semble être affirmative, puisque dans toutes ses phases différenciées, et dans ses dimensions sociales, biologiques et affectives, le processus de gestation engage le corps de la femme en entier et entraîne divers grades de transformation de sa personne et de son entourage. Dans ce sens, la maternité, en tant que processus à la fois social et biologique qui comporte des transformations physiques et relationnelles étendues (qui touche beaucoup plus de personnes que la mère et l’enfant), nous rappelle, ou met en évidence, que la transformation des individus résignés en agents actifs implique un engagement physique et corporel de la part du sujet qui touche et s’étend par ses liens affectifs. Dans l’usage courant de la maternité comme métaphore de la créativité intellectuelle et artistique, par exemple,[10] la maternité suggère un engagement inconditionnel, passionnel (charnel) et asymétrique du sujet avec sa création, engagement qui peut devenir une nécessité existentielle.

    A cet égard, voici les termes dans lesquelles une membre de l’Association des Grand-mères explique la ténacité de sa lutte : « De même que je les ai mis au monde [sa fille et son petit-fils], mon devoir est de les chercher toute la vie [ou : ma vie]».[11] Notons d’abord que la Grand-mère ne formule pas son devoir en termes moraux (le devoir parental, être une bonne mère), ni comme un impératif catégorique (« une mère doit s’occuper de ses enfants toute la vie »). Il s’agit plutôt d’un devoir-faire qui découle du fait d’avoir mis au monde ses enfants, et qui est présenté comme une continuation, comme un acte du même ordre que celui de les avoir mis au monde. La phrase de la Grand-mère peut être lue : « je les cherche  pour toute ma vie, de même que je les ai mis au  monde », ou encore mieux, « de la même manière que je les ai mis au monde, je les cherche pour toute ma vie ». Le « de même » ou « la manière » qui sont pareils dans le cas de mettre au monde et chercher pour la vie renvoient à l’implication profonde de la progéniture dans la vie la Grand-mère, à la transformation radicale qu’elle comporte : elle les a mis au monde pour toute la vie, non pas pour une visite, et elle les a emmenés dans sa vie pour toute sa vie ; ce pourquoi, logiquement, elle engage sa vie à les chercher. Ainsi la maternité et ses dérivés – mères, grand-mères, arrière-grand-mère, etc. – figurent une responsabilité inconditionnelle et vitale envers soi-même, ses descendants et peut-être plus généralement envers la vie, le « pour la vie » de la phrase, qui nous renvoie à la dimension irréversible de nos actes, du temps et de l’histoire, ainsi qu’à leur constant devenir.[12]  Disons alors que la maternité, en tant que figure matrice et motrice de la lutte des Mères, nomme une posture, une perspective et une valorisation de la vie qui récupère la continuité (ou une certaine unicité dans la partialité) non seulement entre les différentes sphères d’activités et de pensée, mais, surtout, entre ces dernières, les affects et les responsabilités.[13]

    Rappelons à ce point qu’il s’agit de dégager la valeur paradigmatique de la lutte des Mères pour comprendre comment des individus se mobilisent de manière inattendue et mènent des actions collectives. Pour ce faire, j’essaie de traduire, dans un sens, la spécificité de la lutte des Mères – définie, mais pas totalement, par la maternité – dans des termes qui puissent éclaircir d’autres situations, d’autres sujets et contextes. Quelles sont les continuités et les ruptures motivantes, quelles sont les valeurs, les liens, les attachements qui se mobilisent lors des activités critiques et des défis créateurs ? Le cas des Mères illustre comment une pratique comme le soin, tel que le définit la fonction maternelle (dans nos sociétés), peut étendre son champ d’application jusqu’à devenir un projet de rénovation politique,  et il montre aussi comment les sujets peuvent changer la perception du lieu qu’ils occupent  dans la société. Il nous rappelle également une chose tellement évidente qu’elle passe souvent inaperçue : qu’un certain intérêt vital doit s’emparer des individus pour que ceux-ci s’imaginent dans un groupe, pensent leurs actes collectivement et découvrent en eux-mêmes et chez les autres des capacités et des vertus qui leur permettent de franchir leurs limites et frontières habituelles, tout en gardant un sens de continuité – avec soi-même, avec le passé, avec un principe, les autres, etc. Bien qu’il soit difficile de déterminer quand commence ou finit ce qui est « vital », il est certain qu’il s’affiche clairement dans des situations d’abus de pouvoir, de violence et d’injustice qui ne peuvent pas être évitées, des situations dans lesquelles les sujets se sentent personnellement affectés et acculés.

    La fréquente association des Mères de la Place de Mai avec la figure d’Antigone corrobore cette évidence, puisque, dans les deux cas, l’opposition ouverte au pouvoir surgit du mutisme préalable du sujet qui se révolte et dans une situation de totalitarisme d’extrême violence. Comme on le sait, l’exigence d’Antigone, qui veut récupérer le corps de son frère et revendique le droit de l’enterrer, évoque les emblématiques habeas corpus avec lesquels les Mères ont commencé leur résistance à la dictature et la recherche tenace de leurs enfants disparus.[14] L’une et les autres réagissent en ayant constaté que, si elles ne le font pas elles mêmes, personne d’autre ne le fera – personne n’ose défier le décret de Créon, la Junte Militaire ne reconnaît pas l’existence de centres de détention ni son implication dans les disparitions, il n’y pas d’autres moyens que ses propres moyens contre les absences et l’oubli. L’une et les autres agissent à partir de leur position dans l’ordre (et désordre) familial –sœur, mères, grand-mères –, dont elles défendent les liens par dessus la raison d’État et contre les lois abusives, revendiquant la priorité des valeurs quotidiennes et vitales (le soin, les enfants, la vie quotidienne, les rites) sur les impératifs de guerre. Finalement, bien que dans le cas des Mères la recherche des enfants ne se présente pas initialement comme une demande pour le  droit d’enterrer leurs morts et faire leur deuil, elle rejoint l’exigence d’Antigone dans le besoin de déterminer ce qui est arrivé, de spécifier un récit qui donne un lieu et un destin aux absents, qui fixe l’être aimé et le passé dans la mémoire (pour que ni sa disparition ni sa mort ne se répètent), et qui permette ainsi de l’évoquer et de le pacifier en reconnaissant son absence. Ce travail et cette exigence de mémoire conduisent logiquement Antigone et les Mères à lutter contre l’oubli officiel qui nourrit le statu quo et la violence d’État, et les transforme en gardiennes de la mémoire et de la continuité historiques.

    Les parallélismes entre ces deux figures sont ainsi nombreux, malgré une différence majeure qui concerne, justement, la maternité, la « marque de genre » qui nous rappelle, dans le cas des Mères, l’engagement vital qu’implique le réveil des sujets à l’action, la résistance ou la revendication. Les Antigones de Bertold Brecht et de Griselda Gambaro, actualisations de la tragédie originelle, nous aideront à traduire la force emblématique de la maternité dans d’autres termes et contextes que l’état de guerre. Signalons à cet égard que bien que les Antigones de Brecht et de Gambaro adaptent la tragédie classique en fonction de conflits contemporains – la Deuxième Guerre Mondiale et le Nazisme, dans un cas, la dictature militaire argentine dans l’autre – toutes deux se présentent aussi comme des lectures du fonctionnement social en général.[15] L’Antígona furiosa  de Gambaro, en particulier, écrite peu après le rétablissement de la démocratie, suggère que le registre guerrier n’est pas étranger aux démocraties, et que celles-ci ne sont jamais à l’abri de la violence institutionnelle.

    Reprenant les points communs entre la protagoniste grecque et les Mères argentines, la pièce souligne –entre autres– l’interdépendance des mécanismes d’oubli et de répétition et la polarisation et définition mutuelles des genres sexuels. Antigone mourra et ressuscitera aussi longtemps que le corps de son frère ne sera pas enterré, Créon perdra de nouveau la guerre et ses deux fils s’il ne reconsidère son autoritarisme à temps. Or, comme Créon, représentant d’un pouvoir masculinisé, conçoit la gestion de l’espace public en termes de guerre, il ne peut reconsidérer son attitude que quand il est trop tard, après avoir « perdu ». Antigone, de son côté, étant femme et reléguée à l’espace domestique, ne peut s’immiscer dans les affaires d’État tant que son frère gît non enseveli en dehors des murs de la ville. Le contretemps entre raison d’État et justice, oubli et mémoire, et points de vue masculins et féminins  paraît ainsi inévitable. On peut alors lire la structure cyclique de la pièce de Gambaro –dont l’Antigone se tue encore une fois à la fin, avec la promesse de ne jamais renoncer à ensevelir son frère – comme une mise en évidence d’une dynamique insurmontable, qui produit un contretemps et une dépendance mutuelle entre justice et injustice, mémoire et oubli, qui se déchaîne en temps de guerre mais qui articule les conflits et les différences également en temps de paix. Il n’y a pas, de fait, de paix dans l’œuvre de Gambaro, parce qu’Antigone ressuscite pour maintenir en vie la mémoire de l’injustice et empêcher qu’un nouveau status quo ne se mette en place. La pièce attire ainsi l’attention sur la logique sacrificielle qui la condamne à revivre le passé sans pouvoir changer le présent, et incite les spectateurs –à l’époque fraîchement re-démocratisés– à analyser les conditions de cette logique et à identifier les répétitions qui indiquent que cette logique est en œuvre.

    Une partie du travail que la pièce de Gambaro confie aux spectateurs est celui de dénaturaliser le point de vue féminin que l’on attribue tant à Antigone qu’aux Mères.[16] Dans le cas de ces dernières, nous l’avons vu, leur rôle se transforme et la maternité devient une figure d’engagement et de responsabilité, qui dépasse l’enceinte domestique et établit finalement une continuité entre le lien de famille, les liens sociaux en général, et un système politique. On pourrait dire que le « point de vue féminin » – avec les constructions sociales et idéologiques qu’implique l’identification avec le féminin – sert d’outil de déconstruction de la réalité historique, et se déconstruit lui-même avec elle. C’est aussi ce qui arrive dans les Antigones de Brecht et Gambaro. Pour commencer, les deux pièces problématisent le comportement d’Ismène, qui ne défie pas le décret de Créon, bien qu’elle soit aussi femme et sœur de Polinices. L’Antigone de Gambaro reproche à sa soeur son manque de courage et refuse, d’abord avec mépris, qu’elle soit condamné à ses côtés. Mais elle admet finalement que les raisons de son refus sont autres :

    Ismène, visage chéri, ma petite, j’ai besoin de la dureté de mon propre choix. Sans jalousie, je veux que tu échappes à la mort qui m’attend. Créon nous a traitées toutes deux de folles, parce que nous rejetons ses lois. Nous voulions de la justice, moi pour la justice même, et elle par amour.[17]

    On voit que l’attitude d’Ismène nourrit la détermination d’Antigone, permettant même de lui donner corps, tandis que le défi de cette dernière met en évidence l’amour de sa sœur, lequel, à son tour, éclaircit, par contraste, la justice en tant que mobile. Il est bien entendu possible d’identifier dans ces deux registres de motivation –la justice et l’amour– une différence qui correspondrait à la différence (historique) entre les genres. Mais ce qui est certain c’est que tous deux convergent vers un même objectif, la justice, différant seulement en ce qui concerne ses bénéficiaires prioritaires – un autre individualisé, dans un cas, tous, soi-même compris, dans l’autre. De cette manière les réactions différenciées des deux sœurs sont les deux faces d’un même effort, elles se commentent et s’analysent mutuellement, mettant en évidence des liens insoupçonnés entre l’amour et la justice.

    La pièce de Brecht donne la parole à Ismène (absente dans l’œuvre de Gambaro), qui expose au début les raisons de son abstention –elle a peur des représailles, les femmes ne doivent pas s’opposer aux hommes, il faut obéir au pouvoir– pour conclure, finalement : « Simplement, / Pour me révolter, je ne suis rien de ce qu’il faudrait être, / Je suis maladroite, et j’ai peur pour toi” (Brecht, p.16). La réponse est intrigante, parce que, d’une part, elle fait ressortir la portée limitée, et même superficielle, du discours dominant qu’elle évoque pour justifier sa passivité résignée, puisqu’en définitive elle ne se révolte pas, non pas parce qu’elle  accepte d’obéir, mais parce qu’elle n’est pas « ce qu’il faudrait être ». D’un autre côté, ce « devoir-être » est qualifié, étrangement, en termes de maladresse et de peur pour l’autre. Reprenant ce qui a été dit auparavant sur la notion du soin, on pourrait dire qu’Ismène n’étend pas à la sphère publique son champ d’application –elle pense que la révolte exige des savoirs et des habilités spéciales (« je suis maladroite », et elle a peur de perdre sa sœur, qu’elle aime et dont elle veut prendre soin (« j’ai peur pour toi »). Son explication souligne par contraste la dynamique affective d’Antigone, laquelle, partant d’une perte –son frère– n’appréhende donc pas qu’elle advienne dans le futur, ce qui lui permet de s’établir dans la volonté d’obtenir réparation et justice, projet qui la mène vers l’action et l’avenir. Antigone prend alors sur elle la responsabilité étendue que comporte le soin, enracinant l’amour dans l’absence –ce qui n’est pas là, qui n’a pas lieu – et le tournant vers le futur – la réparation, la perspective de mener à bien les soins de l’être aimé. Cependant, pour se projeter ainsi dans l’action, le lien fort avec le présent que la peur et la « maladresses» d’Ismène mettent en évidence semble indispensable, comme s’il était l’état antérieur, parallèle ou fondateur de la volonté de justice d’Antigone.

    Tant dans la pièce de Brecht que dans celle de Gambaro, donc, le point de vue « féminin » est réparti entre les deux sœurs, de manière tantôt contradictoire, tantôt complémentaire, mais sans être jamais présenté comme une perspective unique et univoque. Il n’a une existence « unique » que dans la mesure où il problématise –à travers les réactions des deux sœurs– le tissu de liens qui articule l’action, les motivations et les affects des personnages. Même lorsqu’il est représenté exclusivement par Antigone, comme dans la pièce de Gambaro, le point de vue « féminin » déclenche un questionnement ample, un processus de re-focalisation qui le déstabilise. Effectivement, Antigone devient presqu’un personnage secondaire à côté du Coryphée et d’Antinoo,[18] dont la complicité avec Créon et sa soumission au pouvoir s’avèrent beaucoup plus intrigantes que le courage et le défi –structurants dans la pièce– de la femme. L’Antigone de Brecht attire aussi l’attention sur les différentes formes de complicité que comporte la proximité au pouvoir, thème central de la tragédie, lorsqu’elle invite dans un de ses prologues (celui de 1951) à se souvenir « d’actes semblables, / Accomplis dans un passé plus proche, ou de l’absence / D’actes semblables ».[19] Le cas d’Antigone se profile ainsi comme une mesure pour évaluer et diagnostiquer les conditions générales de soumission ou de rébellion citoyenne, et en particulier, s’agissant de Brecht, pour identifier aussi les obstacles subjectifs dans les processus d’émancipation, comme la pensée utilitaire – “[…] Accomplir un acte inutile / N’est pas sage”, [20] se justifie Ismène –  ou la logique capitaliste du profit / bénéfice – “La parenté a cette avantage/ De faire agir pour un autre but que le profit”,[21] argumente Hémon dans le seul dialogue avec son père.

    La réplique d’Hémon à son père apporte un nouvel élément pour traduire en d’autres termes la marque de genre de la lutte des Mères. Hémon évoque la parenté pour expliquer son audace à son père, puisqu’il est au point de lui dire des vérités que le tyran ne veut pas entendre, et que personne n’ose lui communiquer. Seul un parent, en définitive, peut oser le faire, parce que les liens de parenté le protègent des représailles. Ces mêmes liens garantissent au tyran la vérité, parce qu’ils le soustraient à la nécessité d’offrir une récompense. En d’autres mots, les liens de parenté permettent à Hémon de parler librement, parce qu’ils le dissocient de la logique économique de la rémunération, la dette, la récompense et le châtiment qui régissent les comportements dans les sphères du pouvoir. L’idée implicite est que, tant que les actes sont rémunérés (ou inversement, tant qu’il créent des dettes), il sont inéluctablement soumis à la peur et au pouvoir. Les liens de parenté offrent une alternative à cette soumission parce qu’ils n’impliquent, au moins en principe, ni bénéfice, ni dette. Dans ce sens les liens affectifs ne se traduisent pas directement dans des liens sociaux et politiques, mais ils suggèrent peut-être, suivant les propos d’Hémon, que ce ne sont pas les intérêts communs qui génèrent des engagements forts avec la société, mais que nous devons plutôt chercher l’inspiration à ces engagements dans les activités et pratiques qui créent des liens et des solidarités en dehors de l’expectative du profit et de la consommation.

    Pour résumer, le cas des Mères de la Place de Mai est instructif pour comprendre les processus qui conduisent de la souffrance passive et individuelle à des actions collectives revendicatives. Pour apprécier pleinement la porté théorique et pratique de leur lutte nous avons interrogé le rôle de la maternité dans le surprenant parcours des Mères, en tant qu’ensemble de pratiques, savoirs et expériences, et comme cadre et registre pour interpréter des situations, asseoir des continuités et inspirer de la ténacité. Les citoyennes politiquement inexpérimentées qu’étaient les Mères ont pu, effectivement, s’en remettre à leur vision et mission « maternelles » pour répondre et réagir face à l’État, et s’appuyer aussi sur elle au cours de leurs propres transformations. Dans un sens les mères ont converti la maternité en un paradigme d’un engagement inconditionnel, inévitable et interminable du sujet avec son monde, et celui d’une traduction ou médiation entre les liens affectifs et socio-politiques. Il est bien entendu évident que ni la maternité, ni aucune autre fonction féminine, masculine ou neutre ne peuvent se considérer comme des paradigmes de subjectivation universels et transhistoriques. Mais, peut-on supposer, par exemple, que de la même façon que la maternité permit aux Mères d’établir un continuum entre les sphères privées et publiques, d’autres liens affectifs peuvent transformer d’autres fonctions sociales en paradigmes d’action politique ? Ou bien, est-il possible de ne pas tenir compte des liens affectifs des sujets qui sont critiques et qui réagissent face aux injustices – soit parce qu’ils n’ont pas d’incidence sur leurs comportements, soit parce qu’ils n’en possèdent pas ? Étant donné le contexte globalisé actuel, il est sans doute tentant de faire abstraction de tels liens, et d’identifier les liens virtuels qui tracent les loyautés transnationales nécessaires pour réagir face aux politiques globales ainsi qu’aux innombrables situations locales en même temps. Cependant, les paroles d’Hémon à son père semblent encore d’actualité : “La parenté a cette avantage/ De faire agir pour un autre but que le profit.”


    [1] Bertold Brecht, Antigone, (Théâtre Complet, 7, texte français par Maurice Regnaut, Paris, L’Arche, 1979), p. 33.

    [2] Pour ceux qui ne connaissent pas leur histoire : les Mères de la Place de Mai s’appellent ainsi à cause des rondes qu’elles faisaient autour de la dite Place, pour réclamer de l’information sur le sort de leurs enfants disparus avant et pendant la dictature militaire en Argentine, 1976-83. Les rondes, qui ont été suivies d’autres actes publics, ont donné de la visibilité aux crimes de la dictature aux niveaux national et international, et en particulier aux centres de détention et torture clandestins. Avec l’avènement de la démocratie, la question des disparitions a déclenché un processus d’investigation et de questionnement de l’histoire officielle qui continue encore, en touchant non seulement aux responsables directs des crimes mais aussi à toute la société argentine. La lutte des Mères de la Place de Mai est historiquement indissociable des disparitions forcées qui l’ont suscitée –de fait, on comprend généralement sa transcendance et son effectivité en termes de suspension et ré-articulation particulière du temps et des affects que provoquent les disparition en tant qu’événements sans conclusion. Sans nier les liens intimes entre la spécificité des disparitions et la lutte des Mères, cet essai s’intéresse à cette dernière, afin d’élucider sa valeur paradigmatique pour la réflexion sur les mobilisations politiques en général. Pour des discussions sur le régime de disparitions forcées, voir par exemple l’article de Alejandro Moreira, “Ni muertos ni vivos: desaparecidos  (dans El ojo mocho. Revista de crítica política y cultural. N°12/13, Buenos Aires, 1998, pp. 85-87), Pilar Calveiro, Pouvoir et disparition. Les camps de concentration en Argentine (Paris, La fabrique éditions, 2006, paru en espagnol en 1998), et les livres dirigés par Alain Brossat et Jean-Louis Déotte, L’époque de la disparition. Politique et esthétique (Paris, L’Harmattan, 2000) et La mort dissoute. Disparition et spectralité (Paris, L’Harmattan, 2002).  

    [3] Cet essai se penche sur la lutte des Mères pendant la dictature militaire. Pour plus d’information sur les activités des différentes associations des Mères et des Grand-mères, voir http://www.madres.org/navegar/nav.php, http://www.madresfundadoras.org.ar/ y http://www.abuelas.org.ar/.

    [4] Pour une introduction au féminisme matérialiste, voir les essais de Colette Guillaumin, Paola Tabet et Nicole Claude Mathieu, que Ochy Curiel et Jules Falquet réunissent dans El patriarcado al desnudo. Tres feministas materialistas (Buenos Aires, Brecha Lésbica, trad. Espagnole 2005, disponible à http://glefas.org/). Les éditrices indiquent les références des textes français.

    [5] Voir par exemple, Judith Filc, Entre el parentesco y la política. Familia y dictadura, 1976-83 (Buenos Aires, Editorial Biblos, 1997) et Marguerite Guzman Bouvard, Revolutionizing Motherhood. The Mothers of Plaza de Mayo (Winnington, DE, Scholarly Resources Inc., 1999 (1994)).

    [6] Voir Filc et Guzman Bouvard, op. cit., pour une analyse du discours patriarcal tenu par la Junte Militaire.

    [7] De tels changements ne sont pas facilement acceptés. A cet égard, mentionnons la thèse de María Luisa Femenías et Paula Soza Rossi, selon laquelle l’augmentation de la violence contre les femmes est liée à ces redéfinitions des rôles et rapports de genres, et en particulier à la perte de supériorité idéologique et symbolique de l’homme, et de certains de ses privilèges (voir María Luisa Femenías et Paula Soza Rossi, “Poder y violencia sobre el cuerpo de las mujeres”, en Sociologías, Porto Alegre, año 11, n° 21, jan/jun 2009, p. 42-45).

    [8] La philosophe française Sandra Laugier passe en revue les éthique et philosophies du care (notion plus étendue que le soin par laquelle je la traduis) dans « Le care : enjeux politiques d’une éthique féministe” (Raison publique, n°6, avril 2007, pp. 29-47).  Un autre horizon théorique qui développe la notion du soin est, bien entendu, la pensé écologique.

    [9] Voir Guzman Bouvard, op. cit., en particulier le chapitre 7, “Socializing Motherhood” , et p.185

    [10]  Songeons à l’usage de la métaphore dans le monde académique de l’écriture comme accouchement et du livre comme bébé…

    [11] « Así como los traje al mundo [a su hija y a su nieto], mi obligación es buscarlos de por vida” (citée dans Filc, op. cit., p. 209).

    [12] Dans son essai sur « Le concept d’histoire », la philosophe Hannah Arendt expose l’idée que l’action, contrairement au faire, et dans la mesure où elle ne correspond jamais exactement à l’intention de l’agent et qu’elle suit son cours indépendamment de sa volonté, n’a ni un début (dans le sens d’un auteur à qui l’acte correspondrait) ni une fin. Par contre, parce que les actes sont de l’ordre de la création (et non de la fabrication), et parce qu’ils sont aussi déterminants (ils introduisent quelque chose de nouveau dans le monde) qu’imprévisibles (ils échappent au contrôle d’un seul individu ou groupe), ils devraient solliciter la constante attention et la responsabilité des agents qui les « mettent au monde ». Le suivi des actes caractériser l’activité politique des collectivités : c’est à dire, ce n’est que quand il y a une conscience de la responsabilité qu’exigent les actes que l’on peut parler d’actes « politiques » ((Hannah Arendt, “The Concept of History”, Between Past and Future, New York, Penguin Books, 1977(1954). Voir aussi de la même auteure De la historia a la acción, trad. Fina Birulés, Barcelona, Paidós, 1995 (1957)). Les paroles de la Grand-mère s’inscrivent dans une pensée ou optique sur la relation entre le sujet et ses actes analogues.

    Il est intéressant de noter que l’usage, non pas de la maternité, mais du « naître » comme mode d’occurrence de l’Histoire dans un conte du Sous-commandant  Marcos dédié à un groupe de mères de prisonniers politiques (voir “La historia del calendario”, comuniqué du EZLN – Ejército Zapatista de Liberación Nacional – du 10 mai 1999, http://palabra.ezln.org.mx/comunicados/1999/1999_05_10.htm, consulté le 17 février 2012). Dans ce conte, les dieux ne créent pas les êtres humains comme le Dieu chrétien, ils les “naissent”, donc, les créent et doivent assumer leur manque de contrôle et de prévision sur eux – manque qui se manifeste dans un désordre temporel très marqué. Le conte suggère qu’il faut aussi prendre soin de l’Histoire, parce que nous l’avons « mise au monde ».

    [13] En d’autres termes, mon argument est que la maternité peut alimenter l’imaginaire et les pratiques politiques collectives, bien qu’elle soit étroitement liée à la spécificité du corps féminin.

    [14] Le Grand Robert définit comme suit le habeas corpus : « ÉTYM. 1672; expr. angl.; mots latins signifiant «  que tu aies le corps  » c’est-à-dire «  tu auras à présenter l’individu  » (sous-entendu ad subjiciendum «  devant la cour  »).  1.  Formule par laquelle commençait le writ ou acte délivré par la juridiction compétente pour notifier que le prévenu doit comparaître devant le juge ou devant la cour, afin qu’il soit statué sur la validité de son arrestation. Par ext. : Cet acte lui-même (writ d’habeas corpus) » (voir le Grand Robert en ligne, http://gr.bvdep.com/gr.asp, et pour une présentation plus complète, http://lesdefinitions.fr/habeas-corpus, tous deux consultés le 26 février 2012). Présenté dans le cas de disparitions forcées, le recours d’habeas corpus acquiert une signification symbolique et politique particulière, puisqu’il s’agit bien de récupérer, littéralement, les corps des absents –les convoquer physiquement– et de laisser des traces de leurs détention illégale et clandestine dans le système juridique. C’est intéressant, et hautement symbolique, que les Mères et les Grand-Mères utilisent ce même recours pour réclamer un procès juste pour le juge Baltazar Garzón (voir l’article du El Mundo du 2 février 2012, “Argentina recurre ante el Tribunal de Derechos Humanos por Garzón”,  http://www.elmundo.es/america/2012/02/02/argentina/1328180208.html, consulté le 17 février 2012).

    [15] Bertold Brecht, Antigone, op. cit.; Griselda Gambaro, Antígona furiosa, dans Teatro, 3, Buenos Aires, Ediciones La Flor, 2001 (1989). Tandis que la pièce de Brecht fait explicitement allusion (dans les prologues) au contexte historique dont elle est un commentaire, la pièce de Gambaro renvoie à un contexte contemporain à travers la langue des personnages (il n’y a ni prologue ni didascalie qui spécifient une situation historique concrète). Sur le moment il était possible – et ça l’est encore – de lire la pièce à partir de l’histoire récente, mais l’absence de références nous encourage à faire aussi des liens avec une série de problèmes qui la transcendent, comme la tension entre les sphères domestiques et politiques, la mémoire et l’oubli, les structures sociales qui produisent et reproduisent des antagonismes, etc.

    [16] Voir à cet égard l’article de Mario Goloboff, qui soutient que les femmes sont les « dépositaires anthropologiques de la mémoire (parce que sont elles qui engendrent, ce sont elles qui nourrissent et gardent le feu, elles qui continuent l’espèce, celles qui restent quand il ne reste presque plus rien) », et surtout, aligne l’opposition entre Antigone et Créon avec la différence sexuelle entre les deux, s’appuyant sur les commentaires de classicistes et comparatistes renommés come Charles P. Segal et G. Steiner (Página 12, junio 2011, http://www.pagina12.com.ar/diario/contratapa/13-170656-2011-06-23.html, consulté le 11.01.2012, ma traduction). Or, Antigone est une figure importante dans les théories du genre, justement parce qu’elle questionne les rapports de genre tout en évoquant la possibilité de logiques politiques, systèmes de valeur et cadres d’interprétation qui ne soient pas alignés en termes de différence sexuelle. Et il est vrai qu’Antigone est une figure féminine ambivalente : elle n’est pas surdéterminée par la maternité, elle est vierge, rebelle mais au nom de la tradition, elle renonce à l’amour en faveur de la justice, on dit d’elle qu’elle se comporte comme un homme, mais elle fait tout en défendant des valeurs familiales, défense que certains interprètent en termes d’inceste, etc. Elle est en tout cas une figure disruptive, comme le signale Judith Butler, qui suggère, notamment, que la théorie psychanalytique aurait été bien différente si elle s’était inspirée du mythe d’Antigone plutôt que de celui d’Œdipe (Judith Butler, Antigone’s Claim: Kinship between Life & Death, New York, Columbia University Press, 2000).

    [17] Gambaro, p. 206, ma traduction de : « Ismena, rostro querido, hermana, nenita mía, necesito la dureza de mi propia elección. Sin celos, quiero que escapés de la muerte que a mí me espera. Creonte nos llamó locas a las dos, porque las dos despreciábamos sus leyes. Queríamos justicia, yo por la justicia misma y ella por amor »

    [18] La pièce de Gambaro condense la pièce de Sophocle dans un Acte, un espace et trois personnages : Antigone, Coryphée –où se concentrent les commentaires et le récit du Chœur Grec– et Antinoo –personnage qui n’existe pas dans la tragédie, dont la présence fonctionne dans Antígona furiosa comme une réaffirmation du pouvoir.

    [19] Brecht, op.cit., Nouveau Prologue, 1951, p. 56.

    [20] Brecht, op.cit., p. 15.

    [21] Brecht, op.cit., p. 33.


    * Je remercie Adriana López-Labourdette, Marie-Claire Caloz-Tschopp et Patricia Larrús pour leurs commentaires, et Frédéric Varaud pour sa correction du texte français.

  • Sobre la relación entre tortura y migración. Una reflexión filosófica y política

    Marie-Claire Caloz-Tschopp
    Traducción del francés: Marta Huertas

    Resumen

    Describir la relación entre tortura y migración es examinar sus imprevisibles fundamentos, sus principales desafíos civilizacionales. En la relación entre capitalismo y tortura, y entre tortura y migración, esta reflexión filosófica y política se propone identificar una aporía: ¿qué pasa con la violencia extrema (Balibar) inscrita en la auto-destrucción de la humanidad? La tortura, como un pulpo, extiende sus tentáculos, plantea nuevas incógnitas sobre las luchas, el conocimiento y los derechos humanos. El principal desafío es radicalizar el trabajo crítico, aprender a pensar en los extremos, reelaborar la relación con la violencia, identificar las nuevas formas de tortura, y las condiciones de lucha y de supervivencia. Vivir el vértigo democrático enraizado en la relación entre tortura y migración, tanto en Europa como en otras partes del mundo, es inventar, sobre un suelo frágil, políticas democráticas de contra-violencia y de civilidad.    

    Índice. 1 Introducción: las incógnitas de la relación entre tortura y  migración. – 2 Resistencia a saber. El imaginario de la guerra, de la tortura.  2.1 Consideraciones sobre la tortura y la migración. – 2.2 El nodo medular de la tortura: la tentativa de destrucción de la libertad política. – 2.3 El infierno de Dante. Trabajo sobre el imaginario. – 3 ¿Cómo poder pensar? Cuestiones de método. – 3.1 Cuestiones de méodo. – 4 Las actuales incógnitas de la historia. – 4.1 Historia: técnica devastadora y tortura. –Imaginar millones de muertos. – Aprehender para qué sirve un bidón de Zyklon B. – 5 Recorrer una aporía. – 5.1 Recorrer la aporía de la violencia extrema. – 6 Desplazamiento, horizontes, vértigo. – 6.1 La libertad política de moverse. –  6.2 Conclusión: vivir el vértigo democrático transpolítico.

    1 Introducción: las incógnitas de la relación entre tortura y migración

    Oigo ahondar el silencio

    (Lorand Gaspar, poeta, fallecido el 9.10.2019)

    Homenaje a una exiliada, heroína ordinaria:

    A Kidest, joven eritrea sola con un hijo nacido en Suiza, deportada a Grecia por la fuerza, esposada.[1]

    La violencia extrema[2] (Balibar 2010) y las luchas por la libertad política se despliegan en un contexto de incertidumbre global (Europa, Medio Oriente, Asia, China, continente africano, América Latina). Están atravesadas por contradicciones, vías muertas, incógnitas indescifrables. En el contexto actual de las hegemonías, es difícil comprenderlas, vivirlas, pensarlas, juzgarlas. La tortura es una de las formas de violencia extrema del entorno, en que se enmarca la migración atrapada por las turbulencias del planeta. La neutralidad ‘científica’ es imposible. Nuestras herramientas son inadecuadas. La negación, peligrosa. El terror atroz de la tortura estructural y cotidiana induce al sometimiento, a la inercia. La fuga, la resistencia, la creación son imprevisibles, frágiles.

    La tortura ha ido incrementando[3] en la migración desde la década de 1980. Empleando el sentido genérico, no estrictamente jurídico, del término tortura, basta con señalar, como ejemplo actual, que, entre 2 y 3,5 millones de refugiados sirios han sido convertidos en arma geopolítica. Otro ejemplo. La desaparición es una característica estructural de las políticas migratorias, que exige ampliar la noción de tortura, para analizarla a la luz de la violencia extrema (en el sentido de Balibar). No puede considerársela solamente un mero dispositivo, una herramienta técnica de la violencia de Estado, de los poderosos. Es una política destructiva ejercida por los poderosos.

    Responsables políticos, agentes del Estado, multinacionales, instituciones financieras, mafias, etc. practican la tortura. Los nuevos imperios y las metamorfosis de la guerra de conquista de nuevos mercados, perceptibles en  la migración, nos plantean el reto de pensar conjuntamente violencia y creación, filosofía y política. Es pues necesario examinar las bases de la relación entre tortura y migración, la dialéctica entre la violencia extrema y las explosiones de lava de la democracia insurreccional, las dificultades de la filosofía política, del Estado, del derecho, de los derechos humanos (DDHH), del derecho internacional humanitario (DIH). El desafío no es producir un nuevo concepto técnico de tortura basándose en hechos relacionados con la migración, ni negar las políticas de tortura y de desaparición a escala continental practicadas por las dictaduras del siglo XX contra sus opositores políticos.[4]

    El trabajo sobre la historia reciente, los afectos y el pensamiento lleva a identificar el peso de los miedos, de las incógnitas del conocimiento, del autoritarismo securitario (Insel, véase el sitio web exil-ciph.com), de los mecanismos de adaptación inconsciente (Amati Sas 2004) que impiden comprender la tortura, para intentar transformar la destrucción en supervivencia, el miedo en angustia, y liberar el poder político de la creación humana de la libertad política.

    ¿Por qué una violencia atroz y banalizada contra los migrantes? Para arrojar luz sobre el tema, es posible basarse en el postulado weberiano de la asimilación entre violencia y poder (Héritier 1996), y en la distinción que hacen H. Arendt y S. Weil entre fuerza y poder cuando reflexionan sobre la guerra en el siglo XX. Poder y fuerza imprevisibles que, hoy en día, se manifiestan en las metamorfosis de la guerra, y en las luchas de los migrantes y de los activistas solidarios (Caloz-Tschopp 2016a).

    ¿De qué modo y en qué términos la filosofía política podría aportar herramientas para pensar a la vez la fuerza del Estado y el poder de acción de los migrantes, de los exiliados, de los movimientos sociales que hacen a la relación entre tortura y  migración? El desafío es inmenso: pensar la política como una dialéctica compleja entre dominación bélica e insurrección democrática, en un contexto mundial de des-civilización (Bozarslan 2019).

    Al interrogarse sobre la relación entre tortura y migración, la filosofía y la política se ven enfrentadas al reto de detectar aporías – dificultades lógicas (del griego aporia, camino sin salida, dificultad, atolladero) para pensar y actuar –, explorando malestares, desasosiegos, dificultades para ver, pensar, juzgar, actuar. Nosotros nos enfrentamos al reto de reapropiarnos de la imaginación para pensar y juzgar no solo con los medios proporcionados por la tradición de la filosofía política, sino también más allá de ellos. En pocas palabras, de refundarla.

    Partiendo del marco general histórico y actual de la globalización, que puede explicitar el análisis del esquema guerra, tierra, trabajo, capital, me propongo integrar en este trabajo el conflicto entre violencia y civilidad estudiado por Balibar.[5] El reto estriba en reflexionar sobre la relación entre tortura y migración, desde un marco político y filosófico que habrá que crear.

    2   Resistirse a saber. El imaginario de la guerra y de la tortura

    2.1 Consideraciones sobre la tortura y la migración

    Cada vez que nos topamos con ella, quedamos atónitos ante la violencia inaudita, cruel, también ante las víctimas mortales; una violencia que paraliza, fuerza al silencio o a la ira, a la rabia, a otras muertes. Ella está presente de múltiples formas en los discursos, los gestos, las herramientas. Escuchar los silencios, los gritos, las palabras, los discursos. Comencemos por situar los términos tortura y migración, sin proceder aquí al análisis semiótico crítico (Fiala 2018) ni al desplazamiento semiótico efectuado en otro estudio.[6] Los trabajos sobre la génesis de los discursos que refieren a la migración, denunciando o legitimando la tortura, abundan en la investigación en ciencias sociales. Pero Schengen, Dublin, Frontex limitan la mirada. Desde otro ángulo, también Napoleón y los programas nucleares, como  veremos.

    La tortura, ese pulpo en las oscuras aguas de los Estados y las sociedades, tiene una larguísima historia. Extiende sus tentáculos devastando el mundo a lo largo de las rutas y los mares por donde huyen y son perseguidos (Chamayou 2010) migrantes, siervos esclavos, soldados, prisioneros de guerra, poblaciones desplazadas. Los tentáculos de la tortura bélica se extienden por todas partes. En la movilidad forzada del trabajo y de la expulsión, en la de los bienes y capitales. Y en la guerra. Nadie está a salvo.

    La tortura es una relación de poder. La violencia de Estado, de grupos sociales, de individuos, ejercida con brutalidad, con crueldad sobre los cuerpos (Ulricksen 1998), supone un largo vínculo hecho de humillación, vulneración de la dignidad, sufrimiento, dolor, crueldad, suplicios, aniquilamiento físico y síquico sistemático (Viñar et al. 1989), un intento de destruir toda esperanza. Cruzado el umbral de la violencia sobre el cuerpo, el pensamiento del torturado es un límite que lo hunde en otro mundo del cual, a veces, no logrará regresar, o bien es un ínfimo lugar donde encontrará recursos de supervivencia. Angustias, enfermedades, suicidios, la invención de formas de resistencia son rastros indelebles de la tortura. A menudo se legitima la violencia para obtener confesiones (inquisición, terrorismo), o como castigo, pero su propósito « no es hacer hablar sino silenciar» (Sorini, Branche 2002). La tortura busca aniquilar, destruir la humanidad de los torturados, instaurar el sometimiento total por medio del castigo a todos los niveles, en todas las formas posibles, hacer desaparecer toda esperanza en la propia persona y en los demás. Su objetivo es el ataque radical a la « libertad de ser libre » (Arendt 2019), base de la libertad política de moverse de todos los seres humanos, entre ellos los migrantes, atrapados en el torbellino de la relación capital-trabajo y guerra (Caloz-Tschopp 2019).

    Las descripciones muestran que la tortura intenta destruir las bases de la esperanza de autonomía, libertad, solidaridad humana. Una psicoanalista expuso que, en los momentos finales de la tortura, cuando aparecen « dos frentes de la supervivencia psíquica »,  se genera lo que llama « el objeto a salvar » (Amati Sas 2016, 69), una relación con el otro imaginado que el torturado cree poder salvar, y eso lo ayuda a sobrevivir.

    La tortura se practica en individuos, pero es transindividual y transpolítica. Su propósito es instalar en el entorno, en la sociedad, un instrumento político totalitario, el terror (Arendt 1972) en mano de poderes absolutos, para  paralizar, eliminar cualquier resistencia a la dominación del torturado, de sus allegados, de la sociedad. Se inscribe en una política de aniquilación (Veloso Bermedo 2018), y las políticas de desaparición se han convertido en su paradigma. Política de desaparición en las colonias, el imperialismo, las guerras, las dictaduras, y actualmente en las políticas migratorias. La ciudad de Juárez en México, los ahogados en el Mediterráneo, los muertos en los desiertos son los agujeros negros de los desaparecidos de la migración. La nada es la cara final de la tortura.

    En resumen, la migración es una relación básica de poder, constituida por el esquema general guerra-tierra-trabajo-capital, donde se puede observar la relación estructural entre violencia, tortura y migración que forma parte de la cotidianeidad. La violencia bélica es inherente al capitalismo actual. La migración es constitutiva del capitalismo bélico y la tortura una forma de su violencia extrema. Ella se practica en las cárceles y en lugares de la vida diaria. La tortura forma parte de las lógicas de explotación y sobreexplotación de los trabajadores, de los humanos superfluos (Arendt 1972), de la subordinación e insurrección de los migrantes y de quienes practican la hospitalidad, la solidaridad, la igualdad. La generalización de los campos de internamiento en las fronteras internas y externas del apartheid (Caloz-Tschopp 2004a) y el aumento de los delitos de rescate y solidaridad (250 sentencias en 14 países de la UE) son señales inequívocas de ello. En materia de migración, puesto que las políticas migratorias y del derecho de asilo son fruto del sistema Estado-nación que domina en el mundo, la violencia de Estado merece una atención especial.

    La violencia extrema, incluyendo la tortura, es un hecho estructural de la globalización. Un enfoque fenomenológico que describa los casos y las múltiples formas de tortura no puede abordarla exhaustivamente, ni determinar su significado. Sus huellas también pueden leerse en la destrucción de la naturaleza. Las políticas de desaparición, de nihilismo extremo son la expresión máxima de la no-política, ostensible en los muertos en el mar sin sepultura, en los campos-prisión, en las fronteras, los femicidios, las desapariciones, las políticas de las dictaduras totalitarias liberales. También se la detecta en la política migratoria de la UE que se resume a un extremo utilitarismo, en la sobreexplotación de los trabajadores  migrantes, el brain-drain (fuga de cerebros, clandestinidad, precariedad extrema, y superfluos descartables del caótico mercado laboral), y en las  políticas de las fronteras militarizadas. Para comprender el alcance de la tortura banalizada, para comprender su significado, se puede postular que los migrantes en movimiento, expulsados, perseguidos, son la representación por excelencia de las transformaciones de la relación capital-trabajo, de la destrucción del planeta, de la guerra y del deseo de libertad política que se expresa en las luchas que llamamos desexilio. Entonces, si la tortura se inscribe estructuralmente en la violencia extrema ¿por qué plantean tantos problemas, negaciones, rechazos los trabajos sobre la violencia y la tortura en la migración?

    2.2   El nudo medular de la tortura: la tentativa de destrucción de  la   libertad política

    Planteemos de entrada una tesis exploratoria. Se le asigna a la tortura la finalidad utilitaria de protección de las poblaciones, pero su objetivo final es el sometimiento a cualquier precio. Un enfoque humanitario, con técnicas médicas, el care, no es suficiente. El poder de la violencia extrema a través de la tortura y la desaparición es intrínseco a la dominación capitalista globalizada que intenta imponerse apropiándose del Estado. El terror a las nuevas formas de guerra produce miedos, angustias, enormes resistencias, negaciones, pero los Estados y las sociedades se rehúsan a reconocer su gravedad.

    Tortura, migración, están en relación estructural. Ambas atraviesan la historia de la humanidad, con la institucionalización de la explotación del trabajo y los recursos en el capitalismo entre los siglos XVIII y XX, mientras se proclamaban los derechos humanos después de dos guerras mundiales. Desde la década de 1980, a la par que se afirman la libertad de circulación y la justicia (Schengen), una nueva intensificación de la violencia da muestras de la presencia institucionalizada de la tortura en las políticas migratorias a nivel mundial. Es necesario analizarla para  transformar el imaginario filosófico y político, la conciencia social, para luchar, para criticar las lógicas, el endurecimiento, más aún la abolición de los derechos (Tafelmacher 2019), para crear nuevos espacios de protección, de civilidad, y derechos para combatirla.

    La resistencia a la violencia de los migrantes y de los movimientos sociales es una especie de ‘retorno de lo reprimido’ del deseo de libertad política, que crea malestar, deslegitima la violencia de Estado. El Estado responde con medidas securitarias (encarcelamiento administrativo, campos de internamiento, expulsiones, delitos de solidaridad).

    Sobre la tortura y la migración abundan los trabajos, documentados interdisciplinarios, intercontinentales. Generalmente, la violencia estructural contra los migrantes se aplica por delitos administrativos (partir, sobrevivir, oponerse a la prohibición de ingreso o a las expulsiones). Un castigo sin culpa. Hablando claro, la violencia se concatena con el sistema estatal que exige la servidumbre de los migrantes. El lenguaje, los dispositivos, las herramientas de la tortura están cambiando. Si bien existen criterios sobre la tortura en la Convención contra la tortura y otros tratos o penas crueles, inhumanos y degradantes[7] de la ONU de 1984, basada en los derechos humanos, no se llega a identificar su objetivo político (someter), su gravedad des-civilizacional (Bozarslan 2019) con tendencia genocida y destructora observable en el entorno del cual forma parte la migración. La violencia no es objeto de prevención seria, de condenas, sanciones, reparaciones acordes con la gravedad de los actos.

     El derecho nacional e internacional de los Estados soberanos sobre migración y tortura tiene lagunas, zonas oscuras, agujeros negros. Instituciones como la Comisión Europea de Derechos Humanos (CEDH), textos como la Declaración de Derechos Humanos prohíben que los Estados practiquen la tortura. Pero formalizar la existencia de la tortura en los derechos fundamentales es una forma de nombrarla sin abordar de frente el nudo medular político del sentido de la tortura: la negación del deseo de libertad política, y la legitimación e imposición del sometimiento a cualquier precio. Hasta la aniquilación. Frente a los actos de tortura actuales y las lagunas jurídicas, el vocabulario diplomático para acotar los conflictos, y la delegación de responsabilidades (por ej. el fin del sistema de reparto de refugiados ante la situación de emergencia) provocan indignación.

    ¿Las tensiones entre sometimiento e insurrección, la manipulación del odio, tendrán acaso el cometido de evitar en las políticas migratorias lo que Vidal-Naquet (1972)[8] llamó, refiriéndose a la tortura colonial en Argelia, un «retorno de lo reprimido», mientras la mayoría de los Estados de inmigración torturan y/o toleran la tortura?

    La huida de los migrantes, los delitos de solidaridad, visibilizan el peso de la violencia, la tortura, los crímenes, el cinismo de los intereses, las transformaciones de las políticas de desaparición, a través de la acción de los migrantes, de la hospitalidad de los activistas solidarios, de las ONG que se oponen a la selección en las fronteras, abren refugios, visitan los campos de internamiento y. las cárceles, se instalan a lo largo de las rutas de expulsión, intervienen ante el Consejo de Derechos Humanos de la ONU, la CEDH, etc. para recordar los derechos fundamentales.

    2.3 El infierno de Dante. Trabajo sobre el imaginario

    La tortura se relaciona directamente con la guerra, con el apartheid de las políticas migratorias, laborales, etc.. En cualquier parte del mundo, la relación entre tortura y migración es, en efecto, una relación de violencia con una filosofía de apartheid (Monnier 2004), de separación, de jerarquización, de selección, de inclusión-expulsión de los migrantes en numerosas fronteras, que implica la sobreexplotación y la negativa a la plena participación cívica de todos en los asuntos públicos, como explica Arendt (2019).[9] Las fuentes históricas del apartheid proceden de regímenes institucionalizados (nazismo, Sudáfrica). Al reproducir la dualidad bélica amigo-enemigo de Carl Schmitt en las relaciones de clase, sexo, raza, el apartheid se inscribe en la guerra (Caloz-Tschopp 2016a). La violencia se vuelve tan obvia, tan inaudita, que todo se confunde, se pierden los puntos de referencia, incluso los del apartheid de las democracias securitarias. Los relatos de las increíbles experiencias de los migrantes y los activistas solidarios en las fronteras ponen en evidencia la discrepancia con los discursos de Estado que esencializan, naturalizan (racismo) al otro (Sayad, Guillaumin, véase el sitio web exil-ciph.com). Dicen cosas diferentes.

    Las depredaciones y la sobreexplotación de los seres humanos y de la naturaleza en un espacio globalizado cambiante, y las metamorfosis de las luchas y la guerra son estudiadas con herramientas que fueron construidas en la historia del conocimiento, y están mostrando sus limitaciones. La invención de métodos y de conceptos (antropoceno, capitaloceno, occidentaloceno, etc.), pone de relieve la necesidad de una filosofía, una teoría política, una epistemología y una metodología nuevas, la necesidad de usar conceptos en movimiento que puedan describir el complejo entramado entre guerra, tierra, trabajo y capital. Los migrantes son una especie de avanzadilla, sacrificada en numerosas fronteras. Se enfrentan al movimiento ilimitado del valor del trabajo, expresado por el crecimiento, la destrucción, el sometimiento a cualquier precio que niega a un tiempo la libertad de moverse y los límites planetarios, uno de cuyos indicadores son los migrantes que huyen.

    ¿Qué podemos percibir y qué no con respecto a las metamorfosis de la guerra y de la paz[10] en la relación entre tortura y migración, si vamos más allá del concepto de tortura de la Convención que integra el arsenal de los derechos humanos? En pocas palabras, las categorías de la Convención merecen un enfoque crítico de la soberanía estatal, de conceptos como el de intencionalidad, relacionándolos con un enfoque transindividual (Balibar 2018) y transpolítico (Caloz-Tschopp 2019). Ese trabajo teórico crítico es imprescindible para conmutar la fuerza de soberanía del Estado en poder democrático, y reelaborar la cuestión de la responsabilidad. Por otra parte, en el trabajo de identificación y descripción de la violencia, ¿es suficiente hablar de abusos, excesos, malos tratos, falta de asistencia, protección de los derechos? ¿Cómo y por qué hay que hablar de tortura? ¿Para detectar qué?

    Dos hechos que vive la migración en las fronteras permiten visualizar las transformaciones de la tortura apreciables en las políticas migratorias: el femicidio y los campos de internamiento. El femicidio se ha convertido en una práctica común en las fronteras, aunque no se lo reconoce. Ciertas investigaciones vinculan femicidios y genocidios, campamentos y genocidios en la colonización africana (Brepohl 2019). Asimismo, desde la década de 1980 (Schengen), se traspasó un límite con la institucionalización de los campos de refugiados en Alemania,[11] y luego su ampliación en redes de cárceles por toda Europa y en sus fronteras externalizadas. A pesar de duras luchas, ni unos ni otras son denunciados ni condenados como crímenes contra la humanidad. Estos hechos se inscriben en las políticas de desaparición que son, de cierto modo, el  paradigma del capitalismo actual.

     En 1957, R. Antelme, prisionero en Birkenau y Dachau, había advertido sobre la relación entre la explotación y los campos después de la Segunda guerra mundial: « No existe diferencia de naturaleza entre el régimen normal de explotación del hombre y el de los campos. El campo es simplemente la imagen nítida del infierno más o menos encubierto en el que aún viven tantos pueblos » (Antelme 1957, 123). Articulaba explotación y campos, historia, presente y futuro.

    El actual infierno de Dante es la situación de las mujeres migrantes ‘clandestinas’, los campamentos (dormitorios comunes de los trabajadores en China, campos de internamiento en Grecia, cárceles en Libia, etc.). Tenemos que articular el femicidio y los campos-prisión situándolos en la relación capital-trabajo-guerra para poder inferir, por un lado, la lógica de desaparición y por otro, en qué se convierten las relaciones sociales de clase, sexo, raza, las luchas en el mercado mundial del trabajo y del capital, y las transformaciones de la guerra y la tortura.

    3   ¿Cómo poder pensar? Cuestiones de método

    3.1 Cuestiones de método

    Podemos comenzar por preguntarnos qué significa la aparición de la palabra tortura en los discursos sobre la migración. Podemos luego examinar qué implica epistemológicamente la transferencia de la noción de tortura, cargada de la herencia de la larga historia política de la humanidad (inquisición, esclavitud, colonización, dictaduras, poderes por fuera del Estado, paramilitares, mafiosos, etc.), a la migración. ¿Legitimación oculta de la violencia? ¿Comparar lo incomparable? ¿Se justifica la operación analógica entre violencia y tortura, y entre tortura y migración? Postulo que los hechos nos llevan a plantear un desplazamiento teórico y práctico para comprender y superar las dificultades que subyacen en estas preguntas.

    ¿Cómo pensar hoy en día la relación entre tortura y migración, partiendo de constataciones de violencia extrema? ¿Qué nos revela sobre las políticas migratorias la presencia de la tortura? ¿En qué sentido, cómo y por qué podemos hablar de políticas de tortura en el ámbito de las políticas migratorias? Es posible apoyarse en la Convención. Pero hace falta dar un paso más para comprender su significado. El reto estriba en pensar con los medios (herramientas) y estilos existentes, pero también ir más allá para insertarse en la dialéctica entre destrucción y movimiento de creación socio-histórica del conocimiento, del arte (Sustam 2016), de la libertad política.

    En primer lugar, en circunstancias en que lo urgente, lo insoportable está en todas las pantallas, podríamos preguntarnos: ¿las relaciones entre tortura y migración, deben ser abordadas como una cuestión humanitaria hacia las víctimas que inspiran piedad y una culpabilidad que se vuelve odio, o como una cuestión política y filosófica que incluye las transformaciones del deseo de libertad política y de la guerra? Prima facie, cabe señalar que la Convención se enmarca en el corpus de los derechos humanos (DDHH) y no en el del derecho internacional humanitario (DIH); en consecuencia sitúa la tortura como una violación de los derechos fundamentales.

    Posicionar la relación entre tortura y migración en lo humanitario sería considerar de entrada a los migrantes como víctimas, no como sujetos de derecho, e incluirlos en el derecho de la guerra (masas), explica un jurista que distingue los DDHH del DIH (Rigaux, disponible en el sitio web exil-ciph.com) y conmina a tomar en cuenta los desafíos mercantiles y geopolíticos del humanitarismo.

    ¿Cómo pensar la relación entre tortura y migración desde la filosofía política integrando este postulado? ¿Debemos verla como otra señal de la inflexión de una política de la paz hacia una no-política, como la desviación de una cultura de los derechos (con el Estado nacional soberano ejerciendo presión en un territorio, sobre poblaciones) hacia una cultura del mercado humanitario y de la guerra, proceso que se está acelerando, especialmente en el campo de la migración desde la década de 1980, al tiempo que las luchas son cada vez más visibles, más duras (Caloz-Tschopp 2016c)? El desgaste, el cansancio y también la desobediencia cívica (Caloz-Tschopp, 2020) son indicadores de la transformación de la violencia. Los cambios institucionales de los últimos treinta años inducirían a realizar esta interpretación. Es necesario dar un paso más para identificar las implicaciones de la violencia extrema, casi generalizada y banalizada, de la cual habla Balibar (2010). Entonces, ¿con qué instrumentos acercarse hoy en día al fenómeno de la tortura como forma de violencia extrema, a la tortura, su presencia supuesta y constatada en la migración, a sus objetivos?

    Discernir las transformaciones de la tortura como una forma de violencia y sus implicaciones exige cambiar, considerar desde otros puntos de vista conceptuales, teóricos, epistemológicos, metodológicos la violencia contra los migrantes. Un abordaje de la relación entre tortura y migración implica desarrollar una filosofía política que cuestione la larga historia de la soberanía estatal sobre los cuerpos, el suelo, las armas, los bienes etc., y la violencia de Estado legitimada. El gran reto es el ataque actual y frontal, y el futuro de la política y de la filosofía en el mundo.

    La mayoría de los Estados[12], supeditados a las ‘prohibiciones’ de principio de los documentos de instancias europeas (CEDH) y de la ONU (Declaración de los DDHH), declaran que han abolido la tortura aunque la siguen practicando con total impunidad en la migración y en otros ámbitos, vendiendo armas mientras pronuncian discursos en las guerras «humanitarias» (Brauman 2001, 2018). Extraña paradoja: de las revoluciones liberales, pero apoyándose en la colonización, en el siglo XVIII surgieron valores (libertad, igualdad y fraternidad) circunscritos a los imperios, y en esos imperios a las clases dominantes, en tanto la ciencia de la época inventaba la ideología racista (Guillaumin 2000).

    La relación de tortura forma parte de las políticas laborales, de la llamada movilidad de los migrantes, soslayando que ésta sea forzada, y por lo tanto violenta. Es una grave señal de alarma[13] sobre las  metamorfosis de las luchas y de la guerra, que está aflorando en la conciencia colectiva mundial. Ella caracteriza el estado del mundo donde se mueven los trabajadores hiperprecarizados, atrapados en las turbulencias de las lógicas de apropiación, caza, saqueo, sobreexplotación, destrucción. La violencia actual es más difícil de describir que antes; las fronteras entre los tipos de violencia y de crímenes se están difuminando. Las transformaciones de la geopolítica en Medio Oriente, la guerra en Siria, en el Yemen son algunos ejemplos (violencia intraestatal, interestatal, transnacional, diversidad de temas políticos). ¿Y qué ocurre con la tortura? ¿Dónde, cuándo, cómo, por qué deberíamos detectar el paso institucionalizado de los malos tratos a la tortura, de la violencia de Estado al crimen de Estado (Vahabi 2019) en  la migración?

    La cuestión es compleja. Remite a un desplazamiento, a una renovación de la epistemología, de posiciones, de opciones metodológicas, de herramientas de exploración en el trabajo de investigación. Las luchas de las mujeres migrantes ‘clandestinas’ en las fronteras, y especialmente en los campos-prisión de las fronteras, son puntos claves para la observación y la acción.

    La tortura forma parte de las políticas laborales, de las políticas de seguridad desde setiembre de 2001 (Patriot Act, prisiones secretas, Guantánamo), de las políticas migratorias y del derecho de asilo, pero las palabras  « tortura y otras penas o tratos inhumanos y degradantes» no figuran como prohibiciones sancionables en los documentos (Pacto Mundial sobre las migraciones de 2018, leyes nacionales). El Estado de derecho, el derecho vigente chocan con los límites de la violencia de Estado y los vacíos legales.

    El desafío histórico actual es constatar la presencia de la tortura en la nueva conformación caótica de los imperios, del mercado globalizado del trabajo y del capital, que entrañan la circulación, la movilidad obligada combinada con el ilusorio sedentarismo de los pueblos, e interpelar sus relaciones con la historia y la guerra. Cuando se observan Schengen, Dublin, los campos-prisión, Frontex, no se puede hablar de laboratorio de prueba, de conejillos de indias, de abusos, de excesos en la seguridad, etc. La presencia estructural de la tortura indica une transformación de la violencia bélica en las relaciones de poder y en las relaciones entre tortura y migración. Es también una de las señales de la destrucción del medio ambiente[14] en todo el mundo.

    4    Las actuales incógnitas de la historia

    4.1 Historia: técnica devastadora y tortura

    Hacer un corte en la historia puede habilitar a sumar interrogantes sobre la técnica y la tortura para comprender la relación actual entre tortura y migración. Una opción es detenerse en la historia reciente (finales del siglo  XIX-siglo XX), en el imperialismo de la Primera Guerra Mundial y sus  «efectos boomerang» que describe R. Luxemburg (Caloz-Tschopp 2018), en la Segunda Guerra Mundial con Auschwitz e Hiroshima (Traverso 1997). La desaparición de imperios (austro-húngaro, turco, ruso), la supremacía del Estado-nación y el surgimiento de nuevos imperios en proceso de reconfiguración, la intervención en esas guerras precedidas de masacres y genocidios coloniales (Namibia) e imperiales (Armenia) significó el paso a la historia en la cual la cuestión de la integridad, de la mortalidad no solo refieren a la tortura, al asesinato industrial masivo, a una civilización del saqueo, a la destrucción, sino a la aporía del auto-exterminio de la humanidad de la faz de la Tierra. Con respecto a la Segunda Guerra Mundial, el análisis de dos casos hizo correr ríos de tinta: los procesos de A. Eichmann y del piloto de Hiroshima. El análisis de estos dos casos, que no son únicos[15], situó la destrucción en la historia (Auschwitz e Hiroshima). Su conflictiva elaboración conduce a una ruptura con lo que Castoriadis llama el sujeto socio-histórico y a una aporía fundamental del pensamiento sobre la violencia ante el desafío de incorporar las conquistas, los colonialismos y el imperialismo que precedieron y acompañan al capitalismo.

    Para continuar la reflexión desde la actualidad, cuando la crisis medioambiental amenaza las bases de nuestra civilización y la mismísima existencia (Magnénat 2019), volvamos un instante a un camino abierto por  una  psicoanalista (Silvia Amati Sas) y un filósofo (Günther Anders) que examinaron las relaciones entre ciencia, técnica y civilización, y su influencia directa sobre la expansión de los dispositivos de tortura, incluido en la migración, a la par que complejizaban la cuestión de la intención, la alienación, la conciencia, el pensamiento, la responsabilidad. El desarrollo de la energía nuclear, sus ‘accidentes’ y consecuencias, por ejemplo, vuelven a poner en agenda esos temas de los años 1950-70.

    La lectura consecutiva de ambos discursos permite analizar problemas filosóficos y políticos en una civilización técnica que se desarrolla con el capitalismo avanzado y puede reflejar hoy en día la intencionalidad y la responsabilidad de los Estados en el conjunto de las políticas, incluso en la relación actual entre tortura y migración. Ellos pueden ayudarnos a pensar las relaciones entre trabajo y capital en el mundo, los femicidios, los campos de internamiento, las muertes de los migrantes en el Mediterráneo y en los caminos del exilio.

    Imaginar millones de muertos

    El desarrollo de la ciencia y de la técnica guarda relación directa con la guerra y la tortura al involucrar el conocimiento, la responsabilidad y la culpabilidad, pero complejizándolos. Esto se ve claramente en la migración. Es una tesis sostenida por muchos autores. Los gestores de la invención de la bomba atómica crearon una civilización de megamuertos (Amati Sas 1984), « de obsolescencia del hombre » (Anders 2011). Releer el discurso de Albert Camus y otros discursos escritos días después del bombardeo de Hiroshima permite medir la muy limitada capacidad de comprender su impacto y sus incalculables consecuencias. La autodestrucción de la humanidad se vuelve inimaginable, y ni siquiera es perceptible por la imaginación, los afectos, el pensamiento, la conciencia. En pocas palabras, la intencionalidad, que supone afectos, pensamiento y conciencia, desaparece como la actitud subjetiva en que se basa la responsabilidad, escriben una psicoanalista y un filósofo marcados por la guerra total, los campos de exterminio, la bomba nuclear y la civilización técnica que acompaña esos hechos históricos. Esto puede llevar al determinismo, a olvidar la libertad política ante el poder absoluto de la técnica, de los técnicos, de los burócratas.

    La creación científica de traumatismos y de situaciones extremas para manipular a los hombres es lo propio de nuestra civilización. Iniciada en los laboratorios, llevó a la tortura institucionalizada y a los campos de concentración […] El deseo de dominar la naturaleza, propio de la ciencia, llevó a que algunos hombres desearan dominar a otros hombres hasta sus últimas defensas. (Amati Sas 1984, 14)

    Estamos hablando de muertos y de muertes masivas no cuantificables (aunque la estadística sea la herramienta por excelencia de la migración y de la política de cifras de las policías). El Estado que lanzó bombas para que Japón terminase la guerra, y sobre todo para ponerlo de rodillas ante el nuevo imperio vencedor, quería imponer su poder en el mundo. Estados Unidos, que lanzó la bomba sobre Hiroshima y Nagasaki, no fue condenado por crímenes contra la humanidad. Puso en marcha el Plan Marshall para controlar la reconstrucción de Europa.

    Imposible calcular. Imposible describir positivamente el no-ser, la destrucción. El concepto teológico de ‘mal’, remplazado por el concepto de ‘mal radical’ de Kant y de ‘mal político’, expresado como « banalidad del mal» por Arendt (1966) puede describir el fenómeno pero no pensarlo. «Tenía que entender», dijo ella en varias ocasiones. Ampliaría entonces su investigación sobre el pensamiento (Arendt 1981) y dictaría conferencias sobre el juicio. Por su parte, la psicoanalista inventa la palabra megamuertos preguntándose si es una « unidad de medida» o una « metáfora » (Amati Sas 1984). Escribe:

    Para interesarnos en la guerra nuclear, necesitamos vencer nuestras resistencias, porque el tema remueve las convicciones y certidumbres que protegen nuestra felicidad. Se trata de comprender el significado de elegir la política nuclear concebida como signo de poder, de disuasión por el terror, y de evaluar de qué forma la seguridad es tomada como rehén por algunos Estados que practican la imprevisión y la irresponsabilidad que nos rodean en nuestro mundo  nuclear, y eso en un contexto de guerra en mutación, de mundo multipolar. Es una guerra de cantidades inimaginables. ¡Sentimos que estamos entregando pasivamente el destino de todos a los signos matemáticos y a los concretos datos estadísticos e informáticos! Los valores de la era tecnológica son valores fríos y carentes de afectos que sirven a nuestra necesidad de escondernos a nosotros mismos nuestro miedo y angustia de la muerte. (Amati Sas 1984, 9)

    Imaginar millones de muertos, ya es consolarse alperder la desmesura de la cuestión vinculada a la destrucción. Amati expresa que la perspectiva de la guerra nuclear es « la suspensión del proyecto de vida de la humanidad », y la destrucción de la humanidad y de todos los seres vivos.

    Aprehender para qué sirve un bidón de Zyklon B

    En esa misma época, un filósofo exiliado de Europa durante 14 años, que la guerra de 1914-18 y luego Auschwitz e Hiroshima marcaron para siempre, atormentado por lo que llamó la obsolescencia del hombre (Anders 2010) y un « mundo sin hombres» (1950-70), tras desmoronarse al conocer lo acaecido en Hiroshima, exponía su pensamiento en la entrevista publicada con el siguiente título: ¿Y si estoy desesperado, qué quieren que haga? (Anders 2001). Un tiempo después, habiendo visitado Hiroshima, escribió Hiroshima está en todas partes, ¡publicado en francés en las Editions du Seuil en 2008! Hablaba entonces de nihilistas activos. En la citada entrevista también evoca sus trabajos sobre patología de la libertad, discurre sobre Weltfremdheit des Menschen (extrañamiento del hombre con respecto al mundo), « el apocalipsis sin reino », el fin de la humanidad por la autodestrucción sin sentido, sin tribunal supremo, sin redención. Anders se dedicó a estudiar los casos del piloto de Hiroshima y de la guerra de Vietnam, trabajando simultáneamente sobre una filosofía de la técnica convertida, para él, en un mundo autónomo que decide nuestra existencia. Él se opone a Heidegger, replanteando desde otra perspectiva la cuestión de la técnica. Su método, explicado por Roger Pol-Droit[16], se basa en la exageración y la atención a las más mínimas huellas de lo que se niega, se pasa por alto, se solapa: la desrealización del mundo, la deshumanización de lo cotidiano, la mercantilización general.

    Al constatar los límites y derivas de los filósofos, cuando trabaja sobre sus obras, Anders toma distancia de ellos y va a desarrollar su propia filosofía autónoma minoritaria.

    Imaginar el significado de un bidón de Zyklon B o de un reactor atómico que suprimen a millones de personas cambia radicalmente el trabajo del pensamiento y la cuestión de la conciencia, la intencionalidad, la alienación y la responsabilidad. Preguntándose por los límites de la tradición filosófica y las duplicidades de algunos filósofos, Anders afirma que estamos en un mundo de físicos, de ingenieros telosblind (acrónimo que combina la palabra griega telos, objetivo,  fin, y la inglesa blind, ciego) (Anders 2001).

    « Aunque la imaginación por sí sola sigue siendo insuficiente », escribe Anders (2001, 68), entrenada de forma consciente, capta (nimmt) muchísima más « verdad » (mehr « wahr ») que la « percepción » (Wahrnehmerung). Para estar a la altura de lo empírico. Por muy paradójico que parezca, debemos movilizar nuestra imaginación. Ella es la « percepción de hoy », escribe Anders (2001, 68). ¿Ínfima traza, infra-libertad política?

    Sobre este punto concuerda con un filósofo griego exiliado, Castoriadis – cuyo marco de referencias no son la fenomenología de Husserl y de Heidegger sino el marxismo, el psicoanálisis, la economía y la antigua Grecia – que trabajó entre 1960 y 1989 sobre la imaginación radical y la creación humana, tras fundar el grupo Socialismo o Barbarie.

    Para Anders, no se trata de una cuestión moral sino de cognición, pues ciencia y conciencia siempre van unidas. Quienes provocaron genocidios no son peores que las generaciones anteriores, escribe. « En mi correspondencia con el piloto de Hiroshima, Eatherly, forjé el concepto de ‘inocente culpable’ (schuldlos Schuldigen). No afirmo que ‘el hombre’ sea más malo, pero digo que sus acciones, a causa de la enormidad de las herramientas de las que dispone, se han vuelto enormes » (Anders 2001, 69). Refiriéndose a la masacre de My Lai en Vietman, Anders agrega un elemento a su pensamiento: el del « asesinato indirecto », con máquinas (pensamos en los drones). La intervención ya no es directa sino a distancia, lo que disminuye la percepción de los hechos y sus consecuencias.  « La situación en que nos encontramos no es más la de la Segunda Guerra mundial, cuando se bombardeaba desde arriba, sin ver lo que se hacía »; estamos ante un tercer tipo de situación, « en la que imitamos nuestras herramientas, para ver por fin algo de lo que hacemos» (68-69). Para describir la alienación que produce la técnica, Anders utiliza las palabras «exculpación» (Verharmlosung) y « embellecimiento » (Verniedlingug) «supraliminal », significando que son «acciones demasiado grandes para poder ser concebidas por el hombre » (72) y por lo tanto registradas, grabadas en la memoria. Demasiado grandes para ser percibidas o recordadas (memoria). La brecha entre producción e imaginación obliga pues a una crítica radical de los conceptos tradicionales y de las facultades humanas (imaginación, percepción, intencionalidad).

    Posteriormente, Amati Sas se refiere a su colega Bleger (Caloz-Tschopp 2014; Amati Sas 2016), que no vivió en la vieja Europa sino en Argentina, y del cual podría decirse que presintió la dictadura y la política de desaparecidos cuando explora los mecanismos de ambigüedad,  adaptación y extraña familiaridad que tornan aceptables la destrucción, la práctica del exilio forzoso, el aislamiento, el terror político a través de la tortura.

    Otro psicoanalista latinoamericano, Marcelo Viñar, hace hincapié en la función del terror en la tortura, concepto clave de Arendt para describir El sistema totalitario (Arendt 1972): aterrorizar al torturado y a su entorno para inmovilizar, someter a la sociedad. Él destaca la importancia del terror político en las dictaduras y que el trabajo del analista para luchar contra la tortura no es una técnica médica de ‘resiliencia’ sino una relación situada en la historia y la política, con sus herramientas específicas basadas en la recuperación del poder del inconsciente, de la palabra, del pensamiento (Viñar et al. 1989; Viñar 2018). Su enfoque permite un análisis crítico y concreto de las herramientas profesionales y políticas, no solo de los médicos sino de todas las profesiones.

    Consentimiento y resistencia para sobrevivir. Amati Sas se pregunta: «¿Cómo es posible que aceptemos lo inaceptable, que toleremos cualquier cosa ? ¿Qué mecanismo psíquico permite que tomemos las cosas más graves como si fueran obvias?» (2014, 14). « Para adaptarnos a nuestra cultura tecnológica de masa, tan confusa e invasora a través de los medios de comunicación, gran parte de nosotros debe permanecer (o incluso volverse) ambigua» (16). Ella aporta las nociones de indiferenciación, de núcleo aglutinado arcaico, «conjunto de afectos indiscriminados y sin organización ni jerarquía » (16), base de la ambigüedad, conceptos resaltados por el psicoanalista José Bleger. Este concepto permite la circulación de la angustia (vulnerabilidad psíquica y sentimiento de impotencia), pero cuestiona la solución propuesta por los poderes militares: « no nos plantean una opción de vida, sino un desafío de supervivencia a través de una fría manipulación » (17). Pretenden « ofrecer la seguridad a través de un sistema altamente mortífero » (17).

    Los vínculos entre traumatología, vulnerabilidad y adaptabilidad psíquica también pueden ser elaborados en la relación entre tortura y migración. El mandato analítico implica un trabajo de fortalecimiento del insight, de la simbolización, la elaboración del conflicto, la integración de la personalidad, « es decir la autonomía del pensamiento y de la persona » (Amati Sas 2014, 18). Ella recuerda que, ante el peligro nuclear, Einstein hacía un llamamiento a una « forma de pensar radicalmente nueva » (Einstein, Russell 1955). Subraya que, desde la prohibición del canibalismo y del incesto, tenemos el desafío de crear una nueva prohibición, «una evolución fundamental, transcendental» (Amati Sas 2014, 19).

    Para Anders, la Ética a Nicómaco de Aristóteles no nos ayuda a pensar la situación actual. El valor, el consuelo y la esperanza tampoco. La aporía sobre la percepción como fundamento de la intencionalidad lo lleva a «conservar el mundo antes de transformarlo» (Anders, 2001, 77) y a inventar una nueva filosofía y un nuevo lenguaje a partir de la constatación de la obsolescencia del hombre. Anders, que había asistido a los cursos de Husserl y de Heidegger en la universidad alemana, se volvió luego muy crítico con respecto a Heidegger y militó activamente contra la industria nuclear y la guerra de Vietnam (fue miembro del Tribunal Russell).

     En resumen, para estos autores, el peso del determinismo de la civilización capitalista y de la técnica expresada como obsolescencia del hombre, guerra ‘total’, nuclear, genocidios, terror, tortura institucionalizada, ataca la esperanza positiva en la libertad política y redobla la exigencia de actuar  donde sea posible (la esperanza, la desesperación, el valor no le interesan a Anders). Ellos inventan una nueva filosofía, y demandan un trabajo sobre las dificultades para pensar y elaborar el conflicto político integrando la historia del siglo XX. Para ambos autores, como para Einstein, Arendt, los investigadores de la Escuela de Frankfurt (razón instrumental), etc., la reapropiación del pensamiento de la filosofía y de la política es fundamental. Ellos muestran que la tortura intenta destruir los cuerpos, los afectos, la capacidad de pensar, el deseo de ser libre. De ahí que Anders haya retomado la cuestión de la imaginación y los psicoanalistas el trabajo sobre el inconsciente individual y social ante la violencia de Estado (Puget 1989).

    ¿Cómo pensar dentro de una casa en llamas? se preguntan hoy los investigadores de la crisis ambiental (Magnénat 2019). El término incluye la migración. ¿Cómo podemos aprehender la relación entre tortura y migración, que forma parte de la herencia histórica del vínculo entre violencia, pensamiento, conciencia y técnica, y ser capaces de superar la impotencia,  la indiferencia, la apatía para modificar nuestras formas de vida y reapropiarnos del poder de la libertad política? Desde una perspectiva fenomenológica, algunos investigadores describieron los muros, la civilización militar de los alambres de púas (Razac 2008) de las fronteras fortificadas, de las cercas para el ganado que remiten a la parcelación terrestre de la propiedad privada interpretada en clave de declive de la soberanía estatal (Brown 2009). Esas descripciones han captado las lógicas de apartheid sobre la tierra, en las cabezas, en los afectos. Para superar la impotencia, la reflexión y las luchas en las fronteras – agitados y caóticos lugares de múltiples conflictos y contradicciones en la relación trabajo-capital-guerra –, no deben centrarse únicamente en la dinámica de la expulsión, sino en el conjunto de lógicas, dispositivos, herramientas de separación, inclusión/expulsión,[17] clasificación y priorización, y en la presencia y nueva calidad de la violencia que revelan la tortura y el torpor ante hechos inaceptables.

    5    Recorrer una aporía

    5.1 Recorrer la aporía de la violencia extrema

    Detengámonos en una aporía que surge del enfoque filosófico de investigación crítica y se vincula directamente con la tortura y la migración, para comprender sus desafíos políticos y filosóficos. Ella es una especie de nudo gordiano en los fundamentos de la tortura y de la relación entre tortura y  migración. En la relación entre tortura y migración, ¿cómo pensar y salir de la violencia extrema, contenida en la violencia de Estado y en el crimen de Estado que paradójicamente produce un efecto anestésico?

    Tenemos la violencia de los poderosos, la violencia de Estado, la violencia de la resistencia que interpela Ahmet Insel (véase el sitio web exil-ciph.com) cuando reflexiona acerca de las huelgas de hambre en las cárceles turcas y sobre una política para la paz. Tenemos la violencia extrema, que Balibar descubre al releer a Clausewitz cuando éste observa a Napoleón, e integrando la historia y el presente, identifica una cualidad de la modernidad capitalista bélica que revoluciona profundamente nuestro enfoque de la política y de la filosofía.

     La violencia extrema, con las urgencias y los límites del planeta, se transforma en un nuevo imperativo filosófico y político de civilidad. Tortura y Democracia no son compatibles. Veremos que luchar contra la tortura implica aceptar vivir el vértigo democrático.

     La reflexión sobre la violencia extrema retoma los problemas y las posturas de Amati Sas, Anders, Arendt, Viñar, replanteándolos desde otro ángulo. La relación entre tortura y migración muestra que tipificar la tortura basándose en conceptos, en escalas de clasificación de los crímenes, contentándose con los criterios de la definición de tortura de la ONU, no permite luchar contra la tortura. ¿Qué hacer entonces? Si se considera la tortura como una compleja maraña de múltiples y heterogéneos actos de terror, de violencia extrema con efectos imprevisibles, ya no es posible, con la ilusión de definir niveles y límites, contentarse con un enfoque humanitario, utilitarista, con el pensamiento de un Estado-nación soberano,  un pensamiento calculador, un pensamiento que se limita a definir niveles de violencia.

     La solución común de la aporía se basa en límites (¡nunca más!), normas, criterios jurídicos, procedimientos para el derecho penal de los derechos humanos. Para Balibar, su profundización filosófica, ante el caos abismal de autodestrucción de los seres humanos, implica ir más allá, desplazarse de la tradición filosófica dominante para plantear una apuesta trágica: la apuesta  trágica de la civilidad. Propone el proceso de creación política de civilidad, de contra-violencia, de re-civilización para contener la des-civilización (Bozarslan 2019).

    Resumamos las líneas directrices de un ensayo fundamental de Balibar (2010) que lo lleva a pensar juntos violencia y civilidad. Cabe señalar que él aborda  la cuestión de la violencia extrema en los acontecimientos de un nuevo tipo de guerra (las enseñanzas que saca Clausewitz de las guerras napoleónicas incontrolables e imprevisibles), y en los nuevos modos de apropiación del valor, de explotación, de sobreexplotación del trabajo y también de producción de humanos superfluos (Caloz-Tschopp 2000), aquellos y aquellas que no son integrables en la reorganización globalizada del mercado laboral o bien padecen formas de expulsión de las relaciones de clase, sexo, raza. En la construcción del Estado nacional social, del Estado a secas, esto refiere a los expulsados por diversas razones, atrapados en los complejos procesos de expulsión de sus condiciones materiales de vida, del ejercicio de la libertad política que se ejerce participando en los asuntos públicos, del mundo, especifica Arendt (1972).

    Ante los debates sobre la cuestión social (de actualidad en Francia así como en otros países de la UE y en otros continentes), el autor preconiza la articulación entre ciudadanía social e invención de nuevos modos de ciudadanía que llama civilidad para superar las contradicciones del Estado nacional social y pensar la imprevisibilidad de la libertad y de la violencia extrema y sus incalculables consecuencias. Los dilemas, expresa, son difíciles de plantear y de poner en marcha (Balibar 2010). Los científicos nucleares ya pasaron por estos dilemas de la ciencia. ¿Será posible librarse de la violencia exterminadora?

    Balibar desarrolla una filosofía que interpreta la frónesis de Aristóteles (prudencia, autolimitación), no sobre la base de la distinción cantidad/calidad, o en filosofía de los grados, de los límites (soportables), para calificar, clasificar los crímenes como la tortura, sino desarrollando una filosofía de los umbrales, situada en la dialéctica posible/imposible, transformada en la trágica apuesta de la acción humana colectiva e individual. De tal forma pasamos de una metafísica determinista de lo limitado/ilimitado a una filosofía política. Una antropología de la potencia/impotencia, de lo humano posible/imposible, solo en el marco humano. Este enfoque de la responsabilidad se abre a lo transindividual (Balibar 2018) y a lo transpolítico, rechazando una filosofía catastrofista sin negar la cuota de violencia en la acción humana y en las sociedades. Punto fundamental. Balibar afirma en su ensayo que la violencia se ha convertido en una aporía cuando pone en tela de juicio la posibilidad de la política y de la filosofía (Balibar 2010). Ahí se encuentra el límite infranqueable de la nada. No nos libramos de la violencia. Entonces, ¿cómo pensar en los extremos? Es una apuesta trágica por una política de anti-violencia. Es la trágica apuesta de la alteridad contra la tentación de lo absoluto, de ir hasta el final, la apuesta contra el abismo al que nos empuja la extrema violencia cuando la sufrimos, y de la cual deseamos protegernos dejándonos atrapar.

    6     Desplazamiento, horizontes, vértigo

    6.1  La libertad política de moverse

    La huida de los migrantes ante la violencia que destruye sus condiciones materiales de vida y sus horizontes, la resistencia de los activistas solidarios, su deseo de libertad política abren el incierto horizonte, habilitando a desplazar la relación entre tortura y migración y a explorar herramientas de lucha contra la tortura. En otras palabras, pensar la relación entre tortura y migración incluye las luchas de denuncia, contra la penalización, y la creación de espacios donde reine la libertad política de moverse, lo que Arendt llama la libertad de ser libre.

    Abordar el trágico desafío de la civilidad proponiendo la libertad política de  moverse, interpelando lo que llamo el vértigo democrático (Caloz-Tschopp 2019), no resuelve la aporía de la violencia extrema, pero la explora incansablemente desde el deseo de libertad política, pensando en los extremos, con los medios y herramientas de que disponemos para captar y reapropiarnos incansablemente del poder democrático, y más allá de ellos. En el terreno de las relaciones entre tortura y migración, esto implica evitar caer en la trampa de las ideologías ‘populistas nacionalistas’, del mercado de lo humanitario y del mercado capitalista, para poder, al desplazarse, reapropiarse de la filosofía y la política y re-pensar la relación guerra-tierra-trabajo-capital, las regulaciones/desregulaciones del mercado de trabajo basado en la violencia política, y la falta de políticas migratorias, dominadas por el caos utilitarista.

    Este desplazamiento implica establecer una distinción crítica entre la libertad de circulación de los capitales, los bienes y la mano de obra, establecida en los textos de la UE y de Schengen, la movilidad yla libertad política de moverse. En los actuales debates sobre las políticas migratorias (Pacto migratorio, leyes) la movilidad se presenta como un concepto alternativo ante la violencia económica y policial que tiende, sin éxito, a inmovilizar, a sobreexplotar, a hundir a los pueblos en la nada de la desaparición. Cabe preguntarse hasta qué punto el concepto de movilidad puede responder al imperativo de circulación globalizada del valor producido por la fuerza de trabajo del capitalismo avanzado. ¿Será suficiente la movilidad de los trabajadores migrantes para lograrlo?

    Notemos que el concepto de movilidad, actualmente en debate en torno al pacto migratorio (Carlier, Crépeau 2017) y a la política europea de migración, pasa por alto la globalización de la migración y sus exigencias, y la aporía de las fronteras impuestas por el apartheid y el Estado-nación territorial y soberano. Recordemos que en la Declaración de Derechos Humanos (art. 13.2) toda persona tiene derecho a dejar su país, pero no a entrar en otro. En su película El paso suspendido de la cigüeña, Angelopoulos muestra lo que pasa en las fronteras, en las zonas de tránsito, frente a los muros, a los alambres de púas. ¡Actualmente la cigüeña, lejos de suspender su vuelo, con fronteras patrulladas, choca contra los alambres de púas, ya no puede volar ni ejercer su libertad política de moverse! Así, los derechos humanos se ven sometidos al principio de soberanía nacional de los Estados, al apartheid, a la violencia extrema.

    El intento de incluir el concepto de movilidad en el corpus de los derechos humanos es sin dudas un paso notable para superar la ideología de la fuerza securitaria, nacional, identitaria, de clasificación inclusiva/expulsiva/descartable. Pero pasa por alto un desplazamiento radical necesario. Ya Arendt había subrayado la importancia de distinguir la libertad de circulación (concepto económico, utilitarista) de la libertad de movimiento para que pueda emerger la libertad política.

    En resumen, al tropezar con la violencia de extremos imprevisibles y sus formas en la tortura constitutiva de las políticas migratorias, al recorrer la brecha abierta por Arendt, mi perspectiva cambió radicalmente pasando a  considerar la libertad política de moverse como el eje filosófico central para pensar la vida humana y la migración, reformulando las relaciones de migración a través del desexilio del exilio. Las condiciones materiales de vida de los migrantes nos muestran la urgencia de reconsiderar con nuevos ojos a todos los seres humanos del planeta. Con espíritu creativo y horizontes ampliados es posible re-pensar la relación entre tortura y migración. No es de movilidad que tenemos que hablar sino de libertad política de moverse, una propuesta que debería inscribirse en un nuevo enfoque de la política, de la filosofía, de la ciudadanía/civilidad. Ella afecta el cuerpo, los pies de los fugitivos que caminan, y con su cabeza piensan filosóficamente en la explotación, la destrucción, la exterminación de las que están huyendo. Metafóricamente hablando, ¡hoy todos los seres humanos están huyendo de todo tipo de torturas!

     El ensayo filosófico que publiqué en 2019 (Caloz-Tschopp 2019) se basó en los saberes cosechados en un ensayo anterior: L’évidence de l’asile (Caloz-Tschopp 2016c). Este último parte de una crítica a las políticas de derecho de asilo, a la acción humanitaria, siendo su objetivo la reapropiación de « la evidencia del asilo », tesoro perdido, confiscado, base de una « filosofía dis-tópica del movimiento».

    Estudiando la huida de los migrantes, el segundo ensayo aportó el descubrimiento de la libertad política de moverse, revisitando el exilio (dominación) y el desexilio (lucha creativa). Para escapar de la violencia depredadora; en él se propone una filosofía del derecho de huida, que es una nueva forma de desexilio (luchas) practicada por millones de personas en el mundo. El objetivo es salir de un capitalismo expansionista sin límites, de un pensamiento de Estado, policía, guerra, fuerza, estado de urgencia (Bigo 2019), estado de excepción, categorías territoriales, soberanía de los Estados (naciones), y buscar referencias (hospitalidad, igualdad, solidaridad, etc.), debatir con filósofos, investigadores, resistentes, e imaginar espacios de transpolíticas democráticas.

    El doble planteamiento fue motivado por la negativa a entrar en el campo de la migración minado por los populistas nacionalistas, eligiendo buscar un espacio, una base filosófica en el derecho a tener derechos de Arendt, de carácter más general, inscrito en la política y la filosofía del género humano caracterizado por la relación trabajo-capital-tierra-guerra y, en el capitalismo contemporáneo, por la violencia del exilio que debe combatirse con el desexilio. La apropiación de la libertad política de moverse es el imperativo por excelencia del género humano en el siglo XXI. ¡Me lo demostró la acción de huir de los migrantes ante la tortura!

    El desplazamiento que busca una alternativa es colectivo. Y pervive. Trabajos que cuestionan radicalmente la fractura entre el género humano y la naturaleza aportan un nuevo enfoque a la filosofía del trabajo, de la migración, del exilio, del desexilio, efectuando un importante desplazamiento epistemológico y de categoría. Esta alternativa lleva a reencontrarse con las preocupaciones sobre el clima y a reanudar reflexiones feministas (sobre el cuerpo).

    6.2    Conclusión: vivir el vértigo democrático transpolítico

    El vértigo democrático es tan embriagador como el vértigo en la montaña. Es al mismo tiempo transindividual (Balibar 2018) y transpolítico (Caloz-Tschopp 2019). Pero los riesgos son grandes. Existe una tensión entre la libertad de ser libre y la violencia autodestructiva de los seres humanos y del planeta, ambas imprevisibles. Reelaborar la relación con la violencia, con la creación democrática como una relación transindividual y transpolítica es asumir el riesgo incalculable de lo que Arendt llama la ‘libertad de ser libre’, Castoriadis ‘la autonomía’ (auto-nomos, darse normas a uno mismo), Balibar ‘la apuesta trágica’. Vivir demanda curiosidad, valor, imaginación para luchar por la plena participación activa de cada ser humano en su propia vida y en los asuntos públicos en un planeta finito. Nadie puede decidir por otro su deseo de libertad política. Esto es la base, el arte del derecho a tener derechos (Caloz-Tschopp 2000) y el arte político de huir de todas las formas nihilistas de apartheid, de tortura, de destrucción, de muerte.

     Los migrantes ilustran el paso de la esencia y la naturalización al vínculo con el otro fuera y dentro de uno mismo. La relación entre tortura y migración evoca el ruido de la violencia política llevada al extremo, el terror, la locura que señala Toni Morrison en el rechazo del otro, de los terceros, en el desprecio, la explotación, la destrucción cuyo único horizonte imaginable serían las políticas de desaparición. Angustia ante la brutalidad inaudita, la destrucción. Basta con escuchar a las mujeres migrantes, las historias de los africanos en Europa, de los latinoamericanos que cavan túneles bajo el muro de Trump. Noche. Ningún sueño. Pesadillas.

    En su vida, Borges (1965), que era ciego, pasea a tientas « por el jardín de los senderos que se bifurcan ». Manifiestamente, en la historia, esas bifurcaciones han sido infinitas. Castoriadis explora las encrucijadas del laberinto (1975) del pensamiento para develar el poder de la imaginación y de la creación humana. Para identificar las circunstancias materiales del sometimiento, Mathieu (1991) distingue entre ceder y consentir, analizando las estrategias de libertad política de las mujeres y de las minorías. Balibar (2010) convoca a pensar en los extremos, a hacer una apuesta trágica y practicar la civilidad. Encrucijadas de descubrimientos, debates, conflictos. Ellos nos enseñan a pensar en los extremos, con los medios que hemos heredado y más allá de ellos. A vivir lo que puede llamarse el vértigo democrático hasta en sus últimos deseos, defensas, pensamientos, fragilidades, imprevisibilidad (Caloz-Tschopp 2019, 497-523).

    Pensar en los extremos, pensar la tortura, la migración, con los medios heredados y más allá de ellos, es tener la audacia de desplazar el peso de los sistemas, conceptos, categorías, prejuicios, formas de gobierno autoritarias y  saqueadoras, inventar un enfoque filosófico para ponerlos en tela de juicio, ponerlos en movimiento. Spinoza, Deleuze abrieron el camino.

    En pocas palabras, es reconocer la dificultad para imaginar, ver, percibir. Es pensar, comprender el riesgo que implica el deseo revolucionario de libertad política y la violencia más allá de toda medida (Amati Sas 2014), su incalculabilidad, imprevisibilidad y la posibilidad/imposibilidad de contener su movimiento creador y destructor mediante la acción política de creación auto-organizada de espacios en movimiento, de civilidad solidaria en las fronteras del entorno del cual forma parte la migración. Los conceptos inmutables y estereotipados respecto a la ilusoria soberanía vertical del Estado nacional (¡ignorancia de los pueblos!) sobre el suelo, los seres humanos, las armas, los bienes, la servidumbre, el saqueo legitimado, ocultan el poder de muerte masiva y de destrucción, eluden la libertad y la responsabilidad políticas. Cuando la violencia aniquiladora se convierte en la regla de juego mundial, la autonomía, la libertad política, la responsabilidad son transpolíticas, son una apuesta trágica.

    Por otra parte, pasar, sin distancia crítica, de los discursos sobre la libre-circulación de capitales, de bienes, de la fuerza laboral, a discursos sobre la movilidad no basta para contener la violencia de la apropiación del valor del trabajo, de la sobreexplotación y de la destrucción depredadora. Ser móvil es la regla del capitalismo acorralado. ¡Pero ser móvil no es forzosamente ser libre! Abrir el horizonte es imaginar que la libertad política de moverse con el cuerpo, la cabeza, los pies es constitutiva de la condición humana, de la invención de la política, de la civilidad. Ella contiene la violencia. Es la lucha por excelencia para prevenir la tortura. Desde luego, el Pacto sobre la migración, la denuncia, la sanción de los actos de tortura son necesarios. Pero además se están llevando a cabo luchas heterogéneas (por ejemplo la lucha contra las multinacionales) para salir del capitalismo, por el derecho al trabajo para todos, por verdaderas políticas de migración, por el derecho de asilo, para que se incluya en las constituciones la hospitalidad, la igualibertad, la solidaridad, el intercambio creado en las prácticas democráticas insurreccionales.

     Detectar una aporía del capitalismo permitió ampliar el horizonte para pensar en las incógnitas de la relación entre tortura y migración, y recuperar la libertad política de moverse. No menciono en este artículo las múltiples medidas, los dispositivos, las herramientas que existen pero que no son escogidos ni se aplican (Caloz-Tschopp 2016c). El debate está saturado. Inercia. Falta de voluntad política, de valentía, de imaginación. Las filosofías de la ‘patata caliente’ son características de la violencia de Estado. Son una grave irresponsabilidad corta de miras.

     Recordemos que la política necesita un marco auto-organizado, es lo que nos enseñan las experiencias de creación democrática horizontal, por ejemplo en las ciudades del Kurdistán, las numerosas experiencias de auto-organización, las universidades libres, y también los failed States, las guerras en la ex-Yugoeslavia, en Liberia, en las zonas de guerrilla en Colombia, las metrópolis atrapadas entre la basura, la contaminación y las drogas, las políticas de seguridad de los campos de internamiento, las cárceles, etc. Fulgores en el horizonte e infierno de Dante. Cuán difícil es hablar de avances invisibles en las luchas y también repensar el Estado vertical heredado, no ser seducido por la espiral de fuerza autoritaria y securitaria, ni por la tentación de devolver violencia por violencia en lugar de emplear la astucia para esquivarla, para huir de ella.

    Querer remplazar a las víctimas por combatientes, la desobediencia civil por la guerra cívica, o ante la violencia extrema pensar en términos de autodefensa no sería suficiente para crear una política positiva de ciudadanía-civilidad, de la antiviolencia de la cual habla Balibar que implica la iniciativa de un comienzo, el otro, la alteridad, el conflicto, la disputa, el debate, que se ven en la apertura de espacios en movimiento en las fronteras, en los refugios, los Tribunales de opinión, en el proyecto de una Corte Internacional de Justicia, por ejemplo.

    Pensar en los extremos, con los medios que tenemos y más allá de ellos, es reapropiarse de la libertad política sobre la cual se basa la invención democrática (imaginario, proyecto, dificultades, incógnitas). El vértigo democrático no se limita a la democracia representativa, ni a la democracia semi-directa (que conocemos en Suiza). Es un movimiento de autonomía frágil e incierto, incesantemente recomenzado, incluso ante la lógica de la tortura en todas sus formas. Después de Platón, uno de los argumentos que se esgrime a menudo contra la democracia es el riesgo de derivas. Spinoza lo retomó bajo la forma de «temor a las masas» (pero esto sería otro debate).

    Me gustaría insistir aquí sobre otro riesgo positivo que se debe tomar, el de la libertad política en un tiempo de violencia extrema, el arte de esquivar la destrucción, de huir, de emplear la astucia, trabajando sobre las ambigüedades, desarrollando la doble capacidad dialéctica de desplazamiento, rodeo, aplazamiento : tener el valor lúcido de permanecer, de mantenerse firme, de sostener una posición en defensa del derecho de tener derechos en un contexto de tortura, de desapariciones, sin caer en un radicalismo abstracto, absoluto, que implica un corrimiento en el uso de la violencia incontrolable y convertirse en prisionero de efectos boomerang destructivos (Luxemburgo) y de daños colaterales incalculables.

    Pensar en los extremos, con los medios existentes y más allá de ellos, es hacer la trágica apuesta de lo posible/imposible, saber que nunca nada es definitivo, que existen márgenes de maniobra de libertad, de autonomía. Las evaluaciones de conceptos relacionados con el actuar (por ej. imaginación, autonomía, servidumbre, desobediencia cívica, responsabilidad), la creación de herramientas en las luchas, van mucho más allá de lo que describen las teorías de Hobbes sobre el Estado y la violencia soberana. Kafka nos dice que podemos imaginar, pensar en esos lugares donde el humor creativo se codea con lo absurdo de la fuerza apisonadora.

    Vivir la tortura en la migración, comprenderla, luchar para contenerla es un largo aprendizaje frágil e incierto de desplazamiento, en búsqueda de un nuevo paradigma político del entorno del cual forma parte la migración en movimiento. Elaborar la complejidad, la imprevisibilidad de la violencia y de la libertad, la autonomía, sin negar la trágica violencia destructora. La libertad política de moverse tiene un precio, lo que Arendt llamó «la libertad de ser libre», Castoriadis « la autonomía » y Marx «el trabajo vivo».


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    Agradezco el apoyo de Pauline, Graziella, Maria, Sabine, Teresa, Françoise, Silvia, Ahmet, Marcelo, Salomé, Steph.


    [1] Por más información, véase Droit de rester pour tou.te.s, http://droit-de-rester.blogspot.com /(2019-11-19) .

    [2] De ahora en adelante, con la expresión violencia extrema me estaré refiriendo a las investigaciones realizadas por Balibar sobre el tema.

    [3] La guerra contra los migrantes que huyen de su tierra se está estructurando. De aquí a 2027, el personal de Frontex pasará de 700 a 10.000 funcionarios, véase

     https ://www.sosf.ch/cms/upload/pdf/ SOSF-BULLETIN_3-2019_FR_DEF_A4.pdf (2019-11-19).

    [4] Desde la perspectiva de un trabajo de memoria, esas políticas pueden ayudar a repensarlas a la luz de la actualidad de la tortura.

    [5] En otro texto, publicado en 2020 en la revista Choisir de Ginebra, abordo otras aporías que constituyen un sistema con la aporía trabajada en este artículo (Caloz-Tschopp, 2020).

    [6] Desplazamiento de las nociones de migrante, refugiado, solicitante de asilo etc. a la expresión “exiliado en desexilio”.  En el marco del Programa Exilio-Desexilio del Colegio Internacional de Filosofía (véase la página web http://exil-ciph.com) y en el ensayo (Caloz-Tschopp 2019) sobre la libertad de moverse, se examina la hipótesis exploratoria de considerar el exilio y el desexilio como las actuales condiciones  materiales de vida de las personas en  nuestro planeta, obligadas a huir de la destrucción y a buscar medios de supervivencia.

    [7] A partir de este momento utilizo la palabra Convención.

    [8] Vidal-Naquet señaló que el General Massu hizo la apología de la tortura funcional comparable al acto médico de un cirujano o de un dentista. El general obvió que la tortura, lejos  de limitarse a una cuestión moral, era una cuestión política en las relaciones de Francia con Argelia. Se sabe que los dispositivos y herramientas de las guerras de la colonización francesa (Vietnam, Argelia) fueron exportados, por ejemplo a las dictaduras latinoamericanas, de donde los exiliados tuvieron que huir para salvar su vida y su  libertad.

    [9] La historia del derecho al voto de los inmigrados es instructiva sobre el particular.

    [10] Kant reflexiona sobre la paz, el derecho internacional, la propiedad común de la tierra. Este aspecto de su obra no ha sido señalado con frecuencia (Caloz-Tschopp 2019).

    [11] Un hecho olvidado por la memoria pública merece ser recordado. En 1980, J.-P. Hocke, Alto Comisionado de las Naciones Unidas para los Refugiados, publicó un número especial de la revista Refugiados de la ONU sobre la creación de campos en Alemania. Ese país amenazó con cortarle los fondos al HCR si se distribuía la revista. Y la retiraron de la venta. El Alto Comisionado de las Naciones Unidas para los Refugiados dimitió de su cargo.  ¡Hoy merecería una medalla de los Justos!

    [12] Estados Unidos e Israel justifican la tortura por la necesidad de salvaguardar la seguridad interna del Estado.

    [13] Otros ejemplos son el estatuto de las mujeres, la cuestión climática. Ya se verá en qué sentido están interrelacionados.

    [14] La cuestión de los llamados ‘refugiados climáticos’ exige un cambio de paradigma para ser abordada con seriedad.

    [15] El genocidio de los gitanos es casi invisible ; sin embargo, fue planificado dentro de la ‘Solución final’ nazi

    [16] Le Monde, 9 de junio de 2011.

    [17] El texto de Balibar ¿Qué es una frontera?, presentado al Grupo de Ginebra en 1986, le abrió las puertas a esta reflexión crítica esencial. Fue retomado por el autor en su libro El temor a las masas (Balibar 1997).

  • Se retrouver (extrait)


    Yiğit BENER (Turquie)

    lls étaient évidemment, sidérés de me revoir – tous mes proches, ma famille… Comme s’ils avaient vu un fantôme! Mais, je dirais qu’ils s’en sont vite remis. L’être humain s’habitue aux choses les plus incongrues. Notre espèce aurait-elle pu évoluer sans cette capacité d’adaptation inouïe?

    Nous, les êtres humains… Combien de guerres, de génocides n’avons-nous pas subis, bon sang! C’est autant de vies que nous avons prises, autant de gènes que nous avons nous-mêmes occis… Mais voilà, nous sommes toujours là, bien vivants, survivants; et d’ailleurs, il nous est parfois possible de vivre sans jamais avoir à nous confronter à nos propres crimes. Nous sommes des créatures parfaitement malléables. Nous sommes capables de nous adapter à n’importe quelle condition et c’est bien pour cela que nous sommes les maitres de l’univers…

    La scène où je retrouve la famille de mon oncle maternel, après mon séjour dans l’autre monde, est, je pense, un des plus bels exemples de la rapidité avec laquelle l’être humain est capable de s’ajuster.

    Leur maison de vacances se trouvait sur la rive de Yalova, dans l’une de ces résidences édifiées en blocs uniformes, et qui ne s’étaient pas encore écroulées dans le tremblement de terre de Marmara. Parler de « résidences », c’était parler bien vite, car il ne s’agissait que d’immeubles compacts de trois ou quatre étages, contenant cinq minuscules appartements (avec deux cellules en guise de chambres, un espace minuscule censé être le salon, un semblant de coin cuisine, une semi cabine de douche accolée à des toilettes, et un tout petit balconnet); de ces blocs de béton en cascade, enveloppés d’un dédale d’escaliers, se dégageait une architecture étrange et plutôt originale. Ça aurait mérité un prix! Eh, il fallait bien que le promoteur réussisse à les faire passer pour des soi-disant villas avec vue panoramique sur la mer. Tout ce complexe bétonné formait une espèce de «muraille de Yalova», qui cachait la mer aux usagers de la route nationale adjacente. Le but des concepteurs avait-il été de punir les chauffeurs de minibus qui avaient transformé cette route en une piste de course? Ou bien, qui sait, peut-être que les matériaux que les entrepreneurs avaient à disposition (ce béton frelaté avec du sable de mer et ces barres de fer moisies qui se brisent à la moindre secousse) ne leur avaient pas permis de bâtir autre chose qu’une telle horreur…

    Je suis arrivé juste au moment du petit-déjeuner. Après le prélude des «Aaah!», «Oh, mon dieu!», «Je n’en crois pas mes yeux!», «Comment c’est possible?», on a eu droit aux crises de nerf, aux évanouissements, à l’eau de Cologne pour ranimer… C’est naturel. Ce qui ne l’était pas était de me voir ressuscité.

    Ensuite, nous nous sommes tous serrés sur le balcon qui donne sur la mer: mon oncle, ma tante, leurs filles, cette folle de Reyhan et Ayla l’ainée, et puis moi… (Bedri, leur fils, était rentré à Ankara, il avait interrompu ses vacances à cause d’une saute d’humeur de son responsable à l’hôpital.)

    Le balcon était vraiment très étroit. En plus, il y avait ce guéridon dans le coin… Certes, il fallait bien la poser quelque part, cette télévision qui restait apparemment toujours allumée. Ils n’allaient tout de même pas briser leurs habitudes, juste parce que j’étais là. Et puis, quand je dis «folle», faut pas croire, cette chère fada de Reyhan était, en fait, plutôt habile: elle se glissait entre la table et les chaises en plastique pour remplir nos verres de thé avec la souplesse d’un cygne. Si j’avais été à sa place, j’aurais sûrement fait plus d’une victime! Heureusement, je n’avais pas besoin d’aller à la cuisine. Contingence de l’invité et du sexe masculin… Je présidais la tablée, juste après mon oncle, assis en face de moi. Et de ce fait, j’ai pris un bout de pain sans attendre, et me suis jeté sur la confiture à la griotte de ma tante. C’est la seule confiture que j’aime. Elle n’a jamais trouvé sa pareille dans l’autre monde.

    Heureusement que j’avais la bouche pleine… sinon je n’aurais pas pu suivre: tout le monde parlait en même temps. Les questions fusaient. J’avais le sourire jusqu’aux oreilles et bon appétit. J’essayais de satisfaire leur curiosité entre une tartine de confiture et une rondelle de sucuk grillé. Je leur racontais ce que je pouvais leur dire, ce que je pensais qu’ils étaient en mesure de comprendre. Ils étaient suspendus à mes lèvres: je parlais à ventre déboutonné et mes paroles étaient douces comme du miel… débordantes de nostalgie… animées par les retrouvailles… le bonheur… l’émotion… la joie… les éclats de rire… une douce chaleur.

    Tout à coup, les questions se sont taries. Comme s’ils en avaient eu assez. Ils n’écoutaient plus que d’une oreille. Je commençais à m’inquiéter d’avoir dit quelque chose de travers. Je ne trouvais pas dans leurs regards la réponse que je cherchais; car j’avais justement du mal à les capter, ces regards. Ils louchaient systématiquement sur le côté. D’abord de manière espacée… furtivement… puis les têtes se sont carrément tournées vers le guéridon.

    Il parait que depuis des mois, la Turquie toute entière retenait son souffle devant ce feuilleton brésilien. Elle le suivait avec passion, curiosité et obsession… (les feuilletons turcs de l’époque n’étaient pas encore de taille à battre les records d’audimat.)

    Je n’ai appris ces détails que bien plus tard. Les montres et pendules des plus grands instituts officiels étaient remises à l’heure en fonction de la diffusion de ce feuilletonPersonne n’en aurait raté un épisode. A aucun prix. Les opérations chirurgicales aussi s’interrompaient pendant sa transmission. Et même, les opérations «anti-terroristes» transfrontalières…

    Bien sûr, je ne pouvais pas savoir que j’arriverai à l’heure du feuilleton sacré: telle est l’ignorance du revenant! Veuillez me pardonner. Au fond, cela ne faisait qu’une heure que j’étais réapparu après plus de dix ans d’absence…

    Si vous croyez que je me suis senti offensé, vous vous trompez. Ils sont ma vie, mon sang. Comment pourrais-je me fâcher? Surtout après avoir été privé de leur amour pendant plus de dix ans, comment aurais-je même pu envisager de les priver du moindre feuilleton brésilien? D’autant que j’avais goulûment dévoré le pot entier de confiture, et gobé toutes les rondelles de sucuk sans même laisser le temps aux autres de sentir leur odeur! De plus, ils n’avaient tout de même pas commis un péché impardonnable. Comme si, moi, je n’étais jamais resté le nez pendu devant des feuilletons… des séries TV de docteurs (on se demande bien pourquoi d’ailleurs?) Surtout celle avec ce médecin excentrique et revêche: un véritable revenant! Je suis sûr que l’auteur du scénario a mis beaucoup de sa personnalité dans le personnage de cette série. Les écrivains font ça souvent, consciemment ou inconsciemment…

    Ceci étant, si j’ai dit que je n’étais pas fâché contre mon oncle et ma tante, je n’ai pas dit que je n’ai pas été vexé. Après tout, je suis un humain, pas un ange: les revenants aussi ne sont que de simples êtres humains. Quoiqu’il en soit, je me remets vite d’une blessure narcissique. En fait, cela m’arrangeait que les questions sur l’autre monde aient été interrompues brusquement. J’aurais pu avoir du mal à répondre à certaines d’entre elles. Et puis, ce feuilleton ne durait que quarante minutes en tout… (Il n’y avait pas encore ces longues et épuisantes publicités qui entrecoupent les émissions d’aujourd’hui.) C’était un temps d’attente raisonnable avant de redevenir le centre d’intérêt. Il suffisait d’un peu de patience: accepter d’attendre son tour, savoir se contenter de son dû… C’est une vertu que tout le monde aurait intérêt à acquérir rapidement, dès l’enfance. Car, après tout, personne n’est le centre du monde.

    Après la fin du feuilleton, nous ne parlions déjà plus du passé, mais de l’avenir: si j’allais rester ou pas pour le déjeuner… Des aubergines que j’aimais tant et que ma tante avait préparées comme si elle s’attendait à me voir venir… La santé de mes parents… La surprise que j’avais l’intention de faire à Bedri en allant à Ankara…

    Nous avons même parlé des projets de ma nouvelle vie. Projets encore inexistants…

    Nous n’avons plus du tout abordé mon passé dans l’autre monde. Ni eux, ni moi n’avions envie de continuer la conversation qui avait été entamée autour du petit-déjeuner, avant que le feuilleton ne commence.

    Maintenant, je me demande combien m’étais-je intéressé moi-même à ce qui leur était arrivé pendant mon absence  – à mon oncle, à ma tante, à Reyhan, à Ayla? Mon oncle avait cédé sa pharmacie et était parti à la retraite, mais il ne buvait toujours pas plus qu’un double rakı… Ma tante croyait encore à tout ce que je racontais, et riait toujours autant en se rendant compte de l’entourloupe… Reyhan était toujours aussi fofolle et vivait toujours seule… (Elle s’était mariée pendant mon absence, et avait divorcée, toujours pendant mon absence; donc pour moi, cela faisait un total de zéro.) Ayla mettait toujours sa main devant la bouche en riant pour que l’on ne voie pas ses dents… (Pourtant, elle les avait faites refaire depuis.) Je n’avais pas cherché plus loin, pour dire vrai. L’important, c’était de nous retrouver; quant au reste…

    La famille, c’est sûrement un peu ça: l’étrange cohabitation d’affinités superficielles et d’un amour profond d’une origine indéterminée (ou parfois de haines tout aussi profondes mais aux origines bien déterminées!).

    Je crois que, généralement, nous ne sommes pas vraiment intéressés de savoir «qui» sont réellement nos proches: C’est ce à «quoi» ils s’apparentent, ce qu’ils représentent qui compte vraiment. D’ailleurs, n’en était-il pas ainsi de ma relation avec mon oncle et ma tante? Pour eux, j’étais resté ce petit garçon espiègle qui allait et venait. Un petit garnement qui avait certes bien pris de l’âge, mais ça ne changeait rien. Et je faisais tout pour qu’il en soit ainsi.

    Quant à eux, ils ont toujours représenté à mes yeux cet amour qui allait de soi, inconditionnel, désintéressé, et qui subsiste depuis mon enfance. Un refuge permanent, où je pouvais aller sans prévenir… sonner à la porte à toute heure… et entrer pour me diriger directement vers la cuisine après une rapide embrassade (sans oublier de me chamailler au passage avec Reyhan) et demander en parfait enfant gâté: «Tata, tu m’as préparé quoi aujourd’hui à manger?»

    Pourquoi donc pensez-vous qu’à peine rentré de l’autre monde, je suis allé reprendre mon souffle dans ce petit appartement à Yalova, aujourd’hui englouti sous les décombres du séisme?

  • Symbiose, ambiguïté et cadre psychanalytique dans la théorie de José Bleger: explications et réflexions [1]

    John Churcher, Société britannique de psychanalyse

    Résumé

    La conception de José Bleger sur le cadre psychanalytique. Le cadre à la fois comme institution, comme partie de la personnalité individuelle, et comme schéma corporel. Symbiose, indifférenciation, dépositaire, position glischro-caryque. L’ambiguïté, le syncrétisme et la facticité. Un problème de traduction. Le corps physique et le corps politique: translation de J.  Bleger au-delà de la psychanalyse.

    Introduction

    Madame la présidente, Mesdames et Messieurs, ma première rencontre avec l’œuvre de José Bleger a eu lieu il y a 25 ans, pendant ma formation psychanalytique, et depuis ce temps, ses idées sont restées au centre de ma pensée clinique. Dans cette présentation, j’essaierai d’expliquer certains des concepts de Bleger, et pour ça, je dois commencer avec la psychanalyse. Mais, comme cet auditoire est plus divers, je vais essayer de garder une perspective ouverte vers d’autres disciplines et communautés épistémiques. Et, je vous prie de m’excuser pour les fautes de français.

    Il y a des différences entre les voies d’accès à l’œuvre de J. Bleger parmi les psychanalystes de cultures différentes. Les analystes anglophones ont en pris connaissance à travers un seul article publié dans le International Journal of Psychoanalysis en 1967[2]. Cet article traite du cadre psychanalytique. Il a été publié à peu près en même temps que le livre en espagnol dont il est le dernier chapitre substantiel[3]. Ce n’est qu’en 1979 qu’une traduction française de l’article a été publié[4], ce n’est qu’en 1981 que le livre a été publié en français sous le titre Symbiose et ambiguïté, et ce n’est que 32 ans plus tard, en 2013, que le livre a été publié en anglais[5]. Je vous ai donné cette chronologie pour soulever la question du comment ces décalages pourraient avoir affecté l’accès à la compréhension et l’application des idées de Bleger. En tout cas, il faut dire que le chapitre sur le cadre est toute une culmination et synthèse des élaborations théoriques et cliniques des premiers cinq chapitres du livre.

    La conception de Bleger sur le cadre psychanalytique

    Pour José Bleger, la situation psychanalytique est comprise comme un processus d’analyse et ce qu’il appelle un «non-processus». Ce «non-processus» est représenté par le cadre, que chaque analyste est mené à garder aussi constant que possible. C’est dedans ce cadre, ce non-processus (formé du bureau, du divan, des heures des séances, des règles de l’association libre et de l’abstinence, etc.), que le processus analytique se déroule en fonction des contraintes, ou disons des libertés, offertes par ce non-processus-même.

    Pour représenter sa pensée sur la relation entre le processus et le cadre, J. Bleger utilise dans un premier instant l’analogie figure-fond, bien connue dans la psychologie gestaltiste de la perception. Comme dans l’exemple bien connu, où le fond entre les deux profils se transforme tout d’un coup dans la silhouette d’un vase, ou vice versa, le cadre psychanalytique peut parfois devenir la figure. Il peut passer de l’état d’être un non-processus à l’état d’être un processus. Ce phénomène se produit quand quelque chose d’inattendu survient qui nous fait prendre conscience du phénomène.

    José Bleger s’est mis à explorer la fonction du cadre quand il garde son caractère de fond, c’est-à-dire quand il n’est pas remarqué. Aussi longtemps que le cadre garde cette fonction de fond, on ne peut pas se rendre compte du fait qu’il y a quelque chose qui a été déposé dedans et qui reste caché. Pour répondre à la question « qu’est-ce que c’est que cette chose déposée », nous devons considérer un groupe d’idées interdépendantes dans son exposition qui dérivent de ses études sur la psychologie des institutions sociales.

    Le cadre à la fois comme institution, comme partie de la personnalité individuelle, et comme schéma corporel

    Premièrement, le cadre psychanalytique, dans lequel une relation dure de longues années avec le maintien des normes et des attitudes, est une sorte d’institution.

    Deuxièmement, les institutions, auxquelles on participe, font partie de la personnalité, en tant que l’identité personnelle d’un individu. Elle a toujours un aspect groupal ou institutionnel.

    Troisièmement, les institutions, dont on est membre, contribuent elles-mêmes à la détermination de son propre schéma corporel, la représentation interne que chacun de nous a de son propre corps.

    Cette dernière idée, peut-être la plus obscure, est introduite d’abord par une analogie à un phénomène neurologique. Comme dans la neurologie, où le schéma corporel se révèle après une amputation sous la forme du « membre fantôme », dans une psychanalyse le cadre psychanalytique ne rend sa présence visible que quand il est brisé ou perturbé. Pour José Bleger il s’agit quand même de plus que d’une analogie. Il écrit:

    Le cadre psychanalytique fait partie du schéma corporel du patient; il est le schéma corporel dans sa partie qu’il n’a pas encore structurée ni discriminée; cela veut dire qu’il y a une différence par rapport au schéma corporel proprement-dit: [il est] l’indifférenciation corps-espace et corps-environnement. (Bleger 1981 [1967], 296)[6].

    Symbiose, indifférenciation, dépositaire, position glischro-caryque

    Obscur comme est le schéma dont parle la citation, le sens de cette dernière devient plus clair si on le lit dans le contexte du livre entier. La présence normale, silencieuse et continue du cadre offre au patient la possibilité d’une relation au niveau physique qui reproduit une symbiose précoce de l’enfant avec la mère, où aucune différenciation – entre le bien et le mal, l’interne et l’externe, le moi et le non-moi – ne se sont pas encore opérées. Au lieu d’une vraie relation d’objet, il n’y a que divers « noyaux du moi », ainsi que les objets auxquels ils correspondent. Ces noyaux et leurs objets ont une existence au niveau psychologique, mais ils ne sont pas encore différenciés les uns des autres.

    Dans les premiers chapitres de Symbiose et Ambiguïté, l’accent est mis sur la symbiose, phénomène à travers lequel une partie de l’esprit est projetée dans un « dépositaire » dans le monde extérieur, qui a son tour se trouve sous la pression de jouer un rôle; dans la terminologie psychanalytique de Mélanie Klein et de ses disciples, il s’agit d’un fonctionnement basé sur l’identification projective. Pour l’enfant, le dépositaire primaire est la mère.

    Je dois souligner que pour J. Bleger, l’état « d’indifférenciation » ne se réduit pas par l’absence de différenciation; cet état implique une certaine structure et organisation, même si elle est rudimentaire. En fait, ce que J.  Bleger postule, c’est l’existence d’une position plus primitive, qui précède la position schizo-paranoïde décrite par Mélanie Klein; une position dont les défenses caractéristiques sont l’immobilisation et la fragmentation[7], et dont les symptômes typiques sont de l’ordre de l’angoisse confusionnelle, plutôt que de l’angoisse de persécution. Il l’a nommée « position glischro-caryque », d’après les mots grecs pour « viscosité » ou « adhérence », et pour « noyau ».

    La structure relationnelle de la position glischro-caryque persiste chez l’adulte, sous la forme d’un « noyau agglutiné », que J. Bleger considère comme l’équivalent de ce que Wilfred Bion avait déjà appelé « la partie psychotique de la personnalité ». Ce noyau agglutiné reste présent dans chacun de nous, en gardant pendant toute la vie son potentiel d’établir de nouvelles relations symbiotiques. C’est ce noyau qui est déposé en silence dans le cadre psychanalytique, où il reste caché et non analysé, sauf qu’une interruption, en quelque sorte, le rend manifeste [8].

    Aussi longtemps que le cadre n’est pas perturbé, il reste inaperçu. Comme un membre fantôme qui n’a pas encore été vécu parce que le corps est encore intact, le noyau agglutiné persiste en silence dans le cadre comme un « monde fantôme », inaperçu mais néanmoins psychiquement réel. Le cadre forme, donc, un refuge ou une retraite pour cette partie psychotique de la personnalité, dont la demande principale est que rien ne change. Ceci a des implications importantes pour la technique psychanalytique, qu’il vaut la peine d’explorer, mais pas ici.

    L’ambiguïté, le syncrétisme et la facticité

    Jusqu’à ce point, nous avons considéré la conception de José Bleger sur le cadre, sous l’angle  de la symbiose précoce qu’il reproduit. Mais quoi dire de l’ambiguïté, cet autre mot-clé dans le titre du livre, et qui se trouve au centre de ce Colloque? Pendant le développement de son argument, J. Bleger fait un changement d’accent, de l’étude du noyau agglutiné comme structure qui persiste à côté, et en même temps clivé d’un moi plus intégré, vers l’étude des manifestations, à travers le moi, de la nature intrinsèquement ambiguë de ce noyau. Tandis que normalement le noyau agglutiné est maintenu dans un état de clivage par rapport au moi plus intégré, dans des situations où ce clivage est absent ou réduit, ce que nous rencontrons, est une expression caractérologique du noyau, sous la forme d’une « personnalité ambiguë ».

    José Bleger décrit et distingue un certain nombre de voies que le destin du noyau peuvent suivre, mais je vais me pencher ici seulement sur deux d’entre elles. La personnalité ambiguë peut persister jusqu’à l’âge adulte tout simplement comme un « moi syncrétique », avec carence de liens fermes et douée d’une identité en évolution constante, avec superficialité et incohérence, ce qui peut donner lieu à une impression de « ficticité » ou de fausseté. Il y a tout un ensemble de relations personnelles dans lesquelles l’individu ne se connaît qu’en vertu de ses diverses relations avec des autres, par exemple, les membres de sa famille, et pas comme une personne avec une identité distincte et constante. Ce n’est que par la participation simple dans l’interaction indifférenciée que le moi syncrétique fonctionne, sans utiliser les défenses caractéristiques de la position schizo-paranoïde.

    Une autre possibilité est pour la personnalité de s’organiser en partie comme un « moi factique »: attaché à une institution, un groupe ou une personne dont il ne s’est pas encore distingué, le moi factique n’existe que dans l’action, la tâche, etc.; il manque donc une vie autonome intérieure, et le moi factique est particulièrement susceptible à un « modelage » par les institutions. Bleger écrit:

    Ce « moi factique » est un « moi d’appartenance »: il est constitué et maintenu par l’inclusion du sujet dans une institution (qui peut être la relation thérapeutique, une association de psychanalyse, un groupe d’études ou autres …). Il n’y a pas de « moi intériorisé » donnant au sujet une stabilité interne. Disons que toute la personnalité est faite de « personnages », de rôles et qu’elle est une façade. (Bleger 1981 [1967], 294)[9].

    En distinguant les formes que la personnalité ambiguë peuvent prendre, Bleger amène la clarification suivante: « c’est une typologie et non nécessairement une pathologie » (Bleger 1981 [1967], 222). Il fait remarquer que, même si l’ambiguïté peut impliquer une contradiction pour l’observateur, « pour le sujet, la contradiction n’existe pas puisqu’elle n’est pas entrée en jeu » (Bleger 1981 [1967], 221). Au lieu de penser uniquement en termes pathologiques, avec une notion normative de « déficit », Bleger ouvre la compréhension vers une conception sur l’existence d’autres types d’identité et d’autres sens de la réalité.

    Bien que Bleger décrive une typologie fondée sur des observations cliniques, les formes de « personnalité ambiguë » qu’il identifie peuvent être considérées comme une potentialité qui existe dans chacun des individus, dont la forme d’expression va dépendre des circonstances. Dans les circonstances particulières de la cure psychanalytique, il y a un risque inhérent de l’addiction au cadre, qui deviendrait alors la base de l’organisation de la personnalité. Ainsi, le cadre, comme retraite ou enclave institutionnelle, habitée par la partie psychotique de la personnalité qui existe chez chaque patient, est à la fois ce qui rend possible la cure et ce qui menace constamment de la compromettre ou de la détruire. Il y a pourtant d’autres situations ou contextes institutionnels qui sont aussi capables de servir en tant que dépositaires de la partie psychotique de l’esprit, et dans lesquelles le syncrétisme ou la facticité de la personnalité potentiellement ambiguë se trouve susceptible d’être facilitée.

    Un problème de traduction

    Il sera utile à ce point d’examiner un problème de la traduction. Le mot espagnol que José Bleger utilise pour désigner le non-processus dans la situation psychanalytique est « encuadre », qu’on a généralement traduit en français par « cadre ». Dans la version anglaise de 1967, cela a été traduit comme « frame », mais dans l’édition anglaise de Symbiose et ambiguïté nous l’avons retraduit comme « setting »[10].

    On sait bien que ce qui apparaît comme une simple question de traduction peut cacher de profonds problèmes conceptuels. René Kaës fait une distinction entre « setting » (dispositif) d’un côté et « frame » (cadre), de l’autre.[11]. Le premier consiste dans certains arrangements physiques et pratiques dont l’analyste fait l’usage. « Le dispositif », dit-il, « est ce dont dispose et ce que dispose le psychanalyste pour pratiquer la psychanalyse »[12]. Sur cette base, une situation se développe, dans laquelle « le cadre » peut exister comme un lieu où les éléments archaïques (cela veut dire, le noyau agglutiné de Bleger) sont déposés. Kaës considère « le dispositif » et « le cadre » comme deux concepts qu’il ne faut pas confondre, tout en ajoutant quand même, dans la traduction anglaise de son livre, que le concept de Bleger de « encuadre » comprend les deux[13].

    Il y a sans doute une différence entre, d’une part, un cadre physique, un ensemble d’arrangements pratiques, un accord de suivre la règle fondamentale, etc. ; et d’autre part, ce que ces arrangements peuvent permettre pour se développer: la situation psychanalytique, consistant en un processus et un non-processus. Néanmoins, le concept de « encuadre » me semble être destiné à la compréhension de ces deux ordres de réalité, les relations entre elles et au sein de chacune, comme des relations de figure et fond. L’essence de cette idée se trouve déjà dans l’analogie originale de Marion Milner entre le cadre psychanalytique et le cadre autour d’une peinture, quand elle écrit:

    Le cadre détache ce genre différent de réalité qui est contenue à l’intérieur, de la réalité qui se trouve à l’extérieur de lui; mais, le cadre spatio-temporel de la séance psychanalytique détache aussi une réalité de nature spéciale. Et, dans la psychanalyse, c’est l’existence même de ce cadre qui rend possible le développement de l’illusion créatrice, que les analystes appellent le transfert. (Milner 1952, 183) [14].

    Le corps physique et le corps politique: translation de Bleger au-delà de la psychanalyse

    Ces questions ne se posent pas seulement au niveau des langues, mais aussi au niveau de la circulation des idées entre des disciplines et communautés épistémiques différentes. Par exemple, ses idées sur le corps se prêtent à la transposition dans d’autres domaines de la psychologie, même si elles ne s’inquiètent pas de l’inconscient. Un point de vue que je trouve très valable est celui d’André Bullinger[15], un vieux collègue, collaborateur de Jean Piaget et professeur ici à Genève jusqu’à son décès récent et prématuré. Pour Bullinger, le corps, comme organisme, est un objet dont les interactions avec le milieu sont génératrices des régularités, qui permettent l’extraction et l’intériorisation des invariants, qui à leur tour peuvent être utilisés pour guider d’autres interactions.

    La vue générale de la perception comme la détection des invariants générés à travers l’action physique a été élaboré par James Gibson, et les relations entre les concepts de Gibson et ceux de Piaget ont donné lieu à des débats. Ce qui distingue l’œuvre de Bullinger est l’exploration profonde de la façon dont le nourrisson humain se met à découvrir et « instrumenter » son propre corps. Bien que le nouveau-né est pré-adapté à fonctionner de différentes façons (y compris les coordinations « intermodales » observées par Meltzoff et d’autres auteurs) [16], les invariants de ce fonctionnement inné doivent être réélaborés à travers les mêmes interactions que les propriétés invariantes des choses sont réélaborées dans le monde. Par exemple, les relations spatiales invariantes entre la fovéa et la rétine périphérique, même si elles sont déterminées de façon innée comme des aspects de la morphologie de l’œil, elles doivent être intériorisées par des interactions avant que ceux-ci puissent être vraiment utilisées pour la perception visuelle.

    Je crois qu’une implication du point de vue de J. Bleger est que, on tend à établir une relation symbiotique avec tous les invariants qu’on découvre et auxquels on s’adapte, soit dans son propre corps, soit dans le reste du monde physique et social  et que cette tendance se manifeste non seulement dans le cadre psychanalytique, mais qu’elle forme aussi un étayage dans la vie de chaque jour. Dans ce sens, une partie de la partie psychotique de ma personnalité est déposée de façon permanente dans mes yeux et dans tous mes organes corporels, aussi longtemps que je vivrai et qu’ils restent intacts[17].

    Si dans cette perspective nous considérons alors la dimension institutionnelle de la conception de J. Bleger, nous pouvons commencer à discerner le contour d’une explication générale de la manière dont les individus participent au milieu social, dans lequel ils se trouvent, ce qui peut représenter un intérêt pour la sociologie et la théorie politique.

    Conclusion

    Donc, je vais conclure avec une brève référence à une question qui a hanté ma pensée pendant plus de 40 ans.

    Pendant que José Bleger écrivait sur le cadre, de l’autre côté de l’océan, un très jeune Etienne Balibar articulait sa critique de la conception humaniste des « individus ». Discutant le statut des individus décrits dans Le Capital de Marx, il écrit:

    Les hommes [sic!] n’apparaissent dans la théorie que sous la forme de supports des relations impliquées dans la structure, et les formes de leur individualité comme des effets déterminés de la structure. On pourrait peut-être importer, pour désigner ce caractère de la théorie marxiste, le terme de pertinence, et dire que chaque pratique relativement autonome de la structure sociale doit s’analyser selon une pertinence propre, dont dépend l’identification des éléments qu’elle combine. (Althusser et Balibar 1969, 150).

    Il continue:

    Or, il n’y a aucune raison pour que les éléments, déterminée ainsi de façon différente, coïncident dans l’unité d’individus concrets, qui apparaîtraient alors comme la reproduction locale, en petit, de toute l’articulation sociale. (Althusser et Balibar 1969, 150).

    Et au lieu de cette supposition, Balibar affirme que l’analyse de Marx nous oblige à penser,

    non la multiplicité des centres, mais l’absence radicale de centre. (Althusser et Balibar 1969, 151).

    Je me souviens encore le choc que j’ai eu en lisant ce passage pour la première fois, au début des années 1970. Je ne suis pas très au courant des travaux ultérieurs de Balibar, dont je comprends qu’il y en a beaucoup, mais il me semble que la conception de J. Bleger sur la symbiose, l’ambiguïté et le cadre, ouvre une voie d’approche pour comprendre cette « absence radicale ». Le concept d’un tel « centre » est, en quelque sort, déplacé par celui de « encuadre », de ce qui est toujours concret, incarné, inconscient, praxique et structuré par une multiplicité d’institutions sociales, qui sont elles-mêmes historiquement contingentes.


    Bibliographie

    Althusser, L. et Balibar, É. (1969) Lire le Capital. Tome II. Paris: Maspero.

    Bleger, J. (1967a). Simbiosis y ambigüedad: estudio psicoanalítico. Buenos Aires: Paidós.

    Bleger, J. (1967b). ‘Psycho-analysis of the psycho-analytic frame’. Int. J. Psycho-Anal, 48: 511-519.

    Bleger, J. (1979 [1967]). ‘Psychanalyse du cadre psychanalytique’ (Dans: Kaës R, Missenard A, Anzieu D, Kaspi A (Eds.) Crise, Rupture et dépassement, Dunod, 1979,  255-285.

    Bleger, J. (1981 [1967]) Symbiose et ambiguïté : étude psychanalytique. [(1967) Simbiosis y ambigüedad: estudio psicoanalítico]. Morvan, J, trad. Paris: Presses Universitaires de France.

    Bleger, J. (2013 [1967]). Symbiosis and ambiguity: a psychoanalytic study. [(1967) Simbiosis y ambigüedad: estudio psicoanalítico]. Rogers S, Bleger L et Churcher J, traducteurs; Churcher J, et Bleger L, éditeurs. New Library of Psychoanalysis. London: Routledge.

    Bleger, L. (2014). Unpublished discussion, Scientific Meeting of the British Psychoanalytical Society, London, 14 Octobre 2014.

    Bullinger, A. (2012). Le développement sensori-moteur de l’enfant et ses avatars: Un parcours de recherche. Toulouse (ERES).

    Churcher, J. (2015) ‘Der psychoanalytische Rahmen, das Körperschema, Telekommunikation und Telepräsenz: Implikationen von José Blegers Konzept des encuadre.’ Psyche: Zeitschrift für Psychoanalyse und ihre Anwendungen [à paraître ]

    Civitarese, G. (2008). l’Intima Stanza: Teoria e tecnica del campo analitico. Roma: Borla.

    Civitarese, G. (2010 [2008]). The Intimate Room: Theory and Technique of the Analytic Field. London: Routledge.

    Gallagher, S. et Meltzoff, A.N. (1996): ‘The earliest sense of self and others: Merleau-Ponty and recent developmental studies.’ Philosophical Psychology 9 (2): 211-233.

    Jarast, G. (Ed.) (2013): ‘Debate online sobre el artículo de José Bleger: Teoría y práctica en psicoanálisis: la praxis psicoanalítica.’ Libro Annual de Psicoanálisis 28: 129-162.

    Kaës, R. (2007a): Un singulier pluriel: La psychanalyse à l’épreuve du groupe. Paris: Dunod.

    Kaës, R. (2007b): Linking, Alliances, and Shared Space: Groups and the psychoanalyst. London: International Psychoanalytical Association.

    Milner, M. (1952): ‘Aspects of Symbolism in Comprehension of the Not-Self.’ Int. J. Psycho-Anal. 33: 181-194.


    [1] Article lu devant le Colloque international « Bleger à Genève », Université de Genève, 20 mars 2015. Je voudrais remercier Karen Clarke, Aurelia Ionescu, et Marie-Claire Caloz-Tschopp  pour leurs aides précieuses dans la traduction de cet article en français.

    [2] Bleger 1967b

    [3] Bleger 1967a

    [4] Bleger 1979 [1967]

    [5] Bleger 2013 [1967]

    [6] NB: J’ai déjà ajouté à la traduction de Morvan les mots en parenthèses que je pense sont nécessaires pour transmettre  correctement le sens donné par Bleger. Cf. la traduction de  Hutchinson, Kaës  et Anzieu, dont la compréhension du même paragraphe est assez différente: « Le cadre fait partie de l’image du corps du patient : c’est l’image du corps dans son aspect non encore structuré et différencié. C’est aussi quelque chose de différent de l’image du corps proprement dite; c’est la non-différenciation de l’espace corporel (body-space) et de la situation du corps (body setting) ». Dans notre traduction en anglais: “The setting forms part of the patient’s body schema. It is the body schema in the part where this has not yet been structured and discriminated. This means that it is something different from the body schema in the narrow sense of the term: it is the undifferentiation of body and space, and of body and environment.” (Bleger 2013 [1967], 238-239)

    [7] ‘Fragmentation’ au sens de  Zerspaltung (Bleuler), ou abnormal splitting (Rosenfeld).

    [8] Récemment Leopoldo Bleger l’a décrit dans la façon suivante: “The idea is that all of what Bion calls ‘the psychotic part of the personality’ is going on all the time; it’s always present, we could say, as madness. I mean madness in the best and the worst sense of the word: everything that’s really mad inside each of us, not only the patient. This aspect of madness exists all through life and we gain access to some parts of it through another part of the personality, which functions more ‘normally’… But it only functions in this way because there is the other part, which is in a certain sense immobilised; and it is because it is immobilised that we can function in the way we function.” (Bleger 2014).

    [9] Cf. la traduction de 1979 par Hutchinson et al. « Ce « Moi factice » est un « Moi d’appartenance » ; il est constitué et soutenu par l’admission du sujet dans une institution (laquelle peut aussi bien être la relation thérapeutique, la société psychanalytique, un groupe d’étude ou n’importe quelle autre institution); il n’y a pas là de « Moi intériorisé » qui donnerait au sujet sa stabilité interne. Disons en d’autres termes, que sa personnalité toute entière est un composé de « personnages », c’est-à-dire de rôles ou, pour s’exprimer autrement, que sa personnalité toute entière est une façade. »  Dans notre version en anglais: “[It] is an ‘ego of belonging’: it is constituted and maintained by the subject’s inclusion in an institution (which may be the therapeutic relationship, the Psychoanalytical Society, a study group or any other institution): there is no ‘interiorised ego’ to provide the subject with internal stability. We could say, in other words, that the entire personality is made up of ‘characters’, that is, of roles, or else that the whole personality is a façade.” (Bleger 2013 [1967], 237).

    [10]Frame’ de même que  ‘setting’ sont en Anglais des mots ayant connotations variées, et comme des termes psychanalytiques ils sont souvent utilisé d’une manière plus ou moins interchangeable en fonction du contexte. Même parmi des auteurs qui s’appuient explicitement sur le concept de Bleger, ou qui le débâtent d’une manière extensive, il n’y a que peu de consistance dans la traduction de encuadre. Dans la traduction en Anglais du livre  The Fundamentals of Psychoanalytic Technique par Etchegoyen (Etchegoyen 1991), il est  traduit comme ‘setting’. Le même mot en Anglais (setting)est utilisé parCivitarese, dans le texte en Italien de son livre l’Intima Stanza, aussi que dans la traduction Anglaise (The Intimate Room) (Civitarese 2008, 2010). La traduction en Allemand de 1993 est Rahmen. (Bleger 1993 [1967]).

    [11] Kaës 2007b

    [12] Kaës 2007a, 54

    [13]  Kaës 2007b, 67 n1. Un argument similaire a été avancé par Kamran Alipanahi, qui suggère que le concept de encuadre provident de la cinématographie du montage, comme il a été développé par Eisenstein. Il montre le contraste entre ‘setting’ comme espace physique et temps chronologique dans lequel les évènements ce passent, et ‘encuadre’ comme l’espace qui est capté dedans le cadre de la camera. Dans son argument, il ajoute que l’encadrement en tant qu’il implique un choix subjectif est toujours un acte politique, tandis que ‘setting’ ne possède pas cette dimension subjective (ici son point de vue est divergent de celui de Kaës.). (Jarast, ed. 2013, 159). 

    [14] Civitarese a met un argument similaire, dans lequel il parle de ‘la cornice del setting’ (Civitarese 2011, 159), ce qui est traduit dans la version Anglaise comme ‘the frame of the setting’ (Civitarese 2013, 166).

    [15] Bullinger, 2012

    [16] Voir par exemple Gallagher et Meltzoff 1996.

    [17] J’ai déjà développé ces idées d’une manière détaillée dans Churcher 2015.

  • Apprendre à vivre enfin

    Jacques Derrida

    Nous sommes tous des survivants en sursis (et du point de vue géopolitique de Spectres de Marx, l’insistance va surtout, dans un monde plus inégalitaire que jamais, vers les milliards de vivants – humains ou non – à qui sont refusés, outre les élémentaires « droits de l’homme », qui datent de deux siècles et qui s’enrichissent sans cesse, mais d’abord le droit à une vie digne d’être vécue .

    Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin, Paris, Galilée-Le Monde, 2005, p.25

  • Spectres de Marx

    Jacques Derrida

     « Un spectre hante l’Europe – le sectre du communisme ». Spectre faut donc le premier nom, à l’ouverture du Manifeste du parti communiste. Dès qu’on y prête attention, on ne peut plus compter les fantômes, esprits, revenants qui peuplent le texte de Marx. Mais à compter avec eux, pourquoi ne pas interroger aujourd’hui une spectropoétique que Marx aurait laissé envahir son discours ? (…). La hantise (de Marx) marquerait l’existence même de l’Europe. Elle ouvrirait l’espace et le rapport à soi de ce qui s’appelle ainsi, au moins depuis le Moyen Âge : l’Europe. L’expérience du spectre, voilà comment avec Engels, Marx aurait pensé, décrit ou diagnostiqué une certaine dramaturgie de l’Europe moderne, notamment celle de ses grands projets unificateurs. Il faudrait même dire qu’il l’a représentée ou mise en scène.

    Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée,  (extrait), 1993

  • Rosa Luxemburg féministe&nbsp [1]

    Claudie Weil, Paris

    Dans son beau livre féministe, les élucubrations du mouvement ouvrier allemand ou la camarade Luxemburg embrouille tout[2], Christel Neusüss décrivait comment Rosa Luxemburg avait jeté un pavé dans la mare des pratiques militantes et des réflexions de son parti, le SPD. Celle-ci était d’ailleurs consciente du trouble qu’elle avait semé. A telle enseigne qu’elle et Clara Zetkin, si l’on en croit son biographe Paul Fröhlich, avaient composé elles-mêmes leur épitaphe : « Ici reposent les deux derniers hommes (Männer) de la social-démocratie allemande »[3] qui sonne comme une réponse  à l’hostilité de leurs « co-militants » masculins. Dans une lettre à Karl Kautsky, Victor Adler, le dirigeant de la social-démocratie autrichienne, avait traité Rosa Luxemburg d’ «  oie doctrinaire » tandis que d’aucuns la qualifiaient de « personne pédante et querelleuse », d’ »intrigante »[4], etc. Mais pas plus qu’elle ne relevait les propos antisémites dont elle faisait l’objet, elle ne répondait aux attaques ad feminam.

    Si ce fut Clara Zetkin qui porta sur les fonts baptismaux le mouvement international des femmes socialistes, ébauché au Congrès de Stuttgart de la IIe Internationale en 1907 et confirmé au congrès suivant, à Copenhague, en 1910, son amie Rosa Luxemburg n’était pas, de son propre aveu, une militante féministe : ses accentuations étaient ailleurs. Dans le sillage de Marx et dans le contexte de son opposition au droit à l’autodétermination nationale, elle allait jusqu’à contester la pertinence d’une revendication des droits, que ce soient ceux des femmes ou ceux de l’homme et du citoyen[5].

    Elle n’a néanmoins pas refusé son concours à son amie Clara Zetkin et est intervenue dans la sphère des femmes. Certes, ses contributions au journal des femmes socialistes animé par Clara Zetkin, Die Gleichheit (L’égalité) surtout sur le mouvement révolutionnaire en Russie, ont été peu fréquentes, mais elle a encouragé Luise Kautsky à y collaborer. Elle répondit toutefois à une « commande » de Clara Zetkin[6] et lui envoya à la veille de la célébration du 1er mai 1902, un article sur les luttes des ouvrières russes un an auparavant. Manifestement moins au fait de l’action des femmes prolétaires que de celle des intellectuelles et, en particulier des étudiantes (dont elle a fait partie naguère), elle alla puiser ses deux exemples dans l’Iskra, organe de la social-démocratie de Russie[7]. Elle fut aussi aux côtés de Clara Zetkin en août 1913 pour contester le mot d’ordre de « grève des ventres », slogan antimilitariste d’inspiration anarchiste, mais propagé en Allemagne par deux médecins sociaux-démocrates,  s’inscrivant dans une tradition antique et cherchant à inciter les femmes à refuser de procréer pour ne pas fournir de la chair à canon[8].

    Rosa Luxemburg fut aussi  discrètement présente dans l’Internationale des femmes socialistes[9] mais, arrêtée en février 1915 alors qu’elle bénéficiait d’un sursis à incarcération pour raisons de santé, elle n’a pu accompagner Clara Zetkin en Hollande à la réunion préparatoire à la Conférence internationale des femmes socialistes, première manifestation de l’internationalisme prolétarien pendant la guerre qui s’est ensuite tenue à Berne en Suisse du 26 au 28 mai 1915[10].

    Lors de la révolution allemande de novembre 1918 et dès son arrivée à Berlin à l’issue de son incarcération de « protection », Rosa Luxemburg souhaite que le journal spartakiste qu’elle vient de contribuer à créer, Die Rote Fahne (Le Drapeau rouge), comporte un supplément féminin qu’elle espère pouvoir confier à Clara Zetkin. Elle ne cesse d’insister auprès de celle-ci pour qu’elle écrive un article sur les femmes (« c’est très important actuellement et aucun d’entre nous n’y entend grand-chose », formule diplomatique pour donner à entendre que les spartakistes berlinois sont occupés à de tout autres tâches qui ne leur permettent pas de s’aventurer sur un terrain qu’en revanche Clara Zetkin connaît fort bien[11]), puis pour qu’elle se charge de la page féminine : « Passons à la propagande parmi les femmes ! Nous sommes comme toi convaincus de son importance et de son urgence », plus dans le style des tracts, « court, populaire, propagandiste, sur les tâches des femmes dans la Révolution » que dans le registre théorique[12]. Manifestement, dans son esprit, l’éducation politique des femmes reste à faire !

    Dans son article qui paraît le 22 novembre dans Die Rote Fahne[13], Clara Zetkin répond scrupuleusement à cette sollicitation et appelle les femmes à montrer leur gratitude à une révolution qui leur a offert le droit de vote sans  qu’elles aient eu à lutter pour l’obtenir. L’argumentation est délicate, car le conseil prodigué est apparemment contradictoire : la conquête du droit de vote n’est pas synonyme de la nécessité de l’exercer (en janvier 1919, pourtant, aux élections à l’assemblée nationale, les femmes voteront plus massivement que les hommes), car partager le pouvoir avec la bourgeoisie équivaut à confisquer le pouvoir au prolétariat. C’est donc par la poursuite de leur activité révolutionnaire que les femmes seront le mieux à même de s’acquitter de leur dette : « Des femmes prolétaires ont aidé à mener les premiers combats de la Révolution contre la monarchie, la domination des junkers et le militarisme […], le bras des femmes est assez fort pour arrêter les rouages de la machine économique si la volonté des femmes l’ordonne ». « Complètement d’accord avec ton point de vue » lui écrit Rosa Luxemburg dans un court billet[14].

    Mais la révolution accompagne aussi l’accession des femmes, fût-elle clairsemée, aux instances dirigeantes des partis : au Comité directeur de l’USPD, Parti social-démocrate indépendant qui, par opposition à la poursuite de la guerre, est issu d ‘une scission d’avec le SPD en 1917 ; le Groupe, puis la Ligue Spartakus en ont fait partie jusqu’à la fondation  du Parti communiste allemand fin décembre 1918-début janvier 1919 et Rosa Luxemburg a été membre de la Centrale de ces deux dernières organisations, mais pas Clara Zetkin qui a différé son adhésion au PCA. Cependant, par la suite, celui-ci est resté peu féminisé.

    La proximité de Rosa Luxemburg et de Clara Zetkin ne supposait cependant pas une convergence totale en ce qui concerne leur perception des femmes, même si naguère Rosa Luxemburg refusait toute considération aux femmes de la bourgeoisie qu’elle qualifiait de parasites[15]. Dans un registre plus intimiste, c’est-à-dire dans ses lettres à Sonia Liebknecht dont les premières éditions sous le titre de Lettres de prison ont été censurées, privées des passages les plus personnels, apparaît celle de Rosa Luxemburg : « Clara prétend qu ‘elle n’a pas la moindre compréhension pour ces ‘dames’ qui ne sont que des ‘appareils sexuels et digestifs’. Comme si chaque femme pouvait devenir ‘agitatrice’, sténotypiste, téléphoniste ou quoi que ce soit ‘d’utile’ dans le genre ! Et comme si les belles femmes – la beauté, ce n’est pas seulement un joli visage, mais aussi la finesse et la grâce intérieures – comme si les belles femmes n’étaient pas déjà un cadeau du ciel parce qu’elles sont un plaisir des yeux ! Et si Clara se dresse en archange armé d’une épée flamboyante à la porte de l’Etat de l’avenir pour en chasser les Irènes [héroïne du Propriétaire, roman de Galsworthy que Rosa Luxemburg a lu en prison], je lui adresserai, les mains jointes, cette prière : laisse nous les tendres Irènes, même si elles ne servent  qu’à orner la terre comme les colibris et les orchidées. Je suis pour le luxe sous toutes ses formes[16] ». Plaidoyer pour la femme-objet qui contraste singulièrement avec ses prises de position antérieures ? Le reproche en a été fait à Rosa Luxemburg, mais la finesse de sa sensibilité – et non sa sensiblerie – apparaît dans un autre passage de ses lettres à Sonia Liebknecht où elle parle des blessures spécifiques que la vie inflige aux femmes, entravées qu’elles sont dans leur accomplissement d’êtres humains à part entière : « une souffrance sans nom et une peur indicible, la peur que les barrières de la vie se soient déjà refermées, la peur de ne pas avoir touché, goûté à la vie réelle », « étonnement, inquiétude, tâtonnements, recherche et douloureuse déception » qu’elle se refuse à qualifier d’hystérie[17].

    Quelle a pu être l’incidence de la guerre et d’une longue incarcération sur ce qui apparaît comme un infléchissement ? Plusieurs expériences ont pu y contribuer, permettant de nuancer l’affirmation de Christel Neusüss : « Rosa Luxemburg elle-même ne s’est […] pas rendu compte de la raison pour laquelle le mouvement des femmes l’a revendiquée en tant que femme importante[18] ». En février 1916, à sa sortie de la prison de la Barnimstrasse à Berlin, un millier de femmes l’attendent, une partie d’entre elles l’escortent jusqu’à son domicile pour la couvrir de présents, notamment de denrées alimentaires si difficiles à obtenir en temps de guerre. Pendant son incarcération suivante, à Wronke et à Breslau, ses interlocuteurs sont en grande majorité sinon exclusivement des femmes, celles avec qui elle correspond, celles qui lui rendent visite pour lui apporter des cadeaux, satisfaire à ses desiderata ou pour faire sortir ses messages et ses articles. Peut-être Rosa Luxemburg a-t-elle pris alors conscience de son importance symbolique pour les femmes.

    Cette symbolique était à l’oeuvre en 1971, lors de la célébration du centenaire de sa naissance, le 5 mars, juste avant la journée internationale des femmes, qui rendit hommage à la femme « qui fut un exemple pour nous autres, les femmes[19] », tandis que par ailleurs, tous les 15 janvier, « Karl et Rosa » faisaient l’objet de rituels convenus. Rosa Luxemburg a suscité de multiples controverses en RFA où la droite fustigeait la pétroleuse, c’est-à-dire la femme révolutionnaire dans une tonalité qui avait déjà cours de son vivant, surtout après les années 1968, après que la gauche l’eut revendiquée. Mais, en dépit de tentatives réticentes pour lui accorder une place sur l’iconostase du mouvement ouvrier allemand, le SPD n’eut de cesse de prendre ses distances. Sa valeur symbolique a en particulier été remise en cause lors de la sortie en 1986 du film sur Rosa Luxemburg de Margarethe von Trotta, accusée d’avoir, dans une « hagiographie sécularisée », renvoyé « l’image d’une petite bonne femme qui écrit de belles lettres dans des circonstances difficiles[20] ». Cette critique ici excessive peut en revanche s’appliquer à nombre de tentatives de reviviscence, et pas seulement en Allemagne, où la théoricienne révolutionnaire disparaît derrière « la femme extrêmement forte » ou la remarquable épistolière[21]. Ce que les « hommes » du SPD mettaient en cause derrière le parti-pris féministe jugé édulcorant de Margarethe von Trotta, c’était la place du féminisme au sein du parti. Et pour finir, Rosa Luxemburg, « icône défraîchie », fut condamnée, y compris par les Verts, pour n’avoir pas été démocrate lorsqu’elle a entériné la décision de son parti, le PCA, de boycotter les élections à l’assemblée constituante[22]. L’antiféminisme de gauche n’était pas dépourvu de traditions. Ainsi, il était encore patent en 1968 dans l’attaque virulente de Daniel Bensaïd contre les conceptions de l’organisation de Rosa Luxemburg[23] mais lui au moins fit par la suite amende honorable.

    Pour finir, on pourrait emboîter le pas à Christel Neusüss pour qui l’apport principal de Rosa Luxemburg consiste à « avoir fourni les éléments d’un mode de pensée et d’action non patriarcal » se traduisant dans sa compréhension de la perception théorique de la réalité[24] ».


    [1] Publié in, Caloz-Tschopp M.-Cl., Felli R., Chollet A. (dir.), Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci Actuels, Paris, Kimé., 2018, pp. 247-255.

    [2] Die Kopfgeburten der Arbeiterbewegung oder Die Genossin Luxemburg bringt alles durcheinander, Hambourg/Zurich, Rasch und Röhring Verlag, 1985, 359 p.

    [3] Paul Fröhlich, Rosa Luxemburg, Paris, Maspero, 1965, p.232.

    [4] Victor Adler, Briefwechsel mit August Bebel und Karl Kautsky, Vienne, 1954 ainsi que Georges Haupt, « Rosa Luxemburg à l’orée de la recherche marxiste dans le domaine national », in id., L’Historien et le mouvement social,  Paris, Maspero, 1980, p. 116.

    [5] Rosa Luxemburg, La question nationale et l’autonomie, Pantin, Le Temps des Cerises, 2001, p. 24-35.

    [6]  Lettre à Clara Zetkin de mars 1902 in Gesammelte Briefe, vol. I,, Berlin, Dietz, 1982, p. 632.

    [7]  « Russische Arbeiterinnen im Kampfe », Gesammelte Werke, vol. VI, Berlin, Dietz, 2014, p. 388-391.

    [8] Cette mobilisation, sévèrement condamnée par Rosa Luxemburg, faisait aussi référence à celle qui avait eu lieu en France en 1905, jusqu’à utiliser la traduction en allemand de la chanson de Montehus, « Grève des mères » qui avait valu la prison à ce dernier. Voir Nicole Gabriel, « Des berceaux aux tranchées : les enjeux du débat sur la ‘grève des ventres’ de l’été 1913 en Allemagne », Le Mouvement social. La désunion des prolétaires, n° 147, avril-juin 1989, p. 88-104.

    [9] Rosa Luxemburg, « 1. Internationale Konferenz sozialistischer Frauen am 17. und 19. August 1907. Rede zur Arbeit des Internationalen Sozialistischen Büros, Gesammelte Werke, vol.2, Berlin, Dietz Verlag, 1972, p. 233-234.

    [10] Voir Gilbert Badia, Clara Zetkin, féministe sans frontières, Paris, Editions ouvrières, 1993, 333 p. (Collection La part des hommes).

    [11] Rosa Luxemburg, J’étais, je suis, je serai. Correspondance 1914-1918, sous la direction de Georges Haupt par Claudie Weill, Irène Petit, Gilbert Badia, Paris, Maspero, 1977, p. 360.

    [12] Ib. p. 362 ainsi que Gesammelte Briefe », vol. 5, août 1914-janvier 1919, Berlin, Dietz Verlag, 1984, p. 420-421.

    [13] Clara Zetkin, « Die Frauen und die  Nationalversammlung »,  Die Rote Fahne, 22 novembre 1918.

    [14] J’étais, je suis, je serai, op. cit. , p. 361.

    [15]

    Voir Rosa Luxemburg, « Frauenwahlrecht und Klassenkampf », Gesammelte Werke, vol. 3, Berlin, Dietz Verlag, 1973, p. 159-165, ainsi que « Die Proletarierin »,  Ib., p.410-413.

    [16] Rosa Luxemburg, Lettres à Sophie, Paris, Berg International, 2002,  p.16.

    [17] Ib. p. 56.

    [18] Christel Neusüss, « Patriarcat et organisation du parti. Rosa Luxemburg critique des idées de ses comilitants masculins », in Claudie Weill et Gilbert Badia (éd.), Rosa Luxemburg aujourd’hui, Saint Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1986, p. 92.

    [19] Voir Claudie Weill, Rosa Luxemburg. Ombre et Lumière, Pantin, Le Temps des Cerises, 2008, p. 35.

    [20] Manfred Scharrer dans Die Neue Gesellschaft , cité par Hans-Josef Steinberg, « Zur Behandlung Rosa Luxemburgs in der Bundesrepublik Deutschland. Eine Bilanz »,  Beiträge zur Geschichte der Arbeiterbewegung, 33e année, 1991, n° 4, p.456.

    [21] A ce propos, voir Claudie Weill, « Rosa Luxemburg par delà l’icone. Autoadministration, autonomie, autogestion », Contretemps, nouvelle série n° 8, 4e trimestre 2010, p. 30.

    [22] Tagesspiegel (Berlin), du 15 janvier 2000.

    [23] Daniel Bensaïd et Samy Naïr, « A propos de la question de l’organisation. Lénine et Rosa Luxemburg », Partisans. Rosa Luxemburg vivante, n° 45, décembre 1968-janvier 1969, p. 11.

    [24] Christel Neusüss, Die Kopfgeburten …, op. cit.

  • Faire disparaître en tant que dispositif de pouvoir

    Marion Brepohl, Université Fédérale du Paraná

    De l’extermination d’espèces animales ou végétales, des massacres administratifs des groupes sociaux désignés comme des minorités ethniques qui résistent à des groupes plus forts du point de vue militaire, du génocide. De la dévastation de l’environnement, de l’atteinte à la biodiversité, des déplacements forcés, des persécutions et de la torture de personnes identifiées comme des ennemis politiques, des exils, des camps de concentration, des armes chimiques, du génocide.

    Ces événements couvrent les XIXe et XXe siècles et ont des dénominateurs communs. Il s’agit manifestement d’actes violents, acceptés ou du moins socialement tolérés au nom d’un système de valeurs qui désigne d’une certaine manière l’autre comme inférieur ou hostile et entraîne la disparition de populations, d’écosystèmes et de cultures.

    Quant aux auteurs, ils sont choisis dans les encadrements des pouvoirs officiels, mais pas parmi leur élite, étant facilement remplaçables ; un pouvoir institutionnel, mais, même d’un point de vue stratégique, pas totalement reconnaissable en tant que tel.

    Dans cet essai, j’ai l’intention de retracer quelques moments de l’histoire contemporaine pour réfléchir à la disparition — qui s’accompagne, à mon avis, de l’invisibilité — pour ensuite proposer un champ de réflexion qui demandera nécessairement une étude plus longue, de nature interdisciplinaire et concernant de nouveaux thèmes, catégories et concepts.

    La disparition à l’ère des Empires
    Celui qui s’approprie, cultive, divise et nomme. Mais le premier acte est de s’en approprier.

    Carl Schmitt, 1958

    Depuis la fin du XVIIIe siècle, le gouvernement s’exerce sur la population et non plus sur le territoire. C’est la biopolitique par laquelle, selon Michel Foucault, la pratique de gouvernement tente de rationaliser ces phénomènes qui impliquent un ensemble d’êtres vivants, constitués en population ; des problèmes liés à la santé, à l’hygiène, à la natalité, aux races, à la longévité (FOUCAULT, 1990). Mais la personne qui soigne ceux qui doivent vivre et qui décide comment ils doivent vivre est également celle qui soigne ceux qui doivent mourir et qui décide comment ils doivent mourir. Ainsi, à partir de l’Europe, du début du XIXe siècle jusqu’à nos jours, ce critère a été plus ou moins conçu en tenant compte du rôle de la race ; la vie qui doit s’améliorer parce qu’elle est supérieure ou susceptible de s’améliorer, ou celle qu’il faut éliminer parce qu’elle est inférieure ou dégénérée (FOUCAULT, 2012).

    Dans ses caractérisations les plus diverses (ethnie, phénotype, biotype, tempérament, culture, degré de métissage, etc., autant de savoirs pour différencier les blancs des non-blancs), la race a défini, en parallèle ou intégrée au Libéralisme, l’État racial et ses mécanismes d’appropriation de l’autre, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Europe (WALDENFELLS, 2009).

    À partir de ces demandes, des agents du gouvernement ont entrepris plusieurs initiatives visant le dépeuplement du pays afin d’y installer une population blanche destinée à l’exploitation économique associée au système capitaliste européen. Il s’agissait d’un mouvement migratoire qui intégrait le processus d’expansion de l’économie mondiale unique, incorporant des territoires par une domination directe ou indirecte (HOBSBAWM, 1988). Les régions de destination, en règle générale, étaient situées dans la zone méridionale de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Océanie, dont l’occupation était jusqu’alors entravée par la difficulté d’accès. Après le développement d’un bon réseau de transport, une opportunité s’est ouverte pour la colonisation des terres compte tenu d’une certaine similitude avec le climat européen.

    Quoique brièvement, je voudrais citer quelques exemples où les indigènes ont été éliminés ou assujettis en raison de la politique de colonisation, en essayant de démontrer le caractère transnational de telles initiatives.

    Guerre noire était une expression utilisée dans l’historiographie pour souligner l’extermination de la population indigène de Tasmanie par les Anglais, entre 1828 et 1832. Cependant, depuis 1803, les troupes britanniques occupaient déjà l’île et l’utilisaient comme colonie pénitentiaire. Les Britanniques exploitaient comme main-d’œuvre les condamnés qui s’y rendaient pour purger leur peine, et y développaient l’élevage de bétail. Vu le succès de l’entreprise, d’autres vagues migratoires se sont déplacées vers l’île, et y ont pratiqué, en plus de l’agriculture et de l’élevage, la chasse aux baleines et aux phoques. (CHALK & JONASSOHN, 2010, p. 224 et suiv.). Avec l’expansion démographique et la résistance conséquente de la population locale, les pratiques d’extermination ont commencé.

    Autre exemple de l’Empire britannique concernant l’extinction des peuples autochtones : en 1879, ses troupes ont décimé le peuple zoulou, dans une guerre connue sous le nom d’Anglo-Zouloue. C’étaient des indigènes qui avaient résisté à l’offensive des Boers et des Britanniques ayant pourtant succombé en raison de la haute technologie de guerre employée. Cette région est devenue le théâtre d’une dispute entre les Boers et les Britanniques, les premiers intéressés à la création de fermes utilisant la main-d’œuvre indigène, les autres, intéressés au renforcement de l’exploitation des mines d’or et de diamants.

    Ce cas mérite une attention particulière, car c’est là qu’une théologie néocalviniste s’est consolidée, en fait, une théologie devenue idéologie, ce qui justifierait, depuis le milieu du XIXe siècle, la séparation des peuples par ethnies, les blancs ayant pour mission de gouverner les autres, l’inspiration pour l’apartheid.

    Considérons deux régions dont l’occupation est célébrée comme un chapitre important de la colonisation pacifique de l’Amérique, l’établissement des immigrés européens dans des « vides démographiques ». Dans nos recherches, nous avons observé des sociétés colonisatrices qui entreprenaient l’occupation de territoires guidées par la Ligue pangermaniste autant en Amérique que dans plusieurs territoires en Afrique ; comme l’Allemagne n’avait pas autant de territoires d’outre-mer que la France et l’Angleterre, la Ligue soutenait des initiatives définies comme l’élection de zones d’influence économique, et comptait sur le consortium entre hommes d’affaires allemands et colons d’origine germanique installés dans d’autres pays (BREPOHL, 2014). Ce fut le cas de la ville appelée aujourd’hui Blumenau, en Santa Catarina, Brésil, occupée par des immigrés d’origine germanique, dont le voyage et l’installation initiale ont été promus par ces entreprises-là.

    Entre 1850 et 1914, des Indiens ont été expulsés de leurs terres ou tout simplement assassinés par les « bugreiros », nom attribué aux gens qui pratiquaient le massacre des indigènes en vue de dépeupler le territoire. Ils étaient payés par le gouvernement et par les sociétés de colonisation pour capturer et, dans de nombreux cas, tuer ceux qui étaient considérés comme une « menace pour la civilisation ». Ils tiraient des coups de feu pour semer la panique, puis ils attaquaient à la machette ; ils déchiraient la chair des hommes et des femmes avec des couteaux aiguisés, en frappant au ventre, aux dos et à la gorge ; les enfants étaient jetés en l’air pour tomber sur la pointe de la machette. Ensuite, des colons européens pour la plupart d’origine germanique ont été installés comme résultat d’un processus de négociation avec le gouvernement impérial brésilien, qui a assuré que ces terres étaient exemptées de « bugres ».[1] (MACARIO, s / d)

    Pacification de l’Araucanía c’est le nom que les Espagnols ont donné aux conflits qui ont conduit à l’extermination d’une bonne partie de la population mapuche, dans la région sud du Chili (1862-1883), ce qui a été fait pour favoriser l’installation des migrants germaniques. Toujours en Argentine, dans les régions de Patagonie, El Chaco et Missiones, la majorité de ce contingent a subi plusieurs attaques, dont la plus importante est celle connue sous le nom de La bataille du désert, qui a eu lieu en 1870, où des immigrants d’origine germanique se sont déplacés dans le but de développer l’agriculture (RAMBO, 2003).[2]

    Enfin, prenons l’exemple de la Namibie, que nous examinerons plus en profondeur, compte tenu de son caractère relativement unique. Autrefois connu sous le nom de Südwestafrika (Afrique du Sud-ouest allemand), ce protectorat a également été occupé par une population blanche d’origine germanique, non sans conflits et résistances.

    À tel point qu’entre 1904 et 1906 une guerre éclate qui aboutit au premier génocide du XXe siècle. Il convient de noter que la méthode utilisée a été particulièrement cruelle. Les populations Nama et Héréro ont été emmenées par les troupes allemandes dans le désert d’Omaheke, où tous les puits avaient été empoisonnés. Les soldats avaient reçu l’ordre de tuer tous — hommes, femmes et enfants — qui tentait de s’échapper. Les rares qui sont restés en vie — environ 20 % de la population — ont été internés dans des camps de concentration, où les femmes ont été traitées comme des esclaves sexuelles et les hommes utilisés comme des cobayes pour des expériences scientifiques et aussi comme main-d’œuvre pour la construction du chemin de fer « Swapokmond-Windoeck » (BREPOHL, 2010).

    Dans cette région, des camps de concentration ont été créés (c’est la première fois que le gouvernement allemand utilise ce terme, précisément, Konzentrationslager), où la maladie, la famine, les abus et le travail acharné ont entraîné la mort de prisonniers et prisonnières.

    La propagande positive qui a été faite de cette guerre n’a pas été moins importante ; le pouvoir impérial les avait vaincus, les ennemis, qui voulaient usurper « leur » droit au territoire.[3]

    Cet événement est resté pratiquement ignoré pendant un siècle. Après tout, comme l’Allemagne a perdu ses colonies et comme la Namibie est devenue d’abord un protectorat anglais et après, même si de manière illégitime, une province d’Afrique du Sud où l’on pratiquait l’apartheid, il n’y avait donc aucune raison de reconnaître ou de s’étonner des violences perpétrées auparavant. En outre, la population blanche qui y est restée a entrepris une politique de mémoire qui louait le colonisateur, à travers l’image héroïque d’un entrepreneur, semblable à celle de Blumenau, au Brésil.

    Ainsi, l’histoire du génocide est devenue invisible pendant longtemps et ne réapparaîtrait qu’avec la proclamation de l’indépendance de la Namibie en 1990 et la commémoration ultérieure du centenaire de la guerre en 2004, lorsque les familles des victimes ont commencé à demander au gouvernement allemand la reconnaissance du génocide.

    Traduction de la légende :    
    Carte postale, dont la légende, en traduction libre, est la suivante : Un cercueil contenant des crânes de Héréros a été récemment scellé et envoyé à l’Institut de Pathologie de Berlin, où ils doivent être utilisés pour des mesures scientifiques. Les femmes Héréro ont enlevé la chair, la peau et les cheveux de ces crânes à l’aide de verres brisés. Les crânes sont ceux de Héréros tués au combat ou emprisonnés.

    Il convient de rappeler que le racisme, la police secrète, la torture et le génocide étaient des pratiques entamées en Afrique et qui, selon Hannah Arendt (1978), ont servi comme laboratoire de ce qui se passerait en Europe au XXe siècle.

    Et pas seulement pour les prisonniers des camps de concentration, ce qui est bien connu. Je veux souligner ici le cas de la Tchécoslovaquie, qui n’est pas toujours associé à l’expérience impérialiste. Cependant, il s’agit de la première conquête territoriale des nazis et Heydrich Muller, une fois nommé gouverneur, a déclaré : « Toute cette région sera un jour définitivement allemande et les Tchécoslovaques n’auront rien à faire ici » (NEBE, 2019). Selon lui, environ les deux tiers de la population finiraient par être déplacés vers les régions de la Russie ou exterminés après la victoire de l’Allemagne nazie dans la guerre. La Bohême et la Moravie seraient annexées par le Reich allemand.

    Ils ont imposé le travail forcé aux Tchécoslovaques. Plus de cent mille travailleurs ont été retirés de leurs emplois « inadéquats » et recrutés par le ministère du Travail. Et les heures de travail sont passées de huit à douze heures à partir de février 1942.

    Le massacre le plus connu, précisément à cause de la propagande faite par le gouvernement nazi lui-même, a été celui qui a pratiquement fait disparaître la petite ville de Lidice, qui a été entourée par les troupes nazies, empêchant ses habitants de partir. Tous les hommes de plus de dix-huit ans ont été séparés des femmes et des enfants, confinés dans un grenier et fusillés en petits groupes le lendemain. Les femmes et les enfants de la ville ont été tous envoyés au camp de concentration réservé aux femmes de Ravensbrück, où la grande majorité mourrait plus tard à cause du typhus et de l’épuisement dû au travail forcé. Le modèle était donc une colonie de travail forcé et l’extermination d’une partie des prisonniers était prévue. Ce n’est pas très différent de ce qui a été fait en Namibie à l’époque des conflits avec les peuples Héréro et Nama.

    Ces exemples illustrent ce que le juriste Carl Schmitt conclurait comme une ligne directrice expansionniste à suivre. Selon lui, l’espace non européen était un espace vide de droits et la domination — dans ce cas, la domination d’États forts sur des territoires inoccupés — garantirait l’équilibre des forces, c’est-à-dire la paix dans l’espace intraeuropéen. Après tout, depuis les premières conquêtes outre-mer, tout territoire non européen avait été considéré comme un espace à s’approprier, puisqu’il s’agissait d’un territoire non gouverné. Pour cette raison, l’autre ne pouvait pas être considéré comme un adversaire ou un voisin, mais comme un sujet hostile à déposséder, un ennemi, non pas parce qu’il était méchant en soi, mais parce qu’il résistait à l’élargissement de la frontière voulu par le plus fort (2005).

    Dans ce contexte, la guerre était la seule stratégie dans les relations internationales. La guerre, pour l’auteur, c’est une possibilité réelle d’existence politique et il ne serait possible de penser les relations internationales en termes de catégories universelles que dans un monde entièrement dépolitisé, dans lequel la notion même de relations internationales pourrait peut-être ne plus avoir de sens. (FERREIRA, 2018)

    Mais pas seulement les relations internationales ; le politique lui-même est pensé à partir de l’idée d’inimitié dans son livre O conceito de político [La notion de politique] (1992) dans lequel on ne peut pas être surpris de sa réflexion sur la dictature, qui consiste dans le moment où l’État réprime un soulèvement par une force immédiate (SCHMITT, 1968, p. 25). L’auteur semble suspendre le politique, ou plutôt soustraire au politique toute prétention de civilité, en justifiant la violence de l’État non pas pour arrêter la violence sociale, mais pour s’approprier l’ennemi. Ce n’est pas par hasard si Schmitt allait guider de nombreux militaires latino-américains dans leur lutte contre l’opposition et la résistance sur le continent, comme nous le verrons par la suite.

    Disparition et Dictature ; la fin du peuple guarani et la disparition des subversifs

    Je me permets maintenant un déplacement en Amérique latine, où j’ai sélectionné deux expériences de disparition, l’une au Brésil, l’autre en Argentine. 

    Dans le cas brésilien, la construction d’une centrale hydroélectrique, la migration forcée et la disparition du peuple guarani.

    Comme on le sait, l’invasion des terres autochtones des Amériques remonte à leur occupation par les Européens. C’est une histoire, à elle seule, de disparition et d’extermination, mais aussi de l’intériorisation de ces peuples et de la manière dont ils ont stratégiquement développé des méthodes de gestion des ressources naturelles qui se sont avérées fondamentales pour la préservation du couvert forestier au Brésil.

    Cet écosystème est de plus en plus menacé au XXe siècle, alors que le développement agricole commence à atteindre les régions frontalières occidentales. Afin d’apaiser ou du moins d’atténuer la violence contre les peuples d’origine, qui se sont toujours opposés aux attaques, plusieurs lois de protection ont été élaborées dans une perspective colonialiste, dont le décret 8072 de juin 1910 se distingue ; il a créé le Service de la protection des Indiens pour assurer de petites réserves territoriales aux peuples indigènes. Ce qui était prévu, de la part des soi-disant nationaux, c’est que ces populations s’assimileraient à la culture dominante et s’intégreraient progressivement, c’est-à-dire qu’elles deviendraient des travailleurs ruraux, voire urbains, en condition de subalternité.

    Ces tensions ne font qu’empirer avec l’avènement de la Dictature militaire et son orientation développementiste. Même avec la création du Statut de l’Indien, en 1973, qui devrait théoriquement veiller à la préservation de ses us et coutumes, et d’une dotation budgétaire importante pour la délimitation de leurs terres sous la responsabilité de la FUNAI — Fundação Nacional do Índio [Fondation nationale de l’Indien][4], avec l’ouverture de routes et la construction de grands ouvrages tels que, par exemple, la centrale hydroélectrique d’Itaipu et la route Transamazonienne, plusieurs communautés indigènes ont été touchées, soit par contamination par des maladies pour lesquelles elles n’avaient pas d’immunité, soit par des expropriations. En outre, en raison de la résistance, il y a eu des actions de violence explicite et de la violation des droits.

    C’est dans ce processus d’extermination continue des personnes et de la biodiversité entretenue par sa culture matérielle que s’inscrit l’histoire de la construction d’Itaipu Binational, célébrée comme la plus grande entreprise au monde à fournir une énergie propre et renouvelable, étant responsable de la consommation de 11,3 % de l’énergie au Brésil et de 88,1 % au Paraguay. Elle dispose d’un important parc technologique et subventionne une université qui accueille des étudiants d’Argentine, du Paraguay et du Brésil.

    Le projet, mené par les gouvernements paraguayen et brésilien, a débuté en 1973 et comprenait, entre autres mesures, l’incorporation de 12 000 hectares, qui étaient désormais considérés par l’INCRA — Institut national de la réforme agraire, comme terrain vacant.[5]

    La population guarani qui y vivait depuis 500 ans a été expulsée de ses terres par une manœuvre juridique qui entraînerait la disparition de sa culture et même d’une bonne partie de ce groupe social. Les paysans ont également été expropriés et déplacés vers d’autres régions, qui avaient des terres moins productives, ou sont devenus des travailleurs salariés. Et cela a été assuré par deux organismes créés pour garantir la sécurité des habitants, après tout, l’INCRA avait la tâche de distribuer les terres (en réalisant la réforme agraire) et la FUNAI — Fundação Nacional do Índio [Fondation nationale de l’Indien], celle de veiller aux droits des populations indigènes.

    L’une des tactiques était d’agresser au moyen de coups violents, incendier leurs maisons et proférer des menaces, afin qu’ils fuient leur habitat d’origine.

    Lourenço Figueiredo, un indigène qui fait référence à Itaipu comme s’il s’agissait d’une personne et non d’une entreprise, rend le témoignage suivant :

    Qu’allons-nous faire ? Itaipu a dit : « dégage tout le monde ». Je m’en suis allé, j’ai quatre enfants… alors je suis allé à Santa Helena. J’ai trouvé Prates, tant mieux, le maire qui m’a décroché un boulot. Puis il a renvoyé tout le monde, il n’a rien payé notre terre […] On a tous pleuré, allez au Paraguay, allez au je ne sais pas où […]  On vivait sur la terre. Quoi faire, ça servait à rien de se plaindre, n’est-ce pas ? J’ai pris mon sac à dos, j’ai demandé au conducteur de m’emmener en ville et je m’en suis allé […] il a dit qu’on n’avait pas le droit. Mais quoi faire ? À cette époque-là, l’armée donne les ordres, n’est-ce pas ? […] À cette époque-là, il n’y avait pas de loi, rien. C’est maintenant qu’il y a beaucoup de lois […]. On va rester comme ça, n’est-ce pas ? On devait avoir demandé à Itaipu de nous acheter cette terre, n’est-ce pas ? Quand Itaipu est venue en portant un casque, « dégage tout le monde ». À cette époque-là, il n’y avait pas de loi, rien […]. Je suis resté tout seul. Mes camarades du village sont allés au Paraguay. Je suis resté pour travailler[6]. (dans Rapport de la Comissão Estadual da Verdade, [2012] [Commission d’État de la Vérité], 2017, p. 237).

                Le voyage au Paraguay semble se dérouler comme prévu, car les indigènes ont été pratiquement poussés de l’autre côté du fleuve. Pourtant cet « autre côté » n’était plus le Brésil, mais le Paraguay, et là ils n’étaient plus sous la juridiction du gouvernement. S’ils revenaient, ils auraient manqué la date limite de négociation sur les droits aux indemnisations.

    De la part de la FUNAI, le département chargé de la protection et de la délimitation des terres autochtones, une seule étude a été réalisée, l’Étude du sous-groupe de travail XV, arrêté de la FUNAI du 23/03/77, sans compter sur la participation d’anthropologues, qui a servi de justification à la définition de la non-reconnaissance de ce peuple comme indigène : selon le diagnostic, il ne s’agissait plus véritablement des indigènes, mais des « métis », identification vague et douteuse par des caractères phénotypiques qui ne prenait pas en compte d’autres facteurs identitaires, tels que la langue, les habitudes et les coutumes, le mode d’organisation de la vie matérielle, l’autodéclaration (CONRADI, 2007). D’après ce document, rédigé en 20 jours seulement, et même sous les protestations des indigènes, anthropologues et journalistes, des quelque 260 familles indigènes qui y résident ils n’ont reconnu que 10 familles éligibles à une indemnisation.

    La forme de compensation ne respectait pas non plus le « Statut de l’Indien » : ces quelques personnes — et en fait il n’y en avait pas beaucoup, puisqu’une bonne partie avait déjà fui ou avait été tuée — étaient traitées comme des « squatters », puisqu’elles n’avaient aucun titre foncier. En plus du document de propriété, cette catégorie désigne les personnes qui labourent la terre selon le système individuel, en petits lots, avec des outils européens et non des outils issus de la culture guarani.

    Le résultat est que chaque famille a reçu environ 30 hectares chacune, sur un territoire où il n’y avait pas de matière première pour fabriquer leur artisanat, sans compter le risque de glissements du terrain dus à l’inondation du lac d’Itaipu. Et, en raison d’autres expropriations, d’autres personnes intéressées aux établissements s’y précipitaient, provoquant une croissance démographique (CONRADI, 2007, p. 65).

    Ainsi, nous avons plusieurs actions qui ont provoqué la désintégration du groupe : des actes violents qui ont conduit à la fuite ou même à la mort ; l’acceptation de petits lots dans des régions éloignées ; les indigènes traités comme des squatters en les obligeant à accepter un système dont la technique de production leur était inconnue ; la migration forcée vers le Paraguay. Dans tous les cas, la perte de leurs traditions et lieux sacrés.

    Malgré les dénonciations de la presse nationale et internationale et de l Église, l’ajournement et le renvoi par étapes étaient des pratiques courantes. En outre, les informations sur l’ensemble du processus ont été souillées par des préjugés et des controverses, comme l’attestent les déclarations suivantes :

    Ce n’était pas comme prendre des gars riches, bien sûr, hein ? Les Indiens, on doit les traiter aux coups de bâtons, parce qu’ils n’aiment pas les délicatesses […] Mais, tiens, ils voulaient recevoir, je ne sais pas, moi, combien Itaipu a payé, je ne sais même pas, mais toutes leurs cabanes-là ont été payées, leurs huttes-là, tout a été payé, parce que ce n’était pas de bonnes maisons comme celles-là qu’on était en train de brûler, il n’y avait que quelques murs comme ça, compris ? […] Alors, une chose qui a été faite avec les Indiens, ils ne voulaient pas partir de là, n’est-ce pas ? Ils ne voulaient pas partir de là, donc les cadres d’Itaipu, le conseil d’expropriation, personne n’a besoin d’en être d’accord, ici est comme la loi du coronélisme[7]. Il n’y a pas besoin d’en être d’accord, sinon on va mourir noyé, on va devoir partir quand même […] Mais c’est comme ça qu’on faisait avant, n’est-ce pas ?  Témoignage d’un travailleur d’Itaipu. (Relatório da Comissão Estadual da Verdade [2012], 2017, p. 252)

    Des photos des travailleurs d’Itaipu dans un village indigène en feu.
    Source : Intercept Brasil.

    Les affrontements ont duré presque dix ans ; ce n’est qu’en 1982 que la portion de terre destinée à des établissements est passée de 171 à 274 hectares, contre les 1 560 hectares demandés par les indigènes, une extension qui en dit très peu, autant que le nombre de familles, car cette région n’avait pas été recensée. De plus, le mode d’exploitation est collectif et la mesure des terres n’a jamais été faite par les peuples d’origine. Ce qu’on sait est que de 1940 à 1980, 32 villages guarani ont disparu dans cette région.

    Ainsi, la construction de l’usine a détruit non seulement les maisons, mais aussi les réseaux de parenté, les modes de production et la base même des modes de vie et de signification des Avá-Guarani lorsqu’ils ont avancé sur leurs lieux sacrés et historiques.

    L’Argentine et les technologies de disparition

    Pilar Calveiro utilise le terme camp de concentration/d’extermination pour montrer un changement fondamental des appareils répressifs argentins à partir du coup d’État de 1976, qui a consisté à remplacer l’incarcération et la punition par la disparition de personnes.

    Il ne s’agissait pas d’un excès de brutalité commis par des délinquants hors la loi ; au contraire, entre 1976 et 1983, 340 camps de concentration ont été créés, sous la coordination des forces armées, avec une organisation bureaucratique dont la fragmentation peut être comparée à ce que Hannah Arendt (1978) a observé dans les camps de concentration nazis ; elle obéissait à une logique sectorisée et divisée par tâches, non seulement pour augmenter la productivité des personnes qui y travaillaient, mais surtout pour exempter les individus de toute responsabilité.

    L’objectif était clair pour le gouvernement : Jorge Rafael Videla lui-même, qui a gouverné de 1976 à 1981, a déclaré que les forces armées devraient construire un projet de salut pour le pays (CALVEIRO, 2013, p. 26) et que ses hommes agiraient conformément aux ordres de l’Institution, et donc qu’aucune responsabilité individuelle ne pouvait être attribuée (p.127).

    Une autre logique était la dynamique ami-ennemi, qui réduisait le politique, comme dans la théorie de Carl Schmitt (1992), à une dynamique militaire, plus que cela, à une dynamique paranoïaque.

    Selon Calveiro, dans la conception militaire, l’Argentine était en guerre, et ce qui est curieux, c’est que les militants de l’opposition ont accepté ce langage ; ils se représentaient eux-mêmes ainsi que la guérilla comme une armée populaire combattant une armée impérialiste, et non comme une petite force insurrectionnelle. À son tour, le gouvernement considérait toute sorte d’opposition ou même d’objection comme un acte subversif ; chaque acte de désobéissance était considéré comme une collaboration directe ou indirecte avec la guérilla. Ce faisant, le binôme ami/ennemi a été radicalisé et cette représentation a été en plus stigmatisée d’une manière similaire au racisme (CALVEIRO, p. 90-92), autrement dit, une fois considérés comme subversifs, les gens ont été traités comme « moins qu’humains ». Par conséquent, lorsqu’ils étaient enlevés par le pouvoir et emmenés dans des camps de concentration — le terme utilisé par les gardes était « aspirés », — ils disparaissaient du et pour le monde extérieur. Et le monde extérieur disparaissait pour eux. Le degré d’engagement dans la résistance importait peu ; dans les champs, ils étaient tous égaux, également diminués.

    Centre Clandestin de prisionnniers, Buenos Aires, ESMA 4. Photographe : Enrique Shore

    Comme nous le savons, dans le cas des prisonniers politiques, la torture était utilisée pour extorquer des informations aux prisonniers ou pour les punir, ou pour les faire taire sous le harcèlement de la peur. Dans le cas de l’Argentine, cependant, d’autres formes de violence se sont ajoutées : on a enlevé leurs noms aux détenus en les identifiant par un numéro, comme dans les camps de concentration nazis. De plus, beaucoup d’eux restaient tout le temps encapuchonnés, obligés de s’accroupir et de se coucher, sans pouvoir ne parler ni bouger, dans des pièces qui étaient des compartiments en bois sans toit de 80 cm de large sur 200 cm de long.

    Il y avait également des cellules de 2,5 m sur 1,5 m, avec seulement un matelas par terre. Dans les deux cas, cachots ou cellules, on pouvait les voir, mais ils ne voyaient rien, même pas le geôlier. Même pour aller aux toilettes, ils dépendaient du pouvoir qui les avait fait disparaître, qui les prenait à un moment précis ou leur apportait des seaux pour leurs besoins (p. 56).

    Le pouvoir total sur leurs corps était achevé au moment de l’exécution. C’était le moment le plus redouté et subtilement suggéré à tous. L’exécution était appelée « transfert » et consistait à diriger, par étapes, de petits groupes sélectionnés selon des critères inconnus pour être exécutés, jetés en pleine mer encore vivants, où ils disparaissaient définitivement. À propos, d’autres types de meurtres et de disparitions, qui se sont produits également au Brésil, ont été mis en pratique, comme jeter le cadavre dans les rues en simulant des coups de feu ; détruire ou brûler le corps pour empêcher son identification ; et, enfin, enterrer le cadavre dans des territoires inconnus, dans des régions reculées et clandestines. Mais lancer des gens depuis la haute mer était le plus emblématique, car cela faisait disparaître le corps, voir l’identité et le crime.

    Pozo de Banfield, qui a fonctionné comme une prison clandestine en Argentine en 1976. (Source)

    La perte du nom, la capuche qui cachait le visage, l’emprisonnement sans aucun contact externe ou même interne, puisque toute conversation était interdite et, enfin, la mort et la disparition du corps étaient des événements clandestins, mais pas totalement inconnus. Au contraire, dans le monde extérieur, le pouvoir insinuait des rumeurs sur ce qui se passait précisément pour semer la terreur dans toute la société.

    Selon Calveiro

    Les camps de concentration étaient secrets, tout comme l’inhumation des corps NN[8] dans les cimetières. Cependant, pour que le dispositif de disparition fonctionne, il fallait que ce soient des secrets retentissants ; pour semer la terreur, il fallait le savoir. Le nuage de silence cachait les noms, les raisons spécifiques, mais tous savaient qu’on prenait ceux qui « étaient impliqués dans quelque chose », que des gens « disparaissaient », que les voitures qui transportaient des gens armés appartenaient aux forces de sécurité, que ceux qui étaient emmenés ne seraient jamais revenus, que des camps de concentration existaient. (p.81)

    Il s’agissait donc d’une mesure institutionnelle, mais méconnaissable dans ses détails et dans ses mécanismes de mise en œuvre, autant que les noms des responsables des actions.

    Cependant, contrairement à la prédiction des bourreaux, des traces, des indices et des signes de ce qui n’était pas destiné à devenir visible sont apparus.

    Par exemple, déjà en 1977, plusieurs corps sont apparus sur les rives des stations balnéaires atlantiques de Santa Teresita et de Mar del Tuyú, à environ 200 km au sud de la ville de Buenos Aires. Les cadavres ont été enterrés comme « NN » dans le cimetière Général Lavalle, mais d’abord les médecins qui les ont examinés ont rapporté que la cause du décès était le « choc contre des objets durs depuis une grande hauteur ».(VERBITSKY, 1995)

    Une autre apparition inattendue a été celle des Mères de la Place de Mai, le premier grand groupe à s’organiser contre les violations des droits de l’homme. Portant des foulards blancs sur la tête pour symboliser les couches de leurs enfants perdus, les mères marchaient quotidiennement pour protester contre les atrocités commises. Et dès qu’elles ont appris la disparition des bébés, elles ont également créé, déjà en 1977, l’Association des Grands-mères de la Place de Mai, pour réclamer l’identification des lieux où se trouvaient leurs petits-enfants.

    On sait aujourd’hui que des nouveau-nés étaient enlevés à leurs mères qui les accouchaient en prison, généralement des militantes de gauche, et donnés en adoption à des « appropriateurs », civils ou militaires.

    Des faits comme ceux-ci montrent comment le pouvoir qui voulait contrôler ce qui pouvait être insinué pour terroriser l’opinion publique, clé indispensable du système, et ce qu’il fallait cacher, a été contrecarré. Les rumeurs lui échappaient. La peur n’a pas fait taire les femmes et leur mobilisation a été d’une importance décisive pour la chute du gouvernement, ainsi que pour la justice transitionnelle.

    Les opérations répressives sont devenues connues. Mais les disparus, ainsi que ceux qui ont été tués dans les camps de concentration nazis, comme nous le rappelle Primo Levin (2016), les vrais témoignages, les vraies victimes, n’ont pas évidemment pu en témoigner. Ceux qui ont survécu parlent pour eux et nous comptons sur eux pour connaître une mémoire qui n’est pas la leur, mais une mémoire qui s’intègre à la mémoire sociale même de l’Argentine.

    Considérations finales

    Dans ce bref essai, nous avons fait quelques réflexions sur les expériences traumatisantes qui ont conduit à la disparition, précédées par l’humiliation et la torture, les déplacements forcés, l’élimination de la biodiversité et les dommages à l’écosystème de la planète, dans un processus continu et croissant.

    Notre intention était d’ouvrir un champ de possibilités de réflexion sur les éléments qui traversent ces processus apparemment distincts. Nous avons abordé différentes formes de disparition : les habitants de la Namibie ont été la cible d’un massacre au milieu d’une guerre génocide, les Guaranis ont perdu non seulement leurs territoires, mais aussi leurs relations de parenté et leur culture, ce qui peut être compris comme un ethnocide ; les résistants argentins, comme entraves amovibles, ont été incarcérés et un grand nombre a été exécuté sur un total d’environ 15 000 personnes. Et dans tous les cas, la torture a été pratiquée.

    Et la torture est, selon Marie Claire Caloz-Tschopp (2020), transindividuelle et transpolitique. Lorsqu’elle s’installe, pour quelque raison que ce soit, elle force les gens au silence, à la colère, à d’autres morts. Par sa propre logique, elle installe la terreur, qui se trouve entre les mains de ceux qui, au moins au moment de l’exécution, ont ou imaginent avoir un pouvoir illimité sur le corps de l’autre, non seulement pour maintenir ou infliger la douleur, mais pour faire disparaître, partiellement ou totalement, la preuve de son existence. À ce moment-là, le tortionnaire est tout pour la personne torturée, et peut même être capable d’éviter sa douleur.

    La disparition va donc de pair avec la torture. Les droits, le nom, le visage, la résidence, le regard et le souvenir du monde extérieur disparaissent, en plus de la destruction des valeurs et des convictions et la organisation du sujet avec le monde (VIÑAR, 1992) ; la vie et, ce qui n’est pas rare, la tradition des funérailles disparaissent.

    C’est pourquoi, même si certaines des personnes touchées sont maintenues en vie, le discours à leur sujet est, dans l’ensemble, indicible.

    Il reste la mémoire. La mémoire fragmentée, qui dans les trois cas que nous avons soulignés, le génocide des peuples Héréro et Nama, l’ethnocide des Guaranis et la disparition des résistants, devient l’héritage des héritiers. Ceux-ci revendiquent le droit de parler au nom de la « proie » de cette histoire et deviennent captifs de cette histoire.

    Selon Gatti (2011), pour les héritiers, c’est comme si leur histoire de vie ne pouvait pas se passer de ce (mauvais) début, un morceau de vie qui, d’ailleurs, devient le plus significatif, un héritage.

    Ce sont des visages privés lancés au public par la délibération d’une trajectoire qui n’était pas la leur, mais ils n’ont d’autre choix que d’en parler comme d’une dette. Une dette qui ne fait qu’augmenter quand on ne dit rien, ou pire, quand ces faits risquent d’être niés, oubliés ou faussés. Comme dans le cas du premier gouvernement élu en Namibie après l’indépendance, qui a cherché à relativiser le génocide au nom des bonnes relations commerciales avec l’Allemagne ; ou le cas du Brésil, après l’arrivée au gouvernement de Jair Bolsonaro (à partir de 2018), qui a nié à la fois la dictature et les crimes d’État ; ou le gouvernement de Mauricio Macri (2015-2019), en Argentine, qui, dès son entrée en fonction, a tenté d’amnistier 600 prisonniers condamnés pour des crimes d’État.

    La recherche d’une réparation, pour dénoncer le mensonge, dans ces cas, est angoissante. C’est pourquoi on observe une inflation des mémoires et des procédures judiciaires dans ces trois régions ; parents, amis, historiens, journalistes ; monuments, musées, archives ; recherche, événements scientifiques, mémoriaux, reportages. Et pour chacun de ces moments, de nouveaux témoignages, de nouveaux faits, de nouvelles dénégations. Une tentative de récupérer une histoire. Surtout, la dignité de ceux qui l’ont subie, à ses différents niveaux générationnels. Il reste à savoir pour qui.


    Références bibliographiques

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    CALOZ-TSCHOPP, MC « Tortura e migrazioni — Torture and migration » Sapere l’Europa, sapere d’Europa. Venise : Editions Ca’ Foscari, 2020.

    CALVEIRO, Pilar. Poder e desaparecimento ; os campos de concentração na Argentina. São Paulo : Boitempo, 2013.

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    [1] Le mot « bugre » vient de la langue française qui, dans son ancienne version, désignait hérétique ou non civilisé. Au Brésil, il a une signification similaire, plus une forte connotation péjorative.

    [2]La violence contre les indigènes se poursuit encore aujourd’hui. Bien que ce ne soit pas le sujet de cet article, on observe la continuation dans ce processus : sous la dictature de Pinochet, ce même peuple a subi des expropriations, ordonnées par le gouvernement pour favoriser les entreprises forestières. Quant aux Mapuches d’Argentine, ils continuent à ce jour de réclamer des compensations ou la restitution de leurs terres et sont, dans certains cas récents, accusés de terroristes. À cet égard, voir : http://www.cartamaior.com.br/?/Editoria/Internacional/A-dura-realidade-do-povo-Mapuche/6/24876.

    [3] Sur la corrélation entre le droit colonial et le droit international, voir : NUZZO, 2011.

    [4] Les attributions de la FUNAI, créée en 1967 par le décret 5371/67 — Fundação Nacional do Índio [Fondation nationale de l’Indien], sont pratiquement les mêmes que celles du Service de protection de l’Indien, qui a été désactivé sous des allégations de corruption.

    [5] Terrain à restituer à l’État, déclaré terrain public, même s’il est occupé par des particuliers.

    [6] Dans l’original de cette transcription en portugais, le lecteur peut repérer la variante linguistique socialement marquée de l’indigène. Cela n’a pas été possible d’en reconstituer et cette caractéristique a été malheureusement perdue dans la traduction en français. [N. de la T.]    

    [7] Régime des seigneurs de terre au Brésil. (VILAÇA et ALBUQUERQUE, 2002. [N. da T.]

    [8] Du latin Nomen nescio, nom inconnu.