Rosa Luxemburg féministe&nbsp [1]

Claudie Weil, Paris

Dans son beau livre féministe, les élucubrations du mouvement ouvrier allemand ou la camarade Luxemburg embrouille tout[2], Christel Neusüss décrivait comment Rosa Luxemburg avait jeté un pavé dans la mare des pratiques militantes et des réflexions de son parti, le SPD. Celle-ci était d’ailleurs consciente du trouble qu’elle avait semé. A telle enseigne qu’elle et Clara Zetkin, si l’on en croit son biographe Paul Fröhlich, avaient composé elles-mêmes leur épitaphe : « Ici reposent les deux derniers hommes (Männer) de la social-démocratie allemande »[3] qui sonne comme une réponse  à l’hostilité de leurs « co-militants » masculins. Dans une lettre à Karl Kautsky, Victor Adler, le dirigeant de la social-démocratie autrichienne, avait traité Rosa Luxemburg d’ «  oie doctrinaire » tandis que d’aucuns la qualifiaient de « personne pédante et querelleuse », d’ »intrigante »[4], etc. Mais pas plus qu’elle ne relevait les propos antisémites dont elle faisait l’objet, elle ne répondait aux attaques ad feminam.

Si ce fut Clara Zetkin qui porta sur les fonts baptismaux le mouvement international des femmes socialistes, ébauché au Congrès de Stuttgart de la IIe Internationale en 1907 et confirmé au congrès suivant, à Copenhague, en 1910, son amie Rosa Luxemburg n’était pas, de son propre aveu, une militante féministe : ses accentuations étaient ailleurs. Dans le sillage de Marx et dans le contexte de son opposition au droit à l’autodétermination nationale, elle allait jusqu’à contester la pertinence d’une revendication des droits, que ce soient ceux des femmes ou ceux de l’homme et du citoyen[5].

Elle n’a néanmoins pas refusé son concours à son amie Clara Zetkin et est intervenue dans la sphère des femmes. Certes, ses contributions au journal des femmes socialistes animé par Clara Zetkin, Die Gleichheit (L’égalité) surtout sur le mouvement révolutionnaire en Russie, ont été peu fréquentes, mais elle a encouragé Luise Kautsky à y collaborer. Elle répondit toutefois à une « commande » de Clara Zetkin[6] et lui envoya à la veille de la célébration du 1er mai 1902, un article sur les luttes des ouvrières russes un an auparavant. Manifestement moins au fait de l’action des femmes prolétaires que de celle des intellectuelles et, en particulier des étudiantes (dont elle a fait partie naguère), elle alla puiser ses deux exemples dans l’Iskra, organe de la social-démocratie de Russie[7]. Elle fut aussi aux côtés de Clara Zetkin en août 1913 pour contester le mot d’ordre de « grève des ventres », slogan antimilitariste d’inspiration anarchiste, mais propagé en Allemagne par deux médecins sociaux-démocrates,  s’inscrivant dans une tradition antique et cherchant à inciter les femmes à refuser de procréer pour ne pas fournir de la chair à canon[8].

Rosa Luxemburg fut aussi  discrètement présente dans l’Internationale des femmes socialistes[9] mais, arrêtée en février 1915 alors qu’elle bénéficiait d’un sursis à incarcération pour raisons de santé, elle n’a pu accompagner Clara Zetkin en Hollande à la réunion préparatoire à la Conférence internationale des femmes socialistes, première manifestation de l’internationalisme prolétarien pendant la guerre qui s’est ensuite tenue à Berne en Suisse du 26 au 28 mai 1915[10].

Lors de la révolution allemande de novembre 1918 et dès son arrivée à Berlin à l’issue de son incarcération de « protection », Rosa Luxemburg souhaite que le journal spartakiste qu’elle vient de contribuer à créer, Die Rote Fahne (Le Drapeau rouge), comporte un supplément féminin qu’elle espère pouvoir confier à Clara Zetkin. Elle ne cesse d’insister auprès de celle-ci pour qu’elle écrive un article sur les femmes (« c’est très important actuellement et aucun d’entre nous n’y entend grand-chose », formule diplomatique pour donner à entendre que les spartakistes berlinois sont occupés à de tout autres tâches qui ne leur permettent pas de s’aventurer sur un terrain qu’en revanche Clara Zetkin connaît fort bien[11]), puis pour qu’elle se charge de la page féminine : « Passons à la propagande parmi les femmes ! Nous sommes comme toi convaincus de son importance et de son urgence », plus dans le style des tracts, « court, populaire, propagandiste, sur les tâches des femmes dans la Révolution » que dans le registre théorique[12]. Manifestement, dans son esprit, l’éducation politique des femmes reste à faire !

Dans son article qui paraît le 22 novembre dans Die Rote Fahne[13], Clara Zetkin répond scrupuleusement à cette sollicitation et appelle les femmes à montrer leur gratitude à une révolution qui leur a offert le droit de vote sans  qu’elles aient eu à lutter pour l’obtenir. L’argumentation est délicate, car le conseil prodigué est apparemment contradictoire : la conquête du droit de vote n’est pas synonyme de la nécessité de l’exercer (en janvier 1919, pourtant, aux élections à l’assemblée nationale, les femmes voteront plus massivement que les hommes), car partager le pouvoir avec la bourgeoisie équivaut à confisquer le pouvoir au prolétariat. C’est donc par la poursuite de leur activité révolutionnaire que les femmes seront le mieux à même de s’acquitter de leur dette : « Des femmes prolétaires ont aidé à mener les premiers combats de la Révolution contre la monarchie, la domination des junkers et le militarisme […], le bras des femmes est assez fort pour arrêter les rouages de la machine économique si la volonté des femmes l’ordonne ». « Complètement d’accord avec ton point de vue » lui écrit Rosa Luxemburg dans un court billet[14].

Mais la révolution accompagne aussi l’accession des femmes, fût-elle clairsemée, aux instances dirigeantes des partis : au Comité directeur de l’USPD, Parti social-démocrate indépendant qui, par opposition à la poursuite de la guerre, est issu d ‘une scission d’avec le SPD en 1917 ; le Groupe, puis la Ligue Spartakus en ont fait partie jusqu’à la fondation  du Parti communiste allemand fin décembre 1918-début janvier 1919 et Rosa Luxemburg a été membre de la Centrale de ces deux dernières organisations, mais pas Clara Zetkin qui a différé son adhésion au PCA. Cependant, par la suite, celui-ci est resté peu féminisé.

La proximité de Rosa Luxemburg et de Clara Zetkin ne supposait cependant pas une convergence totale en ce qui concerne leur perception des femmes, même si naguère Rosa Luxemburg refusait toute considération aux femmes de la bourgeoisie qu’elle qualifiait de parasites[15]. Dans un registre plus intimiste, c’est-à-dire dans ses lettres à Sonia Liebknecht dont les premières éditions sous le titre de Lettres de prison ont été censurées, privées des passages les plus personnels, apparaît celle de Rosa Luxemburg : « Clara prétend qu ‘elle n’a pas la moindre compréhension pour ces ‘dames’ qui ne sont que des ‘appareils sexuels et digestifs’. Comme si chaque femme pouvait devenir ‘agitatrice’, sténotypiste, téléphoniste ou quoi que ce soit ‘d’utile’ dans le genre ! Et comme si les belles femmes – la beauté, ce n’est pas seulement un joli visage, mais aussi la finesse et la grâce intérieures – comme si les belles femmes n’étaient pas déjà un cadeau du ciel parce qu’elles sont un plaisir des yeux ! Et si Clara se dresse en archange armé d’une épée flamboyante à la porte de l’Etat de l’avenir pour en chasser les Irènes [héroïne du Propriétaire, roman de Galsworthy que Rosa Luxemburg a lu en prison], je lui adresserai, les mains jointes, cette prière : laisse nous les tendres Irènes, même si elles ne servent  qu’à orner la terre comme les colibris et les orchidées. Je suis pour le luxe sous toutes ses formes[16] ». Plaidoyer pour la femme-objet qui contraste singulièrement avec ses prises de position antérieures ? Le reproche en a été fait à Rosa Luxemburg, mais la finesse de sa sensibilité – et non sa sensiblerie – apparaît dans un autre passage de ses lettres à Sonia Liebknecht où elle parle des blessures spécifiques que la vie inflige aux femmes, entravées qu’elles sont dans leur accomplissement d’êtres humains à part entière : « une souffrance sans nom et une peur indicible, la peur que les barrières de la vie se soient déjà refermées, la peur de ne pas avoir touché, goûté à la vie réelle », « étonnement, inquiétude, tâtonnements, recherche et douloureuse déception » qu’elle se refuse à qualifier d’hystérie[17].

Quelle a pu être l’incidence de la guerre et d’une longue incarcération sur ce qui apparaît comme un infléchissement ? Plusieurs expériences ont pu y contribuer, permettant de nuancer l’affirmation de Christel Neusüss : « Rosa Luxemburg elle-même ne s’est […] pas rendu compte de la raison pour laquelle le mouvement des femmes l’a revendiquée en tant que femme importante[18] ». En février 1916, à sa sortie de la prison de la Barnimstrasse à Berlin, un millier de femmes l’attendent, une partie d’entre elles l’escortent jusqu’à son domicile pour la couvrir de présents, notamment de denrées alimentaires si difficiles à obtenir en temps de guerre. Pendant son incarcération suivante, à Wronke et à Breslau, ses interlocuteurs sont en grande majorité sinon exclusivement des femmes, celles avec qui elle correspond, celles qui lui rendent visite pour lui apporter des cadeaux, satisfaire à ses desiderata ou pour faire sortir ses messages et ses articles. Peut-être Rosa Luxemburg a-t-elle pris alors conscience de son importance symbolique pour les femmes.

Cette symbolique était à l’oeuvre en 1971, lors de la célébration du centenaire de sa naissance, le 5 mars, juste avant la journée internationale des femmes, qui rendit hommage à la femme « qui fut un exemple pour nous autres, les femmes[19] », tandis que par ailleurs, tous les 15 janvier, « Karl et Rosa » faisaient l’objet de rituels convenus. Rosa Luxemburg a suscité de multiples controverses en RFA où la droite fustigeait la pétroleuse, c’est-à-dire la femme révolutionnaire dans une tonalité qui avait déjà cours de son vivant, surtout après les années 1968, après que la gauche l’eut revendiquée. Mais, en dépit de tentatives réticentes pour lui accorder une place sur l’iconostase du mouvement ouvrier allemand, le SPD n’eut de cesse de prendre ses distances. Sa valeur symbolique a en particulier été remise en cause lors de la sortie en 1986 du film sur Rosa Luxemburg de Margarethe von Trotta, accusée d’avoir, dans une « hagiographie sécularisée », renvoyé « l’image d’une petite bonne femme qui écrit de belles lettres dans des circonstances difficiles[20] ». Cette critique ici excessive peut en revanche s’appliquer à nombre de tentatives de reviviscence, et pas seulement en Allemagne, où la théoricienne révolutionnaire disparaît derrière « la femme extrêmement forte » ou la remarquable épistolière[21]. Ce que les « hommes » du SPD mettaient en cause derrière le parti-pris féministe jugé édulcorant de Margarethe von Trotta, c’était la place du féminisme au sein du parti. Et pour finir, Rosa Luxemburg, « icône défraîchie », fut condamnée, y compris par les Verts, pour n’avoir pas été démocrate lorsqu’elle a entériné la décision de son parti, le PCA, de boycotter les élections à l’assemblée constituante[22]. L’antiféminisme de gauche n’était pas dépourvu de traditions. Ainsi, il était encore patent en 1968 dans l’attaque virulente de Daniel Bensaïd contre les conceptions de l’organisation de Rosa Luxemburg[23] mais lui au moins fit par la suite amende honorable.

Pour finir, on pourrait emboîter le pas à Christel Neusüss pour qui l’apport principal de Rosa Luxemburg consiste à « avoir fourni les éléments d’un mode de pensée et d’action non patriarcal » se traduisant dans sa compréhension de la perception théorique de la réalité[24] ».


[1] Publié in, Caloz-Tschopp M.-Cl., Felli R., Chollet A. (dir.), Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci Actuels, Paris, Kimé., 2018, pp. 247-255.

[2] Die Kopfgeburten der Arbeiterbewegung oder Die Genossin Luxemburg bringt alles durcheinander, Hambourg/Zurich, Rasch und Röhring Verlag, 1985, 359 p.

[3] Paul Fröhlich, Rosa Luxemburg, Paris, Maspero, 1965, p.232.

[4] Victor Adler, Briefwechsel mit August Bebel und Karl Kautsky, Vienne, 1954 ainsi que Georges Haupt, « Rosa Luxemburg à l’orée de la recherche marxiste dans le domaine national », in id., L’Historien et le mouvement social,  Paris, Maspero, 1980, p. 116.

[5] Rosa Luxemburg, La question nationale et l’autonomie, Pantin, Le Temps des Cerises, 2001, p. 24-35.

[6]  Lettre à Clara Zetkin de mars 1902 in Gesammelte Briefe, vol. I,, Berlin, Dietz, 1982, p. 632.

[7]  « Russische Arbeiterinnen im Kampfe », Gesammelte Werke, vol. VI, Berlin, Dietz, 2014, p. 388-391.

[8] Cette mobilisation, sévèrement condamnée par Rosa Luxemburg, faisait aussi référence à celle qui avait eu lieu en France en 1905, jusqu’à utiliser la traduction en allemand de la chanson de Montehus, « Grève des mères » qui avait valu la prison à ce dernier. Voir Nicole Gabriel, « Des berceaux aux tranchées : les enjeux du débat sur la ‘grève des ventres’ de l’été 1913 en Allemagne », Le Mouvement social. La désunion des prolétaires, n° 147, avril-juin 1989, p. 88-104.

[9] Rosa Luxemburg, « 1. Internationale Konferenz sozialistischer Frauen am 17. und 19. August 1907. Rede zur Arbeit des Internationalen Sozialistischen Büros, Gesammelte Werke, vol.2, Berlin, Dietz Verlag, 1972, p. 233-234.

[10] Voir Gilbert Badia, Clara Zetkin, féministe sans frontières, Paris, Editions ouvrières, 1993, 333 p. (Collection La part des hommes).

[11] Rosa Luxemburg, J’étais, je suis, je serai. Correspondance 1914-1918, sous la direction de Georges Haupt par Claudie Weill, Irène Petit, Gilbert Badia, Paris, Maspero, 1977, p. 360.

[12] Ib. p. 362 ainsi que Gesammelte Briefe », vol. 5, août 1914-janvier 1919, Berlin, Dietz Verlag, 1984, p. 420-421.

[13] Clara Zetkin, « Die Frauen und die  Nationalversammlung »,  Die Rote Fahne, 22 novembre 1918.

[14] J’étais, je suis, je serai, op. cit. , p. 361.

[15]

Voir Rosa Luxemburg, « Frauenwahlrecht und Klassenkampf », Gesammelte Werke, vol. 3, Berlin, Dietz Verlag, 1973, p. 159-165, ainsi que « Die Proletarierin »,  Ib., p.410-413.

[16] Rosa Luxemburg, Lettres à Sophie, Paris, Berg International, 2002,  p.16.

[17] Ib. p. 56.

[18] Christel Neusüss, « Patriarcat et organisation du parti. Rosa Luxemburg critique des idées de ses comilitants masculins », in Claudie Weill et Gilbert Badia (éd.), Rosa Luxemburg aujourd’hui, Saint Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1986, p. 92.

[19] Voir Claudie Weill, Rosa Luxemburg. Ombre et Lumière, Pantin, Le Temps des Cerises, 2008, p. 35.

[20] Manfred Scharrer dans Die Neue Gesellschaft , cité par Hans-Josef Steinberg, « Zur Behandlung Rosa Luxemburgs in der Bundesrepublik Deutschland. Eine Bilanz »,  Beiträge zur Geschichte der Arbeiterbewegung, 33e année, 1991, n° 4, p.456.

[21] A ce propos, voir Claudie Weill, « Rosa Luxemburg par delà l’icone. Autoadministration, autonomie, autogestion », Contretemps, nouvelle série n° 8, 4e trimestre 2010, p. 30.

[22] Tagesspiegel (Berlin), du 15 janvier 2000.

[23] Daniel Bensaïd et Samy Naïr, « A propos de la question de l’organisation. Lénine et Rosa Luxemburg », Partisans. Rosa Luxemburg vivante, n° 45, décembre 1968-janvier 1969, p. 11.

[24] Christel Neusüss, Die Kopfgeburten …, op. cit.