Marie-Claire Caloz-Tschopp, Université de Genève, Programme plurifacultaire Action humanitaire (PPAH)
The time is out of joint. O cursed spite
Shakespeare, Hamlet
That ever I was born to set it right
Nay, comme, let’s go together
Introduction
Dans cette partie du colloque, nous sommes invités à réfléchir à l’asile, au droit d’asile en rapport à l’histoire, et j’ajouterai aux germes du régime, du projet, à l’imaginaire démocratique pour ne pas confondre la démocratie avec l’économie dominante. The time is out of joint. Le “vingtième siècle finit mal”, nous dit un historien. C’est dans ce contexte que nous sommes appelés à fêter un anniversaire important, à observer l’histoire présente, à prendre du recul, à nous arrêter un instant pour réfléchir pour pouvoir nous projeter dans l’avenir en ce qui concerne l’asile et le droit d’asile et être ainsi contemporains du monde selon les mots de H. Arendt.
Le choix du cas de la Suisse pour réfléchir à l’asile, au droit d’asile au moment du 50e anniversaire de la Convention du 28 juillet 1951 de Genève sur le statut des réfugiés apparaît très opportun et donc bienvenu. La Suisse a une longue tradition d’asile. Le droit d’asile est en péril dans ce pays, en Europe, dans le monde. La Suisse est un petit pays riche au cœur de l’Europe occidentale avec une tradition d’asile inscrite, non dans sa Constitution, mais dans son histoire traversée de conflits caractéristiques lisibles en suivant le fil rouge du droit d’asile. Par ailleurs, aujourd’hui, la Suisse est un “laboratoire” politique permettant d’observer le rapport à la mémoire historique, à la construction européenne, à la politique intérieure, internationale et aussi les expérimentations politiques, administratives dans le domaine de la mobilité des populations et du droit d’asile. La Suisse vit actuellement une nouvelle étape de changements juridiques en matière de politiques d’immigration et du droit d’asile dans un contexte d’harmonisation européenne et des rapports internationaux en débat. La Suisse est donc un bon cas d’école.
Comme l’ont montré des chercheurs en Suisse, la construction de l’asile en droit d’asile, c’est-à-dire un droit de l’État et son application ont été étroitement liées à la constitution d’un état fédéral, dans des étapes qu’il faudrait retracer par le détail, avec des dilemmes et des conflits complexes. Un petit État aspirant à un projet libéral d’État a sympathisé avec des réfugiés libéraux poursuivis par des grandes puissances monarchiques qui l’entouraient. Des cantons (Genève, Tessin, Bâle) se sont affrontés avec un pouvoir étatique central dans leur défense de réfugiés libéraux, de la “révolution manquée” italienne, de la Commune, des socio-démocrates, qui ont enrichi la culture suisse, etc.. Il faudrait aussi évoquer les tensions à propos de l’accueil des réfugiés Juifs pendant la deuxième guerre mondiale dont ont fait état les rapports Ludwig puis Bergier, plus tard, des réfugiés en provenance des pays de l’espace communiste et plus récemment de l’ensemble de la planète.
Le droit d’asile interroge à la fois l’identité, le devenir, la stabilité d’un État, d’une communauté politique inscrite dans un cadre, un régime, des structures et des lois. Signalons trois faits récents à titre d’exemple pour entrer en matière. Depuis la création d’une loi sur l’asile en 1979, c’est-à-dire en vingt ans, la Suisse se prépare à la onzième révision restrictive de sa loi sur l’asile. Ce fait montre, non seulement le poids d’événements internationaux avec l’arrivée de réfugiés en quête de protection (turcs, kurdes, africains, tamouls, d’ex-Yougoslavie, kosovars, etc.) mais aussi une absence de consensus, un conflit récurrent aux multiples visages que nous sommes appelés à décoder. Par ailleurs, les juristes sont amenés à s’inscrire avec brio dans le jeu subtil de l’interprétation pour palier à des lacunes de la loi (pensons à la création du principe de non refoulement, aux persécutions pour motif de sexe, aux déserteurs, par exemple). Finalement, l’état d’esprit, la philosophie mise en pratique dans l’application du droit d’asile par l’administration policière restreint sa vision des rapports politiques mondiaux en matière de droit d’asile, à une vision guerrière de la sécurité, aux rapports politiques individu-État pour évaluer les persécutions dans toutes leurs diversités et complexité. Lorsque ce critère est finalement mis sur la touche en Suisse, il est relayé par l’institutionnalisation d’une protection provisoire et toutes sortes de procédures infra-juridiques légalisées dans une guerre d’usure permanente, la mise en cause d’une instance d’équilibre et de contre-pouvoir (Commission de recours). Les brèches ouvertes sont en fait des zones d’ombres où se joue le sort du droit d’asile dans l’histoire présente.
En bref, le droit d’asile avec le droit à l’immigration et le dispositif Schengen au niveau européen (auquel la Suisse n’a pas encore adhéré formellement), qui norme le mouvement des populations, le droit d’asile en partie, la place des étrangers, l’Autre en face de Soi sont des miroirs privilégiés de la (dé)construction de l’identité du cadre (État), du régime, du projet, de l’imaginaire d’une communauté politique avec sa vision de sa place dans le monde, des liens qu’elle établit à ce qui est extérieur à elle.
HISTOIRE et DROIT D’ASILE
A Sarajevo s’est ouvert et refermé le XXème siècle
Le XXème siècle a été un siècle de guerre, de réfugiés, de génocide, d’apatrides, de population déplacée. Avec trente et un ans de guerre mondiale, “l’âge de la guerre totale” a remplacé “l’âge d’or de la sécurité”. On a assisté à un retour à la barbarie amplifié par les progrès techniques fulgurants, à un recul par rapport à une longue période de progrès juridique. Il y a eu deux guerres mondiales de “mégamorts”, une période d’après-guerre d’accalmie après l’alliance paradoxale entre capitalisme et communisme contre le faschisme, le triomphe d’une seule économie mondiale de “l’intérêt tout nu” avec “une opposition toujours plus spectaculaire entre les exclus sans domicile fixe et les nantis ; entre les recette limitées des États et les dépenses publiques sans limite”.
A Sarajevo s’est ouvert et refermé le XXème siècle. Par un assassinat en 1914. Plus tard par des massacres d’épuration ethnique accompagnant la partition de l’ex-Yougoslavie. Le régime politique dominant du siècle a été décrit par un concept ambigu : le totalitarisme. La conflagration de 1914 a ouvert une époque d’expansion infinie, de progrès technique, d’économie, de managment lié directement à la guerre,de lutte à mort, de guerre de masse, de boucheries, de massacres et d’auto-destruction (frontières bousculées, gaz à la guerre de 1914-1918, exterminations industrielles de populations dans les chambres à gaz, déplacements forcé de millions de personnes). La fin du XXe siècle se referme dans une ère d’accélération du changement, d’incertitude, de doute, de décomposition, de catastrophes (Afrique, ex-Yougoslavie, Colombie, Libéria, Ruanda, Burundi, URSS, Moyen Orient, etc.), avec d’autres visages de guerres, de situations d’extrême violence.
Le 50ème anniversaire de la Convention de 1951 sur les réfugiés se situe dans la crise avec le sérieux déclin des valeurs d’État de droit, de la croyance à l’omnipotence, d’une culture des relations humaines. Nul doute, en effet, qu’il y a une crise de la modernité, une crise dans la modernité et que nous sommes entrés, en politique, dans “l’ultra-modernité” nous dit Y. Ch. Zarka dans son études des figures du pouvoir dans la crise. Avec d’un côté, la mise en cause radicale d’un progrès destructeur des humains, de l’environnement et de l’autre la célébration d’un progrès triomphant non questionné.
Il n’y a pas de fin de l’histoire contrairement à ce que rêvait Kubrick avec son Odyssée de l’espace en 1968, préfigurant les thèses mythiques sur la fin de l’histoire de F. Fukuyama. Un autre historien du XXème siècle écrit : “..l’histoire reste la chronique des crimes et des folies de l’humanité. Et qu’elle n’est d’aucune aide en matière de prophéties”. L’impuissance de prédiction des historiens n’ôte pas le besoin de penser l’histoire depuis les énigmes, les conflits, les défis du présent. L’augmentation de la population mondiale, la mobilité des populations, en arrière-fond du droit d’asile en crise, avec la sauvegarde de l’environnement, sont les énigmes majeures dont nous avons hérité. Elles concernent toutes les deux directement l’asile et le droit d’asile.
L’exigence d’une nouvelle philosophie de l’histoire et de la politique
Une rupture historique a fait sortir le temps de ses gonds. Plutôt que d’admettre la fin de l’histoire, ou alors de postuler un élargissement de conscience par l’expérience (André Malraux L’espoir), la rupture pose l’exigence incontournable de construire une nouvelle conscience, une nouvelle philosophie de l’histoire, qui soit un travail renouvelé sur la mémoire et l’oubli à la lumière des questions du présent, ce que pressentait W. Benjamin. La philosophe et théoricienne politique H. Arendt souligne de son côté, l’importance pour une nouvelle philosophie politique, d’un travail conjoint sur les préjugés, les jugements, les expériences pour retrouver les “événements”, les expériences fondamentales recouvertes du politique. Elle souligne par ailleurs l’exigence de travailler sur la pensée, la mémoire, l’oubli et le récit. Il est évident qu’une telle vision de la philosophie de l’histoire, de la philosophie politique ne peut se contenter de s’inscrire dans le cercle fermé de l’amnésie, de l’amnistie et de l’impunité, cette fille de la mala memoria.
Au moment de ce 50ème anniversaire de la Convention, il m’apparaît important d’avoir en mémoire deux tâches à accomplir en rapport au lien existant entre asile, droit d’asile, histoire et démocratie. La première tâche nous a été rappelée par l’historien Marc Bloch réfléchissant sur une étrange défaite : “sans se pencher sur le présent, il est impossible de comprendre le passé”. La deuxième tâche s’enchaîne à la première. Elle consiste à inviter à notre anniversaire l’Ange de l’Histoire de W. Benjamin, rappeler, non discuter ici, la célèbre neuvième thèse sur la philosophie de l’histoire de W. Benjamin écrite dans les premiers mois de 1940 peu avant sa mort par suicide à la frontière franco-espagnole où il s’était trouvé en tant que réfugié confronté à un manque de visa et bloqué à la frontière :
“Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès”.
L’image de l’ange qui entre à reculons dans l’avenir poussé par le vent de ce qui s’appelle le progrès plane sur l’anniversaire que nous fêtons. Il nous rappelle qu’à un moment où les Sirènes se taisent, nous voilà invités à devenir les arpenteurs honteux du présent à l’image du personnage de K du Procès. Que nous dit la métaphore de l’Ange ? Face à l’histoire héritée, à la rupture héritée, nous ne sommes pas (forcément tous) coupables comme K le personnage du Procès, mais honteux face à l’irréparable. Nous sommes cependant heureux de disposer de l’héritage de la Convention de 1951, tout en constatant son atteinte, ainsi qu’à une culture d’État de droit dont nous connaissions les limites, mais que nous défendons. Nous tâtonnons. Nous ne savons pas où nous allons, où se trouve Le château aujourd’hui. Mais nous savons que nous ne pouvons pas simplement prolonger le passé et le présent. L’histoire et la philosophie de l’histoire sont peut-être à l’arrêt, mais l’histoire n’est pas finie. Dans les traces du temps historique revisité par W. Benjamin, il nous faut prendre “l’histoire à contretemps”, nous dit la philosophe Françoise Proust, lectrice attentive de W. Benjamin. Pour nous inscrire comme l’Ange de l’histoire à “rebrousse-poils” dans l’histoire, lui résister, il nous faut prendre acte, travailler inlassablement dans les pratiques actuelles, deux conflits tragiques et une cassure irrémédiable, une rupture historique de civilisation au XXème siècle, dont la portée est considérable, notamment pour notre manière de considérer le statut et la place de la mobilité des populations et aussi du droit d’asile.
DEMOCRATIE ET DROIT D’ASILE
Dans l’histoire présente, deux conflits tragiques
Penser à la rupture, à la crise de civilisation c’est donc s’interroger sur l’histoire à partir du présent. C’est questionner la vision que nous avons de l’histoire, de la démocratie et du droit d’asile en regardant en arrière vers la rupture béante, tout en regardant en avant. Le cinquantième anniversaire de la Convention sur les réfugiés de 1951 n’est un anniversaire banal. C’est le symbole d’un paradoxe, la construction de l’État de droit et sa mise en cause accélérée et radicale au moment où il était enfin officiellement reconnu et devenait efficient avec les limites qu’on lui connaît. En Suisse, la mise en cause de la loi sur l’asile de 1979 par onze révisions successives est l’illustration patente du phénomène.
Il y a de nombreuses manières d’envisager la démocratie, mais en partant des travaux de C. Castoriadis, j’aimerais retenir ici une distinction importante soulignée par l’historienne de la Grèce ancienne, N. Loraux lorsqu’elle réfléchit de son côté à la démocratie. Il existe une vision de la démocratie comme idéal de partage du pouvoir sans discursivité, sans conflit inscrit dans “la configuration politico-intellectuelle qui propose la cité, c’est-à-dire l’idée d’une cité une, indivisible et en paix avec elle-même”. Il existe une autre vision de la démocratie en tant que régime, projet, imaginaire pratique du pouvoir impliquant une activité de pensée critique, ouverte, une parole partagée, une discursivité sur des paradoxes, des apories. En bref, une vision des rapports humains qui admet, intègre le conflit en tant qu’élément constitutif et créatif de la vie politique. La “mésentente” est constitutive du processus démocratique dira de son côté J. Rancière, dans la mesure où elle est la construction incessante d’une place par les “sans-part” dans la vie politique. Les requérants d’asile représentent aujourd’hui une figure des “sans-parts” dans le monde.
Donner une place à l’histoire dans la réflexion sur le monde contemporain, en l’occurrence ici à propos du droit d’asile dans le monde en observant un exemple particulier – la Suisse -, c’est travailler sur l’imaginaire, les représentations qu’une société se donne d’elle-même. C’est reconnaître la place de la mémoire en conflit au cœur du, de la politique. Entrer dans le conflit des interprétations sur ce qui s’est passé dans l’histoire suisse de longue durée, de 1291 – date de la création de la Suisse – à aujourd’hui à propos du droit d’asile, dépasse mon propos actuel. Je centrerai ma réflexion sur deux conflits présents dans l’exemple suisse. Ces conflits sont paradigmatiques. Ils dépassent largement l’exemple suisse.
Il n’est pas sans signification que la fin du droit d’asile soit décriée, dans un moment historique où est interrogé une nouvelle fois la fin ou alors le statut, la place, le sens de la tragédie dans nos sociétés. Le paradoxe nous invite à penser ensemble l’histoire, la démocratie et le droit d’asile dans un contexte tragique. Les faits n’effacent pas, peut-être au contraire soulignent-ils, que la condition humaine est devenue doublement tragique.
Situons les deux conflits tragiques avant d’approfondir un aspect et non des moindres – l’asile – qui les lient entre eux et concerne directement le droit d’asile. Les deux conflits s’inscrivent à la fois dans l’histoire de longue durée et l’histoire du “court” XXème siècle, selon le terme de l’historien E. Hobsbawm. Nous verrons que la mobilité des populations est un prisme de lecture philosophique – du sens – de ces deux conflits.
Le premier conflit est structurel. Il traverse l’histoire en prenant des formes diverses selon les circonstances et la dynamique socio-politique. La question de la place des étrangers et du droit d’asile dans la polis et plus largement dans toute communauté politique concerne l’histoire de longue durée de l’humanité. Pour le dire brièvement, c’est un lieu privilégié de cristallisation des conflits dans la mesure où l’infinitude de l’altérité représentée par l’étranger renvoie les humains à leur condition finie de mortalité qui est tragique. L’historien grec, P. Vidal Naquet montre comment la tragédie est une source pour l’étude de la place de l’étranger dans le monde grec. “Toute tragédie athénienne est réflexion sur l’étranger, sur l’autre, sur le double”.
Le deuxième conflit concerne une rupture historique inscrite dans d’autres ruptures qui l’ont précédée et accompagnée. Rupture avec la tradition dans son ensemble, ce qui nous rend orphelins et nous donne aussi la possibilité de relire la tradition d’un œil neuf habité par la mémoire de la rupture. La rupture a trouvé son lit tumultueux dans la modernité, l’antisémitisme, la colonisation, l’impérialisme, le racisme. La “déchirure de l’histoire qui ne cesse de s’approfondir, dialectiquement, au fur et à mesure qu’elle s’éloigne de nous dans le temps” est une invention redoutable du XXe siècle dont les laboratoires de la “Solution finale”, les camps d’extermination ont servi de lieu d’essai d’une transformation de l’humain jusqu’à le rendre superflu dans un régime, système politique et dans le monde (acosmie). Ce que H. Arendt a nommé la “superfluité humaine”, les humains superflus, c’est-à-dire qu’un régime politique normalement prévu pour ordonner la vie en commun, décide de se passer de l’humain, des êtres humains, a transformé radicalement notre regard sur le monde, notre rapport à la tradition, à la politique, à la pensée et par conséquent aussi, au droit d’asile, à l’histoire, à la démocratie. La question des humains superflus n’est pas seulement une question des victimes ou de certaines victimes, mais c’est une question historique “sans précédent” de portée universelle (Arendt), dont on voit bien les difficultés qu’elle rencontre à se construire dans la mémoire du monde.
Dans l’ensemble de l’œuvre d’H. Arendt, on peut observer comment les “sans-État”, au sens philosophique du terme, c’est-à-dire les êtres humains privés de papiers (pensons au terme de “sans-papiers” d’aujourd’hui) en d’autres termes de protection et d’appartenance politique, “du droit d’avoir des droits”, sont devenus un fil rouge précieux pour repérer les atteintes, les lacunes juridiques, la mise en danger de destruction des droits, du cadre et de la dynamique de la politique. Dans l’histoire présente, ils sont devenus les figures du mouvement de création démocratique, du manque et du désir de l’appartenance politique au sens fondamental. Ils sont confinés aux frontières de la démocratie. Et pourtant ils sont au centre de la démocratie considérée comme un lieu “vide” qui, comme l’explique bien C. Lefort n’est pas localisable comme un lieu de pouvoir, mais comme un mouvement permanent de la société, l’expression d’une pluralité humaine irréductible, ancrée dans la liberté, la spontanéité humaine et le corps social appelé, non à nier le conflit, mais à le légitimer et à le vivre.
Le sens des deux conflits
Les deux conflits sont la matrice du cadre, du régime/système politique et donc aussi de l’asile, du droit d’asile, mais à des niveaux différents (rapport à l’étranger, auto-destruction de l’humain, élimination de l’humain dans ce qui est de l’ordre du, de la politique). Ils ont un écho l’un par rapport à l’autre autour du conflit de la “maîtrise”, comme on le verra. Il s’agit de comprendre et de juger ces deux conflits (au sens de la faculté de juger de Kant et non du sens commun du terme). Ce qui est loin d’être évident, quand on sait combien ils résistent à notre entendement, du plus profond de l’inconscient individuel et collectif, l’un et surtout l’autre. Que faire de la question traditionnelle inscrite dans la longue durée (place des étrangers) en histoire après une rupture historique qui est intervenue, préparée longuement avec la première guerre mondiale (anéantissement d’humains) ? La rupture historique introduite par un système totalitaire nazi a transformé profondément notre manière d’approcher la tradition, l’histoire, et je dirai même d’une manière plus générale notre manière d’approcher la connaissance, la construction de la vérité et de l’action politique et même notre rapport à la pensée, et là je parle en tant que philosophe.
La rupture historique “sans précédent” d’une portée universelle se situe aussi sur le terrain de l’asile, du droit d’asile. Que faisons-nous aujourd’hui avec cette création monstrueuse de l’histoire que nous ne pouvons plus nier, éliminer, comme par exemple nous ne pouvons plus nier la démocratie grecque qui fait partie du passé historique gréco-occidental ? Que faisons-nous aujourd’hui dans la pratique d’asile existante avec ce fait historique-là ? Que faisons-nous en tant que chercheurs par rapport à cette question ? Notre manière de penser nos paradigmes, nos objectifs, nos outils, notre position de chercheur en est profondément transformée.
Les deux conflits dont il est question se développent en priorité et souvent de manière souterraine dans des lieux aux frontières de la démocratie, tout en redessinant radicalement, non seulement la place des étrangers, des réfugiés, mais de l’ensemble de la population de la planète. Il n’est dès lors pas étonnant qu’on les retrouve autour de la mobilité des populations et de la place accordée aux étrangers dans la société (en terme de protection pour ce qui concerne le droit d’asile), mais pas seulement. Le terrain de la mobilité des populations et son traitement politique, essentiellement par l’entonnoir étroit, le goulet d’étranglement du droit d’asile sont donc des lieux privilégiés d’observation des rapports de pouvoir en œuvre, du devenir des humains et de celui de nos sociétés.
Il n’est pas étonnant non plus qu’on retrouve ces deux conflits, parmi les conflits majeurs que vit la société suisse d’aujourd’hui. Il suffit de mentionner ici d’une part, la succession d’initiatives xénophobes dans les années 1970, les crises successives de la politique d’asile et la crise des fonds en déshérence, dont le rapport Bergier a été l’iceberg d’une crise de la Suisse. Avec en arrière-fonds une affirmation de volonté de “maîtrise” qui s’exprime autour de la peur des étrangers et du passé historique de la deuxième guerre mondiale. En ce sens, aujourd’hui la Suisse permet d’observer une dialectique conflictuelle de la mémoire présente en Europe, dans le monde “mondialisé” ou alors “globalisé”, même si la conscience historique dans les divers endroits de la planète ne se construit pas de manière uniforme.
Quand des décisions concernant les étrangers sont prises, les fonctionnaires qui agissent ne sont pas les seuls concernés. C’est l’ensemble de l’État, de la société qui est concernée. Ces vingt dernières années dans la politique d’asile, une succession de tensions se sont exprimées à travers les révisions de la loi sur l’asile comme l’a bien montré U. Hadorn. Les tensions ont-elles pu être décodées pour en dégager tous les nœuds de sens dès lors que l’on tient compte de ces deux conflits ? Dans une perspective de construction démocratique, il est souhaitable que la tension puisse devenir un conflit pour se vivre, que l’on discute des choix de société, que la question de la place de l’étranger et aussi de la superfluité humaine, de la “banalité du mal” en tant que mal politique définie par H. Arendt en tant que manque de pensée réflexive sur le sens des actions, atteinte de la pensée, continuent à être posées.
A l’horizon de la liberté de circulation des personnes … le mouvement
La philosophie devrait contribuer à penser le mouvement et à réfléchir à la mobilité des populations. Mais la philosophie, inscrite dans l’histoire humaine, est, elle aussi partagée par un conflit entre une ontologie, une approche, une démarche philosophique postulant la maîtrise absolue du réel par une raison de clôture, essentialisante, chosifiante, calculante, ou alors au contraire par une raison ouverte, compréhensive, évaluatrice, élucidatrice, prenant acte des événements, de la spontanéité humaine, du nouveau, des ruptures et privilégiant le mouvement dans la manière d’imaginer, de penser l’Être social-historique, les humains, la place des humains dans le monde, le pouvoir, l’action politique, la pensée, les événements quand ils adviennent. Un philosophe grec contemporain, C. Castoriadis, a traité longuement de ce problème dans l’ensemble de son œuvre et en particulier dans L’institution imaginaire de la société (1975). Revenons à l’asile et au droit d’asile pour saisir le contenu et l’enjeu du conflit philosophique étroitement lié à la démocratie.
Tout d’abord j’aimerais souligner qu’un des signes de la crise du droit d’asile et peut-être plus largement de la politique tient à ce que les discours économiques et juridiques envahissent, non seulement le droit d’asile mais tout l’espace social. On n’a jamais autant parlé de mobilité en économie que depuis que la mobilité des travailleurs est codée, soumise aux seuls intérêts économiques et celle des populations en mouvement est militarisée comme l’ont bien montré plusieurs auteurs. On n’a jamais autant parlé de “faux” réfugiés que depuis que de nouvelles formes de surexploitation, de délocalisation local par le travail clandestin se développent. On n’a jamais autant parlé de droit d’asile que depuis qu’il est en train de disparaître en tant que droit. Alors que d’un autre côté, notre société saturée de discours sur les droits produit des individus, des groupes “sans droit”, “hors droit”. Que nous apprend un tel scandale ontologique, politique et éthique, sur la condition humaine, l’être social-historique, les fondements du droit, les rapports entre la philosophie et le droit, la pensée, le jugement, la conscience humaine individuelle et sociale, la construction de sujets politiques et de l’espace public ?
Il n’est pas facile de penser le mouvement des populations en terme d’ontologie politique. Ou, pour le dire en d’autres termes de pensée, qu’est-ce que c’EST le mouvement des populations ? Quelles sont les conditions d’EXISTENCE MATERIELLES des populations concernées par le mouvement ? La mémoire individuelle et institutionnelle défaille. L’oubli de l’asile montre la nécessité d’un travail d’élucidation sur les significations imaginaires radicales instituées et instituantes qui président à l’octroi de la place de l’asile dans l’immigration et dans l’ensemble de la société. Quels sont donc les schèmes imaginaires fondamentaux qui habitent l’asile, le droit d’asile y compris dans le travail de distinction entre asile et immigration, entre requérants d’asile et population, autour de la sécurité, de l’économie, etc. ? Ces significations sont-elles une mise en question de la domination de l’institution héritée, une création vers l’incertitude de la liberté, l’égalité ou alors sont-elles, par certains mythes institués, des moyens de blocage ou alors de déviation de l’imaginaire, de la pensée individuelle et collective vers la force nue, l’informe, le monstrueux ?
Que nous disent les clivages visibles dans les schèmes imaginaires, les peurs et les dénis lisibles dans les discours explicites et latents à ce propos ? Pourquoi est-il si difficile de s’autonomiser des images de flux, d’envahissement, de risque, de menace ?
J’en viens à une difficulté non dite concernant le noyau symbiotique et ambigu des deux conflits. Je me réfère à quelque chose de fondamental qui est partagé par l’ensemble de la société, à un consensus très profond partagé par tous en silence – situé au coeur de la pensée, de l’imaginaire social – qui bloque l’émergence d’une nouvelle pensée de la politique. Ce consensus est si profondément ancré qu’il est difficile à rompre. Il est au coeur de l’imagination, de la pensée.
Considérons la pensée philosophique (au sens de la démarche de tous, pas réservée aux professionnels de la philosophie), face au premier et au deuxième conflit. Elle vit un conflit qui n’est pas étranger aux deux conflits dont il est question. On en trouve des soubassements solides dans un problème majeur de la tradition de la philosophie occidentale. L’ontologie dominante est une ontologie de l’Être, de l’existence de la politique en termes de fixation, d’essentialisation des individus séparés par une référence au sang et au sol, donc séparés dans des théories renouvelées de la race, sur un territoire (d’où découlent ou non des droits), de hiérarchisation des droits. Une telle approche est inconciliable avec une ontologie de l’Être, de l’existence des individus, du, de la politique imaginé en terme demouvement, c’est-à-dire non d’essence mais d’action, de relation (penser la politique, les droits à partir du mouvement, de la liberté et de la pluralité des humains) au centre des rapports sociaux. Nous connaissons bien tous la logique du “laboratoire” Schengen qui en est l’illustration. Une telle essentialisation est d’autant plus étrange, paradoxale, que dans les faits il y a des millions d’individus dans l’espace européen et le reste du monde, dont le mouvement est devenu une condition d’existence très matérielle et concrète. (Pensons à la lutte actuelle des sans Papiers, et d’un autre côté aux nouveaux cadres de multinationales, par exemple). Elle est d’autant plus étrange, qu’il est impossible d’imaginer la condition humaine hors du mouvement. Y a-t-il un seul être vivant qui ne bouge pas sur la planète ? Sommes-nous immobiles, tant dans notre corps que dans notre tête?
Les humains qui permettent de lire le conflit dans la pensée, les signifiants de la philosophie du mouvement, ceux qui indiquent sa nature, son sens, sont les humains, les populations en mouvement. La philosophie du mouvement intéresse au plus haut point, ceux que H. Arendt a appelé les “sans-État”, à qui avait été enlevé tous leurs droits, ce qui a permis qu’ils sont privés à la fois de leur condition de citoyens, et d’une place dans le monde. On comprend mieux où se situe la volonté de maîtrise répétée, illusoire quand elle est inscrite dans une logique essentialisante inscrite dans un désir de mort.
Pour humaniser la politique, il est dès lors nécessaire de mettre en œuvre une nouvelle ontologie politique qui prenne acte de la vie des humains, de leur mobilité, qui dénationalise et déterritorialise l’imaginaire, la pensée, les principes, les valeurs, les pratiques, la responsabilité, etc., les droits, les notions (migrants, réfugié, etc.) Pour qu’elle ne devienne pas une catastrophe, une telle dénationalisation et déterritorialisation contient l’exigence d’une nouvelle définition et d’une construction d’un espace public – c’est-à-dire politique – pluriel aux frontières qui intègre le mouvement des populations au politique, qui reconnaisse une place, une appartenance politique à chaque humain pouvant ainsi devenir sujet politique.
Remarque importante à ce niveau pour éviter toute équivoque. La prise en compte du mouvement ne signifie pas simplement revendiquer la libre-circulation des personnes. Comme l’a bien montré H. Arendt, une ontologie du mouvement n’est pas assimilable à la simple liberté de circulation pour que les marchandises, les capitaux ou ce qui est appelé par la philosophie libérale, la liberté de mouvement pour les êtres humains en tant que force de travail puissent être des choses qui circulent en vue du profit maximum. Une variante d’une telle liberté particulière étant la liberté de circulation maximum pour les uns (marchandises, capitaux, cadres de la jet society) et une liberté contrôlée pour les autres (main d’oeuvre d’exécution, sécurité, police), dont le modèle appelé des “trois cercles” en Suisse est une illustration parmi d’autres. La liberté de penser et d’agir, de l’ontologie du mouvement est d’un autre ordre.
Le sismographe de l’asile
Dans ce contexte, l’asile a une place universelle et spécifique très importante, non seulement par rapport à la protection, mais surtout par rapport à ce que deviennent les humains et l’être social-historique, en intégrant le passé, le présent et l’avenir, c’est-à-dire l’histoire. Il est certain que l’asile n’est pas une migration comme les autres. Il est certain qu’il faut en marquer la spécificité en la séparant de l’immigration. La décision du gouvernement français de la laisser volontairement en dehors de l’ordonnance sur l’entrée et le séjour est judicieuse. Le gouvernement suisse n’a pas la même pratique, même s’il affirme distinguer l’asile de l’immigration. Mais une telle séparation n’est pas seulement liée à l’exercice des droits humains (les travailleurs migrants en seraient-ils privés ?). Elle a un soubassement ontologique. L’asile est ancré dans le mouvement d’hospitalité pour raisons extrêmes – sauvegarder la vie et la liberté. L’asile est ancré dans le mouvement d’hospitalité, en tant que l’hospitalité garantit la construction d’un espace public international de paix, comme l’a bien montré Kant, ce que nous allons examiner. L’asile ancré ontologiquement dans l’hospitalité est un des lieux prioritaires – l’autre lieu étant l’échange des femmes, la place réservée aux femmes dans la société – où se joue, se décide, se lit constamment le mouvement dialectique, conflictuel de l’infinitude/finitude, de l’ouverture/clôture de l’Être social-historique et de la pensée, un rapport ouvert ou clôt à la vérité.
L’asile dans son soubassement ontologique désigne ce qu’elle a de commun avec les autres modalités de migrations, le mouvement des êtres humains. L’asile concerne la protection de la vie et de la liberté dans le mouvement. L’asile est au centre et au bout de la chaîne des différentes formes de l’hospitalité qui concerne le mouvement des populations dans son ensemble et qui ne peut être réduit à une immigration de travail et aux catégories économiques. Considérée à ce niveau, l’asile n’est pas séparable de l’immigration. Depuis son lieu spécifique, il pointe la modalité ontologique du mouvement d’hospitalité pour toute personne et pour toute société qui à son tour pointe la modalité de l’action qui est la mise en œuvre de la liberté (comme commencement, événement) et de la pluralité (modalités relationnelles de création de l’espace public). Dans le lieu de ces modalités s’ancre, ce que H. Arendt a appelé le “droit d’avoir des droits”.
L’asile – et non-asile “politique” ce qui est une tautologie – est ainsi en quelque sorte le sismographe irremplaçable de la reconnaissance ou du déni du respect de la vie, de la liberté, de l’égalité, de l’action en tant que spontanéité humaine, mouvement, de l’ouverture, de la création politique ou alors de la clôture de l’Être social-historique. La place de l’asile doit être considérée dans la radicalité du message de connaissance ontologique qu’il nous délivre. Dans les rapports socio-politiques, l’asile est un des lieux centraux où voir à l’œuvre le respect de la vie, de la liberté et de l’égalité, la nature de l’être social-historique en tant qu’il est mouvement (action, relation dans le temps et l’espace) et les résistances, les conflits concernant la reconnaissance ou le déni de ce mouvement.
L’asile est un des lieux symboliques majeurs de la praxis et de la création démocratique et philosophique, de l’imaginaire, de la pensée, de la conscience autonome – qui n’est pas l’apanage des philosophes professionnels. L’asile est un des lieux de la tragédie humaine où se joue à la fois la condition de naissance, de mortalité et aussi le travail de mémoire quant à un fait historique “sans précédent” concernant la “superfluité humaine” et la “banalité du mal” en tant que mal politique dont parle H. Arendt. Il implique des choix. Une responsabilité. Des conséquences. A propos de la vie, de la liberté, de l’égalité, du “droit d’avoir des droits”, il existe donc un lien profond entre l’asile et la démocratie en tant que cadre, régime, projet, imaginaire (Castoriadis). Il existe un lien de l’asile avec la philosophie, la tragédie, la démocratie. Ce lien est précisément la lutte pour une inscription constante, conflictuelle du mouvement d’ouverture, d’infinitude instituant l’être social-historique dans l’histoire et l’espace, c’est-à-dire dans les principes, des lois, des droits, des règles codifiant l’action humaine politique, etc. On le voit dans le passage, les tensions entre asile et droit d’asile et dans la pratique du droit d’asile des États et des citoyens.
La place ontologique de “l’asile”, ne peut donc être confinée au “droit d’asile”, droit souverain des États-nations, même si c’est dans ce contexte qu’elle s’institutionnalise. Depuis l’échec de la Conférence de Genève où il avait été question de mettre à jour la définition du réfugié en 1977, évoquer la réalité de l’asile, c’est-à-dire élargir la définition juridique de la notion de réfugié est une question tabou et même dangereuse pour l’asile et même peut-être pour le droit d’asile ou si l’on veut pour l’État de droit dans ce domaine. C’est pourtant une exigence philosophique et politique incontournable. L’asile a une place ontologique universelle et spécifique du, de la politique. L’asile est donc politique par essence ontologique. Mais, dans la perspective d’une ontologie démocratique, c’est une face de l’être social-historique en mouvement, en création. Son mouvement révèle l’Être social-historique lui-même, c’est-à-dire ce qu’est son mouvement réel dans la pratique. La place de l’asile est centrale dans la société, dans la mesure où il indique le mouvement d’ouverture-clôture, de finitude-infinitude toujours en train de se faire et de se défaire à la lisière de la démocratie.
Il est donc tout à fait compréhensible que le mouvement des populations et l’hospitalité à l’échelle de la planète, aient été les référents centraux de la politique envisagée comme construction de la paix dans la philosophie de Kant, lorsqu’il réfléchissait à l’élaboration à la paix perpétuelle et à l’élaboration de principes et de règles pour le droit international. E. Kant a vu dans l’hospitalité le premier fondement du droit international et de la paix, tout en le mettant en rapport avec la visitation temporaire et non avec la résidence dans sa traduction effective en droit. Il faudrait discuter cette contradiction entre le plan ontologique et le plan politique dans l’œuvre de Kant, ce qui n’est pas mon propos ici. Si Kant, malgré cette limite du provisoire (qui soulignons-le nous renvoie au premier conflit de la place de l’étranger) a souligné l’importance de l’hospitalité, c’est que les atteintes à l’hospitalité apparaissent comme une des étapes fondamentales de la possibilité des autres droits et qu’il dé-couvre ainsi ce qui était l’enjeu ontologique pour la politique recouvert.
Quand l’asile est mis en danger, le sismographe de l’asile nous lance un avertissement. La place des humains, le mouvement de l’être social-historique en création, y compris par le travail de mémoire, est nié, effacé, rejeté dans l’ombre. La logique répressive et guerrière de l’identique gagne du terrain. La paix recule. Quand l’asile est touchée, le sismographe de l’asile nous avertit que la pratique démocratique aux frontières, la pratique philosophique en tant que puissance d’imagination, de pensée à la base de la conscience et de l’autonomie, la pratique de la tragédie humaine vécue comme choix, responsabilité d’ouverture devant l’infinie de l’incertitude sont atteints. Le conflit philosophique, quand on le décode montre l’exigence du dépassement d’une vision essentialiste de la mobilité des populations, pour ne pas perdre le sens, la valeur de l’asile et pouvoir le rendre effectif dans le droit d’asile.
En guise de conclusion
“L’esprit se débat, bute contre la réalité qui l’entoure, tente d’échapper à tout ce qu’il enregistre, comme un oiseau enfermé se jette contre les parois qui le retiennent prisonnier, il doit bien y avoir une issue”.
Nadine Gordimer.
Quels enseignements pouvons-nous tirer de deux conflits de l’histoire présente réactualisés sur le terrain mouvant de l’asile et du droit d’asile à l’occasion de ce cinquantième anniversaire de la Convention de 1951 ? Il est évident que “ la mémoire ne se transmet pas de façon héréditaire comme les gènes”, disait récemment un prix Nobel de littérature exilé. La mémoire et l’espace public se (dé)construisent quand les conflits parviennent à être arrachés à l’oubli et à la clandestinité et ainsi à se vivre. Qu’avons-nous découvert en plongeant dans l’oubli pour reconstruire la mémoire à propos de l’asile en lien avec l’histoire et la démocratie ?
Le premier conflit structurel de la place de l’étranger dans l’histoire de longue durée, articulé au deuxième conflit de la rupture historique du XXème siècle conduisent à des degrés divers, à une prise de conscience insécurisante que tout humain rejette, non seulement pour affirmer une identité fragile et oublier sa condition de mortalité, mais depuis un fait “sans précédent” pour oublier aussi (surtout ?) que les humains peuvent s’auto-détruire entre eux. La double prise de conscience est douloureuse et inquiétante. La souffrance, la crainte d’anéantissement nous engage à fuir dans le déni, le pessimisme, l’oubli. Dans les rapports de domination et la place des sans-État, ce lieu, la place accordée aux sans-État est un lieu sensible où ils se jouent de manière privilégiée. Dès lors, quel le rapport optimiste est-il possible de construire pour créer une contemporanéité au monde ? Prendre sur soi, en tant qu’individu, en tant que société, les deux conflits implique une transformation de l’action, de la pensée, du savoir, de la politique.
Une des voix de survie et de reconstruction de la mémoire et de la pensée philosophique, à mon avis, est de chercher, de retrouver l’asile que nous avons perdu et avec lui, le contenu, le sens des deux conflits de l’histoire de longue durée et de l’histoire du XXème siècle. Où se trouve-t-il aujourd’hui ? Peut-être enfoui dans les luttes des sans-papiers et dans d’autres lieux de la société (chômage, politique du SIDA, de la “sécurité alimentaire”, etc.). H. Arendt expliquait : nous avons pris conscience du “droit d’avoir des droits” quand nous l’avons perdu. Aujourd’hui, l’occasion de l’anniversaire et l’ampleur de la crise appelle à un travail de mémoire pour dégager le trésor de l’asile, dans ce qu’il nous montre, quand nous le perdons et nous le retrouvons.
L’asile est ontologique et donc politique, juridique, éthique. Il concerne le devenir de chaque être humain qui a besoin de protection et au-delà du devenir de l’être social historique. Kant nous a montré que l’asile est lié à l’hospitalité, l’hospitalité est liée à une politique de la paix. La paix aujourd’hui implique la prise en compte des faits structurels de l’histoire de longue durée (place des étrangers) et du fait “sans précédent” de l’histoire du XXème siècle (projet de la “Solution finale”). Le creux de l’oubli dans la mémoire a été occupé ces vingt dernières années par l’urgence et l’aide humanitaire et une approche bureaucratique, policière et même guerrière des populations mobiles en quête de survie et de protection. Il nous faut reprendre cette question dans sa radicalité, c’est-à-dire en tant que question ontologique. Aucune société ne construit la paix sans hospitalité, sans mémoire et sans asile.
Concernant la conjoncture politique, Ch. Blocher en Suisse et ceux qui lui ressemblent dans d’autres pays européens, y occupent une place visible. Dans leur mode de présence médiatique, on constate les tentatives de déplacement voire d’effacement des deux conflits et du travail de mémoire autour de l’asile, du droit d’asile, de la place des étrangers, notamment. D’autres oeuvrent pour la mémoire dans l’ombre sans nommer ce qu’ils font. Rappelons-nous que ce sont les ennemis de la démocratie qui ont identifié la découverte de la démocratie (Platon). A cette époque, en Grèce, ceux qui créaient la démocratie ne savaient pas nommer ce qu’ils faisaient. Leur invention a été “nommée” par leurs adversaires dans une tentative de la recouvrir. Ironie de l’histoire. De manière paradoxale, peut-être que les ennemis de l’asile et de la mémoire sont-ils en train de pointer l’importance d’un trésor qu’ils tentent d’effacer de l’histoire.
Aujourd’hui, dans ce colloque nous ne sommes pas l’abri non plus des deux conflits qui traversent l’histoire présente et des tentations de déplacement, de recouvrement, d’oubli. L’humanisation de la politique nous appelle à (re)construire une histoire internationale, nationale, locale, fédérale, cantonale de la résistance, de la création dans le domaine de la paix, de l’hospitalité, de l’asile, du droit d’asile. C’est un objet scientifique qui concerne tout chercheur ancré dans la citoyenneté. A quand un colloque sur la résistance, la création démocratique dans l’asile, le droit d’asile? En suivant récemment un colloque à l’Université ouvrière de Genève, j’ai appris des faits concernant la solidarité durant la deuxième Guerre mondiale, dont on ne parle pas assez. Une construction de la mémoire active est une construction de la démocratie aux frontières de la démocratie.
Le déni de la condition humaine de mortalité pourtant étroitement liée à la création politique, de l’incertitude, de la fragilité, de la possibilité de l’auto-destruction, l’illusion de l’efficacité, du calcul, de la maîtrise, d’avoir tout sous contrôle, tout en diluant les responsabilités dans la division des tâches que l’on croise dans nombre de discours sur l’immigration et les pratiques bureaucratiques, renvoient à la recherche d’un “Dieu horloger” (Leibniz) sauveur d’un ordre qui serait immuable, figé. Ils cachent les nouveaux cyniques dans les anciens et nouveaux costumes de l’identité et du new managment qui nous invitent sur le terrain de l’amnésie et de la mort. Pouvons-nous nous perdre dans le vertige de l’inconscience et de l’oubli avec eux ? Le travail incessant de la mémoire implique de fouiller l’ombre plus que la lumière de la société médiatique du spectacle, pour pratiquer la mémoire et rétablir la responsabilité. “Notre monde court un double risque d’implosion et d’explosion. Il doit changer”. Le terrain des populations mobiles est un terrain passionnant, ouvert pour un changement de paradigme où l’asile, le droit d’asile gardent une place centrale.
Genève, 28 juin 2001
Texte des Actes du colloque La Suisse et les Réfugiés
HEI, Genève, colloque 3-4 novembre 2000