Expériences, Rencontres, Héritages (1968-2019)
Marie-Claire Caloz-Tschopp
Nicky Busch, Maren Ulricksen-Viñar, Marcelo Viñar, François Rigaux, Monique Chemillier-Gendreau, Denis Von der Weid, Jean-Yves Carlier, Gabriel Misas, Maria-Teresa Findji, Zoraida Gaviria, Brigitte Fichet, Christophe Tafelmacher, Jean-Michel Dolivo, Karine Povlakic, Andreas Auer, Ivor Jackson, Vera Gowland, Iside Gjergji, Marie-Jeanne Borel, Gérald Berthoud, Cornelius Castoriadis, Marc Vuillemier, Laurent Monnier, Paul Parin, Annie Mino, Maja Wicky-Vogt, Pierre Dasen, Novine Berthoud-Aghili, Safaa Fathi, Michèle Le Dœuff, Colette Guillaumin, Marion O’Callaghan, Véronique de Rudder, Abdelmalek Sayad, Hocine Aït Ahmed, Hannah Arendt, Rony Bauman, Claudie Weil, Ghislaine Glasson-Deschaumes, Enzo Traverso, Silvia Amati Sas, Janine Puget, Rada Ivekovic, Françoise Proust, Etienne Balibar, André Tosel, Christiane Vollaire, Omar Odermatt, Graziella de Coulon, Pauline Milani, Teresa Veloso Bermedo, Ahmet Insel, Marion Brepohl, Valeria Wagner.icky Busch, Maren Ulricksen-Vignar, Marcelo Vignar, François Rigaux, Monique Chemillier-Gendreau, Jean-Yves Carlier, Christophe Tafelmacher, Jean-Michel Dolivo, Karine Povlakic, Andreas Auer, Ivor Jackson, Vera Gowland, Iside Gjergji, Marie-Jeanne Borel, Gérald Berthoud, Cornelius Castoriadis, Marc Vuillemier, Laurent Monnier, Pierre Dasen, Michèle Le Doeuff, Colette Guillaumin, Abdelmalek Sayad, Hocine Aït Ahmed, Hannah Arendt, Rony Bauman, Claudie Weil, Ghislaine Glasson-Deschaumes, Enzo Traverso, Silvia Amati Sas, Janine Puget, Rada Ivekovic, Françoise Proust, Etienne Balibar, André Tosel, Christiane Vollaire, Omar Odermatt, Stéphanie Tschopp, Graziella de Coulon, Pauline Milani, Teresa Veloso Bermedo, Ahmet Insel, Marion Brepohl, Valeria Wagner
« L’homme vivant lui-même ce qu’il débat, contraint d’orienter son action dans un univers de valeurs ambiguës, où rien n’est jamais stable ni univoque »
Vernant J.-P., Vidal-Naquet P., « Ambiguïté et Renversement », Mythe et Tragédie en Grèce ancienne, Paris, éd. Maspero, 1982, p. 15.
Plan
- Introduction
- 1. Expériences, rencontres, héritages
- 2. Déroulement d’un panorama
- 3. Le risque de s’exposer à agir à plusieurs
- 4. Rencontres… Héritages
- 5. Expériences… praxis, empreintes « primaires »
- 6. Expérience colombienne (1968-1973), retour en Suisse (1974… dénonciation d’un « bourreau » chilien à Genève, 1977), rencontre d’exilés (1986, Gallegos, Argentine).
Introduction
Je et Nous, Nous et Je, un fil conducteur, des événements, des faits, des personnes, des trajectoires imbriqués durant près de 50 années (1968-2020).Précision utile pour la lecture : Le développement détaillé se trouve dans l’axe 1 PANORAMA de la base de données (partie III).
Le panorama d’expériences, rencontres, héritages (1968-2019) est la porte d’entrée dans le projet d’ensemble PRAXIS-MEMOIRES-ARCHIVES qui regroupe des traces d’une longue genèse d’activités de citoyenneté, de formation, de recherche, construite à plusieurs et qui aboutit à une double ouverture dans l’horizon du possible : le desexil de l’exil dans un espace d’Université libre et autonome.
La première partie fait état d’explorations d’un long parcours (1968-2019) à la fois individuel et collectif. Il contient trois étapes :
- Des expériences, des rencontres, des héritages.
- Des essais entrecroisés, des travaux de recherche entre 1982 et 2020, permettant de saisir un parcours philosophique et politique durant… près de 50 ans, avant d’entrer dans les détails fournis par les autres autres parties.
- La présentation d’introductions, prologues, préfaces de travaux principaux, permet de saisir les perspectives, les avancées, les interrogations, des questions dans les recherches collectives menées à bien.
Il fait état d’un besoin-désir de liberté positive que désignent la dynamique du desexil de l’exil et les luttes pour des espaces d’universités libres et autonomes. Il ne s’inscrit pas dans une approche de liberté négative à laquelle nous contraindrait un système autoritaire (exil intérieur, double pensée, simulation de la folie, imbécillité, Dumheit, dont parle Kant). C’est le fait de beaucoup d’endroits dans le monde qui ravivent la liberté positive, le besoin-désir d’une alternative européenne où la conscience sociale, politique sait ce qu’elle veut et ce qu’elle refuse[1]. Liberté politique positive dans un système politique permettant la critique tout en posant des contraintes à débattre, en résistant dans les fissures d’une démocratie parlementaire semi-directe (droit d’initiative, de referendum) aux tendances autoritaires et même « totalitaires » qui ressurgissent en Europe et ailleurs et dont il sera question. Les apports, les questions de la Grèce ancienne, des Lumières sont les nôtres et s’y ajoutent de nouveaux embarras, apories à transformer en énigmes.
Que dire de la chance, du privilège de la richesse d’expériences possibles, de rencontres, d’affinités, de résonnances, de vibrations, de ce que j’ai appelé des politiques de l’amitié et de l’amitié tout court dans un tel contexte? Héritage précieux que je désire à mon tour transmettre à d’autres.
Que dire du plaisir des luttes, d’action, de la curiosité insatiable, de la résistance, du besoin-désir de justice, des fêlures, de trahisons aussi, du refus d’une philosophie de la destruction et de la mort comme principe, désir, besoin de vie ?
La musique, les exilés, les poètes, les écrivains, m’ont beaucoup appris dans l’élaboration d’une philosophie d’apartheid, d’une philosophie de la « patate chaude » des Etats, d’une philosophie dys-topique, d’une anthropologisation d’une ontologie de la politique du chaos/cosmos, d’une philosophie du droit de fuite inspirée des praxis des exilés, d’une philosophie du des-exil de l’exil, du vertige démocratique (autant de chemins explorés, parcourus à tâtons), quand elles explorent la dialectique cosmos/chaos d’Hésiode et s’aventurent jusqu’au bout du pensable… inimaginable, imprévisible, irréparable.
En faisant un travail intellectuel dans la formation, l’enseignement et la recherche et en participant au mouvement d’asile, ma position a consisté à inscrire les actions, réflexions dans les tensions, contradictions, conflits entre Etats, institutions universitaires, partis, syndicats, mouvements micro et macro[2]. Une telle position aux frontières des politiques des savoirs, de migration, du droit d’asile mériterait à elle seule un récit circonstancié. D’autant plus en étant femme !
Disons d’emblée, en parcourant les souvenirs, les sources, matériaux, que j’ai accordé une importance particulière à ce qui « m’a affectée » toute entière, dans ma peau, mon corps, mon âme qui contient le souffle de vie[3], de liberté ou certains chocs, souvent avant même d’avoir eu le temps de l’imaginer, de le penser, de le réaliser par une pratique de vie, la portée d’une philosophie politique de la sensibilité dans la résistance. Elle a été à la base de mon engagement physique, intellectuel, philosophique et politique dans la solidarité et de l’hospitalité, ce qui est loin d’être une évidence partagée.
Derrière le mot de praxis, impliquant de se situer aux frontières, la prise de risque d’agir, le refus de séparer la pensée et le corps, la politique et la philosophie, le passé, le présent, l’avenir, en clair l’action et son élaboration par une double action spécifique – penser -, accompagnant l’action qui, aux prises avec une lourde tradition est envisagée comme une « contemplation » passive[4], détachée du réel, donc inabordable pour le commun des mortels, ou alors comme une « théorie » séparée de la « praxis/pratique »[5] sousentendant alors la supériorité de la théorie sur la pratique, des « intellectuels » et des « praticiens » ou alors une réduction du lien penser-agir, la « praxis ». J’ai pu faire l’expérience que dès que je considérais des terrains, ma pratique de la philosophie était nommée en terme de « philosophie pratique »[6]…
Le concept de praxis choisi est difficile à utiliser, car la praxis est souvent réduite à n’être qu’un « faire », c’est-à-dire non inscrit dans l’histoire de la matérialité des conditions de vie, de la poésie des rapports humains, des corps, des rapports des humains avec la nature, des rapports de pouvoir de domination, d’émancipation, des liens au cosmos/chaos. Le problème du rapport philosophie et politique est si chargé, énorme, que la prudence inciterait à ne pas s’aventurer à utiliser le mot « praxis » ni le mot « penser ».
En bref, penser, agir avec sa sensibilité, avec son corps, ses pieds, sa tête, leurs liens indissolubles, embarrassants, conflictuels, aporétiques, ce que je choisis de poser par le mot « praxis » n’est pas une évidence de vérité. Je choisis d’utiliser ces mots en tentant d’interroger l’inconfort des ambiguïtés, difficultés, apories, qui le constitue, pour transformer l’embarras en une énigme ouverte. Nous sommes des « êtres pensants », écrit Arendt. Elle dit encore, dans la Human Condition[7] que l’enjeu est de « penser ce que nous faisons ». L’horizon de signification est le célèbre adage qu’Arendt avance encore dans une autre partie de son oeuvre : « Le sens de la politique est la liberté »[8]. Retenons que la liberté est politique, au sens où elle n’est pas essence mais relation, rapport.
J’ai ajouté une pierre à l’édifice d’Arendt et d’autres pour continuer la recherche en reprenant la question de la liberté à mon compte à partir de l’observation de la violence allant aux extrêmes, de la fuite des migrants et peut-être de ma fuite, de notre fuite à toutes à tous devant un « monde » devenu « acosmique », saccagé, perdu, oublié. Qu’un travail de résistance, de mémoires et d’archives recherche fébrilement à ne pas enfouir.
L’usage du mot « fuite » implique la prudence. Il convient de ne pas céder à des interprétations qui assimilent la fuite à un acte pénal sans délit (loi de contrainte, prison pour les étrangers) ou alors à un acte d’irresponsabilité, d’abandon de la lutte, où l’on céde au déterminisme, à la « nécessité » du rouleau compresseur de l’histoire de la domination-destruction. Alors il devient possible de déplacer encore la question. La Liberté politique de se mouvoir. Desexil et création : philosophie du droit de fuite. Le mot se mouvoir est un verbe actif (titre d’un essai en 2019) qui permet de distinguer l’action de se mouvoir, de mots comme mouvement[9] ou encore mobilité très chargées et connotés dans la tradition philosophique et par l’économie. En bref, la fuite devient donc une action créant un droit pour sauvegarder la liberté qui a une caractéristique inaliénable : elle est politique.
Le risque de s’exposer à agir à plusieurs
Un tel travail comporte, à la fois de la puissance « en agissant de concert… et qui disparaît quand ils se séparent » et le risque de s’exposer, de sortir dans l’espace public, d’être en butte aux passions de tous ordres et même parfois aux menaces, ce que j’ai pu expérimenter au cours des années sur le terrain des politiques de migration, du droit d’asile et aussi de la formation et de la recherche. Les anecdotes n’ont pas leur place ici. Le risque le plus important est politique. L’action révèle « l’agent dans la parole et l’action », écrit Arendt[10]. Prendre le risque de l’action, en agissant, à chaque fois, c’est prendre le risque à chaque fois, de commencer « quelque chose de neuf » écrit encore Arendt, toute action, étant ancrée dans la « natalité dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir » (p. 314). L’action est une « faculté thaumaturgique (faire des miracles humains). En plus du « droit de naissance »[11] sur lequel s’appuie le fait de commencer à agir, toute action contient le risque de l’imprévisibilité de l’action, ses conséquences incalculables.
Expériences…
En revenant aux expériences les plus significatives durant ces 45 années, des empreintes « primaires » au cours de cinq ans d’expérience latino-américaine et au retour en Suisse ont été déterminantes au début du parcours à la fois dans la formation, la recherche et la politique. On pourrait parler de « cas ». Je préfère parler de «situations » de vie, de citoyenneté qui ont laissé des traces indélébiles dans la mémoire collective, ont touché tout le « corps actif », et engagé le besoin-désir de comprendre la nouveauté, d’agir avec une attention au « proche et à l’immédiat » qui est à la base de l’action, de la pensée, ce qu’apprennent autant Spinoza que le philosophe chinois Tchouang-tseu[12]. L’élaboration des transformations de la violence a été centrale. De vraies rencontres avec des œuvres, des auteurs ont pesé de tout leur poids. Des liens se sont tissés et solidifiés durant les années. D’autres se sont perdus. Peut-être faut-il souligner que j’étais au Chili en janvier 1973, à un tournant de l’histoire de l’Amérique latine avec le coup d’Etat à venir (septembre 1973) que laissait présager l’ambiance dans les rues, le meeting d’Allende au stade de Santiago quelques mois avant le coup d’Etat. Derrière la scène vécue en janvier 1973 du stade de Santiago des militaires se préparaient, les américains financaient la grève des camionneurs, etc.. Hormis des faits d’enfance qui m’ont rendue très sensible à l’injustice et à la liberté, en enclenchant un questionnement politique et philosophique qui a perduré, je signale des faits à mon retour en Suisse qui ont été des marqueurs de l’engagement politique et intellectuel.
Le panorama établi rend visible au début du processus d’ensemble dans un contexte d’expériences, de rencontres, d’héritages. Je désire m’abstraire d’une posture testimoniale. Il ne s’agit pas ni d’un témoignage et encore moins d’une « histoire de vie » dans un but d’auto-émancipation. Cette mode s’est développée en Europe et en Suisse, avec la démocratisation des études, de nouvelles professions donnant accès à la classe moyenne. Je ne dispose d’aucune autorité testimoniale que confère l’expérience vécue qui mériterait d’être racontée. Le désir le plus profond est celui de poser des questions, de m’interroger sur mes propres questions, sans me plier aux critères d’habitus sociaux ou académiques s’inscrivant des trames complexes de relations dont il fallait comprendre les inconforts, les conflits, les fissures. Il me fallait « comprendre » les faits d’une époque et de construire une réflexion impliquant une révision des outils, de la philosophie, de la politique elle-même. Le mot de « déshumanisation » ne me satisfait pas. Parler de « dignité »[13] est le symptôme de l’aggravation d’une époque où le pouvoir s’attaque à la vie. Il faudrait alors parler « d’égale-dignité », en articulant ce mot composé à celui « l’égale-liberté » de Balibar. J’ai appris le mot comprendre avec Hannah Arendt. La passion de « connaître » a été forte.
Raconte ta vie… La demande est venue de plusieurs côtés. J’ai toujours résisté à de telles démarches développées par les sciences sociales, par pudeur, par respect de celles et ceux qui m’entourent et aussi par respect pour les témoignages exceptionnels, remarquables de héros ordinaires (Simone Weil) qui jalonnent l’histoire des XIX-XXe siècle et les luttes d’émancipation connues.
Si je me suis pliée, sur demande, après de fortes résistances, à l’expérience de l’association Plan Fixe[14] qui, en 2016, a sollicité un entretien mis en images avec de fortes contraintes techniques, c’est qu’il me fallait dépasser une méfiance vis-à-vis de schémas idéologiques d’histoires de vie dans laquelle une praxis minoritaire prenait le risque de se perdre sous de faux habits de discours convenus. Je remercie infiniment Alexandre Jejenski et Manuela Salvi pour leur respect dans la manière demandée de centrer le propos sur mon travail. C’est pour parler de « desexil, philosophie du mouvement », à savoir, « penser le mouvement dans la pensée et la migration, décrire l’exil et le desexil dans le monde contemporain, combattre la violence, notamment d’Etat sur les réfugiés, lutter pour l’autonomie, le droit d’asile, la civilité », fil rouge de l’entretien avec Manuela Salvi et son organisation très fine par Alexandre Mijanski. C’était présenter des philosophes, des outils, des démarches, un programme au Collège international de philosophie (exil-ciph.com). En 2019, avant que ne débute le projet PRAXIS-MEMOIRES-ARCHIVES, dans la même perspective, j’ai aussi collaboré à un entretien avec des jeunes chercheurs et militants sur la base de questions[15].
Au niveaux des matériaux, savoirs accumulés, les personnes, les expériences, les faits, les savoirs, les démarches évoqués à propos de rencontres, démarches, travaux dans la première partie sont une forme de collectif encyclopédique pluriel autonome qui s’est constitué dans une période charnière en Europe et sur la planète, avec l’imagination et la force du poignet dans des actions, recherches, travaux divers, actions de résistance, de désobéissance civique, dont on trouve des traces dans le projet. C’est un héritage précieux.
En résumé, le projet PRAXIS-MEMOIRES-ARCHIVES aconsisté à transformer une expérience individuelle à plusieurs en rapport avec des expériences individuelles devenant entremêlées dans un bout d’histoire, un espace collectif commun donné et élargi, en objet, démarche, but de recherche, de débat philosophique et politique. A découvrir après coup, grâce au travail de mémoire et d’archives. A transmettre.
Aujourd’hui, en remémorant les parcours, sans séparer l’individuel et le collectif étroitement imbriqués, je peux voir devant nous, l’infinie création de formes du des-exil de l’exil, de des-obéissance, d’un espace d’Université libre et autonome où se sont rencontrés, morts[16] et vivants.
Il peut être utile de partager aux lectrices et lecteurs des questions que je me suis posées silencieusement dans chaque rencontre pour tenter de saisir la complexité des personnes, des œuvres, de l’héritage inoubliable tout en menant à bien le projet :
Qu’est-ce qui a mis en route et fait « tenir » sur la durée. le besoin-désir, le risque de résister, de penser, d’agir ?
Quels embarras, quelles apories ont produit un inconfort si vital, qui ont fait prendre le risque de l’engagement dans des activités de penser, des actions, des projets, des œuvres, très diverses, en se retrouvant et en laissant en héritage des énigmes à résoudre ?
Quels pièges déjouer ? Que leur opposer ? Que conclure ?
Assurément un triple fil commun entre ces expériences, ces rencontres a été tissé infiniment comme Pénélope[17] dans son Odyssée de femme en exil : l’amour de la liberté, le souci de la justice, la curiosité sur le mone, la soif de connaître.
1. Expériences, rencontres, héritages
Pour évoquer une démarche de PRAXIS-MEMOIRES-ARCHIVES au travers d’expériences, rencontres, héritages avec le désir de le transmettre à mon tour à d’autres générations, il faudrait avoir le talent d’une auteure, d’une auteur de science-fiction. Comment feraient, par exemple, John C. Van Dicke, Ursula Le Guin pour en parler ? Comment faire pour parler du désert[18]de l’exil, de l’apartheid ou du rêve et de l’autre côté du rêve[19] ? Imaginons presque 50 années d’expériences intimes, sociales, politiques, intellectuelles depuis une date où je situe (arbitrairement) l’émergence dans le risque pris de la vie « publique » (1974-2010) entre deux continents – l’Europe et l’Amérique latine – des paysages, des odeurs, des musiques, des bruits, de la lumière, des ambiances, des départs, des voyages, des activités, des rencontres, un exil imposé-désiré depuis la naissance revisité inlassablement en des-exil jusqu’à la mort, où l’horizon de la mer infinie fait rêver tout en devenant insaisissable. A force de passer les frontières, on se prend au jeu des échasses. Le temps compté, le vécu infini. L’espace contraint par des frontières et élargi par des actions humaines où l’on se meut inlassablement, avec son corps, ses pieds, sa pensée, ses passions, marqués par des traces indélébiles. C’est peut-être cela la lutte du des-exil de l’exil et la recherche d’un espace d’Université libre et autonome ?
2. Déroulement d’un panorama
Dans la première partie de l’ensemble du projet PRAXIS-MEMOIRES-ARCHIVES, le récit commence par des faits liés à une expérience colombienne entre 1968 et 1973, puis l’abord d’autres expériences, rencontres, héritages que les lectrices, lecteurs sont invités à parcourir. Il ne s’agit pas d’une description objective et neutre. Disons d’emblée, que j’ai accordé une importance particulière à ce qui « m’a affectée » toute entière, dans ma peau, mon corps, mon âme qui constitue le souffle de vie[20], de liberté, souvent avant même d’avoir eu le temps de l’imaginer, de le penser, de le réaliser par une pratique de vie, la portée d’une philosophie politique de la sensibilité dans la résistance. Elle a été à la base de mon engagement physique, intellectuel, philosophique et politique dans la solidarité et de l’hospitalité, ce qui est loin d’être une évidence partagée.
Derrière ce mot, impliquant de se situer aux frontières, la prise de risque d’agir, le refus de séparer la pensée et le corps, la politique et la philosophie, le passé, le présent, l’avenir, en clair l’action et son élaboration par une double action spécifique – penser -, accompagnant l’action qui, aux prises avec une lourde tradition est envisagée comme une « contemplation » passive[21], détachée du réel, donc inabordable pour le commun des mortels, ou alors comme une « théorie » séparée de la « praxis/pratique »[22] sous-entendant alors la supériorité de la théorie sur la pratique, des « intellectuels » et des « praticiens » ou alors une réduction du lien penser-agir, la « praxis ». J’ai pu faire l’expérience que dès que je considérais des terrains, ma pratique de la philosophie était souvent nommée en terme de « philosophie pratique »[23] par des travailleurs intellectuel !
Le concept de praxis choisi est difficile à utiliser, car la praxis est souvent réduite à n’être qu’un « faire », c’est-à-dire non inscrit dans l’histoire de la matérialité des conditions de vie, de la poésie des rapports humains, des corps, des rapports des humains avec la nature, des rapports de pouvoir de domination, d’émancipation, des liens au cosmos/chaos. Le problème du rapport philosophie et politique est si chargé de traditions que la prudence inciterait à ne pas s’aventurer à utiliser le mot « praxis » ni le mot « penser ».
En bref, penser, agir avec sa sensibilité, son corps, ses pieds, sa tête, leurs liens indissolubles, embarrassants, conflictuels, aporétiques, en sachant que le mot « praxis » n’est pas une évidence de vérité. L’enjeu est d’interroger l’inconfort des ambiguïtés, des difficultés, des apories, qui le constitue, et transformer l’embarras en une énigme ouverte. Nous sommes des « êtres pensants », écrit Arendt. Elle dit encore, dans la Human Condition[24] que l’enjeu est de « penser ce que nous faisons ». L’horizon de signification est le célèbre adage qu’Arendt avance encore dans une autre partie de son oeuvre : « Le sens de la politique est la liberté »[25]. Retenons aussi que la liberté est politique, au sens où elle n’est pas essence mais relation, communication, mode d’être stratégique « être le plus nombreux possibles à penser le plus possible » (Spinoza, Ethique, V, 5-10).
J’ai ajouté une pierre à l’édifice d’Arendt, de Spinoza et d’autres pour continuer la recherche en reprenant la question de la liberté politique à mon compte à partir de l’observation de la violence allant aux extrêmes, de la fuite des migrants et peut-être de ma fuite, de notre fuite à toutes à tous devant une planète devenue « acosmique », saccagée, un « monde » perdu, oublié.
Je parle de desexil et création : philosophie du droit de fuite. Soulignons que le mot se mouvoir est un verbe actif (titre d’un essai en 2019).
L’usage du mot « fuite » implique une attention particulière à la violence constituant les rapports de pouvoir et la prudence critique et active qui face à la violence devenant extrême est la fuite, mais une fuite active. Il convient de ne pas céder à des interprétations qui assimilent la fuite à un acte pénal sans délit (loi de contrainte, prison pour les étrangers) ou alors à un acte d’irresponsabilité, d’abandon de la lutte, où l’on cède au déterminisme, à la « nécessité » du rouleau compresseur de l’histoire de la domination-destruction. Il s’agit aussi de distinguer l’action de se mouvoir, de mots comme mouvement[26] ou encore mobilité très chargés et connotés dans la tradition philosophique et par l’économie. En bref, la fuite devient donc une action créant un droit pour sauvegarder la liberté qui a une caractéristique inaliénable : elle est politique.
Ce qu’un travail de résistance, de mémoires et d’archives recherche fébrilement de ne pas enfouir.
3. Le risque de s’exposer à agir à plusieurs
Un tel travail comporte, à la fois de la puissance « en agissant de concert… et qui disparaît quand ils se séparent » et le risque de s’exposer, de sortir dans l’espace public, d’être en butte aux passions de tous ordres et même parfois aux menaces, ce que j’ai pu expérimenter au cours des années sur le terrain des politiques de migration, du droit d’asile et aussi de la formation et de la recherche. Les anecdotes n’ont pas leur place ici. Le risque le plus important est politique. L’action révèle « l’agent dans la parole et l’action », écrit Arendt[27]. Prendre le risque de l’action, en agissant, à chaque fois, c’est prendre le risque à chaque fois, de commencer « quelque chose de neuf » écrit encore Arendt, toute action, étant ancrée dans la « natalité dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir » (p. 314). L’action est une « faculté thaumaturgique (faire des miracles humains). En plus du « droit de naissance »[28] sur lequel s’appuie le fait de commencer à agir, toute action contient le risque de l’imprévisibilité de l’action, ses conséquences incalculables.
4. Rencontres… Héritages
Dès lors qu’on prend le risque d’agir, de mener à bien un « projet », on vit des moments d’échanges, de débat, de solitude sans être isolée. Des vivants et des morts m’ont accompagnée. Toutes ces années ont été des expériences de rencontres incroyables, riches, précieuses. De risques pris. Je choisis arbitrairement de présenter ici près d’une cinquantaine de personnes que j’ai eu la chance de côtoyer et avec lesquelles j’ai travaillé. La liste est ouverte et celles et ceux que j’aurais omis de citer me pardonneront mes oublis. Elles m’ont beaucoup appris.
Ces rencontres m’apparaissent aujourd’hui, au moment de construire le projet PRAXIS-MEMOIRES-ARCHIVES, comme les plus marquantes dans divers endroits de la planète durant près de 50 ans.
Le travail entrepris est à la mémoire et en reconnaissance de Soledad RUIZ, Zoraïda GAVIRIA, Beatriz BOTERO, Maria-Teresa FINDJI, Gabriel MISAS, Alfredo MOLANO[29], Socorro RAMIREZ, Elena ARAUJO,Nicholas BUSCH, Maren ULRICKSEN, Marcelo VIGNAR, François RIGAUX, Christophe TAFELMACHER, Jean-Michel DOLIVO, Karine POVLAKIC, Carlos FERNANDEZ, Andreas AUER, Ivor JACKSON, Monique CHEMILLIER-GENDREAU, Vera GOWLAND, Jean-Yves CARLIER, Iside GJERGJI, Marie-Jeanne BOREL, Gérald BERTHOUD, HANNAH ARENDT, Cornelius CASTORIADIS, Laurent MONNIER, Pierre DASEN, Roni BRAUMAN, Michelle LE DOEUFF, Colette GUILLAUMIN, Nicole-Claude MATHIEU, Paola TABET, Abdelmalek SAYAD, Hannah ARENDT, Claudie WEIL, Enzo TRAVERSO, Silvia AMATI SAS, Janine PUGET, Rada IVEKOVIC, Françoise PROUST, Etienne BALIBAR, André TOSEL, Jean ROBELIN, Christiane VOLLAIRE, Omar ODERMATT, Stéphanie TSCHOPP, Graziella DE COULON, Pauline MILANI, Teresa VELOSO BERMEDO, Ahmet INSEL, Marion BREPOHL, Valeria WAGNER. VERIFIER ENCORE
A ces noms il faut ajoutertout particulièrement, à cette étape à la fois d’élaboration, de recueils de textes, matériaux, de technique d’édition, Brigitte FICHET, Maria-Pia TSCHOPP, Stéphanie TSCHOPP, Omar ODERMATT, Vincent GODET, Pauline MILANI, Novine BERTHOUD-AGHILI, Verena CLAUSEN, Ibrahim SOYSÜREN, Engin SUSTAM, Marcelo VIGNAR, Pierre DASEN, Maria-Theresa FINDJI, Gabriel MISAS, Ghislaine GLASSON-DESCHAUMES, Paolo QUINTILI, Safaa FATHI, Christophe TAFELMACHER, Carl GRÜNBERG, Jose LILLO, Aldo BRINA, Amanda JOSET, Solidarité sans Frontières (SOSF), Danielle OTHENIN-GIRARD, Novine BERTHOUD-AGHILI, Alain MORICE, Migreurop, Brigitta et Thomas BUSCH, Claude BRAUN, Pierre FIALA et Marianne EBEL, Osana BONILLA, Eric FINDJI, Marta HUERTAS, Gabriel MISAS ARANGO, Maria PEREZ, Verena CLAUSEN, Marie BONNARD, Françoise TSCHOPP, Pauline MILANI qui, à des titres divers, ont accompagné le travail, la réflexion, la mise en forme et apporté un appui, un travail de traduction, dans la recherche de matériaux, des idées, des propositions, des relectures de textes, des critiques bienvenues.
Il faudrait nommer aussi ici les auteurs de textes et de livres que l’on retrouve dans la base de données, mais la liste serait trop longue. Le sommaire détaillé, les données qui ont pu être réunies en font état. Il faudrait nommer aussi les éditeurs qui ont cédé leurs droits exclusifs permettant pour « digitaliser » leurs livres traduits en PDF par l’association Trajets en PDF, permettant ainsi d’augmenter la libre-circulation des idées en assurant un accès gratuit. Lorsqu’il n’a pas été possible d’avoir un accord (fait à compter sur le doigt d’une main), et que nous estimons un livre important, utilisé dans le travail durant ces années, nous avons opté pour la couverture, le sommaire et parfois l’introduction[30].
Prolonger le travail, engager un autre exercice de mémoire et d’archives ferait émerger d’autres noms enfouis dans les « trous » de ma propre mémoire et d’autres mémoires fragmentaires. Exercice infini, ouvert.
L’individuel et le collectif nominal et anonyme sont ancrés dans un moment d’histoire, des espaces politiques gagnés par des luttes dans la durée. Au-delà d’un tel moment dans l’histoire, par les parcours d’actions, travaux, gestes, moments de vie, sont tellement imbriqués que l’analyse se révèle impuissante et surtout fausse si elle prétendait à l’exhaustivité, si elle tentait de séparer ce qui serait de l’ordre de l’individuel et du collectif. Comme me disait Colette Guillaumin dans nos conversations, toute pensée, toute œuvre est collective dès lors qu’on prend en compte la profondeur historique et l’actualité, l’empreinte des vivants et des morts. Autour du fil d’Arianne d’un parcours, d’une trajectoire imbriqués dans d’autres parcours et trajectoires se tissent des faits, questions, rêves, imaginaires, tâtonnements, savoirs. Se dégagent des acquis et aussi des embarras, des apories, des énigmes. Autant de pistes entr’ouvertes pour continuer.
Au départ d’une trajectoire publique de presque 50 ans, une diversité d’empreintes, d’expériences de terrain rappelons ces personnes côtoyées. La liste est ouverte. A ce propos, je désire parler de « politiques de l’amitié »[31] en reprenant le terme de Jacques Derrida, en sachant qu’on oublie des amis politiques sur le chemin et qu’ils savent cependant qu’ils sont là et qu’ils me pardonnent mes oublis. Il importe cependant de situer des rencontres avec des personnes dans des engagements, recherches théoriques qui ont eu un poids particulier dans un parcours. Parmi les nombreuses traces, marques, pour commencer à raconter l’histoire, monter le puzzle, présentons un inventaire provisoire et forcément incomplet d’héritages transmis par des personnes dans la recherche indépendante et universitaire dans divers terrains et domaines des savoirs (philosophie, droit, économie, science politique, philosophie, économie, sociologie, histoire, psychanalyse, etc.), marques indélébiles dans le parcours. Qui demandent à être transmis à leur tour à cette étape de mémoires et d’archives. La liste n’est pas close.
Pour ce qui est de ce que je peux appeler la colonne vertébrale de l’élaboration d’un travail théorique, je retiens le poids de la présence de Nicholas Busch, chercheur et militant indépendant, fondateur de Fortress Europ ?, de Colette Guillaumin, Abdelmalek Sayad, et d’autres (liste non exhaustive) à qui je veux rendre hommage. Trois auteurs ont une place particulière. Après coup, je peux voir, le dialogue avec des travaux d’auteurs qui m’a marquée d’une empreinte, sans cesse réélaborée tout au long des années, dans des oeuves immenses: Karl Marx, Cornelius Castoriadis, Hannah Arendt, Colette Guillaumin.
Aujourd’hui, ces oeuvres méritent une réévaluation, d’ailleurs en cours.[32]
On sait aussi qu’il faut se garder d’enrôler les auteurs dans des catégories qui ne sont pas les leurs, ou alors de se laisser piéger dans des débats terminologiques incessants, de lire leurs concepts de manière dogmatique. Y avons-nous échappé ? Nous avons tenté de saisir ce qui est de la liberté politique de se mouvoir, la partie vive, active, les concepts vivants, voire même vacillants dans leur pensée. Prendre la liberté de (re)lire des « discours »[33] à revisiter un travail sans devenir pour autant marxienne, arendtienne, castoriadienne, etc..
Un chemin de l’interrogation critique des œuvres, des matériaux a été tracé, guidé par le besoin de comprendre le monde, la violence, l’injustice, la destruction. Comment faire, avec la tradition des œuvres en général et des œuvres non conformes ou alors « révolutionnaires », minoritaires, pour ne pas jeter l’enfant avec l’eau du bain et inventer des interpellations, des débats avec les auteurs en se déplaçant? Le mécanisme de déni, celui de la critique servant au dénigrement, au rejet ne règle rien. Il dénote plutôt des résistances (au sens de Freud) à interroger des préjugés, malaises, inconforts ou alors nous renseignent sur les aléas des rapports de force académiques dans la succession des débats et des modes. Certains arguments font même sourire avec la distance. Je pense à des auteurs masculins parlant de leurs collègues femmes. Le défi est la construction inlassable d’une critique ouverte intégrant les rejets, l’ambiguïté, les évitements, la complexité. En bref, ce qui reste dans l’obscurité trouble, insaisissable.
Il faudrait même aujourd’hui, dans une période de transformation historique, relever le défi d’inventer une épistémologie, une méthodologie, une sémiologie des concepts philosophiques et politiques pour le temps présent et à venir en décolonisant et aussi en désimpérialisant[34] la philosophie et la politique.
5. Expériences… praxis, empreintes «primaires»

En revenant aux expériences les plus significatives durant ces 50 années, des empreintes « primaires » au cours de cinq ans d’expérience latino-américaine et au retour en Suisse ont été déterminantes au début du parcours à la fois dans la formation, la recherche et la politique. On pourrait parler de « cas ». Je préfère parler de «situations » de vie, de citoyenneté qui ont laissé des traces indélébiles dans la mémoire collective, ont « affecté » tout le « corps actif », et engagé le besoin-désir de comprendre la nouveauté, d’agir avec une attention au « proche et à l’immédiat » qui est à la base de l’action, de la pensée, ce qu’apprennent, par exemple, autant Spinoza que le philosophe chinois Tchouang-tseu[35]. L’élaboration des transformations de la violence a été la colonne vertébrale des interrogations. De vraies rencontres avec des œuvres, des auteurs ont pesé de tout leur poids. Des liens se sont tissés et solidifiés durant les années. D’autres se sont perdus. Peut-être faut-il souligner que j’étais au Chili en janvier 1973, à un tournant de l’histoire de l’Amérique latine avec le coup d’Etat à venir au Chili (septembre 1973) que laissait présager l’ambiance dans les rues, le meeting d’Allende au stade de Santiago quelques mois avant le coup d’Etat. Derrière la scène du stade de Santiago des militaires se préparaient, les américains finançaient la grève des camionneurs, etc.. Hormis des faits d’enfance qui m’ont rendue très sensible à l’injustice et à la liberté, en enclenchant un questionnement politique et philosophique qui a perduré, je signale des faits à mon retour en Suisse qui ont été des marqueurs de l’engagement politique et intellectuel.
6. Expérience colombienne (1968-1973)
Retour en Suisse (1974)
Dénonciation d’un «bourreau» chilien à Genève (1977)
Rencontre d’exilés (1986, Gallegos, Argentine)

Ce qui a été une des marques essentielles dans ma vie, engagements, travaux de recherche à partir de 23 ans, ce sont peut-être cinq années où j’ai vécu, travaillé en Colombie (1968-1973), tout au début de mon travail professionnel dans la formation et la recherche. Le déplacement, le dépaysement a été un des moments de ma vie où, dans une aventure passionnante, j’ai expérimenté une traversée de vie du plus intime au plus collectif. Partir à l’époque, c’était découvrir le monde. Vivre, étudier, travailler, voyager en Amérique latine, c’était croiser l’histoire, sentir le vent de révolution, ses illusions, ses tragédies.6
Parmi des rencontres en Colombie, je désire citer celles qui ont été décisives. Ce qui est écrit ici est à la mémoire de SOLEDAD RUIZ, sociologue, Bogota ; ZORAÏDA GAVIRIA, architecte, planification urbaine, Medellin ; BOTERO Beatriz, architecte ; MARIA-TERESA FINDJI, prof. de sociologie à l’U. de Cali, présidente de Fundacion Colombia Nuestra, Cali ; GABRIEL MISAS, économiste, relations internationales, politique universitaire, processus de paix ; SOCORRO RAMIREZ politologue, prof. à l’Institut d’Etudes et des Relations internationales de l’U. Nacional de Colombie, militante active dans les luttes contre les politiques de torture, de disparitions en Colombie et dans le processus de paix en Colombie, Bogota, ELENA ARAUJO[36], écrivaine, féministe, exil, courage politique. Avec Elena Araujo, – l’unique personne colombienne à prendre le risque -, nous sommes allés à l’hôtel intercontinental de Genève, avec un syndicaliste suisse, apporter une lettre avec des questions sur l’institutionnalisation de la torture au président colombien de l’époque Julio Cesar Turbay. Elle a écrit une nouvelle de cet événement qui n’était pas sans risques pour elle.
Ma lecture du Capital de Marx a eu lieu dans ce contexte « déplacé », hétérogène (le parti communiste n’était pas hégémonique en Colombie) où la résonnance théorique directement liée au contexte colombien et latino-américain de violencia (guerre civile, réformes agraires bloquées, coup d’Etat au Chili en 1973, appréhendé physiquement grâce à un voyage à Santiago en janvier 1973), à des actions de solidarité au retour en Suisse, de l’enseignement et de la recherche dans divers lieux (Ecoles sociales, formations professionnelles, Université ouvrière, Universités) et sous des formes diverses.
Je retiens ici des faits liés à mon séjour, études, travail en Colombie, une approche des transformations du rapport villes-campagne, avec des travaux de planification urbaine et métropolitaine cherchant à comprendre les raisons de l’arrivée de petits paysans chassés de leurs terre dans les tugurios (bidonvilles) de Medellin, grâce à la sociologue Soledad Ruiz. Puis la place du mouvement indien dans la politique colombienne rejoignant des questionnements internationaux retrouvés plus tard[37], et la lecture du Capital de Marx, en se servant de la traduction en espagnol d’un ouvrage (Althusser, Balibar, Establet, Macherey, Rancière), résultat d’un Séminaire de l’Ecole normale supérieure (Paris), édité en espagnol en 1969 et largement diffusé en Colombie. Un tel axe de lecture de Marx en Amérique latine était tributaire d’un certain « parisianisme », de la généalogie, des « crises » des partis communistes (en Russie, en France, en Amérique latine), avec le risque d’en rester à une certaine lecture de Marx par Althusser, la centration sur le Capital et la fameuse « coupure épistémologique »).
Lire Le Capital de Marx en Amérique latine, à un moment historique où les mouvements en Colombie (de réforme agraire, indiens, femmes, guerrillas) arrivaient à l’Université… avec les militaires armés de mitraillettes sans cran d’arrêt (deux ans et demi université fermée sur cinq ans de séjour), en lutte pour une réforme agraire dans un pays où la terre est dans les mains pour 80% de grands propriétaires terriens, en assistant à l’émergence de la culture et du trafic de drogue qui a transformé la culture du café…les rapports de la Colombie dans le monde) a été un terrain d’apprentissage indélébile, à la fois existentiel, pratique, théorique. Je militais en tant qu’étudiante avant de partir en Colombie (années 68), mais je n’ai pas été membre d’un parti communiste (ni en Suisse, ni en Colombie). Ma lecture de Marx n’a pas eu lieu dans une pratique de travail professionnel de philosophie, mais en autodiacte. J’ai aussi utilisé des catégories marxistes dans un travail de Master en urbanisme grâce aux apports méthodologiques de la sociologue Soledad Ruiz. J’ai aussi participé à un groupe de lecture du Capital de Marx, qui était séduisant dans la mesure où j’expérimentais un outil, présent dans les enseignements universitaires et à l’extérieur, pour comprendre une société à la fois chaleureuse et désarçonnante, traversée de graves conflits.
En effet, en vivant, étudiant, travaillant en Colombie durant cinq années, le besoin d’élaborer ce que je vivais est devenu pressant dans une société très marquée par les rapports de classe, de race (place des indiens, des noirs), de sexe (machisme), les transformations de la Violencia (guerre civile entre libéraux et conservateurs en 1948) et présence des guerrillas, la montée du trafic de drogue en Colombie.
Lire Le Capital de Marx en Colombie, ce n’est pas comme le lire en Suisse, en Europe, ou en France[38]. En plus, impossible d’en rester à ce texte de Marx par la suite, après avoir intégré la théorie de la valeur, l’Introduction à l’économie politique, la centration sur le travail et plus tard des concepts de classe et d’appropriation (mis en avant par des féministes matérialistes), pris comme des concepts-moteurs ouverts en mouvement et non comme des références dogmatiques absolues. Ce qui ne m’a pas empêchée d’ailleurs non plus de prendre connaissance de lectures critiques de Marx, de couches de réélaboration dans le vieux continent[39] et aussi d’élargir des références « théoriques » d’autres auteurs sans pour autant rejeter Marx[40]. Je n’ai donc pas été marquée par la généalogie interne de certaines élaborations théoriques, comme celle autour d’Althusser pour Marx en France et en lien au parti communiste français, mais bien plutôt par ce qui se passait dans des terrains divers et qu’il fallait comprendre, « penser » en cherchant, en bricolant des protocoles, des outils de lecture. Un séjour externe d’expatriée produisait un effet de lunette grossissante des faits de violence, tout en inventant une sorte de méthode de lecture des œuvres et aussi des concepts, des mots[41].
Dans ma vie professionnelle, étudier l’émergence de métropoles comme Medellin, ville d’un million d’habitants qui a doublé en quelques années, dans le cadre d’un Master en planification urbaine, m’a permis d’observer le déplacement des rapports ville-campagne, les mouvements de réforme agraore, la migration dite « interne », la Violencia, l’impact du trafic de drogue qui prenait de l’ampleur au moment où je quittais la Colombie. Ces faits, sans aucune prétention « scientifique » ni d’exhaustivité ont inscrit dans ma trajectoire une lecture fondatrice, où s’entremêlaient Le Capital de Marx, Cent ans de solitude de Garcia Marquez et les tangos de Gardel très présents au Patio del tango à Medellin. Description du capitalisme industriel, puissance de l’imagination, tangos nostalgiques. En bref, il a été possible de travailler les liens entre deux continents par une critique du concept de « développement »[42], entre l’individuel et le collectif, l’histoire et le présent, la violence d’Etat et des guerrillas (répression, 5.761.000 déplacés internes en Colombie en 2019), les rapports sociaux de sexe, la politique et la philosophie, les rapports entre domaines du savoir, les questionnements, les modes d’action des mouvements indiens dans la récupération de leur mémoire (pédagogie des brochures et cartes comme outil d’émancipation dans le mouvement indien, que nous avons appuyé dont il y a des traces dans les documents présentés, grâce à la Fundacion Colombia Nuestra).
A mon retour en Europe, à ces expériences, ces faits de vie se sont ajoutés l’émergence du « problème » des réfugiés qui m’ont installée dans une situation d’exil… en Suisse avec le besoin du des-exil de l’exil et le lien à élaborer avec la dés-obéissance civile comme praxis qui m’ont amenée à devoir reconsidérer de manière plus large les théories de désobéissance civile/civique et leurs racines, la place de l’obéissance dans la liberté politique. Ils m’ont conduite, à observer à l’échelle planétaire avec un autre regard les rapports de classe, de sexe, de race, des conflits en constante transformation avec le rapport changeant entre Capital et Travail, la globalisation. Ils m’ont conduite à repenser, élargir la notion de « prolétaire » envisagée comme « exilé prolétaire » dans l’essai sur La liberté politique de se mouvoir (2019), autre concept-moteur, avec une longue histoire toujours ouverte.
En 1977, puis en 1980-1981, j’ai suivi comme simple assistante intéressée, le procès à Genève de Luis Winter, « bourreau à la Commission des droits de l’homme » (selon le dossier de presse retrouvé et annexé) et au travail du Comité de soutien au peuple chilien et au courage, à la ténacité qu’il a fallu à ses membres pour mener une longue lutte qui a permis de prendre conscience de l’ampleur de la torture pratiquée au Chili et qui s’est étendue, intensifiée (plan Condor) à l’Amérique latine dès 1975.
A la suite d’une demande d’étude du Service Information Tiers Monde à Lausanne (Le tamis helvétique…) refusée et éditée par les Editions d’En bas[43], à mon retour, je suis donc entrée de plein pied dans le terrain conflictuel des réfugiés en Suisse et en Europe. Le débat anti-étrangers qui prenait pour cible jusqu’alors les travailleurs immigrés s’est déplacé sur les réfugiés. Devant la violence d’Etat, la nécessité est devenue de plus en plus impérieuse de réflexions théoriques et philosophiques pour pouvoir élaborer, « penser » la violence depuis Marx, Arendt, Castoriadis, Guillaumin et des féministes matérialistes, Sayad, Foucault et beaucoup d’autres références.
En 1986, j’ai participé, avec mon fils de 18 ans, à une rencontre d’exilés à Rio-Gallegos (Argentine) où se trouvaient les Mères de la Place de mai, des mineurs, des exilés, puis en passant à Santiago où nous avons été pris dans des manifestations à haute dose de gaz lacrimogène devant le Vicariat de la Solidarité. Nous avons ensuite rejoint Buenos Aires par les montagnes et en avion et avons vu le film, La Historia Official, sur les enfants de disparus adoptés par des militaires, qui a été ma première rencontre avec la question des disparus. Cette histoire oubliée a ressurgi plus tard dans mon travail au Chili, avec l’Uruguay, l’Argentine. La question de la « disparition » est devenue un point aveugle politique et philosophique majeur, la matrice de l’ensemble du travail de mémoires.
Dans le domaine philosophique où je me suis formée, puis j’ai enseigné et fait de la recherche, le parcours a eu lieu tout d’abord depuis la philosophie, l’épistémologie et la logique, puis la philosophie politique et la théorie politique. Observer la « mobilité », la « fuite » des migrants, a accompagné des enseignements, la direction de colloques, de recherches, comme on va le voir, à écrire sur les camps, les transformations de la guerre, l’évidence de l’asile, le des-exil de l’exil, pour en arriver en 2019, à un essai, La liberté politique de se mouvoir. Desexil et création : philosophie du droit de fuite.
Que dire du monde des années 1968 précédées par la Conquista, le colonialisme, l’impérialisme, un siècle de guerre et de destruction « totale » de hier et d’aujourd’hui à l’épreuve des « inégalités » abyssales que montrent les luttes des femmes, des paysans, des gilets jaunes, des « jetés » du rapport Capital-Travail, du climat, du Covid-19? On verra, qu’un tournant dans les années 1980 (Schengen) a marqué d’une empreinte sécuritaire l’approche des politiques migratoires, du droit d’asile, des droits fondamentaux. Ce sont des épiphénomènes de phénomènes plus généraux du capitalisme globalisé.
[1] Depuis Genève, sans reprendre ici le débat complexe, diversifié, conflictuel sur l’Europe, je tiens à mentionner les travaux du sinologue Jean-François Billeter, prof. honoraire de l’Université de Genève, et en particulier ceux de 2020 sur l’Europe dans ses rapports à la Chine. Voir Pourquoi l’Europe, éd. Alia, 2020 ; Demain l’Europe, éd. Alia, 2020.
[2] Voir à ce propos notamment le texte du sociologue politique kurde, Engin Sustam dans la partie Panorama.
[3] Il faudrait reprendre ici ce que dit Aristote de ce mot. Citons un petit livre lumineux de Lazar Philippe, Court traité de l’âme, Paris, Fayard, 2008.
[4] Voir à ce propos, l’excellente introduction à La vie de l’esprit d’Hannah Arendt, (1981 en français), PUF et (1978 en anglais), où l’auteure, d’entrée de jeu, nous met en garde : (… parler de Penser me paraît tellement présomptueux que j’éprouve le besoin de commencer par me justifier… je n’ai ni la prétention, ni l’ambition d’être « philosophe », ni de compter au nombre de ceux que Kant appelait non sans ironie, Denker von Gewerbe (penseurs par profession, p. 17). Deux raisons la pousse à aborder le sujet de la pensée dans La vie de l’esprit : (1) le lien entre le « manque de pensée » et la « banalité du mal » représenté par un criminel de guerre, Adolf Eichmann qui ne « pensait pas », écrit-elle ailleurs ; penser permet-il d’éviter le mal ? (2) le rapport entre «ce qu’elle appelle « La Vita activa » qu’elle a abordé dans son livre Condition de l’homme moderne et la vie contemplative, « l’idée que la contemplation représente l’état le plus avancé de l’esprit est aussi vieille que la philosophie occidentale (p. 21). L’activité de penser est alors comme une activité tranquille, passive opposée à l’action. Qu’est-ce qu’on fait quand on pense, ce que nous faisons, ce qui nous dépasse, se demandait-elle ? Sans reprendre ici sa traversée de la tradition philosophique occidentale dans la préface et son fil de réflexion très riche ailleurs, retenons que pour Arendt, l’homme qui agit est un « être pensant » qui a le « goût et peut-être le besoin » de penser plus loin que les limites du savoir, de retenir la distinction de Kant entre « vérité et signification », de tirer davantage de cette capacité que savoir et action, p. 27 » en les opposant et en les hiérarchisant, en en réservant l’exercice de la pensée à des « Denker von Gewerbe » (penseurs par profession).
[5] Ce mot de « praxis » a une longue histoire. Notons qu’en français, il est souvent traduit par « pratique ».
[6] En choisissant comme terrain de réflexion philosophiques les politiques de migration et d’asile, une remarque m’a été faite par un enseignant que je garde en mémoire : « pourquoi ne vas-tu pas plutôt en sociologie ? », que j’ai entendue comme étant une évacuation de l’objet du champ philosophique qui renvoyait à des difficultés du champ philosophique lui-même à élaborer.
[7] Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Agora, éd. Calmann-Lévy, 1983 (1961).
[8] Arendt Hannah, Qu’est-ce que la politique ? Paris, éd. Seuil, (1995, trad. française), 1993 (original en anglais). Existe en poche.
[9] Dans ma démarche sur la liberté politique de se mouvoir, j’ai mis la priorité sur le lien entre politique et philosophie, sans m’inscrire dans une philosophie de la conscience. Dans cette perspective, où l’anti-déterminisme est bien présent, il serait intéressant d’emprunter une voie ouverte sur le « mouvant » par Henri Bergson, La pensée et le mouvant, PUF, 1938, ISBN 2 13 045514 X, qui concerne la conscience, où il critique les « systèmes clos » et signale une des erreurs de la philosophie qui est d’envisager que le possible est moins que le réel, que pour cette raison, la possibilité des choses précède leur existence. Elles seraient ainsi représentables par avance ; elles pourraient être pensées avant d’être réalisées. Mais c’est l’inverse qui est la vérité (…) le possible n’est que le réel avec, en plus, un acte de l’esprit qui en rejette l’image dans le passé une fois qu’il s’est produit. Mais c’est ce que nos habitudes intellectuelles nous empêchent d’envisager » (quatrième de couverture).
[10] Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, (chap. 5 sur l’action), Paris, Agora, pp. 231-315.
[11] Cette philosophie de la naissance qui déplace l’interprétation du risque d’Arendt mériterait de longs développements et pourraient éclairer l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, de nouvelles formes d’actions plurielles. « C’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance, ces deux caractéristiques essentielles de l’existence que l’antiquité grecque a complètement méconnues, écartant la foi où elle voyait une vertu fort rare et négligeable, et rangeant l’espérance au nombre des illusions pernicieuses de la boite de Pandore », Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, (chap. 5 sur l’action), Paris, Agora, p. 314.
[12] Les travaux de Jean-François Billeter sont particulièrement intéressants notamment quand il reprend des questionnements de Spinoza. Voir notamment, Leçons sur Tchouang-tseu, Allia, Paris, 2014 (2002) ; Trois essais sur la traduction, Allia, Paris, 2014 (120 p.) 2e éd. augmentée, 2017.
[13] Il est inscrit dans la constitution suisse, mais l’hospitalité y est absente.
[14] Voir l’enregistrement de Plans Fixes effectué le 27 octobre 2015 à Genève avec l’aide de Manuela Salvi (interlocutrice), Gilles Vuissoz (image), Gilles Abravanel (son), assistant image (Robin Coudray), délégué de production (Alexandre Mejenski) que te tiens à remercier pour leur travail. www.plansfixes.ch
[15] Brücker Pauline, Veron Daniel, Vertongen Youri Lou, « Vers un imaginaire démocratique radical : réaffirmer les droits à la mobilité et à l’hospitalité », Critique internationale no. 84, 2019. En ligne sur le site du CERI, Paris.
[16] Voir la rubrique « Dédicace ».
[17] Dans la recherche sur le desexil, je me suis intéressée à l’exil et au des-exil de Pénélope et j’ai aussi posé une thèse quant au temps qu’il a fallu à Achille pour revenir d’une guerre de 10 ans. Voir… REFERENCE
[18] Van Dyke John C., Le désert, éd. Mot et le reste, 2019. ISBN 978-2-36139-031-0.
[19] Le Guin Ursula K., L’autre côté du rêve, Paris, Le livre de poche, 2002. ISBN 9782253072430.
[20] Il faudrait reprendre ici ce que dit Aristote de ce mot. Citons un petit livre lumineux de Lazar Philippe, Court traité de l’âme, Paris, Fayard, 2008.
[21] Voir à ce propos, l’excellente introduction à La vie de l’esprit d’Hannah Arendt, (1981 en français), PUF et (1978 en anglais), où l’auteure, d’entrée de jeu, nous met en garde : (… parler de Penser me paraît tellement présomptueux que j’éprouve le besoin de commencer par me justifier… je n’ai ni la prétention, ni l’ambition d’être « philosophe », ni de compter au nombre de ceux que Kant appelait non sans ironie, Denker von Gewerbe (penseurs par profession, p. 17). Deux raisons la pousse à aborder le sujet de la pensée dans La vie de l’esprit : (1) le lien entre le « manque de pensée » et la « banalité du mal » représenté par un criminel de guerre, Adolf Eichmann qui ne « pensait pas », écrit-elle ailleurs ; penser permet-il d’éviter le mal ? (2) le rapport entre «ce qu’elle appelle « La Vita activa » qu’elle a abordé dans son livre Condition de l’homme moderne et la vie contemplative, « l’idée que la contemplation représente l’état le plus avancé de l’esprit est aussi vieille que la philosophie occidentale (p. 21). L’activité de penser est alors comme une activité tranquille, passive opposée à l’action. Qu’est-ce qu’on fait quand on pense, ce que nous faisons, ce qui nous dépasse, se demandait-elle ? Sans reprendre ici sa traversée de la tradition philosophique occidentale dans la préface et son fil de réflexion très riche ailleurs, retenons que pour Arendt, l’homme qui agit est un « être pensant » qui a le « goût et peut-être le besoin » de penser plus loin que les limites du savoir, de retenir la distinction de Kant entre « vérité et signification », de tirer davantage de cette capacité que savoir et action, p. 27 » en les opposant et en les hiérarchisant, en en réservant l’exercice de la pensée à des « Denker von Gewerbe » (penseurs par profession).
[22] Ce mot de « praxis » a une longue histoire. Notons qu’en français, il est souvent traduit par « pratique ».
[23] En choisissant comme terrain de réflexion philosophiques les politiques de migration et d’asile, une remarque m’a été faite par un enseignant que je garde en mémoire : « pourquoi ne vas-tu pas plutôt en sociologie ? », que j’ai entendue comme étant une évacuation de l’objet du champ philosophique qui renvoyait à des difficultés du champ philosophique lui-même à élaborer.
[24] Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Agora, éd. Calmann-Lévy, 1983 (1961).
[25] Arendt Hannah, Qu’est-ce que la politique ? Paris, éd. Seuil, (1995, trad. française), 1993 (original en anglais). Existe en poche.
[26] Dans ma démarche sur la liberté politique de se mouvoir, j’ai mis la priorité sur le lien entre politique et philosophie, sans m’inscrire dans une philosophie de la conscience. Dans cette perspective, où l’anti-déterminisme est bien présent, il serait intéressant d’emprunter une voie ouverte sur le « mouvant » par Henri Bergson, La pensée et le mouvant, PUF, 1938, ISBN 2 13 045514 X, qui concerne la conscience, où il critique les « systèmes clos » et signale une des erreurs de la philosophie qui est d’envisager que le possible est moins que le réel, que pour cette raison, la possibilité des choses précède leur existence. Elles seraient ainsi représentables par avance ; elles pourraient être pensées avant d’être réalisées. Mais c’est l’inverse qui est la vérité (…) le possible n’est que le réel avec, en plus, un acte de l’esprit qui en rejette l’image dans le passé une fois qu’il s’est produit. Mais c’est ce que nos habitudes intellectuelles nous empêchent d’envisager » (quatrième de couverture).
[27] Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, (chap. 5 sur l’action), Paris, Agora, pp. 231-315.
[28] Cette philosophie de la naissance qui déplace l’interprétation du risque d’Arendt mériterait de longs développements et pourraient éclairer l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, de nouvelles formes d’actions plurielles. « C’est la naissance d’hommes nouveaux, le fait qu’ils commencent à nouveau, l’action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l’expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l’espérance, ces deux caractéristiques essentielles de l’existence que l’antiquité grecque a complètement méconnues, écartant la foi où elle voyait une vertu fort rare et négligeable, et rangeant l’espérance au nombre des illusions pernicieuses de la boite de Pandore », Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, (chap. 5 sur l’action), Paris, Agora, p. 314.
[29] Voir, Mazure Laurence, « Ecouter, c’est déjà presque écrire », (hommage lors de son décès), Le Courrier, 15-11. 2018
[30] Voir informations pratiques sur l’organisation pratique des éléments du projets et les conditions d’accès et d’utilisation (Sommaire) final.
[31] Derrida Jacques, Politiques de l’amitié, Paris, éd. Galilée, 1994. ISBN 2-7186-048-7
[32] Je pense, par exemple, à la prise en compte dans des éditions successives complexes, des avatars des traductions, du « positivisme » de Marx, des débats critiques sur Arendt, son assimilation entre le nazisme et le stalinisme, sa lecture de Fanon dénotant le manque des études coloniales et postcoloniales, son rapport à Hegel dans la philosophie de l’histoire du « progrès », son rapport au fascisme, son rapport complexe à Marx, etc. ; la référence « gréco-occidentale » de Castoriadis, intégrant les rapports de classe mais faisant l’économie des rapports de race et de sexe, son ancrage dans la culture judéo-gréco-occidentale, etc.). Il importe de tout lire en allant au-delà des textes, en s’interrogeant sur les malaises, blocages, évitements, silences (on ne cite pas, on nomme pas … Je pense aussi à la généalogie de la circulation des œuvres dans des débats précis.
[33] Formée par les travaux du centre de sémiologie de Neuchâtel, je distingue les textes et les discours. En bref, les « discours », sont des textes insérés dans l’histoire et les rapports sociaux. Quand on pense, quand on parle on parle forcément à quelqu’un dans un contexte et des rapports de pouvoir.
[34] La lecture de Rosa Luxemburg, de Franz Fanon et d’E. Saïd a été fondamentale à ce propos. Voir, Saïd E.W., Culture et impérialisme, Paris, Fayard, Le monde diplomatique, 2008. ISBN 978-2-213-60791-7
[35] Les travaux de Jean-François Billeter sont particulièrement intéressants notamment quand il reprend des questionnements de Spinoza. Voir notamment, Leçons sur Tchouang-tseu, Allia, Paris, 2014 (2002) ; Trois essais sur la traduction, Allia, Paris, 2014 (120 p.) 2e éd. augmentée, 2017.
[36] Voir notamment, Araujo Helena, Esposa fugada y otros cuentos viajeros, Medellin, éd. Hombre Nuevo Editores, 2009. ISBN 978-958-8245-65-2
[37] L’appui au mouvement indien de récupération de terre et d’inscription des droits d’un « peuple » dans la constitution colombienne (m’a aidée à travailler la question du monisme/pluralisme juridique, l’aporie du rapport entre peuple-nation-Etat (classe) retrouvé plus tard chez Arendt et Weil et dans la défense des droits de requérants d’asile kurdes et sri-lankais. Les luttes indiennes leur rapports aux guerrillas, aux partis, etc. m’ont apporté une expérience sur les difficultés des mouvements sociaux.
[38] On peut lire à ce propos, Derrida Jacques, Politique et amitié, Paris, Galilée, 2011, pour situer une lecture de Marx par un philosophe lecteur de Marx, sans être marxiste dans le cadre des débats entre l’Ecole normale supérieure, le parti communiste français, dans des luttes hégémoniques avec la « diplomatie de l’évitement », dans ses liens avec d’autres courants philosophiques et les conséquences sur la philosophie qui reste à étudier par une sociologie de la philosophie en plus de la question des rapports à Heidegger et au nazisme. A propos de la démarche « hantologique » de Derrida sur le « spectre » de Marx, voir notamment, Macherey Pierre, « Marx dématérialisé ou l’esprit Derrida », BIDET Jacques, KOUVELAKIS Eustace (dir.), Dictionnaire Marx contemporain, Paris, Actuel Marx&PUF, 2001, p. 511-521. ISBN 2 13 052082 0
[39] Quelques exemples connus de près en France (sans prendre en compte ici la philosophie analytique). L’entretien de Castoriadis avec des militants libertaires du 23 mars 1983, repris sous le titre « Marx aujourd’hui », dans Domaines de l’homme, Paris, éd. Seuil, 1986, p. 74-86, d’où peut-être tirée la citation suivante : « C’est l’activité sociale des hommes qui crée les formes sociales et historiques » (p. 81). Le petit livre d’Etienne Balibar, La philosophie de Marx, réédité au fil de débats successifs ; Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, pour contrer l’hégémonie de la fin de l’histoire (et de Marx) et la victoire du libéralisme de Francis Fukuyama ; André Tosel, Vers une refondation en philosophie marxiste, Paris, éd. Sociales, 1984, Etudes sur Marx (et Engels) : vers un communisme de finitude, Kimé, 1991, Le marxisme du XXe siècle, Syllepse, 2009 ; la revue Actuel Marx, etc..
[40] Un livre de Jacques Derrida est très intéressant à ce propos. Voir Derrida Jacques, Spectres de Marx, Paris, éd. Galilée, 1993.
[41] Ce point a été important dans la suite du parcours, grâce à la sémiologie intégrée dans la recherche philosophique (Borel, Grize), puis encore développée plus tard avec Derrida et Deleuze. Citons un livre qui a une place spéciale depuis mon retour de Colombie dans ma bibliothèque, Benveniste Emile, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, éd. Minuit, 2 volumes, 1969. ISBN 2.7073.0050.0, et 2-7073-0066-7
[42] La présence à Genève de l’Institut d’Etudes du Développement a été importante. Citons Yvonne Preiswerk qui a appuyé les années du début de mon travail ces années.
[43] Grâce à son fondateur Michel Glardon, sociologue à qui je rends hommage ici.