Qu’est-ce qui m’a attiré vers Gramsci? [1]

André Tosel, philosophe [2], co-organisateur du Séminaire du Collège International de Philosophie 2016

Introduction

Il se trouve que je travaille sur Gramsci depuis des années. Je n’ai pas de mérite spécial, c’est surtout un intérêt constant qui m’a attiré vers Gramsci. Véritable figure de la pensée internationale et auteur italien le plus cité dans le monde, la question est de savoir pourquoi Gramsci est si peu travaillé en France, et ce malgré un léger retour grâce aux « subalterns studies ». C’est un problème qui renvoie à la conjoncture intellectuelle et politique française de ces trente dernières années.

Je n’ai pas l’intention ni la capacité de répondre au titre «  Gramsci, penseur de la révolution d’aujourd’hui ». De façon modeste, je vais me demander quelles sont dans la pensée de Gramsci les concepts et les problématiques dont nous pouvons encore hériter aujourd’hui. Quatre points ou quatre blocs de concepts me paraissent nous interroger dans un monde qui n’est plus celui de Gramsci, mais celui du capitalisme financiarisé, d’une expansion, une domination sans limite et qui n’a jamais existé dans le capitalisme au niveau mondial, et dans un climat caractérisé par l’affaissement des forces de contestation socialiste qui sont aujourd’hui des éléments du néolibéralisme, avec un racialisme qui accompagne quelquefois le néolibéralisme, le communautarisme et le néolibéralisme étant l’envers et endroit de la même figure. Je citerai « bloc historique », « hégémonie » « révolution passive » et « parti » : ces quatre concepts sont des points d’appui critiques formant un fil conducteur et je termine par des remarques sur leur traduction philosophique et politique aujourd’hui.

La conceptualisation de Gramsci, est tout à fait singulière, ce n’est pas quelqu’un qui fait des traités spéculatifs en enfilant les catégories, l’une derrière les autres, c’est quelqu’un qui construit des concepts à partir de l’analyse de conjectures concrètes. Tous les concepts de Gramsci sont toujours assortis d’analyse historique comparative d’une très grande richesse, puisque finalement Gramsci résonne dans un cadre moderne qui commence avec les communes du moyen-âge pour arriver à son temps, à la révolution bolchévique et à ses limites, dans un climat marqué pas le fascisme. De tous les marxistes Gramsci est celui qui, peut-être avec Marx d’ailleurs, résonne non seulement dans des cadres historiques de la modernité élargie, mais est celui qui sait développer en quelque sorte le matériel historique et géographique. Toute la pensée de Gramsci se développe selon des antithèses renvoyant à une construction spatiale. Le nord et le sud puisqu’il est du sud, l’arriération du sud et surtout le problème posé par la cohérence de l’Etat national italien, l’ouest et l’est, l’orient et l’occident, la révolution soviétique qui est une révolution permanente, une révolution ou la guerre de mouvement est première, et qui a beaucoup de peine à construire une société civile après la prise du palais d’hiver, l’occident où au contraire la révolution bourgeoise étant faite, le problème se pose pour ceux qui sont des classes devenues des castes dirigeantes de maintenir leur hégémonie en empêchant par tous les moyens possibles (convictions, persuasions et violences) les classes subalternes candidates à la direction de pouvoir émerger à l’activité historique. Ces castes dirigeantes imposent donc une guerre de position très lente. Aujourd’hui, dans le monde, en tout les cas en Europe, la guerre de position a été gagnée et elle a même pris quelque fois sur le plan économique la forme d’une guerre de mouvements.

C’est un des rares penseurs capables de donner des coordonnées géopolitiques et géo-spatiales à une pensée critique qui à une ambition historique. Le concept de Gramsci serait inséparable des analyses de structures et de conjonctures. En France, c’est Louis Althusser qui l’a introduit pour lui faire faire un tour de piste et le faire sortir. Althusser a toujours eu des réserves très fortes concernant la guerre de position de Gramsci, et c’est peut-être une des raisons pour lequel le marxisme français a eu de la peine à accepter Gramsci.

1. Bloc historique

Gramsci part de la fameuse introduction à l’économie politique de Marx de 1859 qui oppose les structures aux superstructures. La catégorie de bloc historique est développée pour sortir précisément du déterminisme et de l’économisme qui caractérise le marxisme de la deuxième et de la troisième internationale. Face à Boukharine qui ne sort pas de l’opposition entre structures et superstructures, pour Gramsci il n’a pas lieu de partir d’une structure qui serait en quelque sorte un fondement, une essence pour en arriver à l’ensemble de superstructures qui sont des phénomènes et donc inessentiels. Il faut penser ensemble la structure et la superstructure. La notion de bloc historique permet d’analyser toute une série de rapports sociaux, de rapports de force ou de rapports de pouvoir. Un bloc historique est un système en mouvement, un système de concepts qui permet de penser ensemble ce qui vient de la structure. Cette structure que Gramsci désigne ce qu’il appelle des rapports économico-corporatifs qui sont les relations de base en particulier entre les classes fondamentales, classe bourgeoise capitaliste et classe ouvrière (il dit le prolétariat). Le bloc historique est un ensemble complexe qui forme l’unité, qu’on ne peut pas séparer, comme on ne peut pas séparer la peau et le squelette, la structure et les superstructures politiques, juridiques et surtout idéologiques. S’il n’y a pas donc de production de formes de conscience sociale qui prennent en compte tous les problèmes qui se nouent sur le terrain de la production, des formes politiques sur le terrain des rapports de la vie quotidienne, il n’y a pas la possibilité de comprendre une situation historique.

Si la force sociale est dominée, n’arrive pas à développer, des forces de conscience social arrivent à convaincre ses propres membres, qui n’arrivent pas à constituer ce qu’il appelle un système d’idéologie totalitaire, (totalitaire n’est pas à prendre au sens fasciste, c’est dans le sens totalisant, c’est une représentation d’ensembles ancrés dans les problèmes de la vie), seul un système d’idéologie totalisant dit-il reflète plus au moins de manière rationnelle la structure dans ses contradictions à partir de ses conditions objectives pour le renversement de la praxis.

La catégorie de bloc historique n’est pas une catégorie de bloc statique, c’est une catégorie analytique polémique et stratégique. Et en ce sens il y a une projection sur le plan analytique et stratégique des concepts de masse. Dès lors, on a la possibilité à partir de ce qui peut être présenté comme un concept formel – si on extrait des textes de Gramsci des concepts formels de tons généraux on perd le sens de l’analyse, je suis obligé de le faire à titre  pédagogique mais ce n’est pas une bonne chose -. Dans un sens constituant, il distingue le bloc historique après la structure est le résultat de l’interaction sédimentée des hommes qui prend  la forme d’un automatisme, il est très difficile de changer car pour le changer il faut passer par l’activation des forces de la conscience sociale des classes opposées, des classes antagonistes, de la classe dominée qui seules peuvent ensuite  créer un nouvel automatisme, créer un nouveau conformisme, mais au départ ce n’est pas possible. S’il en est ainsi, non seulement on est dans l’élément de la réciprocité entre structures et superstructures mais surtout on est dans le moment de la constitution d’une classe de force sociale qui ne peuvent pas ne pas avoir un pied, une base au niveau économique qui est corporatif c’est le mot de Gramsci ce qui est étonnant d’ailleurs,  qui est le premier niveau des rapports de force. C’est le niveau rapport économico-corporatif, c’est-à-dire qu’une classe sociale prend consciente de ses intérêts de sa place dans la production  plus ou moins confusément plus ou moins adéquatement,  et ce niveau corporatif n’est rien s’il ne reçoit pas une forme. La forme n’est pas un simple revêtement c’est quelque chose de beaucoup plus actif, une forme politique qui elle-même est complexe. Je passerai sur les détails qui font que Gramsci va distinguer trois niveaux, dans les  rapports de force politique,  qui permettent à une classe de se constituer lorsqu’elle se fait Etat, lorsqu’elle investit l’ensemble des structures de la société civile, et elle s’y fait reconnaître comme porteuse d’un sens universel qui doit être partagé accepté imposé par les classes dominées, et dans l’ensemble des rapports proprement politiques. L’élément décisif c’est le rapport éthico-politique. Cela est extrêmement important c’est véritablement un concept qui vient de Benedetto Croce. Ce concept est décisif lorsqu’il prouve que chez Gramsci dans la politique, dans le rapport éthico-politique, il y a place pour une pensée positive du droit.

L’éthico-politique c’est la reconnaissance de l’ensemble de droits que peuvent avoir les acteurs sociaux et que l’amorce de la classe bourgeoise a été de constituer un rapport éthico-politique ou elle a pu se faire passer, se présenter comme universelle parce qu’elle a inventée les droits de l’homme et des citoyens et ce droit universaliste a été capable de soutenir les institutions les structures dont de celles de l’Etat.

Le dernier niveau c’est le niveau militaire, les rapports de force de bloc historique, on aurait tort  de l’oublier surtout maintenant où la guerre revient sous diverses formes, et là il y a peut-être une limite de la pensée de Gramsci, l’idée qu’un bloc historique semble renvoyer à une entité historique, à une réalité historique, qui est celle de l’Etat-nation. Le concept de Nation est ici la référence. La question que l’on pose, est que le bloc de l’Etat-nation a une histoire, elle se constitue,  et Gramsci est vraiment un penseur de la modernité de l’Etat nation, il dit national populaire pour se distinguer du nationalisme fasciste et pour ancrer son nationalisme dans un mouvement d’en bas qui concerne les forces dominées, mais chez Gramsci il y a une limite à cette interdépendance entre le national et l’international et quand on dit rapport de force militaire cela renvoie, soit au fait que dans une société nationale il y a une crise qui oblige une intervention armée, une intervention militaire, soit au fait que l’Etat nation est toujours en position ou opposition avec d’autres Etats. Gramsci pense que dans les années 1917 à 1937 les Etats sont en situation de conflits puisque va sortir de cela la seconde guerre mondiale et que l’Union soviétique a joué le rôle d’une force d’appui pour un national populaire ambigu mais l’a joué et donc par conséquent la stratégie du parti communiste qui ne pouvait pas se penser hors des références stratégiques données par la Troisième internationale à laquelle Gramsci a participé.

On voit très bien que ce point critique, c’est cette notion qui est encore utilisée, qui revient. Aujourd’hui la question qui nous est posée n’est pas de décrire le bloc historique tel qu’il était dans l’Italie des années fascistes de 1922 à 1937. Pouvons-nous encore utiliser ce concept étant entendu qu’il a été élaboré pour penser l’émergence et d’une classe capitaliste dominant la production  et se donnant des formes étatiques juridiques morales très développées et donc en même temps une consistance militaire, est-ce que dans une situation transnationale où l’Etat nation est affaibli, et en perte d’une partie de sa souveraineté,  la catégorie de bloc historique doit être analysée de manière différenciée, et d’ailleurs la force de Gramsci est d’analyser des blocs historiques très différents. A l’analyse du bloc historique qui a été celui de la France, avec la fameuse république, qui tient bon malgré ses failles, il oppose ce bloc historique apparemment plus fort à la difficulté qu’a eu le Risorgimento italien pour permettre à la classe dominante, à la bourgeoisie italienne, de développer ses forces productives de développer son économie et en même temps aussi d’agréger autour d’elle d’assimiler autour d’elle le plus d’éléments populaires possibles, non seulement les ouvriers mais aussi les paysans. N’y parvenant pas, étant obligées de passer une alliance avec les forces du sud, avec les propriétaires fonciers, avec l’église, et Gramsci commence à dire qu’au fond le bloc historique français est infiniment plus solide cohérent et durable que le bloc historique italien ou le Risorgimento est une révolution inaccomplie une réforme, une révolution passive.

On voit très bien que je fait des analyses comparatives. Il y a aussi l’Allemagne qui est analysée par Gramsci, de manière moins forte que le Risorgimento de l’Etat italien et  même d’autres pays d’Europe. Il a ses capacités d’abstraire ses réalités historiques, ses concepts qui permet un ensemble de variations pour savoir si le bloc historique et plus ou moins cohérent et la partie qui la plus développée ou la moins développée.

Vous voyez, que je fais du mauvais travail, dans la mesure où je résonne à l’envers de Gramsci, il aurait fallu parler de la Révolution française, ou il aurait fallu parler de le Risorgimento italien et de l’Unité allemande ce que je ne fais pas ici, mais le concept de bloc historique sert véritablement à accueillir un ensemble de variations à l’intérieur d’une structure d’accueil qui doit être à chaque fois ê modifiée et modulée. Gramsci a une grande puissance analytique. Je pense qu’à part Lénine, il y a très peu de marxistes qui ont été capables de ce genre de prouesses, et aujourd’hui, les forces historiques qui se réclament du marxisme ont souvent  perdu cette capacité d’analyse des blocs historiques, il y a très longtemps que le parti communiste en France a perdu la capacité d’analyser le bloc historique actuel des forces dominantes.

Cette théorie des rapports de pouvoir, avec ses trois niveaux est indispensable, dit Gramsci, pour faire une histoire intégrale et non pas une histoire partielle  extrinsèque. En ce sens il insiste beaucoup sur l’histoire éthico-politique.

Il faut toujours dit-il s’intéresser à la poussée des forces qui sont en présence, qui sont antagoniques les unes avec les autres. Il faut chercher le consensus de la force dominante dans l’économie cherche à renforcer en obtenant le consensus des les forces dominées et exploitées, chercher le consensus dans la forme politique dans l’Etat-nation représentatif ou pas qu’elle leur impose, cet effort de produire un consensus ne peut jamais être séparé du militaire et de la répression, il y a une vulgate gramscienne qui s’est développée autour de la notion de bloc historique qui a fait en quelque sorte autour du consensus un consensus mou, un simple accord, ce n’est pas du tout cela, un consensus ne peut être donnée que sur la base d’un dissensus, la classe bourgeoise a été capable de construire son bloc historique parce qu’elle a dit non, parce qu’elle s’est opposée à des régimes, qu’elle a refusé la monarchie, et que sur la base de ce dissensus, de cet esprit de scission, elle a cherché à produire un consensus.Hors aujourd’hui il faut voir que la force de domination actuelle, consiste en ce que le consensus devient une espèce de conformisme imposé. On évoquait hier l’extraordinaire loi suisse qui interdit la grève qui la criminalise, et qui a consensus social, consensus qui n’a rien à voir avec celui de Gramsci qui lui dit qu’il ne peut jamais éliminer la dimension de la contradiction, du rapport de force et donc la présence d’une antithèse pour prendre une catégorie dialectique  classique.

De ce point de vue les forces sociales ne peuvent pas se construire si elles ne sont pas capables de produire un bloc historique. Par conséquent il n’y a pas de préexistence d’une classe, qu’elle soit la classe bourgeoise ou éventuellement des travailleurs s’il n’y a pas cette construction comme force sociale. La force sociale n’est rien d’autre que la capacité de son auto-construction, elle ne se préexiste pas, elle n’est peut donnée a priori, elle est le résultat de cet ensemble qui lui permet de  construire cet édifice, de passer d’un niveau à l’autre sans qu’il n’y aie le maintien et l’opposition structure/superstructure.

D’ailleurs en Italie, on dispose maintenant d’une édition d’un dictionnaire Gramscien remarquable, qui montre comment Gramsci évolue dans Les Cahiers de prison.

Et son évolution l’amène à toujours problématiser, à compliquer, à conceptualiser les problèmes historiques. Les blocs historiques remplacent les superstructures et les structures.  Cette philosophie remplace l’expression ou le lemme, le matériel historique. Il y a des termes qui disparaissent et on ne peut plus aujourd’hui faire ce que j’ai souvent fait, sans disposer de l’élément de la nouvelle édition, la travailler vraiment dans la chronologie, voir comment dans les Cahiers de prison qui  sont un chantier en devenir, des concepts bougent se transforment sans jamais vraiment se stabiliser, et cela c’est la difficulté. On ne peut pas le faire sans tenir compte de l’évolution des concepts qui répond à la transformation du monde et qui essaie de la suivre, de construire dans la théorie de quoi s’approprier le mouvement d’auto-construction  du réel.

Il y a une autre catégorie qui va aussi subir un même changement c’est celle du parti. Le parti comme prince moderne qui a fait couler beaucoup d’encre est une notion qui peut paraitre un peu ambiguë. Le bloc historique définit donc un nouveau paradigme à la fois économique, social, politique et culturel, avec la présence de rapports de représentation pour les forces les plus organiques qui le dominent. Cela veut dire que le bloc historique n’est jamais stabilisé et effectivement je passe au deuxième concept celui qui est le plus connu de Gramsci, tout en signalant la limite, cela se joue dans un cadre national populaire, aujourd’hui et je fais une petite parenthèse, comment penser l’Europe ? Est-ce que l’on peut penser l’Europe en termes de bloc historique ? Quel est ce monstre qui s’appelle l’Union européenne, ce n’est pas un Etat, ce n’est pas une fédération ce n’est une confédération et c’est pourtant une entité forte, qui pour un gramscien pose des problèmes, car il faut être capable comme Gramsci de l’analyser pour ce qu’elle est, comment se construit-elle ? Elle exerce bien par la volonté et le consentement des Etats, une souveraineté, qui est le privilège des Etats, avoir fait inscrire dans la constitution de tous les Etats des limites, quand au déficit budgétaire, aux dettes que l’Etat peut concevoir ou pas, et sanctionner les Etats qui dépassent ces quotas, ces ratios. C’est quelque chose qui a aboutit du consentement même des Etats. Les dirigeants des Etats ont accepté leur propres pertes de souveraineté au nom de cette construction et au fond les plus idéalistes disent que l’Europe est régie par les traités. Ce sont les traités qui commandent. Mais qui fait les traités ? Les Etats ont consenti en quelque sorte à leurs propres pertes de souveraineté , et l’Union européenne ne peut pas être analysée comme un autre espace sans lesquels régneraient les droits de l’homme et du citoyen comme c’était son imaginaire, en réduisant sa réalité, et comme on le voit à une ou deux choses.  Ce n’est pas un bloc historique alors qu’est-ce que c’est  que cette entité très particulière qui permet au capitalisme et au néolibéralisme de l’emporter, et qui surtout va produire dans son interaction interne une unification  par son marché intérieur, mais qui va produire à l’intérieur non pas la disparition des Etats-nation en tant que telle, mais l’affaiblissement des nations,  le changement de fonction  de l’Etat et une certaine manière, une nouvelle hiérarchie à l’intérieur de l’Europe :  Allemagne contre la France, le Sud contre le Nord. Finalement nous avons une réalité dans laquelle les rapports de pouvoir non pas disparu.

Est-ce que l’Europe fait bloc historique, problème ouvert que Gramsci ne peut pas traiter. La question est de savoir si la dimension de bloc historique peut-être opératoire pour penser cette réalité, qui est un peu monstrueuse à la fois par la manière dont la Grèce a été traitée et dont voit aussi dans la manière de traiter les réfugiés, les deux problèmes sur lesquels l’Europe bute, et qui montre que les rapports de pouvoir,  que la concurrence et la lutte interne entre les Etats n’ont jamais disparu. C’est d’ailleurs un paradoxe. La tristesse et le résultat de cette situation, ce n’est pas de rendre les droits de l’homme hégémoniques, mais c’est de rendre hégémonique un racialisme présent un peu partout, en tout les cas très présent en France.

2. Hégémonie

J’en arrive à la deuxième catégorie, la catégorie d’hégémonie. Cette catégorie  on le sait en France depuis le beau livre de Christine  Buci-Glucksmann, « Gramsci et l’Etat »[3] qui est un des meilleurs livres français qui ai été écrit sur Gramsci, l’hégémonie est aussi un concept complexe. Althusser dans un de ses écrits dit que c’est un concept inconsistant. Il faudrait y revenir. Il y a une critique du concept d’hégémonie qu’Althusser tourne et retourne dans tous les sens en disant que l’on en tirera rien. Ce concept a comme but fondamental de se substituer à la théorie qui règne à l’intérieur de la Troisième internationale, sur la  dictature du prolétariat,  comprise à la mode du marxisme léninisme et stalinienne, le mythe de la force du Un, le Un de l’Etat le Un du parti le Un de l’idéologie qui fait ciment, qui est une religion politique de mauvaise qualité qui est dogmatique qui est le marxisme léninisme des manuels. Gramsci reste communiste, reste membre de l’Internationale. Non sans inquiétude il s’interroge sur ce qui se fait en Union soviétique, et là encore, il nous dit que l’Union soviétique dans le meilleur des cas, j’essaie d’interpréter sa position, ce serait un césarisme progressif. Il le dit dans les derniers textes, alors qu’en fait le césarisme progressif s’oppose à quoi, au césarisme régressif, il y a une crise d’hégémonie, lorsque les classes dominantes ne réussissent pas à contenir, à régler les problèmes de la mise en mouvement des classes  dominées, lorsque ces classes dominées n’ont pas d’orientation, par exemple,  en Italie,  le parti communiste a été incapable d’endiguer la montée du fascisme. En Allemagne cela a été encore plus tragique. L e parti communiste et le parti socialiste n’ont pas pu s’entendre, ils se sont divisés, le parti socialiste allant du côté de l’Etat de Weimar. Dans ces conditions, lorsque les masses se mettent en mouvement, lorsqu’elles n’ont pas d’orientation, elles quittent leurs objets fondamentaux pour devenir des acteurs politiques et économiques dans la production, où elles sont désorientées, elles vont un peu dans toutes les directions et elles peuvent choisir de s’en remettre à une solution césariste qui est une solution à un conflit d’hégémonie.

Conflit d’hégémonie, césarisme régressif, avec des éléments de consensus. Le fascisme a été accepté, et en Allemagne Hitler est arrivé par la voie parlementaire au pouvoir, accompagné par quelques mouvements de terrorisme, et même temps aussi des mouvements de force inévitables, le césarisme régressif a été vraiment interrompu, ce qui avait été une des forces, et c’est un point dans lequel je peux lier ensemble hégémonie et révolution passive, la force de la classe bourgeoise dans son ascension. C’est un thème important qui jusqu’en 1789 au moins, la classe bourgeoise a été une force sociale capable de lutter contre les forces d’ancien régime, l’ église la noblesse foncière, une monarchie qui a été ambigüe, qui a été remplacée par un tout nouveau système politique tout en commentant, tout en mettant à la place une économie de marché fondée sur la libre circulation des biens et des personnes. Une naissance en décalage, une naissance à peu près en même temps dans la même modernité  avec l’Etat souverain représentatif et l’économie nouvelle analysée par Adam Smith. La force de la classe bourgeoise dominante a été de convaincre les éléments populaires des villes, même des campagnes, que d’une certaine manière elles représentaient l’avenir et que leurs intérêts à eux ont été pris en compte par les intérêts de cette nouvelle classe, c’est-à-dire que la force de la classe bourgeoise a été d’universaliser ses propres intérêts au nom de la liberté et de l’égalité.

Et de ce point de vue il y a eu un effort énorme d’assimilation. D’assimilation et d’éducation, parce une figure  a été rendu possible, une figure qui n’existait pas, celle de l’homme et du citoyen. Elle donnait à chacun la possibilité à chacun d’être reconnu comme un homme et un citoyen et ainsi  sortir de la situation de libre sujet qui était le cas de l’individu dans les sociétés d’ancien régime. Ce processus a été une assimilation  qui a été en même temps une éducation vers le haut. On rentre à la fois dans un système productif à titre de dominé et on est reconnu comme un acteur actif dans le système politique et on est reconnu aussi comme un sujet pensant capable d’intelligence dans les nouveaux appareils d’hégémonie qui se mettent en place comme l’école et la culture.

Hors ce que dit Gramsci à propos de l’hégémonie, c’est que, cette hégémonie là, celle de la révolution française reste longtemps exemplaire. C’est une hégémonie qui ne peut durer que lorsqu’il y a une combinaison à trois.  Il y a la classe ascendante les forces d’ancien régime et les forces populaires dominées qui donnent leur consensus aux forces nouvelles parce qu’elles y trouvent certainement leurs intérêts, parce qu’elles sont reconnues comme des acteurs sociaux. Mais quand le deuxième élément  de ce ménage à trois, la classe foncière la féodalité, les nobles l’église sont définitivement vaincus, là commence effectivement la vraie modernité et commence l’autre phase de la modernité, le ménage à deux, c’est-à dire que la nouvelle classe hégémonique qui a réussi à convaincre, à donner un plus d’activités aux éléments qu’elle intègre venus des classes dominés, la classe hégémonique a alors a affronté un adversaire l’autre classe dite classe fondamentale qui a été le mouvement ouvrier, qui a existé, qui existe certainement divisé mais qui n’a pas disparu, la classe ouvrière n’existe pas, l’analyse de Marx prouve structurellement au moins  que le travail existe toujours, qu’il est toujours dominé, exploité et surexploité quelque fois, alors en ce sens, l’hégémonie consiste non pas à faire cette alliance, mais à pouvoir assimiler de la part des classes dominantes le plus possible d’éléments des classes dominées en les intégrant sous des formes diverses, et surtout à obtenir le consentement à sa domination  en imposant des limites aux concessions qu’elle peut faire.

J’ai été beaucoup frappé par le livre d’Alberto Burgio[4], philosophe et historien moderne spécialisé sur l’histoire, qui montre que le monde moderne avec ses problèmes commence en 1871.

En 1871 avec l’écrasement de la Commune, qu’il ne s’agit pas uniquement de le glorifier comme un fait d’armes héroïque, au fond la classe dirigeante française même sous forme la plus progressiste, la plus éclairée, sous la forme des radicaux qui vont faire la laïcité, donner un système public d’éducation, faire des lois sociales aussi, tout en signifiant à la classe dominée qu’elle ne franchira jamais le seuil de la direction  des affaires, qu’elle ne deviendra jamais une classe dirigeante.

Le message de l’écrasement de la Commune est : il y a une limite qui ne sera pas franchie, c’est la limite du maintien de la direction de la société par la classe dirigeante, et si vous bougez, gare à vous. Effectivement l’écrasement de la Commune a été cela. Gramsci montre qu’à partir de 1871 jusqu’en 1937, avec beaucoup de hauts et de bas, en fonction de la constitution du mouvement ouvrier qui peut obtenir des réformes, sous la troisième République, il a obtenu beaucoup de choses, en Allemagne aussi, même avec Bismarck, des lois sociales, un niveau d’éducation, des choses qui ne sont pas négligeables. Malgré ses éléments d’assimilation, la classe ouvrière ne peut être l’être complètement, elle ne sera jamais assimilée aux instances de direction elle restera toujours une classe dirigée. Elle doit acceptée cette direction, et si elle a le malheur de vouloir développer ses capacités propres, si elle a le malheur de vouloir se fonder sur une généralisation du devenir actif de tous les éléments sujets à partir de la base, dit Gramsci, là effectivement il y aura une crise. A partir de 1871 l’hégémonie change de structure, la société moderne dans sa structure fondamentale, avec l’hégémonie va donc être, non pas une direction sociale et politique comme  elle l’a toujours été. Elle est une direction sociale et politique, avec un projet politique, mais surtout une conception qui va impliquer un système de rapports d’équilibre permanent, qui est un rapport de déséquilibre. Si on regarde l’histoire française, on voit très bien comment cette histoire de déséquilibre se traduit.

Quand le mouvement ouvrier français se constitue dans la division, Jaurès, Jules Guesde, il est bien évident que face à cela, la classe dominante bourgeoise est prête à des concessions, mais cela ne l’empêche pas de mener une politique impérialiste, d’engager la France dans la colonisation et de passer à la confrontation directe avec l’Allemagne. Cette classe sera incapable d’empêcher la guerre d’une certaine manière, les radicaux socialistes ont voulu la guerre la grande majorité était pour la guerre de 1914, avec le massacre qui en a résulté, la classe ouvrière malgré son internationalisme n’a rien pu empêcher au désespoir de Jaurès et d’autres, on voit très bien qu’à ce moment là le système de domination implique des contradictions internes qui peuvent alors prendre la forme de la colonisation et de l’impérialisme et qu’en ce sens le seul destin qui a été réservé aux masses subalternes pourtant scolarisées, pourtant nationalisées, pourtant titulaires d’un certain nombre de droits sociaux, cela été de servir de chair à canon pendant quatre ans, et de parler de sales boches et les allemands aussi. Cela veut dire que le système capitaliste est devenu un système international, où la violence internationale apparaît sous la forme de l’impérialisme, de la colonisation et des luttes pour la colonisation. Elle a exercé cette hégémonie à un prix très lourd. Le prix des guerres et le prix très lourd du meurtre de masse des prolétariats des pays.

Il y a eu en France ensuite après la guerre de 1945, une reprise du mouvement ouvrier, il y a eu le Conseil national de la Résistance, il y a eu des moments dans cette situation où le verrou est toujours le même, mais après l’Etat social national de droit, le « welfare state » jamais il n’a été capable de passer à un seuil supérieur de passer à une société de justice redistributive à une société d’action en première personne des classes dominées.

Cela veut dire, que c’est une des classes où les individus veulent se former eux-mêmes, développer leurs propres capacités de devenir actifs, et les partis de gauche en France ont été incapables de produire ce devenir actif de masse de chaque sujet, de statuer et de créer dans chaque individu la capacité de volonté qui lui permet d’être l’élément d’un collectif capable d’avoir une incidence sur rapports économiques et politiques pour les transformer et transformer une démocratie représentative épuisée en une démocratie de processus de masse où les éléments de participation doivent être beaucoup plus importants.

L’hégémonie aujourd’hui pour les classes dominantes doit être maintenue dans un capitalisme mondialisé, il faudrait analyser ce cela signifie, elles affrontent les mêmes questions,  maintenir leurs capacités de direction et de domination, dans un monde devenu plus complexe, avec des Etats affaiblis dont la fonction sociale est affaiblie, dont la fonction fondamentale est de gérer la force de travail internationale, de la mettre en concurrence et finalement de faire payer au travail le prix de toute la vie sociale de toutes les transformations sociales. C’est le travail qui paie, sous la forme du chômage, des individus de trop, de l’extraordinaire catégorisation de ces figures sociales pour pouvoir maintenir l’hégémonie aujourd’hui avec en plus aujourd’hui la question de l’immigration et des réfugiés.

3. Révolution passive

Aujourd’hui l’hégémonie doit être spécifiée comme une hégémonie inscrite dans la situation que Gramsci appelle la révolution passive.  Les classes dominantes ont pour objet aujourd’hui la révolution passive. C’est un des éléments les plus forts de la pensée de Gramsci. Dans la mondialisation c’est probablement là que se réalise la révolution passive, celle qui a pour fonction de développer une technologie sociale qui maintient toujours les classes dominées dans une fonction instrumentale tout en leur accordant lorsque c’est possible des concessions. Lorsque le taux de profit est remis en question –  et Gramsci dont on a dit qu’il n’était pas économiste –  a bien montré que c’était bien la baisse de la loi de la valeur, c’était bien la question de la plus value relative qui était le ressort des modifications technologiques et du fordisme et que lorsque la plus value relative n’est pas produite, les forces dominantes se paient et reviennent sur leurs concessions, revoient à la base le processus de production du travailleur et reviennent sur tous ce qu’elles ont concédé. On le voit bien aujourd’hui avec le droit social au nom de la concurrence. C’est bien une situation de révolution passive, en France non seulement quand le droit social est mis en pièce et qu’il y a une tentative énorme de criminalisation  du droit de grève, de l’action, de l’insurrection sociale. Il faut voir la réaction élémentaire des ouvriers, lorsque l’on va créer un syndicat des chemises déchirées parce qu’un malheureux cadre d’Air France s’est fait déchiré sa chemise dans une petite échauffourée sans problème. Lorsque l’on pense ce qu’ont été les mouvements ouvriers  il y a 50 ans, tout cela fait rire, mais rire jaune.

Hégémonie donc comme forme spécifique pour les classes dominantes de maintenir leur pouvoir de direction dans une situation de révolution passive. Et la révolution passive est très grave, c’est la force d’assimilation qu’avait la classe dirigeante jusqu’en 1789 jusqu’en 1871 si l’on veut prendre en France cette date butoir, auquel Gramsci donne une valeur significative pour toute l’histoire européenne. Dans ces conditions la révolution passive prend forme, et Gramsci analyse, – c’est cela la force extraordinaire de ce penseur – deux formes de révolution passive. Je pose la question de savoir comment analyser en terme de révolution passive la mondialisation néolibérale, la financiarisation du capital et la manière dont la question anthropologique se pose dans des termes très différents de celui de Gramsci encore que sur certains points il ait anticipé des solutions.

Les deux formes qu’a vu Gramsci de révolution passive qui permettent  d’intégrer les forces dominées et les maintenir dans cette forme de domination, sont très différentes et même contradictoires, on peut se demander au fond comment Gramsci a pu penser ensemble le fascisme, l’américanisme et le fordisme. Ce qui est extraordinaire, c’est que pour lui la révolution passive c’est ne pas permettre le devenir actif des masses subalternes. C’est les maintenir toujours dans une passivité telle pour que ne soit jamais attaqué  le système de représentation et de production et les structures qui assurent leur domination. Gramsci analyse deux formes  de révolution passive, celle du fascisme, le césarisme régressif dont j’ai parlé  et il montre que le fascisme a réussit malgré tout à convaincre les éléments populaires surtout dans le nord, même des éléments ouvriers, des éléments paysans, et qu’il a été capable d’engager une mutation technologique en intégrant des éléments d’industrialisation fordistes avec dans le fascisme une dimension de violence que personne ne peut nier. Lorsque Gramsci écrit tout cela, pour lui le parti communiste italien n’est plus rien, il y a beaucoup de militants qui sont dispersés, il est seul. C’est une situation de désespérance totale, et il essaie de s’approprier par la pensée les conditions d’une défaite terrible, et l’inquiétude qu’il a face à la puissance d’expansion et d’assimilation de la révolution russe. Est-ce que la classe dirigeante soviétique qui est supposée être un lien organique avec les masses subalternes ouvrières sera capable d’éviter un césarisme régressif puisque le césarisme progressif est une condition imposée. Est-ce qu’elle sera capable malgré ses limites de s’élever, de faire passer un niveau actif les masses subalternes qui devraient être de moins en moins subalternes et qui doivent développer leurs activités.  Gramsci a toujours dit qu’il y avait trois malédictions sur l’histoire humaine, trois divisions, dominants/dominés sur le plan économique dirigeant/dirigés sur le plan politique, simples/instruits doctes sur le plan culturel alors que finalement pour lui tout homme est actif et tout homme est philosophe. Si les forces dominées perdent le sens qu’elles ne peuvent exister que dans la mesure où elles remettent en question cette triple division, cette triple malédiction historique, elles n’existent pas vraiment historiquement, elles sont instrumentalisées.

Je fais une parenthèse ici en disant qu’au fond Gramsci pense que si il n’y a pas ce devenir des masses, si il n’y a pas une stratégie antirévolution passive qui puisse se mettre en place, il n’y aura jamais d’hégémonie des subalternes. Je fais aussi une remarque, dans les Cahiers de prison, le lemme, la formule « classe ouvrière prolétariat » laisse la place de plus en plus à la catégorie de masses subalternes, et c’est je crois une des innovations des plus extraordinaires, ce n’est pas seulement quelque chose qui implique une alliance de classe entre les ouvriers des paysans des couches moyennes etc.. Les subalternes c’est quelque chose de plus complexe que cela, c’est une catégorie qui véritablement révolutionne un peu le vieux marxisme léninisme classique, il peu y avoir mille formes de subalternité,  d’ailleurs les subalternes ont montré que dans les pays où il y a eu colonisation et domination impériale ils représentent d’autres figures sociales.

La passion politique de Gramsci est de faire en sorte que les masses subalternes prennent sur elles les éléments d’intelligence, de forces, pour sortir de la subalternité. C’est cela l’expérience fondamentale,  ne plus être subalterne, devenir actif, sortir de la passivité.

La deuxième forme de révolution passive que Gramsci a analysée, l’américanisme fordisme, la classe ouvrière américaine, qui vit dans ses années là, le passage du taylorisme, la chaîne, les grands groupes ouvriers, et en même temps la capacité qu’à le capitalisme américain de discipliner ces masses, leur donner accès à la consommation mais en même temps les maintenir dans la subalternité car le fordisme a été à la fois caractérisé par une répression syndicale du mouvement ouvrier qui a été permanente. Cela on l’oublie aussi. Dans une révolution passive il peut avoir des évolutions technologiques comme le fordisme, et en même temps aussi des éléments de violence.

Aujourd’hui bien entendu Gramsci a vieilli, le fordisme n’existe plus, s’il s’intéresse tant aux mutations de la technologie sociale du travail en lui-même,  c’est une chose qui vient de loin, que l’on retrouve dans l’expérience des conseils ouvriers, c’est une expérience qu’il n’a jamais oublié, 1919, 1920 grève à la Fiat, les ouvriers prennent le contrôle de la production et prouvent que l’on peut coproduire sans l’intervention du patron qui est inutile, et qu’ils sont capables de diriger la production et deviennent des citoyens producteurs. C’est la  grande figure des conseils ouvriers de Gramsci. Les citoyens producteurs ce n’est pas une unité économique mais quelque chose qui a une vocation politique qui doit être étendu au niveau de l’Etat. Cela il ne l’a jamais oublié, et par conséquent aujourd’hui qu’est ce que cela peut signifier dans un monde extrêmement complexe.

Cet élément fondamental philosophique, sortir de  la subalternité, permettre la formation d’une volonté singulière, où l’on devient non pas maître de soi-même, mais usager de soi-même, producteur de soi-même, formateur de soi-même, c’est cela le cœur du gramscisme, de la pensée de Gramsci, dans une société où le collectif devient producteur de sa propre existence, et si il n’y a pas cela, on a un socialisme de la distribution qui ne l’intéresse absolument pas. Le communisme, c’est cela ou rien. Il est resté fidèle à cela jusqu’au bout  tout en perdant beaucoup confiance  dans la capacité de l’Union soviétique a ancrer dans cette voie pour des raisons assez complexes.

Construire un nouveau bloc historique qu’est-ce que cela veut signifie aujourd’hui dans un monde où l’hégémonie capitaliste existe toujours et elle s’est renforcée  où la révolution passive s’est aggravée, où elle a pris pour elle où elle a jouée de la technologie sociale, internet.  C’est quelque chose d’infiniment supérieur au fordisme, qui permet de devenir des objets objets, le sujet objet. Il y a bien encore un élément de subjectivité qu’il lui permet d’approprier ce qu’il a produit, il devient lui-même objet de son propre système dans lequel il a objectivé ses forces intellectuelles. On est passé du sujet objet à l’objet objet. C’est une situation que n’avait pas prévu Gramsci, la technologie sociale devrait être une technologie sociale politique. Aujourd’hui prolonger ses analyses se déroulerait autrement.

4. Le parti

J’en arrive au dernier point, c’est le parti. Comment construire un nouveau bloc historique dans une situation d’hégémonie où la classe dirigeante a réussi à son propre niveau à interrompre le processus d’assimilation en le limitant aux classes dominées, dans une situation de révolution passive. Gramsci pense qu’il y a un espace qui est libéré pour la contradiction, ce système désassimile, est-ce que c’est vrai aujourd’hui ? Désassimile, cela veut dire  qu’il y a des masses qui ne peuvent plus être assimilées même à un niveau minimum. Le chômage de masse, l’état de la force de travail dans certains pays, pauvres, font que ce système tout en développant d’immenses richesses, a perdu la capacité d’assimiler les forces de travail dont il a toujours besoin pour se reproduire et se reproduire en maintenant l’exploitation et la domination. Est-ce que nous sommes bien dans un système aujourd’hui comme pensait Gramsci où il y a une désassimilation de l’humain ?

C’est cela son idée, et Gramsci pense que dans cette contradiction, la stratégie contre l’hégémonie contre la révolution passive doit pouvoir s’insérer dans la nouvelle situation. Il pense que la notion de dictature du prolétariat est beaucoup trop étroite. Pas simplement parce que c’est l’histoire de la violence politique mais parce qu’elle implique la mise en mouvement  de quelque chose qui n’est pas uniquement le prolétariat mais un mouvement qui doit s’étendre à toute la société.

On en arrive au dernier point qui est le parti. Le moyen qu’ont inventé les sociétés de cette époque  pour sortir de la passivité c’est le parti politique, il y a toujours eu une certaine pudeur dans les études gramsciennes surtout à l’époque du gramscisme un peu mou du consensus qui a régné en France, qui peut-être a contribué à le discréditer, qui a régné aussi en Italie avec un affaiblissement des positions de Togliatti.

Lorsque l’on lit certains textes de Gramsci on est un peu terrifié par ce qu’il dit du parti. Le parti doit devenir le prince moderne, il évoque non plus Marx mais la figure de Machiavel et cela a beaucoup intéressé Althusser. Machiavel doit faire exister un Etat moderne, et pour Gramsci le prince moderne à partir d’une situation de révolution passive, doit faire exister un bloc de classes, un bloc de forces sociales, de subalternes capables d’être présents dans la production. Il y a un industrialisme que l’on ne peut pas éviter, (peut-être qu’il est excessif ?), qui doit être présent sous des formes politiques à inventer, qui ne peuvent pas être la seule démocratie représentative, mais les subalternes doivent être présents sous des formes d’activation culturelle et intellectuelle qui impliquent la transformation des appareils d’hégémonie dont notamment l’appareil scolaire, l’appareil de la culture, des médias du journalisme. Il y a des textes de Gramsci extraordinaires là-dessus, et la question que je pose est la suivante, quand Gramsci dit que le prince moderne doit devenir dans la conscience humaine pour chacun l’impératif catégorique – qui  est la base d’un nouveau laïcisme – c’est un texte extraordinaire, un peu extravagant pour un peu qu’on le lit pour la première fois, le parti doit remplacer la loi morale de Kant ? Sans que j’aie à regarder cette fois-ci le ciel étoilé ?

Le parti est la base d’un laïcisme moderne. Il est facile de dire à partir de cela qu’au fond Gramsci est resté léniniste, qu’il est resté attaché au fétichisme du parti dominant et du parti dictatorial dans une situation de césarisme progressif où l’on ne pouvait pas faire autre chose, c’est une interprétation possible. A partir de là, on peut dire qu’il reste victime du fantasme de « l’un » monolithique qui a hanté le communisme du vingtième siècle, du communisme soviétique. Je crois que c’est un peu plus compliqué que cela. Je signale aussi une chose évolutive. Non seulement on est passé de la structure/superstructure au bloc historique, de la classe ouvrière et du prolétariat aux subalternes, de l’hégémonie simple à une hégémonie dans la révolution passive qui implique une prise en compte des coordonnées géopolitiques, mais il y a même le parti dans les derniers textes de Gramsci. Au cours des deux années 1935-36, il est très malade et il s’acharne sur le parti.

Qu’est ce que le parti ? C’est la chose la plus préoccupante. Le parti de Gramsci a une dimension mythique, au sens d’un imaginaire de masse qui doit libérer les capacités, il doit être néanmoins cette espèce de force qui doit devenir moléculaire, être présente dans l’activation de toutes les masses subalternes. Ce n’est pas une personne réelle, c’est aussi un organisme collectif mais c’est plus que cela. C’est en même temps quelque chose comme un tiers mythique. Cette représentation du parti peut-elle être acceptée aujourd’hui ? Est-elle complètement datée ou est-ce quelque chose d’autre qui se cherche ? Gramsci dit que l’on a rien inventé d’autre. Il n’est pas contre les mouvements d’en bas et les mouvements de masses, lui qui a participé aux conseils ouvriers saisit bien la question, mais il pense que le vrai problème, c’est qu’il y ait une sorte de dialectique productive entre la spontanéité d’en bas et la possibilité de direction d’en haut mais à des conditions qu’on ne dévie jamais le parti de ce qu’il doit faire. Il ne doit pas imposer sa loi, sa volonté ; il doit être capable de comprendre ce que les masses sentent. Et si le parti ne pense pas ce que les masses ressentent, c’est intolérable pour ceux qui, dans leurs activités, dans leur place dans la production ont la possibilité d’être actives. Si le parti ne permet pas la décomposition du sens commun, les éliminations des éléments du sens commun, qui viennent de la conscience dominante et de l’idéologie dominante, le parti n’a pas fait son travail. Il a une fonction critique, mais le parti n’existe pas s’il n’y a pas ce cercle, qui n’est pas vicieux, un bon cercle entre le sentir des masses, et l’intelligence de ceux qui peuvent être intelligents. C’est bien l’idée d’un intellectuel collectif et d’un parti qui est un interprète des rapports sociaux. Aujourd’hui, aucun parti politique n’a plus cette capacité. Plus aucune force politique n’a cette capacité et il serait illusoire de l’attendre des mouvements de base actuels, s’ils ne sont plus capables d’atteindre cette intelligence sociale, ce qui est en jeu. Il serait intéressant de reprendre ce qui c’est passé avec Syriza et Podemos, quand à leurs capacités de comprendre le mouvement des masses, de pouvoir le traduire en instance stratégique efficace. La question du parti, la question de l’organisation ne peut pas être éliminée. Il faut la repenser peut-être, il faut la repenser sûrement. Gramsci dit qu’il faut reformuler la question de l’organisation à la hauteur de cet ensemble de catégories qu’il a présenté. Le parti représente la seule force possible d’antithèse à la révolution passive, c’est un parti élargi, puisqu’il ne doit être inscrit dans le sentiment des masses, il doit assurer une représentation organique de ces mouvements de masse qui sont une expérience indéfinie permanente qui n’est jamais achevée. C’est un programme de travail que donne ici Gramsci. Ce n’est pas du tout l’idée d’adhérer au parti marxiste, communiste, marxiste-léniniste. Si on le comprend dans ce cadre, c’est terminé. Gramsci n’a pas fait tout cet effort immense de pensée pour aboutir à cela. Il sait très bien comment fonctionne le parti communiste soviétique, lui-même a ferraillé à l’intérieur du parti pour interpréter l’attaque du front unique. Ce n’est donc pas une personne réelle, c’est un organisme collectif qui a pour fonction d’interpréter les rapports sociaux et d’orienter. Et bien entendu ce n’est pas seul. C’est à lui de rendre possible, d’organiser le pluralisme qui peut se manifester à la base spontanément, et de manière à le rendre effectif et capable d’investir les niveaux de dirigeants, des rapports de forces politiques. Effectivement si on le pense comme cela, on comprend pourquoi il représente un impératif catégorique parce que s’il n’y a pas cette instance, la révolution passive prendra la forme qu’elle prend aujourd’hui d’une domination des marchés financiers, de puissances économiques avec un système politique à la botte, un système auto-reproductif, auto-référenciel et qui ne fait rien d’autre que d’enregistrer les impératifs de productivité qui lui viennent d’ailleurs, en d’autres termes, c’est donc de reproduire le système.

Conclusion ouverte

La question que j’ai posée au départ a été la suivante : est-ce que ces quatre éléments – qui sont certainement une manière de résumer hâtivement la pensée de Gramsci – ont encore une vertu heuristique aujourd’hui (à condition bien entendu que l’on prenne en compte un monde qui a beaucoup changé) ? Je pense que ce sont des éléments qui ont encore une puissance d’interrogation. J’ai essayé de faire ce que Gramsci fait toujours, de traduire la problématique de Gramsci, de voir si il y a quelque chose de traductible qui peut permettre de comprendre le monde moderne. Or la traduction est un opérateur fondamental de la pensée politique de Gramsci. Traduire les problèmes d’une époque dans une société dans ceux d’une autre, traduire les problèmes, voir quelle est l’équivalence des problèmes de l’économie sur le registre de la politique et de la philosophie, cette capacité non pas de faire un cercle fermé hégélien mais de construire des éléments d’équivalence pour permettre de penser une totalité sociale en mouvements dans ses contradictions. Si Gramsci écrit cette équation qui lui vient de l’idéalisme italien « histoire=philosophie » et qui ajoute « histoire=philosophie=politique », c’est bien précisément pour montrer qu’il s’agit d’être capable de traduire une expérience dans une autre. Et dans la traduction, il n’y a jamais du passage du même au même. Un bon texte qui traduit c’est un texte qui sollicite le génie de la langue d’accueil et qui fait du nouveau. Pour faire un bon texte de traduction, j’aurais du montrer aujourd’hui une analyse de notre société mondialisée dans ses complications, j’ai proposé le problème de l’Europe, parce que c’est aujourd’hui un vrai problème.

Aujourd’hui on a beaucoup à apprendre en travaillant Gramsci.


[1] Ce texte est la retranscription de l’exposé de André Tosel à la séance de synthèse du Séminaire à l’Université Ouvrière de Genève, le 28 mai 2016.
[2] André Tosel né en 1941 est décédé au printemps 2017 durant le Séminaire du CIPh (20 avril-28 mai 2017) qu’il co-organisait, avec Marie-Claire Caloz-Tschopp dans le cadre d’un programme du Collège International de Philosophie (voir programme site exil-ciph.com), après des études de philosophie à l’Ecole Normale Supérieure, une longue carrière d’enseignant et de chercheur en philosophie à l’Université, dans l’éducation populaire, par le journalisme et une militance politique et syndicale. Parmi ses nombreux travaux sur Marx, Kant, Spinoza, le marxisme, les logiques de l’action, la mondialisation, la guerre, l’œuvre de Gramsci dont il est un éminent spécialiste en France et sa difficile réception dans ce pays a été un axe central de ses travaux. 
[3] publié aux éditions Fayard en 1975.
[4] Philosophe et politique italien né en 1955, professeur à l’Université de Bologne. Spécialiste de Rousseau et de l’idéalisme classique, de la théorie de l’histoire de Kant à Marx et du marxisme italien (Labriola, Gramsci), du racisme et du nazisme.