La pandémie qui révèle l’histoire biaisée des savoirs

Rada Iveković, Paris

Résumé

L’enjeu de l’article est d’essayer de montrer que, à partir de la modernité occidentale, nous avons un certain type de régime de connaissance (une épistèmē) qui parvient à faire taire tous les schémas de connaissance alternatifs et qui reste hégémonique jusqu’à nos jours. Bien qu’elle soit toujours d’actualité, cette episteme s’est construite à travers et grâce à la réalité du colonialisme historique comme instrument de discipline, de contrôle et d’extraction. Les caractéristiques de l’épisteme dont nous nous occupons ne sont pas seulement sa logique, son contenu et ses postulats, mais aussi et surtout ses modes de transmission maintenant la maîtrise ferme. Notre régime épistémologique occidental (et désormais universel, car mondialisé) s’est reconstitué en condition de colonialité, après quoi il a été progressivement répandu partout où régnait l’homme blanc. C’est principalement au moment des crises, et en l’occurrence de celle du covid-19 ainsi que face aux crises climatique et écologique dans le cadre de la crise du capitalisme néolibéral absolu de nos jours, que les échecs et les failles de ce dernier et de l’épistème courant sont devenus visibles au plus grand nombre en même temps que ses multiples alternatives. Aujourd’hui, nous nous intéressons aux schémas de la colonialité des savoirs et à la question de comprendre comment reconstruire nos connaissances en vue d’un nouvel ordre mondial, et comment le soutenir.

La pandémie qui révèle l’histoire biaisée des savoirs

La pandémie de 2020 fut un moment de vérité et un révélateur. Non pas que nous ne sachions pas déjà que, par notre choix de civilisation où l’episteme occidentale est dominante et hégémonique, nous allions droit dans le mur. Nous le savions très bien. Mais l’inertie, le temps long des décisions à prendre et la difficulté d’obtenir à propos des questions politiques, climatiques, écologiques, économiques, sociales, médicales et autres des réponses citoyennes collectives et démocratiques claires qui n’abandonneraient rien, en condition de mondialisation, aux dirigeants intéressés au seul court terme électoral, a fait que nous n’ayons toujours pas agi ensemble à midi moins cinq. Nous n’avons pas encore appris, non plus, les moyens d’agir collectivement en politique dans des situations où nous sommes tous concernés collectivement en tant que société civile et politique mondiale. Il faudrait comprendre et inventer comment agir à la fois localement et collectivement à grande échelle. L’épidémie covid-19 s’est révélée être un portail, comme le dit bien Arundhati Roy (Roy, 2020). Elle est un seuil à partir duquel nous pouvons avancer vers notre perte si nous continuons sur le même programme que les gouvernants du monde entiers semblent désormais vouloir reconduire après la pandémie. La pandémie a révélé les correspondances et interdépendances intimes entre les faits et événements historiques et les savoirs qui tentent de les saisir, comme le montre entre autres Aditya Nigam (Nigam, 2020 A, B, C, D).

Mais à partir de cette même brèche soudainement ouverte dans le temps, nous pourrions aussi imaginer et mettre en œuvre des alternatives salutaires qui nous feraient changer de choix de civilisation. Car le nôtre, marqué par la modernité occidentale mais désormais mondialisée, est un choix de civilisation prédateur, dévastateur de la nature dont nous faisons partie bien que ceci ait été oublié, destructeur des animaux, des plantes, des semences, des terres, des paysages et des humains ; un choix de civilisation extractiviste, capitaliste néo libéral à outrance, biaisé et devenu excessivement consumériste pour nourrir le productivisme tous azimuts. Ce projet de modernité a été « autorisé » et exercé dans le monde entier par la force et une violence conquérante. En même temps, le capitalisme européen moderne qui s’est construit grâce à des modes de production considérés antérieurs ailleurs, « traditionnels » ou « arriérés », a bien non seulement toléré ces poches de modes de production et organisations sociales parfois anciens et locaux, mais en a rajouté en en créant de nouveaux, tels que l’esclavage moderne par ici ou des rapports de clientélisme féodal par là en jouant sur des divisions qui existent sur place mais en les rendant plus létales : le capitalisme s’amplifie en Europe et en occident grâce et à la base de ces autres manières de produire ailleurs, qui collaborent au dépouillement des populations locales de par le monde.

La modernité occidentale qui coïncide comme par hasard avec la colonisation des autres continents (à commencer par les Amériques, pour ensuite se répandre) par les aventuriers et conquérants européens (églises, armées, colons, déclassés et brigands individuels avec excès de testostérone et nourris du racisme naissant), fut en même temps un grand moment et une longue période de prospérité et de liberté européenne, qui a pu ainsi être donnée en exemple aux autres. Mais ce n’est que tardivement et dans la pire de ses formes, par une exploitation supplémentaire de plusieurs degrés d’extirpation et de spoliation, que le capitalisme atteint ces autres rives où les capitalistes se font aider par des planteurs, des esclavagistes et des élites de circonstance à leur service. Les richesses de l’Europe et du monde occidental reposent aujourd’hui encore sur l’extraction des richesses dans les pays conquis. Le mécanisme a été généralement compris alors qu’il n’y a plus de continents considérés vides à occuper. Il faudrait empêcher que les humains partent conquérir d’autres planètes avec exactement la même intention de les piller et de les « civiliser ».

A partir de la modernité occidentale, nous avons non seulement asservi la planète, mais nous avons aussi imposé un certain type de régime de connaissances (une episteme) qui parvient à faire taire tous les schémas de savoirs alternatifs et qui reste toujours hégémonique jusqu’à nos jours, quoi qu’entamée. Bien qu’elle soit toujours d’actualité, cette episteme s’est construite à travers et grâce à la réalité du colonialisme historique et à l’exploitation du travail des femmes (ce « colonialisme intérieur » selon Klaus Theweleit (Theweleit, 1977-78) comme instrument de discipline, de contrôle et d’extraction. Car les savoirs, loin d’être neutres et désintéressés, étaient et sont au service de la production de biens et de l’enrichissement des possédants. Les caractéristiques de l’episteme dont nous nous occupons ne sont pas seulement sa logique, son contenu et ses postulats, mais aussi et surtout ses modes de transmission qui maintiennent la maîtrise ferme. C’est principalement au moment du covid-19 et face aux crises climatique et écologique dans le cadre de la crise du capitalisme-désastre, que les échecs et les failles de ce dernier et de l’episteme courante sont devenus visibles à l’œil nu, en même temps que ses multiples alternatives ; c’est-à-dire qu’ils sont devenus évidents à un cercle bien plus large que celui des spécialistes ou des catégories de personnes concernées qui le savaient déjà. Aujourd’hui, nous nous intéressons une fois de plus aux schémas de la colonialité des savoirs (comme de tous les pouvoirs) et à la question de comprendre comment reconstruire nos connaissances en vue d’un nouvel ordre mondial. Et comment le soutenir.

Au moment de la colonisation moderne, celle qui a déplié le monde pour les Européens, qui leur a ouvert grands les yeux et l’esprit aux merveilles du monde en le limitant en même temps par la colonie (et une autolimitation de l’esprit européen, lui-même colonisé par la rapacité, la concupiscence et la vénalité), les Européens ont apporté aux Amériques l’inconnu, l’intempestif et l’inattendu : des objets et des imaginaires, des promesses et des rêves d’ailleurs, des impensables pourtant pensés, des coutumes, la religion, la conversion forcée, les viols des femmes et la spoliation des terres, des biens, de l’or, la violence sans merci et l’ire de dieu, la domination, l’asservissement, la réduction des humains à l’animalité et, surtout, ils ont apporté la saleté, la crasse, les maladies et les épidémies et leur infini narcissisme culturel. Avec tout cela, ils se pensaient supérieurs aux autochtones, et civilisateurs.

Aujourd’hui, avec d’autres pays occidentaux ou de l’hémisphère nord, l’Europe et en particulier l’Union européenne est parmi les champions de la fermeture des frontières aux personnes du sud et de l’est du monde. La fermeture à l’immigration est un résidu encore opérant aujourd’hui et un effet direct de la civilisation de la colonialité. Le petit sous-continent est un exemple particulièrement insidieux de ce qui se passe au 21e siècle et dans la nouvelle configuration mondiale des pouvoirs. Bien que nous entendions constamment parler d’une crise migratoire massive, on pourrait dire qu’il n’y a pas de crise migratoire, de crise des migrants, d’immigrants ou de réfugiés, mais qu’il y a une crise profonde de l’accueil, de la solidarité, du care et des soins envers les nouveaux arrivants. En apparence paradoxalement, dans le Brexit, une grande partie de la communauté d’immigrants postcoloniaux ou de descendants d’immigrants d’Asie du sud était favorable à la fermeture des frontières ! On peut difficilement dire que les migrants, les transitants sont accueillis en Europe. Ils sont stationnés dans des camps temporaires officiels et sauvages improvisés dans toute l’Union européenne et au-delà. Ils sont confrontés au rejet, au refoulement, au racisme et à la violence extrême de toutes sortes. Cette crise de l’accueil, du déni de l’hospitalité élémentaire est le corollaire d’une crise de la représentation comme le montre Marie-Claire Caloz-Tschopp (Caloz-Tschopp, 2019). Ce n’était pas une crise dans un excès d’arrivées en plus grand nombre. Il s’agissait plutôt à la fois de se représenter (les Européens à eux-mêmes) et de représenter ou même d’imaginer l’autre. On pourrait dire que cette crise s’inscrit en fait dans une crise épistémologique qui arrive à maturité et devient de plus en plus visible, mais qui s’inspire de l’histoire de la modernité occidentale pour laquelle toutes les autres epistemes et points de vue sauf celui qui est hégémonique ont été effacés ou invalidés. Certains ordres des connaissances refoulées réapparaissent lentement ou ont survécu dans la liminalité, alors que d’autres et de nouvelles lignes des savoirs alternatifs qui s’en nourrissent, se dessinent. Entre-temps, la migration s’est politisée au-delà de la guerre froide, dans le cadre de la montée des populismes et des politiques de contrôle des frontières en vue d’une « tolérance zéro » à l’immigration .
Il est vrai que la modernité occidentale est ambiguë, de même que la postmodernité. D’une part cette modernité-là a été véhiculée par la colonisation à l’exception de toute autre et a été son instrument à tous les égards y compris épistémologique, de sorte qu’elle se trouve à l’origine des conquêtes et de la violence disséminées de par le monde par l’Europe dans sa mondialisation. C’est bien ce que lui reprochent, avec pertinence, les grands chercheurs les plus considérés des études postcoloniales, décoloniales et subalternistes. Mais la modernité a également été, d’un autre côté (c’est le revers de la médaille), à l’origine d’un grand mouvement d’émancipation, de libération et de culture moderne européenne très riche qui a surtout, paradoxalement, permis à l’Europe de développer les idées politiques progressistes qui ont, avec le pillage des colonies certes, permis le grand essor de l’Europe et de ses idées qui sont loin d’avoir toutes été complétement inutiles ou exploitatrices. Il faut en conclure que vaut pour la modernité ce qui vaut pour pratiquement toute entreprise humaine : il y a le bon et le mauvais côté, et ils sont indissociables. La modernité (devenue occidentale, même si elle se répand partout) a été le cheval de bataille non seulement de l’occident et de ses idées progressistes, mais celui de sa suprématie et conviction d’être la meilleure. Selon les orientations des chercheurs, il existe d’une part en grandes lignes ceux qui défendent les idées progressistes de la modernité occidentale dont sont issues les notions d’égalité, de liberté, de justice, de démocratie etc. ainsi que l’idée du socialisme ou le marxisme. Cette option aspire à l’universalisme dénoncé comme vide et abstrait par l’autre option. Selon cette première option, le postmodernisme à l’étatsunienne (comme idéologie universitaire sans programme politique, défaitiste, acceptant le capitalisme néolibéral, oubliant la lutte des classes avec tous les grands discours universalistes) serait le tombeau des idées progressistes, du socialisme, du matérialisme et du marxisme. Le postmodernisme s’intéresserait à l’analyse des modes de consommation et aux styles, non à celle des modes de production, comme certains courants de la modernité, et serait à l’origine d’un grand tournant culturel des années 1980-90 (Liu, 2020) . Et il y a d’autre part ceux qui, de la modernité, critiquent le côté sombre et le bilan prédateur, esclavagiste, colonial et exploitant, pour mettre en lumière les alternatives, des modernités non occidentales ou bien d’autres modèles et le fait que les diverses cultures sont réciproquement incomplètes. Cette dernière orientation se conjugue bien, de nos jours, avec les idées écologistes de gauche, le souci du changement climatique, de l’anthropocène et avec l’idée de la valeur de la vie en tant que telle, indifféremment de l’espèce. Comme d’habitude, nous avons ici un cas de différend ou de partage de la raison qui fait que les deux positions sont intransigeantes et en grande partie incompatibles et irréconciliables, alors que justement une négociation patiente entre les deux pourrait résoudre les problèmes. La négociation fait certes en principe partie de la 2e option, mais encore faudrait-il que la première accepte de se mettre en question. Mais le différend entre les deux consiste principalement à savoir si oui ou non une approche universaliste à l’humanité est encore opportune et nécessaire. Dans les cas extrêmes de ces deux approches, soit on prend partie pour l’universalisme (et on sera alors accusés de penchant totalitariste), soit pour les particularismes (comme nombre de positionnements politiques de toute sorte, postcoloniaux, décoloniaux, nationalistes, indigénistes, ethnicistes etc.). Il est à souligner que cette ligne de partage traverse le plus souvent les mêmes groupes et idéologies, comme on peut le voir à propos des féminismes : des féministes ont défendu l’approche universaliste, mais d’autres féministes ont défendu l’approche par l’intérêt particulier. C’est par cet exemple que l’on peut comprendre que ni l’universalisme ni le particularisme comme méthode exclusive ne sont satisfaisants : il est évident qu’un groupe défavorisé doit s’activer sur les deux plans, aussi bien universel que particulier, et que donc la division exclusiviste pour l’une ou l’autre approche n’est bénéfique que pour le blocage. Il faut toujours des négociations pour rapprocher les idées. Il faut pouvoir traduire d’une position à l’autre sans obstruction préalable. Cela nécessite une certaine culture politique que nous n’avons pas forcément (c’est selon les pays et le traditions), que nous n’avons pas en France en tout cas et qu’il faudrait cultiver.
L’universalité et les universalismes sont en général vus à travers la modernité occidentale, mais il ne faut pas oublier que l’universalisme à lui seul n’a rien d’occidental et qu’il existe dans toutes les cultures. Simplement, l’universalisme occidental moderne a prévalu historiquement. Comment se fait-il que, alors que nous pouvons en principe tous être d’accord sur l’universalité de la condition humaine (« tous les humains partagent une même humanité »), que cette universalité soit si mal, si rarement traduite en vie concrète et ne soit pas mise en œuvre dans la pratique, ne soit pas traduite en un concept d’égalité ou de justice? De Sousa Santos montre comment la modernité occidentaliste, qui a toujours promu des théories universelles ou générales censées fonctionner partout, a en fait appliqué à d’autres humains un universalisme abstrait (et vide) européen, devenu occidental. Ceci est important non seulement dans le sens matériel de la recherche de la réalité, mais aussi, essentiellement, comme méthode épistémologique qui revendique l’applicabilité universelle. «Le Nord mondial, écrit-il, se rétrécit en termes économiques, politiques et culturels, et pourtant il ne peut donner un sens au monde dans son ensemble que par des théories générales et des idées universelles. » (De Sousa Santos, 2014, 19.) Historiquement, cela implique bien sûr la violence : « La négation d’une partie de l’humanité est sacrificielle en ce qu’elle est la condition de l’affirmation de cette autre partie de l’humanité qui se considère comme universelle. » (De Sousa Santos, 2014, 123.) Et, « l’inclusivité inconditionnelle de [la] formulation abstraite a été utilisée pour poursuivre les intérêts d’exclusion [exclusionary interests] d’un groupe social particulier. » (De Sousa Santos, 2014, 135.) De Sousa Santos voit la modernité occidentale comme propageant une sorte de raison métonymique, métonymique dans le sens où elle prend une partie du monde (c’est-à-dire elle-même) comme étant le tout, et devient ainsi aveugle à d’autres types d’epistemes et d’autres types de connaissances, voyant ceux-ci comme nécessairement erronés : « la raison métonymique prétend être exclusive, complète et universelle, même si elle n’est que l’une des logiques de rationalité qui existent dans le monde, et ne prévaut que dans les couches du monde constituées par la modernité occidentale. La raison métonymique ne peut accepter que la compréhension du monde soit beaucoup plus large que la compréhension occidentale du monde. » (De Sousa Santos, 2014, 168.)

Il voit dans le programme occidental de la modernité une forme déguisée de nihilisme : « Les attentes modernistes étaient grandioses dans l’abstrait, faussement infinies et universelles. En tant que tels, elles ont justifié la mort, la destruction et le désastre au nom d’une rédemption toujours à venir. » (De Sousa Santos, 2014, 185.) Et c’est ainsi que l’auteur décrit la portée actuelle de l’universalisme abstrait : « Contrairement à l’universalisme, qui était la force d’une idée se présentant comme étant imposée sans l’idée de la force, la mondialisation hégémonique est la force d’une idée qui s’affirme par le idée même de la force, c’est-à-dire par des impératifs du marché libre tels que les agences de notation […] » etc. (De Sousa Santos, 2014, 199) . Il est crucial de comprendre le fait de construire la connaissance, y compris à travers des programmes nationaux, pour produire des relations historiques avec d’autres et d’autres cultures : « La revendication du caractère universel de la science moderne apparaît de plus en plus comme une seule forme de particularisme, dont la spécificité consiste à avoir le pouvoir de définir toutes les connaissances qui sont ses rivales comme particularistes, locales, contextuelles et situationnelles. » Et plus loin : « Au cœur des écologies de la connaissance , il y a l’idée que différents types de connaissances sont incomplets de différentes manières et qu’élever la conscience d’une telle incomplétude réciproque (plutôt que de rechercher l’exhaustivité) sera une condition préalable à la réalisation de la justice cognitive. La traduction interculturelle est l’alternative à la fois à l’universalisme abstrait qui fonde les théories générales occidentalo-centristes et à l’idée d’incommensurabilité entre les cultures. » (De Sousa Santos, 2014, 212.)
Aucune théorie ne peut tout expliquer, ce qui veut dire que les connaissances et les cultures sont réciproquement incomplètes. Les connaissances d’aujourd’hui seront révélées comme l’ignorance ou l’échec de demain. De Sousa Santos repère « deux ‘non-relations’ » de la modernité occidentale avec les cultures non occidentales : la destruction et l’assimilation. Il s’agit de « non-relations » dans la mesure où les deux refusent de considérer les cultures non occidentales comme des alternatives culturelles pertinentes. (ibid.) » La traduction interculturelle doit développer, selon lui, de nouvelles formes hybrides de compréhension culturelle au sein des zones de contact où interviennent la médiation et la traduction. Ce qui doit être traité et surmonté (pas seulement en occident), c’est l’universalisme abstrait comme une position qui fait taire tous les autres points de vue : « […] l’universalisme abstrait [est] une particularité occidentale dont l’idée de suprématie ne réside pas en lui-même mais plutôt dans la suprématie des intérêts qui la soutiennent. La critique de l’universalisme est liée à la critique de la possibilité d’une théorie générale. L’herméneutique diatopique suppose plutôt ce que j’appelle l’universalisme négatif , l’idée de l’impossibilité de l’exhaustivité culturelle. » (De Sousa Santos, 2014, 220.) Et enfin, selon l’auteur, « le travail de traduction repose sur l’idée de l’impossibilité d’une théorie générale. Sans cet universalisme négatif, la traduction est un travail colonial, quelle que soit sa prétention postcoloniale. » (De Sousa Santos, 2014, 227.). Ne pas permettre une relation avec l’autre permet au contraire la naturalisation et l’animalisation de l’autre qui, encore une fois, permet à l’autre d’être humiliée, éliminée, exploitée et explorée , torturée ou tuée. Il est plus facile de tuer l’autre si elle n’est pas considérée comme humaine. Sauf que cette logique est aberrante non seulement vis-à-vis de l’humain, mais également vis-à-vis de l’animal et de la vie en général. Car, si nous suivons Emanuele Coccia ou Vandana Shiva et Ronnie Cummins, la pluralité et l’altérité sont en chacun d’entre nous, mais au lieu de posséder la vie en exclusivité, nous la partageons avec le monde vivant (animal, végétal, viral et bactérien). La vie nous traverse, nous faisons partie du flux qu’elle parcourt, avec les bacilles et les virus qui nous habitent et transitent par là (Coccia, 2020 ; Shiva et Cummins, 2020).

Depuis la pandémie du covid-19, des journalistes et chercheurs se sont penchés sur la question de la capacité des humains, et en particulier, des autorités, de rendre parfois ou même systématiquement la situation pire en cas d’état d’urgence médical. Ceci est une vieille histoire. Les épidémies emblématiques qui ont frappé l’imaginaire des Européens et ont intéressé la médecine, créant la discipline de médecine tropicale et des conflits entre les médecines locales et celles des métropoles (considérées comme illuminées, progressistes, modernes et supérieures pas les Européens à l’époque des conquêtes coloniales), ce sont surtout la peste et le choléra, en particulier dans les colonies. Ce n’est que plus récemment, surtout à partir de la fin du 20e siècle, que des historiens de la médecine se sont intéressé à la différente réponse des médecines non-occidentales et occidentales aux épidémies. Une toute première vague de peste documentée est apparu dans le cercle du monde connu aux Occidentaux en Egypte de l’an 541-750 et s’est propagé dans le pourtour de la Méditerranée puis jusqu’en Perse. Une épidémie de la peste noire s’est propagée par la suite sur l’Europe et l’Empire Ottoman. Une nouvelle épidémie de peste bubonique a éclaté en Chine en 1894 et a ravagé de vastes étendues de l’Asie surtout en Chine et en Inde, mais n’est pas venue en Europe et a donc été considérée comme plutôt bénigne par les historiens européens. La peste ainsi que le choléra sont les maladies dont les épidémies ont laissé de copieuses traces en littérature et en historiographie médicale, et ont éveillé beaucoup de curiosité en plus d’un imaginaire mythifiant, extravagant et foisonnant extrêmement riche. Mais le regard de la métropole et de la colonie sur les épidémies sont en général radicalement opposés.

Selon les témoignages de nombreux auteurs à propos des épidémies souvent de peste allant de Sophocle, Giovanni Boccaccio, Machiavel, Jean de la Fontaine, Baruch Spinoza, Daniel Defoe, Alessandro Manzoni, Mary Shelley, Edgar Allan Poe, Friedrich Nietzsche, Jack London, Franz Kafka, Jean Giono, Elias Canetti, Maurice Blanchot, Albert Camus, José Saramago, Philip Roth, Le Clézio et tant d’autres, non seulement un imaginaire allégorique et fabuleux, en partie religieux, s’est développé, ayant à voir avec le rapport à l’autre. En l’occurrence cet autre est vu comme contagieux, il est l’autre coupable, l’autre souffre-douleur et bouc émissaire, l’étranger, le pestiféré, le récalcitrant, le migrant, l’humain à abattre. Jusqu’à nos jours, l’imaginaire de l’épidémie nourrit l’écriture. À ne pas oublier – dans un choix étonnant – l’extraordinaire Calcutta chromosome : A Novel of Fever, Delirium and Discovery d’Amitav Ghosh (Ghosh, 1996). En revanche, d’autres maladies, telles que la variole, bien que ayant causé de loin plus de morts, ont provoqué moins d’effets littéraires et artistiques. On peut penser aux peintres surréalistes de la Renaissance flamande aux motifs paysans, effrayants et fantastiques évoquant aussi des fléaux, tels que Hieronymus (Jérôme) Bosch au 15-16e siècle, à Pieter Bruegel, l’ancien au 16e siècle, et à Pieter Brueghel , le jeune (fin du 16e et début su 17e), ainsi qu’aux motifs des danses macabres en peinture en Istrie (aujourd’hui Croatie et Slovénie), par ex. la fresque par Vincent de Kastav à Beram se déroulant de gauche à droite, et celle peinte par Ivan de Kastav, de droite à gauche en 1490 (les deux en Istrie). Et ailleurs, Raffaello Sanzio, Rubens, Goya, Théodore Géricault. Des peintres surprenants, comme des écrivains, traitaient entre autres des calamités infectieuses de leur temps qui avaient frappé les esprits par la peur enrobée parfois dans des récits religieux, mais aussi populaires.

Plusieurs pays asiatiques, dont l’Inde britannique pendant pratiquement toute sa durée ainsi que le Japon, se sont battus contre le fléau de la variole en essayant de l’éradiquer. De même avec la malaria et la fièvre jaune surtout dans les pays africains, puis au Brésil. Il s’agissait de combattre les moustiques. Tout au long du 19e siècle il y eut des pandémies de choléra dans le monde entier (désormais plus vaste car mondialisé par la colonisation) en vagues successives. Finalement, de 1918-1920, la pandémie de la grippe dite espagnole en trois grands épisodes tua à peu près 50 millions de personnes en tout selon des estimations datant de 2002. Elle fut particulièrement meurtrière en Asie. Parmi les maladies les plus récentes (20e siècle) que l’on peut considérer pandémiques, c’est le VIH (sida) qui a suscité une attention globale et qui s’est répandu dans le monde entier avec des conséquences bien plus terribles dans les anciennes colonies et les pays du tiers monde, ce qu’il faut attribuer aussi aux intérêts des industries pharmaceutiques qui les affligent particulièrement du fait du coût des médicaments.
Bien que craignant les maladies et épidémies des pays envahis et se dotant de médecins et de règlements pour contenir la contagion et l’étudier surtout pour mettre à l’abri les colons sur place et les métropoles au loin, les Européens ont bien importé eux-mêmes des maladies dans les colonies et anéanti des populations par leurs bacilles et autres microbes, en plus de par la guerre, par le travail forcé, la spoliation des terres, la famine infligée. Les bactéries ou virus européens, étaient inconnus sur place de sorte que les populations, par exemple des Amériques, n’y avaient pas de défenses immunitaires, en plus d’y être par leur constitution particulièrement vulnérables. Ce furent les maladies des Européens, qui arrivèrent sur place pouilleux, dépenaillés, épuisés et souffrants, beaucoup d’entre eux mourants, qui se transmirent à la population des autochtones. Ceux-ci n’étaient d’aucune manière préparés pour la rencontre avec ces hommes, leur société, leurs mœurs et leurs affections, qu’ils vécurent comme un choc civilisationnel et existentiel. En historiographie médicale, ce sont les Amériques qui suscitèrent le plus d’intérêt scientifique et de conjectures sur le massacre des Amérindiens dès le tout début de la première phase de contact, puis à propos de la conséquente chute démographique colossale, dans le cadre d’une narration globale. Aucune autre partie du monde n’a suscité ce type de récit hanté par le subconscient colonial, à part les cas d’études spéciales de l’histoire médicale de tel ou tel pays. Au sujet des Amérindiens, les opinions des chercheurs aussi bien en médecine qu’en sciences sociales sont partagées entre deux grandes lignes : premièrement, celle selon laquelle ils auraient été un terrain vierge pour toutes les contagions importées auxquelles ils auraient été génétiquement et historiquement vulnérables, car ils ne connaissaient pas ces maladies. Il s’agit dans cette narration en fait d’une scène originaire brutale, celle de la première rencontre fatidique entre les peuples de colons et colonisés. Selon la ligne de la seconde opinion plus contemporaine (chacune d’entre elles ayant produit des bibliothèques impressionnantes), la question de l’immunité innée serait plus compliquée que cela, et la décroissance démographique rapide des Amérindiens serait plutôt due au choc colonial plurifactoriel, à l’esclavage qui leur avait été infligé, et au fait que leur société avait été bouleversée et leurs rapports sociaux brutalement cassés. Sans doute y a-t-il du vrai dans les deux points de vue.

Bien que les manières de contamination dépendent aussi de la constitution, de l’héritage de santé, du code génétique des personnes et des communautés entières et qu’elles soient très variées et complexes, les pires des épidémies que les indigènes des Amériques contractèrent pour en être décimés leur vinrent des premiers contacts avec les Européens. Les Indiens d’Amérique ne connaissaient pas en particulier la tuberculose, la variole ou la rougeole.
Les conditions de chaos social et d’esclavage, l’environnement, y compris ceux établis par la colonie, la malnutrition, le changement de l’alimentation et de la manière de production, le harcèlement par le travail excessif et épuisant, la brutalité quotidienne, tous ces éléments ajoutent à l’aggravation de la condition de la santé même pour certaines maladies déjà existant sur place. Les épidémies apportées par les colons ne touchaient pas seulement les hommes, mais aussi les bêtes et les plantes dont les hommes dépendaient. Il n’y avait pas alors de concept de santé publique, et en général ni la plupart des nouveaux-venus ni les locaux n’avaient accès à des médecins, tout au plus à des guérisseurs, alors que la médecine européenne, d’ailleurs ignorante des conditions sur place, allait seulement commencer à se développer dans les grandes villes. Les premiers colons européens eux-mêmes, aux Amériques mais aussi plus tard en Inde et ailleurs, étaient tout aussi vulnérables à ces infections et mourraient souvent très jeunes loin des conditions confortables de l’Europe et de son climat plus clément. Il suffit de visiter les cimetières britanniques en Inde pour s’en rendre compte. La guerre civile des Etats-Unis fit beaucoup de victimes en plus de ceux morts au combat (40% chez les unionistes du nord qui se retrouvaient en conditions difficiles au sud). Selon des recherches récentes, ce sont plus les terribles conditions de vie et de travail forcé, les mauvais traitements infligés aux autochtones qui les firent disparaître en grands nombres. Ce furent plutôt les nouvelles conditions sociales de la colonisation, des mines, des plantations, des habitations, c’est-à-dire un ensemble socio-politique et économique, qui provoquaient l’hécatombe des populations indigènes. Les tribus et les communautés qui étaient plus éloignées ou à l’abri d’une colonisation directe et avaient échappé à l’occupation étrangère restant dans leur mode de production habituel, ou qui avaient pu s’adapter aux incursions des colons, étaient beaucoup moins à risque (Jones, 2003, 703-742.).

Les maladies ou les épidémies dont mourraient les populations indigènes telles que, dans les Amériques, la variole, la fièvre jaune, la diphtérie, la malaria etc. étaient vues par les colons comme simplement un empêchement au développement colonial. Aussi bien, les Indiens abrutis par le travail forcé, anéantis par l’alcool, les maltraitances et exterminés, furent en fin de compte remplacés par l’importation d’esclaves capturés en Afrique. Il n’y eut aucune indulgence ni pour les uns, ni pour les autres, puisqu’ils étaient réduits à des objets vendables et étaient à terme jetables lorsqu’ils ne pouvaient plus travailler. Il semblerait que la pire des maladies et, on peut le dire – épidémie, dans les colonies, ne provenait pas tant – au contraire de ce que l’on pouvait croire – de bactéries ou virus spécifiques et inconnus sur place dont les indigènes auraient été les premières victimes, mais du colonialisme historique lui-même. Cette épidémie est historique et au service du capitalisme colonial qu’elle sert en tant que « poche » liminale d’un autre mode de production (que le mode capitaliste moderne) souvent vu comme ancien, mais qui peut persister jusqu’à nos jours, toujours à son service. Le capitalisme, dès ses débuts, s’accommodera toujours fort bien d’îlots plus ou moins grands de ces autres modes de production qu’il englobe et dont il se sert, surtout dans ses périphéries géographiques et autres : soumission calculée, fondamentale et constitutive (pour le capitalisme) des femmes ainsi que la condition escomptée de leur travail sans lequel le capitalisme ne serait pas (Federici, 2017 ; Federici, 2019), servage de paysans, esclavage et traite des Amérindiens d’abord et des noirs par la suite ; profit pour le système mondial qui se met en place ainsi que pour les autorités dominantes, des hiérarchies sociales spécifiques existant dans certains pays, telles que le fameux système des castes en Inde britannique, et leur instrumentalisation à des fins économiques et politiques, au service du renforcement du capitalisme qui les consolide en retour. Toutes ces dispositions et modes de production latéraux qui n’agissent pas directement sur l’industrie que le capitalisme avancé va développer, contribuent quand même substantiellement au développement du capitalisme industriel et sont la réserve historique et la base des richesses de l’Europe et des phases successives du capitalisme mondial, toujours prédateur jusqu’à nos jours. L’Etat moderne (et national) est aussi l’Etat colonial. Dans son effort de domination et de gouvernance, l’Etat moderne tente par tous les moyens de contenir, prévenir, contrôler et si possible éliminer les épidémies dans l’intérêt de l’économie, ce qui semble être pour le moins naïf comme but mais ce qui dévoile sa volonté et propension à une gouvernance autoritaire. Ceci semble être confirmé de nos jours par le traitement du covid-19.

Selon Suhail-ul-Rehman Lone à propos de l’Inde britannique, « Des études épidémiologiques sur la période coloniale révèlent qu’entre 1896 et 1921, plus de 30 millions de personnes ont été la proie de maladies épidémiques – peste bubonique, choléra, paludisme, variole et grippe. […] Mais c’est la peste de Bombay de 1896 qui s’est avérée la plus meurtrière de toutes. […] Une catastrophe d’une telle ampleur a contraint le gouvernement colonial à proposer des mesures drastiques pour lutter contre les épidémies. Le Epidemic Diseases Act de 1897, qui persiste encore comme une réminiscence archaïque, était le résultat de ces propositions. […] Ce qui a étendu la sphère des zones touchées par l’épidémie, c’est l’introduction des transports modernes. […] » Les mesures imposées par l’Etat étaient draconiennes, et la population était méfiante et récalcitrante à leur sujet : « Les musulmans orthodoxes craignaient que ‘se soumettre’ à des mesures antiépidémiques soit contraire au principe du taqdeer (prédestination); les brahmanes craignaient pour leur caste; Les Rajputs et les musulmans ne pouvaient pas laisser leurs femmes être vues sans pardah (voile ); les Jains, avec leur plus grande croyance en ahimsa (la non violence), détestaient l’idée que les rats soient tués pendant les fléaux buboniques. […] L’inspection obligatoire des cadavres par des responsables de la santé nécessitait leur détention pendant une longue période, ce que les gens percevaient comme ‘condamné par la religion’. Les gens résistaient même à l’inoculation, pensant qu’elle causait la ‘destruction des pouvoirs sexuels’ et que l’Etat colonial voulait les asservir. » Et à l’auteur de se demander, si, aujourd’hui, la population a pu apprendre quoi que ce soit au sujet de la maladie vu que les mêmes comportements se répètent de nos jours : « tant de cas de dissimulation des antécédents de voyage et d’évitement de la quarantaine sont venus au premier plan. » (Lone, 2020) .

En Inde et en moindre mesure au Pakistan, l’exode des soi-disant migrants chassés des villes (en fait, des travailleurs, domestiques et résidants des rues bien nationaux mais venant travailler d’autres régions dans les grandes villes, appelés « migrants ») a rappelé à l’opinion publique de ces pays deux choses à l’occasion de l’arrivée de la pandémie du covid-19 en 2020 : d’une part the Epidemic Diseases Act of 1897, la loi gérant les épidémies promulguée il y a plus de deux siècle sous l’égide de l’Empire britannique et toujours en vigueur aujourd’hui (au Pakistan, cette même loi a été rebaptisée en 1958 « Loi sur les maladies épidémiques du Pakistan occidental», mais juste pour changer le mot « Inde » par celui de « Pakistan » (Gilani, 2020)) ; et d’autre part, le fait que ce que l’on a appelé (erronément) « distanciation sociale » pour éviter la contagion du covid-19, fut une ancienne pratique sociale imposée par les castes et classes dominantes dans une société par ailleurs extrêmement hiérarchisée et fragmentée, morcelée par des groupes sociaux, construite pour interdire le contact, la mixité et la « contagion sociale » vues comme corporelles, naturelles et infamantes, supposée venir des strates basses de la société.

Comme les transports avaient été immobilisés du jour au lendemain le 24 mars 2020 par le premier ministre Modi à cause du confinement (et de toute manière la plupart des travailleurs n’auraient pas eu d’argent pour les frais de transport), comme leurs logements ont été parfois délibérément démolis, lors de l’isolement, des personnes sont parties à pied vers leurs villages à des centaines de kilomètres des grandes villes où elles essayaient de gagner leur vie, mais où elles n’avaient souvent pas d’abri et aucun moyen de survivre. La police les a battus alors qu’ils traversaient la ville puis le long des routes principales dans un gigantesque exode épique. Ils ont été arrêtés et empêchés de passer par des gens ou des autorités dans les régions et les villages qu’ils et elles traversaient, car soupçonnés d’être des transporteurs de la contagion de covid-19. À leur arrivée, pour ceux qui ont survécu aux maladies, à la soif et à la faim sur la route, ils étaient épuisés et affamés, tout comme beaucoup des villageois. Bien que la plupart d’entre eux soient de basse extraction sociale, c’était encore pire pour ceux d’entre eux qui étaient musulmans dans un milieu majoritairement hindou-nationaliste. Une semaine environ après leur départ, des voix sur la famine de cette population en mouvement souffrant de malnutrition chronique ont commencé à apparaître dans les médias de gauche, à l’indifférence des autorités et d’une grande partie de l’opinion publique des castes et classes supérieures. Mais en même temps, des inquiétudes ont commencé à être exprimées par cette dernière, une couche à laquelle le travail physique est interdit par la tradition, à propos de l’épouvantable disparition des domestiques, ainsi que des soucis et des discussions quant à savoir s’il était juste de les accueillir et de les garder à la maison, de peur qu’ils ne la « polluent ». Cette dernière angoisse a augmenté, certains d’entre les miséreux ayant été rappelés ou étant maintenant revenus travailler.

Des auteurs ont rappelé la proximité de la médecine coloniale et de l’entreprise de l’occupation coloniale dans son effort à subjuguer et maîtriser la société sous occupation. Certains rapportent que dans l’histoire coloniale les mesures contre la peste étaient dirigées plus contre les sujets coloniaux que contre l’affection elle-même. Ainsi la médecine et la culture qu’elle faisait apparaître, bien renforcées au 19e siècle, étaient bien au service de la colonie et du contrôle des populations, de la première biopolitique moderne. Les contrôles imposés étaient mal reçus par la population indigène, en particulier quand il s’agissait de faire médicalement examiner les femmes, ce qui était vu comme un outrage à l’honneur et des femmes et de leurs communautés et gente masculine. Il y eut des émeutes à ce propos jusque dans le 20e siècle. Il fut remarqué dès l’imposition de la domination coloniale, quand il s’agissait de mettre en quarantaine des pestiférés dans certaines villes, que les castes et classes qui se considéraient supérieures refusaient de subir le confinement en compagnie des groupes méprisés (Rai, 2020). Le sentiment d’appartenance à telle ou telle caste, préjugé inculqué par la culture, est cependant proche, dans la vie quotidienne, des notions indiennes très connotées et spécifiques d’hygiène-et-de pureté religieuse : il s’agit de ne pas être « souillés » par le contact avec des personnes placées socialement et rituellement plus bas que nous. De nombreux militants et militantes, journalistes et écrivains ne manquèrent pas de le rappeler à l’occasion de la pandémie de 2020 .

Dans le texte d’Aviral Anand qui revient à la question de l’origine des castes, à l’idée de la contagion ainsi que sur le travail du classique à propos de la question, le juriste, homme politique et auteur de la constitution de l’Inde indépendante, Bhimrao Ramji Ambedkar (Jaffrelot 2000 ; Ambedkar, 2014), qui voit lui-même les castes comme une maladie, on est frappé par l’idée. Selon Anand (Anand, 2020), « la distanciation sociale a déclenché une maladie dont nous n’avons pas encore pu – ou souhaité – découvrir le vaccin. ‘La caste, comme un virus, a la vertu de l’auto-duplication inhérente. ’ » Le virus de la caste traverse toute la société. En effet, les castes fonctionnent par enfermement et séparation stricte de ceux qui craignent la contagion sociale, vue comme un virus. Et il cite encore Ambedkar : «Ce n’est pas un cas de séparation sociale, un simple arrêt des rapports sociaux pour une période temporaire. Il s’agit d’une ségrégation territoriale et d’un cordon sanitaire mettant les impurs à l’intérieur d’un fil de fer barbelé dans une sorte de cage. Chaque village hindou a un ghetto. Les Hindous vivent dans le village et les Intouchables dans le ghetto. » (Ambedkar, 1948 : Anand, 2020)

Aujourd’hui, la pandémie semble toucher le plus directement et le plus sévèrement non seulement beaucoup de pays pauvres, mais aussi et surtout les migrantes et les migrants qui se heurtent à de véritables murs aussi bien physiques que juridiques, sanitaires et politiques (Samaddar, 2020A ; Samaddar 2020B). Il faut dire finalement que l’accueil de la pandémie du covid-19 en Europe, en occident et un peu partout, n’a pas été dissemblable de l’accueil des épidémies par le passé : on en jette l’opprobre et la responsabilité sur l’autre, on le stigmatise, on l’ostracise, on l’écarte et refoule, et si nécessaire on le laisse mourir (Iveković, 2020). Le covid-19 a particulièrement rendu l’accès (déjà difficile) quasi impossible à l’Europe, aux Etats-Unis, à l’Australie, à Israël, à Singapour etc. des migrants de pays du sud ou de l’est y compris et surtout de régions où les Occidentaux ont des responsabilités et dettes historiques pour les avoir envahis, colonisés, y avoir fait la guerre (y compris par procuration) et la faisant encore, en avoir terrorisé les populations, les avoir exterminé et avoir dévasté leurs pays ne leur laissant ainsi que l’option de l’émigration. La maltraitance de Chinois (ou de Chinois en apparence !) dans les sociétés occidentales et parfois autres, ainsi que les insultes et brutalités à leur égard firent leur apparition avec le covid-19 lui-même. Le blâme, le mépris politicien et les remontrances politiques envers la Chine et sa manière de gérer cette pandémie devinrent quotidiens dans la bouche des dirigeants de l’Europe aux Etats-Unis qui n’avaient pas mieux géré l’épidémie eux-mêmes, comme on a pu par le passé accuser des étrangers et des pays étrangers de disséminer le choléra, la peste, l’ébola ou la variole. Au moment de la deuxième vague de covid-19 s’annonçant en Europe selon les pays, on constate que chacun pose ses défenses plus à l’est et vers le sud de soi : ainsi la France allait exiger des Croates venant en France le test contre le covid-19, alors que la Croatie l’exige des Serbes, Bulgares et Roumains visitant le pays. Mais personne n’a encore mesuré le désastreux effet du virus de la parole et de la conduite malfaisantes et empoisonnées sur la santé des populations modernes. Il s’apparente à celui de l’isolement par la caste et autres inégalités sociales (la classe, le sexe, la construction de la race etc.), et en particulier au virus de la colonisation dont nous ne sommes historiquement pas encore rétablis, pour n’en nommer que quelques-uns.


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ZUBAAN Publishers, 2020, à Delhi, son « Webinaire Feministe » sur ZOOM et YouTube en plusieurs séquences, intitulé “A Crisis of Care: Feminist Perspectives on the COVID-19 Pandemic and the Lockdown in India.”
• 16 April 2020: Ajita Rao and V Geetha on social distancing, exclusion and caste ou https://www.youtube.com/watch?v=udTD8_ItKbA, vu le 26-7-2020.
• 21 April 2020: Hasina Khan and Alana Golmei on racism and Islamophobia
ili https://www.youtube.com/watch?v=8agV7-eWdUU&t=193s, vu le 26-7-2020.
• 25 April 2020: Vandana Singh and Shomona Khanna on ecological shifts and perspectives ou https://www.youtube.com/watch?v=NLgejjkxwbU&feature=youtu.be, vu le 26-7-2020.
• 28 April 2020: Raj, A Revathi and Chayanika Shah on queer and trans communities’ experiences ou
• https://www.youtube.com/watch?v=9Iub0oSV-JY, vu le 26-7-2020.
• 15 May 2020: Through Her Lens: Conversations on Reframing the Domestic,
photographers Bunu Dhungana and Mansi Thapliyal and anthropologist Dolly Kikon, vu le 26-7-2020.
• 19 may
Ethics and Consent in Photography. Reframing the domestic.
https://www.youtube.com/watch?v=Log89Ao6Djs&feature=youtu.be, vu le 19-5-2020.
• 22 May: researchers Agastya Thapa and Dipti Tamang and photographer Sheba Chhachhi , on our YouTube channel 22 May, on informing photography with feminist methodologies with Agastaya Thapa, Dipti Tamang, and Sheba Chhachhi, vu le 22-5-2020.
• 26 juin, Screening of Dolly Kikon’s ‘Seasons of Life: Foraging and Fermenting Bambooshoot during Ceasefire’, vu le 26-6-2020.