Marie-Claire Caloz-Tschopp
Avant-propos sur le statut des textes
Voici des textes très divers, de divers lieux, pays, continents, dans des langues plurielles. C’est un don gratuit qui nous est fait. Nous sommes mis au défi d’imaginer, de « comprendre » une grande diversité de situations, de questions, de praxis, de langages, de langues, de styles, de modes de vie, de formes. Il n’y manque que des poèmes en alexandrin ! Ils ne peuvent être triturés par des algorythmes de « l’intelligence machine » (mot pour « l’intelligence artificielle » comme dit Shoshana Zuboff), c’est ce que nous dit Daniel Vignar dans son texte sur un héros ordinaire, Edward Snowden et les réseaux sociaux, qui nous rassure sur la puissance de la parole et de la pensée, tout en ouvrant des questionnements abyssaux.
Traces de l’insolite, du banal, du tragique de la vie, de la résistance. Fils à tirer, à tisser inlassablement, laisser se dérouler et ne rien laisser échapper. Destin. Risques pris. Plaisir. Vertige.
Dans ces textes il est question de la vie, de la mort donnée, de la résistance dans la durée (tenir !), du consentement et de la désobéissance qu’on ne voit pas. De la mort individuelle et de masse. Ces textes demandent aux lectrices et lecteurs de retrouver leur imagination, de remplir les trous, les vides du nihilisme, les silences pesants, les censures amenant à l’auto-censure. Des mots. Des pensées, des réflexions se cherchent des chemins dans le labyrinthe de la vie. Leur lecture demande encore et toujours, de se départir des préjugés, du poids des schémas classiques, académiques, médiatiques, de la violence d’Etat, de voir les mots autrement, de ne pas laisser échapper une indignation, une intuition fugace, un mot, une virgule, pour rétablir les fils du puzzle dans un labyrinthe tortueux.
A chacune, à chacun se forger sa propre lecture, interprétation, interrogations, son propre langage. Plusieurs grilles d’interprétation sont possibles devant la complexité, l’imprévisibilité, le non savoir. Résistance. S’étonner. S’émerveiller. S’indigner. Se mettre en colère. Accepter de fouiller les embarras, les apories, pour dégager des énigmes nous dit l’écrivain Javier Cercas poursuivi par la mémoire de la guerre d’Espagne. Plus facile à dire qu’à faire.
Dans ces textes multiples, il ne s’agit pas d’exercices pour des examens, de bavardages, de rhétorique mondaine, mais de mots, de récits qui cherchent une voie, une parole, une pensée autonome, dont les codes, les formes sont hétérogènes, plurielles, variables. Qui s’inventent à chaque pas.
Le style, la complexité, l’imprévisibilité, le non savoir c’est à la fois important et dérisoire devant la colère dont parle Graziela de Coulon. Les descriptions imagées des morts dans les médias montrent leur limite. On en arrive à préférer des formes courtes, simples, épurées faisant l’économie d’images, de mots. Plus la violence est grande et banalisée, laissant béante la tragédie, moins il faut de mots pour en parler. Faut-il encore parler de la violence insidieuse ou pouvant aller aux extrêmes ? On en a tellement dit. Les médias ont tellement rempli nos têtes d’images sans parvenir à rendre visible l’insupportable. L’indifférence n’est peut-être pas l’indifférence qu’on dénonce mais une souffrance muette, l’auto-destruction béante. Oui, il faut continuer à lire, à parler, à penser pour avoir peur de ce que l’on voit. Au point de se mettre en route. On ne sait jamais comment on s’est comporté et on se comportera au fil des jours.
A situation extrême, écriture extrême. Minimaliste, elliptique rythmée par les césures, les silences. Tout a une forme, un rythme, surtout l’absence de celles et ceux qui ont disparu. De celles et ceux qui nous ont quitté. Rester auprès de cette réalité insaisissable, incomplète. La parole, l’écriture hésite, tâtonne, s’accroche à un détail, un objet, un geste isolé…pour rendre la richesse narrative inouïe, abordable, sensible.
Une histoire, en cache une autre. Infiniment dans le foisonnement de la violence de masse absurde. Traces. Fragments. Et pourtant il est question de tendances complexes, inprévisibles : l’histoire, la politique, les nouvelles formes de résistance, de guerre, les praxis insolites, héroïques, le courage, la lâcheté, le consentement à ce qui est, l’amour, la solitude.
Autant de destins soumis à l’apartheid et à une dé-civilisation de politiques de « solutions finales », du « faire disparaître » et pourtant enchevêtrés qui se côtoient sans pouvoir se voir, s’appréhender… des individus irremplaçables jetés dans l’anonymas des cendres.
Il ne s’agit pas ici d’imposer des points de vue. On lit, on parle, on écrit en empilant les couches du réel qui échappent au regard, aux intuitions, en cumulant les faits, les situations qui laissent sans voix. Cherchant la spontanéité, la proximité. On aimerait que les événements aient la puissance des tempêtes, se racontent d’eux-mêmes, sans ingérence invisible. Et pourtant…
« Le silence du sujet, et sur le sujet, était à l’ordre du jour. Certains de ces silences ont été brisés, d’autres maintenus par les auteurs qui vivaient avec et à l’intérieur du récit voué au maintien de l’ordre. Ce qui m’intéresse, ce sont (…) les stratégies pour le briser »
Toni Morrisson, Playing in the Dark, (cité par Edward W. Said, Culture et impérialisme, Paris, Fayard, Le Monde diplomatique, 2000, p. 36).
Introduction
La partie IV intitulée Praxis, expérimentations se développe en deux temps successifs, tout d’abord par la présentation de 45 textes d’auteurs sous le titre, Prendre le risque de parler, d’écrire et par la présentation de 12 textes, Elaboration politique et philosophique. Certains textes sont inédits, et ont pour certains (sur le « faire disparaître », ont un statut de textes de séminaires en travail.
On peut dire que ce qui a compté et ce qui émerge de l’ensemble des textes sont des interrogations, des recherches, le partage d’embarras, d’apories, d’énigmes en travaillant sur la résistance de rupture anticapitaliste.
Le projet praxis-mémoire-archives entre 1968 et 2020 est marqué par l’histoire des conquêtes, impérialismes, « dictarures » autoritaires, des XVIIIe-XIXe-XXe siècle, de démantèlement de cadres institutionnels, de services publics et des conditions de travail, des transformations imprévisibles de la violence, de la guerre, de classse, de sexe, de race…
Remarque. En fouillant les matériaux, en relisant les textes, on ne trouve encore aucune trace des défis climatiques, et une seule trace du capitalisme de contrôle (Bausteine, textes précomposés dans les décisions du droit d’asile en Suisse ; et aussi poids de l’informatique chez des professionnels du service public) de l’arrivée de l’informatique et des nouvelles technologies dans la migration comme ailleurs.
Colère, rage même quand tu nous tiens, tu nous tiens ! Tranformer la colère en question politique. Les indignations sont nonbreuses. Les embarras multiples. Les apories inffranchissables. L’enjeu est pourtant de parvenir à les transformer en énigmes.
« Nous sommes en guerre », cri face à la violence vécue. Peut-être, oui mais comment et pourquoi établir un rapport à la violence qui ne soit pas destructif avec le retour du boomerang? Pour commencer, se rappeler ce que dit Castoriadis, que « le centre de la gravité de la question de la guerre est, évidemment et simplement la mort »[1]. Des textes abordent non seulement la tragédie de la mort individuelle, mais la mort de masse dans des politiques d’anéantissement dont on repère des traces jusque dans les politique de la migration.
La résistance de rupture est souffle de vie.
La résistance est le mouvement entre déterminisme, consentement et liberté politique traversent autant les actions civiques que le travail philosophique.
Alors, dans l’élaboration de la réflexion politique et philosophique se déplacer du pouvoir à la violence, comme le suggère Balibar, ce qui est loin d’être une évidence. Le pouvoir d’anéantissement trouve ses limites mais il ne cède pas. Les rapports entre violence et révolution sont en débat, ce qui ne signifie pas la non-violence comme plusieurs travaux le montrent (voir base de données).
Ces textes qui s’inscrivent dans le double mouvement du desexil de l’exil et de la création d’Universités libres et autonomes ont été écrits, pour certains, une minorité d’entre eux, depuis quelques années parce qu’ils ont été des traces, des balises qui nous ont accompagné dans les colloques, séminaires. La plupart des textes ont été écrits avant et durant le Covid en 2019 et après le dernier colloque Desexil. L’émancipation en acte organisé par leProgramme exil et citoyenneté du Collège international de philosophie et l’appui de l’Université de Genève, grâce à Valeria Wagner en 2019. Les auteurs de ces textes ont tous contribué gratuitement à tisser des liens de réflexions qui aboutissent au projet Praxis-Mémoire-Archives.
L’objet découvert s’inscrit dans les recherches sur le desexil de l’exil, sur les luttes contre l’exil qui prend un dimension planétaire. Il est sans conteste, l’émergence d’une résistance de rupture anticapitaliste qui se cherche des modes de vie, des trouées, des passages praticables.
Les politiques migratoires, du droit d’asile, du service public, du travail sont des lieux, objets, terrains aux frontières, sur la planète Terre, – comme par ailleurs, les rapports de sexe, de classe, de race et aussi le climat – qui bousculent radicalement l’existence individuelle, la vie des sociétés, la politique, la philosophie dès qu’on s’en approche par les circonstances, par l’obligation de fuir, de ruser avec la violence (les chasses à l’homme[2], le droit de fuite des migrants[3] et plus largement des exilé.e.s) ou par des choix de « desexil », d’engagement impliquant, par la force des choses la « désobéissance civique/civile »[4] et sa condamnation par la fabrication dans le droit des Etats d’un « délit de solidarité ».
Desexil/desexilio (Benedetti, Cortazar) de l’exil. Citoyenneté sur la planète Terre pour tout humain, pour tout être vivant. Vide. Invisibilité. Néant. Trous noirs dans le futur. Parole. Ecriture. Pensée, Création, rien n’est évident. Les exilé.e.s, sont « personne » comme Ulysse face au Cyclope. Invisibilité et Ruse.
Celles et ceux qui ont pourtant pris le risque de parler, d’écrire aujourd’hui dans un contexte de refus de prise de responsabilité des Etats, des multinationales, d’absence de politiques migratoires et de la logique policière, militaire obstinée – Frontex – ce que nous montre, par exemple, le texte de I. Soysüren sur Dublin et le Pacte migratoire, et d’autres textes sur la violence imprévisible, banalisée, de classe, de sexe, de race. De destruction du droit d’asile, du droit du travail, d’urgence climatique, de virus et des incertitudes de l’après-virus. Les pandémies sont peut-être liées structurellement au capitalisme. Qu’allons-nous faire ?
Prendre le risque de parler, d’écrire…
La partie IV du travail de mémoire, archives, contient pour commencer 45 textes qui sont des morceaux d’un grand puzzle, sans souci ni d’exhausitivé, ni de critères définitifs, si ce n’est l’exigence qu’on se donne de penser, de parler, d’écrire où qu’on soit et qui on est. Tâche impossible de possibles à inventer !
A propos de la perte, des difficultés, des atteintes de la capacité narrative, du mutisme, Federico de Carvalho écrit un texte remarquable que je mets tout au début du premier temps des textes, car il nous permet d’entrer dans la question à la base de la résistance, du projet. D’autres ont pris la forme d’un dialogue, d’une lettre, ce qui m’a beaucoup touchée…
Anne Amiel, elle aussi par d’autres voies, en relisant Hannah Arendt depuis la révolution, l’événement, le travail de pensée, montre comment Arendt tente de penser comment pensent les révolutions. Et combien c’est difficile. Texte fondamental depuis un long cheminement toutes ces années.
Ces 45 contributions d’une grande diversité de statuts, d’approches, de méthodes, de styles ont été envoyées par leurs auteurs. Elles ont une place spéciale dans la réflexion après-coup aujourd’hui en s’interrogeant sur le desexil de l’exil et une Université libre et autonome. J’y ai ajouté 12 textes de ma part que j’estime importants sur le contexte dans les recherches philosophiques, l’impérialisme, les nouvelles technologies. Le temps m’a manqué pour ajouter encore des éléments de réflexion actuelle concernant le climat, l’après covid19. Des richesses est leur diversité, l’ampleur des questionnements, ouvrent l’avenir.
Prendre le risque de parler, d’écrire…
Mémoire. Traces d’événements marquants.
PRAZ Narcisse, Un homme à femme (témoignage dans une lettre de lecteur, sur la deuxième guerre mondiale, et la résistance à la frontière suisse. Lettre de lecteur publiée dans le journal Le Temps du 5 juin 2000 et reprise dans le cadre de la recherche Mondialisation, migrations, droits de l’hommme. Voir sur internet, une bibliographie très riche de l’auteur. L’humour mérite qu’on s’y arrête.
WUILLEMIER Nicolas, La grève de Boillat-Suisse Metal de 2006, colère et défis en 2020.
WUILLEMIER Nicolas, Penser une expérience de délocalisation d’usine en participant à une (re)lecture d’Hannah Arendt, dans Marie-Claire CALOZ-TSCHOPP (éd.) Lire Hannah Arendt aujourd’hui, L’Harmattan, 2008.
Texte de fondation du Groupe de Genève (1993).
HALLER Jocelyne, EXIL, DESEXIL, ARROGANCE. Pour aller vers le desexil, 2018[5].
SAFAA Fathy, Paris-Egypte, Souffler un autre esprit/Breathe another spirit (subtitles), Video.
Expérience et conceptualisation. Parler, écrire, penser contre soi-même
LILLO José, Il faut penser contre soi-même[6].
DE CARVALHO LYRA Frederico, Brésil-Lille, Improviser et enseigner dans un monde en désintégration.
AYCAC Gagla E, Turquie, Lettre de moi à toi.
DE COULON Graziella, Transformer la colère en action politique.
MILANI Pauline, Lausanne, Fribourg, Zurich, Lettre à Marie-Claire.
BERMAN Marc, Genève, Créer un désir intersubjectif. Penser chez soi, 2020.
CHEMILLIER-GENDREAU Monique, Capitalisme. Violence. Droit et Résistance. Extrait, 2019.
Luttes, réflexion, recherches : vers l’époque du changement continu.
PEREZ BERRIO Maria Andrea, Porque viné a Suiza? Film video:
RESTREPO Luis Alberto, RAMIREZ Socorro, Colombia, Hacia la epoca del cambio continuo, 21.7.2020.
GAVIRIA Zoraïda, El exilio por la desparición de barrios. Exil/Desexil. Création politique et philosophique aujourd’hui. L’émancipation en acte. Juin 2017.
MISAS ARANGO Gabriel, Bogota, Movilizaciones sociales y regimen de politica economica, 20.9.2020.
GAMBETTI Zeynep, Explorary Notes on the Origins of New Fascisms, Critical Times, 3:1, avril 2020.
GUTKNECHT Thierry, Les exigences de l’événement. L’exemple de la pandémie du Covid-19.
IVEKOVIC Rada, Politiques de la traduction. Exercices de partage en libre accès Terra, 2019.
IVEKOVIC Rada, La pandemie qui révèle l’histoire biaisée des savoirs, 2020.
PAERLI Jonathan, Zurich, doctorant Université de Fribourg.
Réalisation : Olivier Zuchuat
Réalisation: Cicero Egli
MARELLI Joëlle, Une figure d’exil/desexil: relire le suppliant de Blanchot.
Annexes
Annexes des 50 textes
APPEL pour l’évacuation du camp de Moria du 17.9.2020.
OXFAM, Le virus des inégalités, rapport en vue du forum de Davos, 2020.
Elaboration politique et philosophique
Le deuxième temps contient un choix de 12 textes écrits, par Marie-Claire Caloz-Tschopp, certains inédits, durant des années, en particulier, avant 2010 en rapport avec une réflexion constante sur les rapports entre la résistance et l’activité philosophique, avec la thèse et les recherches entreprises sur Hannah Arendt, le service public, la migration, et entre 2010 et et 2019. Ils permettent de dégager une sorte de fil rouge du travail. Voici la liste des textes présentés.
SAID Edward W., Exils, départs, retour (citation)
Toni Morrison, La vie moderne commence avec l’esclavage (citation)
- 1. L’exil, le desexil, mots absents de dictonnaires de philosophie. Pénélope, Ulysse, exilé.e.s d’aujourd’hui.
- 2. Résistance. Explorer la face cachée de l’exil. Saïd, Sayad, Viñar, Benedetti, Cortazar, Sustam.
- 3. Taysir Batniji ou le desexil de l’exil.
- 4. Jamais l’âme ne pense sans phantasmes. Castoriadis et l’imagination radicale.
- 5. L’imagination, une anomalie: Arendt au bord d’une brèche entrouverte.
- 6. Politiques du « faire disparaître », quelle énigme ?
- 7. Méthode : parcours d’une philosophie en acte.
- 8. Le fil rompu entre violence et révolution (Arendt).
- 9. Liberté politique et Déterminisme. Retour sur une trilogie d’Arendt, les « humains superflus » le « droit d’avoir des droits » et la politique (citoyenneté).
- 10. La liberté politique de se mouvoir : un châssis, des énigmes (Gouglass, Arendt)
- 11. Dans une civilisation «d’extrême violence»: le pari tragique (Balibar)
- 12. Vertige démocratique
La place du travail philosophique (du désir, du travail de penser, de s’interroger) a une histoire complexe dans les rapports de pouvoir, les rapports académiques, les luttes politiques, les continuités, discontinuités de l’histoire. Dans des trajectoires des individus et des institutions. Les philosophes, ont été aux côtés des conquérants, des missionnaires, des coloniaux, des empires, des généraux. Pas souvent aux côtés des révolutionnaires. Relisons les interrogations d’Arendt lue par Anne Amiel qui se demandaient : comment se font les révolutions ? Pourquoi est-il si difficile de les conceptualer pour Arendt ? Qu’est-ce qu’on fait, comment on fait quand on pense ce qu’on fait ? A quoi ça sert de penser devant les urgences et les accélérations du temps, les tragédie et aussi les appropriation de la liberté politique d’aujourd’hui?
Pour explorer des étrangetés de la philosophie, comment comprendre, en allant un instant sur Internet, la coexistence de deux grands philosophes les plus cités au XXe siècle ? Deux spectres ne quittent pas (encore ?) la scène : Marx et Heidegger, comme je le signalais à mes étudiant.e.s en 2010. Ils n’ont pas la même place, le même rôle sur l’échiquier de l’histoire, de l’histoire de la philosophie et du monde.
La tendance à se mettre en colère ou alors à consentir à l’indifférence, à s’étonner, s’indigner, se révolter, désobéir, obéir, consentir ont d’innombrables visages. Comment la praxis philosophique a intégré et/ou nié ou s’est arrangée avec le capitalisme, l’impérialisme, les massacres coloniaux, les génocides, la guerre « totale », l’extermination, la « Solution finale », Hiroshima, les politiques de « disparition » dans ses travaux et la brutalité imprévisible du capitalisme aujourd’hui?
Le rapport théorie-pratique, pratique-théorie est traversé en philosophie comme ailleurs par des clivages qui évoquent l’apartheid, des dénis étonnants et même effrayants. Penser librement est tout simplement une activité risquée. On le sait au moins depuis Socrate, et plus tard Averoès. Et tant d’autres. Depuis le 5e siècle avant J.C. pour la Grèce, la condamnation à mort de Socrate interroge les rapports entre la politique et la philosophie et les apories de la démocratie. Les Lumières ont marqué un nouveau pas en occident et ailleurs. Aristote confiné dans l’ombre, a été amené en Europe par un philosophe arabe, Averroès qui a pris des risques en tentant de penser Les lumières et l’islam, ce qui n’est pas assez exploré par la philosophie en Europe. Le champ philosophique est pourtant dans son courant dominant encore gréco-occidental, avec de nouvelles percées.
Aujourd’hui la précarisation n’épargne pas les jeunes philosophes qui tentent d’y trouver un travail salarié et ne trouvent que l’exclusion, le chômage ou alors les CDD (contrats de durée limitée). J’ai appris en allant timbrer au chômage à une période de ma vie, que la rubrique de « philosophe » n’existait pas dans les listes du chômage. Le sexisme est bien présent. Et que dire du rapport de la philosophie à l’Etat et ce qui le dépasse dans la globalisation ? Est-il possible de penser, de philosopher « sans Etat » se demande Lordon, lecteur assidu de Spinoza ?
Combien il est difficile de philosopher sur les « sans-Etat ». Comment penser le confinement des corps et de la pensée en échappant aux rhétoriques des médias ? Comment penser avec les Gaffa et « l’intelligence artifielle »[7]? Et que dire des rapports de classe, de sexe, de race (l’énumération peut s’inverser) qui se croisent avec les logiques de privilèges, de consentement aux expulsions, les ambiguïtés multiples dans une « globalisation », qui a pris un tournant avec les deux guerres « mondiales » et « totales », l’invention d’extermination de masse industrielle (Traverso), observable aujourd’hui dans les rapports de distribution de la nourriture, des vaccins, des smartphones et des ordinateurs ? Que dire des algorithmes qui envahissent la vie quotidienne, débordent le champ philosophique, les sciences sociales et humaines ? Et que dire des rapports de classe, de sexe, de race, le racisme institutionnel bien présents et observables aussi dans les institutions philosophiques? L’inconfort est patent. La colère, l’indignation aussi. Ces rapports traversent les trajectoires diverses dans l’histoire située, dans une activité académique cataloguée de « philosophique », dans un domaine où je suis entrée par accident[8] et par le besoin existentiel de penser la justice et le monde.
Dans le projet, et tout particulièrement dans le Programme Exil-Desexil Philosophie et Citoyenneté du Collège International de philosophie, nous avons insisté sur un travail autour de trois postures en recherche dans les praxis : se décentrer, se décoloniser, se désimpérialiser en renouvellant le mot « international ». Le chantier de travail est ouvert avec toutes ses embûches, ses complications…. Libre-circulation des idées, dont celles de la philosophie aux côtés de la force de travail, des biens, des capitaux dans le marché globalisé et la reconformation d’empires… Mais alors que faire, comment ? Dans quelles espaces « circuler » ?
Remarques et réflexions après l’organisation des listes des textes
Tenter de finir l’étape réflexive du projet praxis-mémoire-archives en sollicitant des textes de réflexion aujourd’hui de manière informelle, pour enrichir la réflexion collective, après le travail de mémoire et d’archives, sur le desexil de l’exil et la pertinence d’imaginer une Université libre et autonome a été une aventure qui m’a réservé bien des surprises. La découverte du poids de ma demande d’écrire m’a déconcertée. Elle a parfois provoqué le mutisme et l’impuissance d’écrire ou alors la souffrance d’écrire. Je me suis souvent demandée jusqu’où je pouvais aller en encourageant un passage de la parole à l’écriture. Le rythme du Covid a bousculé le calendrier et aussi le travail, l’imagination, la pensée. Impossibilités de plusieurs motifs pour certaines et certains d’envoyer un texte que je respecte totalement. Par ailleurs je n’ai pas voulu analyser, classer ces textes. Je les ai juste organisées en trois rubriques. Ci-dessous, ces textes sont à la fois un héritage, et un don qui nous est fait aujourd’hui, dont je suis très reconnaissante à celle et ceux qui ont pris la plume. Qu’en ferons-nous ?
Je tiens pour finir à prendre ci-dessous une certaine liberté pour partager quelques réflexions sur le terrain et la pratique philosophique, sur les rapports parole-pensée-écriture. Mes références sont trop européocentrées ce que je regrette.
Parole. Ecriture. Langage
La question de la parole, de l’écriture, du langage a été influencée dans mon cas au niveau universitaire par une pratique d’assistanat en logique et épistémologie en découvrant des recherches en sémiologie sur le discours dans la vie quotidienne, grâce à M.J. Borel et J.B. Grize notamment[9], puis en philosophie politique aux frontières des classements académiques.
On connaît le poids de la parole dans l’éducation dans certaines civilisations et les divers passages de la parole à l’écrit qui traversent l’histoire humaine. Que voulait donc signifier les risques pris et les difficultés à parler, à écrire ?
La parole, le passage du « dialogue » parlé, retranscrit et l’énigme du lien entre Socrate qui n’a rien écrit et Platon, choqué à 20 ans par la condamnation à mort de son maître, lui fera haïr la démocratie. Platon a écrit les « dialogues » de Socrate qui n’a rien écrit (en se parlant à lui-même, avec d’autres, en découvrant dans l’acte de penser, le « deux-en-un » dont parle Hannah Arendt[10]. Socrate parlait toujours à quelqu’un et ses dialogues aboutissent tous à des apories). La philosophie poursuit inlassablement des questions, des énigmes mais n’a pas de solutions.
Cela a eu lieu au Ve siècle avant J.C. en Grèce, lors de la « crise » de la démocratie en Grèce. Le procès de Socrate, les accusations montées, sa condamnation à mort restent une énigme. Penser, parler à plusieurs, mettre en rouge la pensée à plusieurs est assurément prendre le risque de l’étonnement socratique et de la raison, peut être un risque de mort, ce que la cigüe bue par Socrate rappelle. Il ne s’agissait pas d’un simple exercice rhétorique[11].
La parole, la parole transformées en écriture, un défi à portée humaine. Et qui pourtant dépasse les humains. Faut-il franchir le pas après Socrate et Averoès, accepter le risque de l’exil avec Marx, Castoriadis, Weil, Fanon et tant d’autres, au risque de faire l’expérience d’un mutisme dans la « modernité », un monde en désintégration interrogé par Walter Benjamin, comme l’explique bien Fredirico Lyra de Carvalho dans un texte où il se demande comment improviser et enseigner dans un tel monde? Le metteur en scène, José Lillo, pour sa part, confronté à un monde « où plus rien ne tient debout », interroge des « intuitions de travail » : « il faut penser contre soi-même. Il faut penser entre soi, c’est la seule manière de trouver le réel »… Prendre le risque malgré les risques, au-delà des risques.
L’écriture n’a pas été inventée en une seule fois, elle a pris des formes diverses, par exemple, en Egypte, en Crète, à Chypre, à l’île Pâques, et dans d’autres cultures, chez des individus plus tard, qui ont écrit des manuscrits indéchiffrables, des traces mystérieuses sur nos murs, dans des œuvres d’art brut[12]. Que dire de Khite Haring et de tant d’autres tentant d’échapper au marché de l’art ? Pourquoi est-ce si difficile de prendre la parole, la plume tout en luttant ? Tracer, ou encore « donner des noms, à nous et à ce qui nous entoure, et les conserver »[13] sont des défis. Ce qui est certain, c’est que le lien entre les Etats et l’écriture, entre écriture et langage soulèvent des interrogations immenses. Elles pèsent d’un poids inamovible parfois. Sans compter les mécanismes de dépropriation de l’imagination, les modes de criminalisation de la parole, de la pensée, de l’écriture.
(Re)découvrir l’imagination. Castoriadis a redécouvert l’imagination et réouvert le chemin de la création à sa manière. Faire (re)naître la parole, la pensée. Ecrire. Dégager des espaces d’Université libre et autonome en mouvement pour le faire ? Des espaces d’un type particulier d’open access, d’un type particulier, comme on dit dans le monde des sciences exactes, humaines, sociales[8] soumises aux grandes transformations des politiques universitaires et professionnelles soumises aux pressions du marché des connaissances. Décrire. Dénoncer les attaques. Cela apparaît d’autant plus important dans un contexte de mensonges politiques, de violence « extrême » avec à l’horizon les limites de la planète, les politiques de disparition globalisées (un thème qui a émergé dans les réflexions, avec celui de la transformation des technologies et de la guerre). Non seulement torturer, tuer, mais faire disparaître.
Passion dévorante de parler, d’écrire, de pousser à parler, à écrire, malgré de « sombres résistances » inexplicables. Un combat de liberté politique, où j’en suis arrivée à me demander jusqu’où je pouvais aller… Se mettre devant la feuille est le plus difficile. « Une fois devant la feuille… les mots surgissent sans effort, on ne sait pas pourquoi », écrivait un des contributeur. Consolation quand un pas a été franchi.
Ces étonnement, ces curiosités, ces colères, ces indignations qui font creuser le réel pour « comprendre » (Arendt) inlassablement, inventer des horizons de pensée, d’actions possibles, ces mots pourrait résumer ma passion « philosophique » avec d’autres.
Partager ici et ailleurs, une telle passion en créant des espaces d’autonomie fragiles, provisoires. Une université libre et autonome en organisant un puzzle des bouts de pratiques n’est pas une utopie, mais un rêve. Une praxis aussi. Durer avec ses aveuglements, ses limites, ses impuissances et aussi notre puissance de la résistance de rupture. Passé, présent, avenir. Y croire encore et le faire. Oui. Autrement aujourd’hui en passant la main. Résister.
[1] Dans un long texte de séminaire, Castoriadis écrit sous forme de texte de travail entre 1981 et 1983, distingue guerre illimitée et guerre totale chez Clausewitz et dans l’histoire qu’il relit. Voir Castoriadis Cornelius, « Guerres et théories de la guerre. Ecrits politiques 1945-1997 », p. 351-426 et particulièrement, Annexe VI, p. 413-426. Je trouve intéressant de prendre le temps de lire un texte des années 1980,qui ne circule pas forcément dans les milieux académiques sur le thème de la guerre et sur Clausewitz
[2] Chamayou Grégoire, Les chasses à l’homme, Paris, La fabrique, 2010.
[3] Mezzadra
[4] Caloz-Tschopp Marie-Claire, Changer de logiciel civique », Revue Choisir, janvier 2020. Notons que le droit pénal condamne plus facilement les actes dans le domaine de la politique des étrangers que dans d’autres domaines actuellement (ex. climat, dénonciation du pillage de multinationales, lanceurs d’alerte, etc.)
[5] J. Haller a travaillé comme travailleuse sociale, déléguée à la Commission du Personnel de l’Hospice général, une des grandes institutions du social à Genève, puis elle a été députée. Voir dans la base de donnée, son texte : Des luttes collectives à la résistance par délégation, colloque sur la colère, 2010.
[6] Voir dans la base de données, les pièces de théâtre Gauches de 2010, et le texte de la pièce de théâtre sur le rapport Bergier.
[7] Shoshana Zuboff parle « d’intelligence machine » et d’information cognitive. Voir Zuboff S., L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, éd. Zulima, 2020.
[8] A l’Université de Lausanne, à l’étape du mémoire de fin d’étude avant le doctorat, composé de trois domaines (histoire, philosophie, science politique), j’avais choisi l’histoire contemporaine enseignée par Hans Ulrich Jost. Le fait que je n’avais pas de latin dans mon cursus scolaire m’a empêchée de faire mon mémoire de fin d’étude en histoire. J’ai donc fait un mémoire en philosophie, en gardant l’histoire dans l’approche philosophique, sur … Castoriadis et l’imagination radicale, puis un doctorat sur les sans-Etat Hannah Arendt. Etc., etc., etc.
[9] Respectivement, Membre et créateur, directeur du Centre de Sémiologie à l’Université de Neuchâtel.
[10] Voir Arendt Hannah, La vie de l’esprit. 1. La pensée, Paris, PUF, 1981.
[11] Voir, Platon, Apologie de Socrate. Multiples versions en poche.
[12] Le musée d’Art brut se trouve à Lausanne. Voir le site officiel sur Internet.
[13] C’est la thèse de Ferrara Silvia, La fabuleuse histoire de l’invention de l’écriture, Paris, éd. du Seuil, 2021.
[14] La proportion de publications en open access se situe entre 20 et 30% (philosophie, psychologie, religion 27,1%), sans que l’on sache s’il s’agit de publications directement en open access ou seulement de travaux plus anciens mis en libre accès, précise un article et un tableau synthétique en 2021. Voir Glavieux Vincent, et Benyezzar Mehdi (successivement texte et infographie), « L’édition scientifique fait sa révolution », La Recherche, no. 564, pp. 116-120, janvier 2021. Dans le projet PRAXIS-MEMOIRES-ARCHIVES, l’origine des livres, textes est précisé en principe (reprise ou articles inédits).