Les exigences de l’événement – l’exemple de la pandémie de Covid-19

Thierry Gutknecht, enseignant de philosophie en travail social, Fribourg

Résumé

Nous proposons dans ce texte d’identifier certaines dimensions – connaissance, affects, valeurs, démocratie, utopie, etc. – qu’il nous semble significatif de prendre en compte lorsque l’on est confronté à un événement tel que la pandémie de Covid-19 et que l’on entreprend de le penser. Nous cherchons à montrer l’importance d’une telle entreprise et les exigences qui en résultent.

Introduction

La pandémie de Covid-19 est discutée par nombre de personnes. Pour certains, elle est révélatrice de notre vulnérabilité au sein même de l’ordre de la nature, signe de notre dépendance des uns envers les autres et envers les structures collectives. Pour d’autres, elle éclaire les conditions d’existence de certains individus, rendant plus visibles et évidentes les inégalités sociales et économiques. Elle est présentée également comme la suite pour ainsi dire logique d’un « état de crise quasi permanente » (Delmas-Marty) depuis la fin des années 1990, duquel s’ensuit le risque de basculer vers des structures étatiques autoritaires. De même, elle est désignée comme la conséquence de l’organisation et des valeurs de nos sociétés, et d’une mondialisation économique et financière insuffisamment régulée et incompatible avec la préservation de l’environnement de notre planète. Un point commun de ces lectures réside dans le fait que la pandémie nous dit quelque chose du monde dans lequel nous vivons. Elle a valeur d’avertissement face à un futur relativement proche de plus en plus compliqué pour l’être humain, exigeant de nous de tirer les leçons nécessaires du passé et de nos pratiques, et de nous responsabiliser collectivement et individuellement. Tout en étant un moment où l’avenir semble paradoxalement plus ouvert, elle se présenterait comme une occasion de façonner et d’inventer des modes d’existence différents.

La pandémie actuelle est de ce point de vue une formidable matière à penser. Elle exige de prendre le temps de la réflexion et de penser le temps long de nos sociétés. À suivre Fossel, il faut la comprendre comme une crise, au sens de rupture, de moment de bascule et de décision. Elle implique paradoxalement « à la fois de suspendre nos jugements (contre toutes les conclusions hâtives) et de reprendre la discussion » (Fossel, 2020) afin d’être capable d’un raisonnement le plus éclairé et le plus lucide possible. Nous parlons pour notre part d’événement, que nous comprenons comme un ensemble de faits significatifs dans l’histoire d’une collectivité, reconnu comme tel par celle-ci, instaurant une rupture dans le déroulement des faits habituels, ainsi qu’un avant et un après. Puisqu’il chamboule notre quotidien, nous bouscule, provoque chacun et plus spécifiquement celui qui veut penser son époque, l’événement implique de ce point de vue d’être abordé sous tous les angles possibles. En ce sens, la pandémie de Covid-19 est bien un événement.

Nous proposons d’identifier certaines dimensions qu’il nous semble nécessaire de prendre en compte lorsque l’on est confronté à un tel événement et que l’on entreprend de le penser. Ces dimensions demandent ensuite à être prolongées dans leur contenu, leur formulation et leurs implications, ce qui est une manière philosophique de prendre l’événement en question au sérieux.

I De la connaissance, de la critique et des mots

La pandémie de Covid-19 nous rend particulièrement sensibles à l’importance de la connaissance sous ses différentes formes, à commencer bien entendu par le savoir scientifique autour du virus et de ses conséquences pour l’être humain. Mais c’est aussi l’importance des savoirs expérientiels des personnes infectées ainsi que des professionnels de la santé, et la centralité des connaissances issues des sciences de l’économie ou des sciences sociales qui sont ressorties au fil des mois de pandémie, tant cette dernière a instauré d’enjeux et mis au jour d’interconnexions, montrant que l’on ne peut penser une telle situation uniquement en des termes médicaux. Sont également apparues des connaissances mises de côté et dont on ne s’était pas saisi, mais aussi, dans le même temps, une fragilité de certains de nos savoirs ainsi qu’une difficulté à produire des connaissances pour ainsi dire à même l’événement. Bien loin de nous mener à relativiser l’importance de la connaissance, ces éléments doivent nous interroger sur la valeur, la place et l’attention que nous sommes prêts à lui donner, en l’occurrence face à un événement, mais aussi plus systématiquement au sein de nos sociétés, collectivement et individuellement. Ils doivent également nous interroger quant à l’effort que nous entendons assumer pour juger de la valeur des savoirs présents, les nôtres comme ceux d’autrui, tant dans les médias, dans le champ politique qu’entre citoyens.

Fondamentalement, un tel événement nous renvoie à une interrogation autour de notre désir de connaissance. Celui-ci a peu à voir avec la mise en avant d’un simple droit de savoir, essentiel en démocratie, mais nous engage bien plutôt en direction des exigences liées à une telle recherche, dont l’enjeu final est la capacité de jugement, de décision et d’action. Un tel cheminement implique de nous inscrire dans la temporalité lente de la réflexion, de rechercher la connaissance par l’élaboration et la problématisation souvent incertaines de situations complexes, d’échanger nos perspectives et de croiser les différents types de savoirs aussi riches que fragiles dans leur articulation ; ainsi que d’assumer la tension entre le besoin d’agir et ce que nous pourrions appeler un nécessaire scepticisme modéré – tant notre impossibilité à saisir complètement la réalité doit être articulée avec l’importance de l’appréhender de manière suffisamment adéquate pour l’interroger, pour nous y engager et agir.

Nous voyons ici pointer la centralité du doute et de la critique face à un événement aussi conséquent, face à ce qu’il charrie avec lui de production d’énoncés faux (théorie des complots, fake news) et d’entreprises qui entendent puiser en lui les éléments qui viennent confirmer les propres positions ou systèmes de pensée de leurs auteurs – deux manières d’instrumentaliser l’événement. Il y a ici une importance à suspendre son jugement, ce qui implique également de venir pour ainsi dire à se forcer à être en désaccord avec soi-même et avec son propre savoir.

Le doute est exigeant et risque, à force d’un mauvais usage, de nous mener à douter de tout, à perdre un esprit critique véritable et à oublier son rôle, qui est de « contribuer à la fiabilité du savoir » (Stengers, 2020). Surtout, c’est parce qu’un tel doute et une telle critique sont essentiels et qu’ils risquent toujours de tomber dans une contestation pour elle-même, appuyée notamment sur le ressentiment, qu’il est essentiel d’être à la hauteur de cet exercice et de pouvoir démontrer la justesse de la critique entreprise envers un savoir, en assumant une charge de la preuve en quelque sorte du côté de la critique et en gardant en tête cette solidarité entre connaissance, doute et esprit critique.

Un autre aspect lié à cette question de l’acquisition du savoir et de l’exercice critique est celui de l’attention que nous portons à la manière dont nous décrivons le monde dont nous faisons partie. Comme le relève Stengers (2009), « la manière dont on décrit est déjà une manière dont on s’engage ». Cette attention aux mots, mais aussi aux concepts, est essentielle car elle nous rend sensibles au fait que nous nous engageons et interagissons dans le monde à partir de ceux-ci, ou, pour parler comme Descola, que nous forgeons et changeons le monde à partir d’eux. Il s’agit de gagner en lucidité par la conscience de ce rapport entre nos mots et le monde, de la valeur de cette relation et de sa fragilité ; et donc de l’importance qui s’ensuit de se pencher sur les mots qui sont les nôtres – leur précision, leur définition, leur extension, etc. – afin de saisir le plus adroitement possible le monde et y agir le mieux possible.

II Des affects, des valeurs et des vertus

La dimension liée aux affects[1] est également centrale pour une réflexion autour d’un événement tel que celui de la pandémie de Covid-19. Certains états affectifs ont sans doute été éprouvés avec une intensité particulière. Surtout, bien qu’en des circonstances différentes, ils l’ont été par un nombre tout à fait conséquent de personnes dans une même période. Peur de la maladie et des inconnues qui lui sont liées, crainte face à l’avenir d’une société fortement ralentie dans son fonctionnement, espoir d’un retour à nos modes de vie ordinaires ou au contraire de changements significatifs, désir de solidarités nouvelles sont autant d’états affectifs éprouvés depuis le début de la pandémie.

Ces derniers influencent notre rapport au monde. Ils le colorent, en quelque sorte. À la fois essentiels et inséparables de notre existence, ils peuvent aussi restreindre ou au contraire stimuler nos capacités cognitives. De ce fait, ils influencent nos actions – il n’y a qu’à penser à la peur et à ce qu’elle peut engendrer comme biais cognitifs. Il est dès lors essentiel de les identifier, de préciser leurs effets sur le fonctionnement d’une collectivité et de chercher, par la mise sur pied de dispositifs collectifs, à les cartographier, à en promouvoir certains ou au contraire en éviter d’autres. Trois affects nous semblent particulièrement importants à souligner. Tout d’abord, le ressentiment est peut-être l’affect le plus préjudiciable pour le lien social. On peut le présenter comme un sentiment d’hostilité et de rancune envers un individu, un groupe ou une communauté, que l’on estime responsable de notre situation jugée par nous-mêmes comme significativement défavorable. La colère, pour sa part, peut également paraître au premier abord un affect à éviter. Elle acquiert cependant une valeur positive, voire devient essentielle si l’on est capable, comme le relève Aristote (1992, p. 123), d’être en colère pour les choses qu’il faut, contre les personnes qui le méritent, de la façon qui convient, au moment adéquat et aussi longtemps que nécessaire. Elle est aussi, à suivre Sloterdijk (2007), un sentiment puissant qui, lorsqu’il est accumulé et encadré de manière adéquate, peut jouer le rôle de moteur des dynamiques des sociétés humaines. Une même exigence dans son usage vaut pour la curiosité, qu’il s’agit de développer dans le sens d’une attention et d’un intérêt à l’égard du monde et de son intelligibilité. Elle fait écho au doute évoqué dans notre première partie, mais aussi à l’étonnement, moteur de la philosophie et qui tient dans cette capacité à « [nous] interroger sur une évidence aveuglante […] qui nous empêche de voir et de comprendre le monde le plus immédiat » (Hersch, 1993, quatrième de couverture). Ces trois affects montrent en quelque sorte certains enjeux d’une société : éviter le ressentiment, user de sa colère pour de bonnes raisons et de la bonne manière, être curieux de l’intelligibilité du monde. Aujourd’hui plus encore, nous voyons leur actualité, si l’on pense à la montée des populismes, à l’augmentation significative de l’inégalité dans la répartition de la richesse au sein de la population ou encore à la crise du sens qui pourrait bien caractériser notre époque.

Il faut par ailleurs identifier un lien entre affect et valeurs. Si l’on prend à nouveau l’exemple de la peur, on voit qu’elle peut être indicatrice d’une valeur qui nous importe, la sécurité. Elle peut également nous mener à en écarter d’autres, la liberté, notamment, pour faire écho au contexte de la pandémie. Nous serions menés dans un contexte spécifique à donner priorité à une valeur sur une ou plusieurs autres. Il y a donc bien une relation significative entre affect et valeurs, au même titre que, comme vu précédemment, il y a un rapport fort entre affect et réflexivité. Si nous définissons la valeur en un sens large comme « ce à quoi nous tenons », nous devons prendre en compte ces valeurs qui nous importent en tant qu’individu et collectivité, afin de les maintenir en acte et, lorsqu’elles sont écartées en situation ou risquent de l’être, de réfléchir sur la suite et la place réelle que l’on veut leur attribuer.

C’est ici sans doute que prennent toute leur importance les vertus du courage et de la prudence. Pour ce qui est de la première, la personne est prête à mettre son statut, sa réputation, voire son intégrité physique en jeu pour interpeller autrui autour d’une idée, d’une décision ou d’une action avec laquelle elle est en désaccord lorsqu’elle estime important de l’affirmer au nom de valeurs supérieures. Pour la seconde, la personne entreprend de se confronter à une situation singulière qui pose problème. Elle mobilise sa capacité de délibération afin de décider des moyens à mettre en œuvre pour viser une fin et un bien pour elle-même et pour les autres, mais aussi afin de penser la tension entre différentes valeurs en situation (Gutknecht, 2020, pp. 47-64). L’une comme l’autre implique une maîtrise de soi et un agir. Surtout, dans une démocratie, ce sont les citoyens qui doivent être prêts à s’engager dans l’exercice du courage et de la prudence, et être capables de le faire. Par l’exercice même de ces vertus, ils démontrent leur attachement envers la société dont ils font partie, tout en cherchant à penser et infléchir son fonctionnement et son évolution.

III De la démocratie, du commun et des points inaudibles

La question de la démocratie et de sa capacité à répondre aux enjeux posés par la pandémie de Covid-19 est également fréquemment soulevée. Vaut-elle réellement mieux qu’un système autoritaire dans sa capacité à réagir à un événement d’une telle ampleur ? La place du citoyen doit-elle être repensée, impliquant une autre répartition de l’espace et du temps politiques ? Une démocratie a-t-elle à fonctionner à partir de l’idée centrale d’expérimentation au sein de dispositifs citoyens et locaux, lesquels doivent également mener à réfléchir sur des enjeux globaux de société ? Autant de questions déjà présentes mais qui se sont amplifiées par le contexte de la pandémie et qui nous indiquent l’importance qu’il y a à prendre au sérieux les exigences de la démocratie. Autrement dit, nous n’aurions pas accordé à cette dernière suffisamment de considération, ce qui nous oblige à nous déterminer sur notre désir de démocratie et donc, forcément, sur ce que nous entendons par cette dernière.

Plusieurs points nous semblent importants à souligner. Tout d’abord, un enjeu et une difficulté essentiels consistent dans le fait de joindre aux conditions formelles de la démocratie (distinction des pouvoirs, possibilité d’élire et d’être élu, possibilité d’initiative et de referendum, etc.) des conditions substantielles ou éthiques qui sont une condition nécessaire afin de donner une réelle consistance au dispositif démocratique : le désir du citoyen de participer aux affaires communes, l’aptitude à porter un jugement, à délibérer et à s’autolimiter, l’exercice de vertus comme le courage et la tempérance, la confrontation d’idées, de valeurs, de buts et de projets de société, la capacité à identifier collectivement des problèmes publics, etc. C’est en ce sens notamment qu’il faut comprendre Dewey (1995, pp. 43 et 47) lorsqu’il affirme que la démocratie est « une réalité uniquement si elle est réellement un lieu de vie en commun » et donc « pour chacun une manière “personnelle” de vivre ».

Un autre point essentiel porte sur l’espace public. Celui-ci ne doit pas être occupé par conformisme ou effet de mode. Il doit être le lieu de publics divers, de débats et de pluralité de perspectives. Comme le relève Fraser (2012, p. 84), une question devient politique « si elle est disputée dans un grand nombre d’arènes discursives, et au sein de différents publics ». Ceci implique ce que la philosophe appelle « une parité de participation », en tant que possibilité de prendre part pour chacun. L’enjeu est d’instaurer des espaces au sein desquels les discours de tous ont des effets, peuvent être appropriés par autrui, appuyés, débattus, contestés, rendant effectivement possible une participation des citoyens, où il est question non seulement de former son opinion, mais aussi de pouvoir participer à la décision politique, tout en assumant le dissensus. Comme le relève Amiel (2007, p. 56), dans une telle approche, le monde des hommes devient humanisé à partir du moment qu’il est « incessamment en débat ».

Autre point, les dispositifs démocratiques mis en place doivent permettre de considérer le temps long de la société. Cette considération nous rend plus sensibles encore au fait que le propre d’une démocratie est d’assumer l’incertitude du débat et de la décision, et qu’il nous est impossible de sortir de cette relation « entre rapports de forces et rapports de raison », pour reprendre l’expression de Latour, à travers laquelle, plus encore que le savoir et l’expertise, ce sont finalement les valeurs et les priorités qu’une collectivité décide de privilégier qui s’avèrent déterminantes. Ces dispositifs démocratiques doivent également chercher à identifier les points aveugles propres à une époque, auxquels aucune société n’échappe et qu’il s’agit collectivement de rendre visibles et intelligibles. Il faudrait à vrai dire davantage parler de points inaudibles. Ces points circulent en effet au sein de la société, sans cependant accéder à la conscience critique de la population, recouverts qu’ils sont par d’autres discours, du fait de leur caractère dérangeant et de leur incompatibilité avec notre fonctionnement sociétal et système collectif de pensée. Il n’y a qu’à penser au thème du dérèglement climatique, inaudible par la majorité jusqu’à il y a peu, mais aussi, concernant la pandémie actuelle, à la question des inégalités sociales de santé (à ce sujet : Le Garrec, 2020).

Enfin, ceci nous mène au commun, à son tour longtemps resté dans l’angle mort de nos sociétés. Le commun semble réapparaître depuis peu dans le débat démocratique. Son retour est sans doute pour partie une réponse à l’évolution d’une société portée par une autonomie et un libéralisme mal pratiqués, mais aussi une réponse à un environnement qui semble nous échapper. Il est important de distinguer le commun de l’identique : au sein d’une collectivité prennent place des individus qui, tout en étant différents sous certains aspects, parfois non négligeables, instituent et valorisent du commun entre eux. Il peut s’agir d’un bien commun, de références et de ressources communes, matérielles ou immatérielles, culturelles ou naturelles, auxquels ces personnes attribuent de la valeur et tiennent, sans que cela nécessite la reconnaissance, la mobilisation et l’affirmation d’une identité culturelle. Ceci nous renvoie également à un monde commun, lequel, comme le relève Latour (2011 : 40), n’existe pas de manière spontanée ni de manière naturelle, mais exige de nous de le composer, progressivement, quitte à échouer et à devoir recommencer, à enquêter, à œuvrer pour son maintien, etc. ; mais surtout à nous en inquiéter et à évaluer les conséquences de nos choix et orientations, et à développer un enthousiasme commun pour une telle entreprise.

IV De l’utopie, du nouveau et des frontières

L’ensemble des différents champs de la société est affecté par la situation due à la pandémie de Covid-19. Se pose de manière de plus en plus accrue la question de la pertinence d’un retour à nos modes de vie et de fonctionnement précédents, professionnels comme privés. Les changements conséquents qui ont dû être opérés ont mené à une réflexion sur une autre façon d’envisager l’avenir de la collectivité, tout en montrant qu’il est possible non seulement de l’imaginer, mais aussi de le réaliser. 

Une telle situation place au centre de l’échiquier le champ politique. La fonction du politique est ici interrogée sous l’angle de l’une de ses raisons d’être, qui consiste dans le fait de penser le fonctionnement d’une collectivité en référence à l’idéal d’une société à construire. Autrement dit, l’enjeu du politique est de garder en tête l’écart entre ce qui est et ce que l’on estime qui devrait être. Avec les effets sociétaux de la pandémie, l’utopie revient sur le devant de la scène, en tant qu’instrument d’une critique sociale et politique de la société. Elle doit cependant être considérée à sa juste valeur, comme « un idéal régulateur » (Kant) qui sort le citoyen de l’ornière du monde tel qu’il est, tout en exigeant de lui qu’il considère dans le même temps la valeur de ce qui a été acquis par ses prédécesseurs. Mais surtout, comme le relève Nathan (2017) au sujet d’un autre contexte, celui du terrorisme, l’idée n’est pas de se limiter à éviter un risque – une agression, une maladie, etc. – mais de fabriquer « un vrai discours de notre société, qui propose de l’utopie ». Il s’agit alors de parier sur la capacité des gens à initier ainsi qu’à accueillir du nouveau. Pour Arendt (1990), la capacité à commencer quelque chose de nouveau dans le monde est ce qui caractérise l’être humain. À travers leurs actions plurielles, les individus instaurent un monde commun qui leur est propre. Cette capacité exige cependant des individus d’assumer la part d’imprévisibilité, de contingence et de fragilité de toute action.

Paradoxalement, ceci doit nous renvoyer à la question de la frontière et du territoire. Dans la période actuelle d’incertitudes et d’inconnues, le risque est grand d’un repli sur soi, derrière sa frontière et sur son territoire. L’enjeu est d’arriver à penser collectivement la manière dont nous nous rapportons aux frontières et à ce qu’elles délimitent et distinguent. Le problème n’est pas la frontière en soi, mais la multiplication des frontières, leurs rigidités, la façon dont elles discriminent, les effets qu’elles ont pour certains, etc. Comme le relève Balibar (1994, p. 342), il s’agit d’interroger de manière démocratique « l’institution et les modalités d’institution de la frontière ». Ceci vaut plus encore, si l’on poursuit avec cet auteur, du fait que ces frontières ne sont pas que des réalités purement extérieures, mais aussi, voire surtout, des frontières intérieures, intériorisées par les individus. Ce double niveau est particulièrement bien signifié lorsque les migrants hispaniques vivant et travaillant depuis de nombreuses années aux États-Unis sans autorisation de séjour énoncent publiquement qu’ils n’ont pas traversé la frontière, mais que c’est celle-ci qui les a traversés. Pour ce qui est du territoire, il peut être compris comme « une délimitation […] d’espaces de vie, d’espaces de pensées et d’espaces de désirs » (de Jonckheere, 2010, p. 435), mais aussi dans son ouverture qui doit permettre à un individu de ne pas rester pris dans un milieu et, au contraire, de s’ouvrir à autre chose – un autre territoire, un autre groupe, une autre pratique, une autre pensée, etc. Ceci fait écho à Deleuze et Guattari (1972, p. 162) lorsqu’ils parlent de déterritorialisation, laquelle permet en certaines circonstances « de quitter une habitude, une sédentarité […], d’échapper à une aliénation, à des processus de subjectivation précis ».

En lien avec cette question de la frontière et du territoire, il est également essentiel de poser celle de la conscience d’une appartenance commune à un voire plusieurs ensembles plus vastes – l’espèce humaine, le monde du vivant, la planète terre, par exemple –, lesquels cependant sont pensés, vécus et estimés par des individus à chaque fois situés dans un lieu ou plutôt un milieu spécifique propre à chacun. Il en résulte une manière toujours particulière et ancrée de se considérer et de s’appréhender comme citoyen d’un tel ensemble, et qui parallèlement n’implique nullement de renier nos particularités – mon histoire, mon milieu, etc. –, mais nous évite de nous figer dans celles-ci. Nous parlons de cosmopolitisme situé pour évoquer cette articulation, aujourd’hui particulièrement porteuse d’enjeux, entre la dimension globale et la dimension locale de notre rapport à notre environnement. Conjointement, il est tout aussi essentiel de se situer historiquement, et donc également de prendre conscience de points inaudibles de l’histoire de nos sociétés contemporaines, qui sont pourtant significatifs dans la constitution de ces dernières et sur lesquels nous n’avons pas à éviter de poser un regard critique. Cette histoire plurielle et complexe qui est la nôtre, faite entre autres d’engagements et de créations, mais aussi de mises à l’écart, de détresses, de violences extrêmes et d’exils, doit être rendue intelligible et accessible à partir de ses nœuds et de ses tensions, autrement dit sans occulter sa dimension problématique et tragique pour nombre d’individus et de populations. Ces deux aspects – un cosmopolitisme situé et une conscience critique de l’histoire plurielle de nos sociétés – sont à tenir solidairement ensemble. Ils sont deux conditions essentielles pour penser notre époque, mais aussi tout événement.

V De l’existence, des inégalités et de la justice sociale

Comme le relève Fassin (2020), l’idée que la vie doit être protégée s’est désormais imposée dans nos sociétés. La pandémie ne vient que confirmer cet impératif avec une intensité particulière. Cependant, il apparaît tout aussi clairement que les personnes issues des catégories socioéconomiques les plus défavorisées de la population se sont retrouvées particulièrement fragilisées à la suite des décisions prises par les instances politiques : perte de leur activité ou diminution de leur revenu au vu du ralentissement économique, nécessité d’aller travailler malgré des conditions sanitaires incertaines, logement peu adapté à un contexte impliquant de passer davantage de temps chez soi, état de santé et risque accru de comorbidité en cas d’infection, etc.  

Deux points peuvent être soulignés afin de relier le contexte de la pandémie avec l’état et l’évolution de nos sociétés. Tout d’abord, si dans les textes fondamentaux et constitutifs de celles-ci est énoncée et valorisée une égalité entre les êtres humains, il s’avère au contraire qu’un traitement différencié des vies est institué par le politique et dans le concret du fonctionnement de nos sociétés. Ces inégalités de fait entre les existences sont dues à ce que Fassin (2000) nomme des « politiques de vie » instaurées par les États. Il prend comme situations limites paradigmatiques celles de personnes ayant dû fuir leur pays – qu’il appelle « nomades forcés » –, et qui se retrouvent confrontées à ce traitement inégalitaire dans leur pays d’accueil. On le voit, cette analyse vaut également dans le contexte de la pandémie. Le second point nous renvoie au fait que la santé des individus est influencée par leur statut socioéconomique. Ceci doit nous rendre sensibles à la question des inégalités sociales en matière de santé (Bourque et Quesnel-Vallée, 2006, p. 46) et aux déterminants sociaux de cette dernière que sont l’exclusion sociale, le chômage, le logement, l’alimentation, la petite enfance, le gradient social, l’éducation, le stress environnemental, etc. Si l’on considère que les inégalités sociales sont aujourd’hui en augmentation et qu’elles se traduisent sous la forme de disparités de morbidité, de mortalité et d’espérance de vie, alors il y a bien « une incorporation de l’inégalité, réalisant l’inscription de l’ordre social dans les corps » (Fassin, 2000, p. 100). Là aussi, la pandémie de Covid-19 vient nous rappeler ce constat et doit nous provoquer autour de ce que Fassin appelle « des hiérarchies implicites d’humanité » (2000, p. 111).

C’est en somme, ni plus ni moins, la possibilité d’une « vie vivable » qui est posée, selon l’expression de Butler (2020). La philosophe la présente comme « une vie incarnée, capable d’habiter des espaces qui cherchent à orchestrer et à faire avancer cette vie, pas sa maladie ou sa mort ». Une telle possibilité de vie implique des conditions qui manquent indéniablement à nombre d’individus. C’est bien ici qu’est posée la question de la justice sociale et de la solidarité – une solidarité dont il s’agit de questionner l’orientation –, et de la valeur que l’on donne à l’existence d’autrui.

Conclusion

Au travers des différentes dimensions abordées ci-dessus[2], c’est surtout la responsabilité face à un événement comme la pandémie de Covid-19 qui doit finalement être soulignée. Cette responsabilité consiste à prendre du recul afin d’être capable de saisir ce qui nous arrive, tout en étant encore dans l’événement. Une telle entreprise exige cependant une multiplication des lieux qui la rendent possible et surtout désirable. Une Université libre, dans laquelle le savoir est public et où peut être entrepris « un travail pluriel, ouvert et citoyen » (Caloz-Tschopp, 2011, p. 16) prend de ce point de vue tout son sens et son importance. Mais plus généralement, de tels lieux doivent nous mener plus encore à assumer l’exigence de nous poser collectivement les questions de notre temps – afin d’être capables de répondre de notre époque, en quelque sorte. Ceci fait écho à l’interrogation que posait Foucault à ses contemporains : « qui sommes-nous, qu’est-ce que notre présent, qu’est-ce que c’est que ça aujourd’hui, qu’est-ce qui se passe autour de nous ? » Caloz-Tschopp (2019, p. 27) rejoint en ce sens Foucault lorsqu’elle relève à son tour la nécessité de savoir « un peu plus qui nous sommes » et de tenir à une telle recherche « comme à l’air que nous respirons ». La question est alors de savoir si nous aurons suffisamment de souffle et de modestie, et si nous saurons déployer suffisamment d’efforts pour entreprendre ce cheminement exigeant.


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[1] Nous entendons par affect un état de l’esprit tel qu’une émotion, un sentiment, une humeur ou encore une sensation.

[2] Concernant la mise en avant de différentes dimensions, cette fois-ci au sujet d’un champ de pratiques, celui de l’action communautaire, nous renvoyons à notre Préface de l’ouvrage Action communautaire. Repères et pratiques, à paraître aux éditions HETSL, Lausanne.