Marie-Claire Caloz-Tschopp
… nous ne pouvons toucher à une seule question politique sans présumer au moins que la liberté existe. La liberté en outre, n’est pas seulement l’un des nombreux problèmes et phénomènes du domaine de la politique proprement dit, comme la justice, le pouvoir ou l’égalité ; la liberté qui ne devient que rarement – dans les périodes de crise et de révolution – le but direct de l’action politique – est réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle la vie politique elle-même serait dépourvue de sens.
La raison d’être de la politique est la liberté et son champ d’expérience est l’action[1]
Résumé
La liberté politique de se mouvoir est le noyau dur de l’essai, découvert après un long parcours en partant de la migration, avec ses énigmes, à partir d’une longue analyse des politiques, des luttes migratoires, du travail, des politiques publiques de la Suisse et de l’UE. Je m’appuie sur Arendt, pour qui la liberté est politique. Elle apporte une approche fondamentale de la politique.
La liberté politique une des « questions ultimes » écrit-elle, que l’on peut traduire par principe des principes, matrice, colonne vertébrale de la politique. Son champ d’expérience est l’action politique concertée, et la pensée active, écrit-elle. Le fait que la liberté soit politique n’est pas une évidence. Elle le dit en faisant une traversée critique de la tradition. Pour ce faire il faut, dit Arendt, qu’elle soit distinguée de la liberté intérieure des individus isolés et rattachée à l’action publique concertée.
La lecture d’un choix de textes limités de Castoriadis, Frederic Douglass et d’Hannah Arendt respectivement sur la liberté et l’autonomie, la liberté et la pensée, la liberté politique et sur le sens de la politique ouvrent l’horizon de la liberté politique de se mouvoir, tout en nous laissant devant des énigmes à résoudre[2]. L’action concertée des hommes dont parle Arendt, doit être intégrée dans un schème d’équivalence constitué par d’autres principes (solidarité, sororité/fraternité, (in)égalité, hospitalité), dont elle ne parle pas dans son texte. Question : la liberté politique de se mouvoir est-elle assimilable à la liberté politique dont elle nous parle ? La prise en compte de l’autonomie, la formulation de quatre énigmes à partir des textes d’Arendt permet d’entrevoir des conditions de possibilité d’un passage possible entre liberté politique et liberté politique de se mouvoir.
Introduction
Levons d’emblée une première confusion pratique éventuelle. La liberté, la liberté politique, la liberté politique en tant qu’elle est liberté politique de se mouvoir[3], n’a pas grand chose à voir avec les mandats de Manpower, les stages sans salaire, le travail gratuit, les CDD, le « soyez mobiles » dans le monde du travail, Easy Jet, RB&B.
Partons ensuite d’interrogations fournies par le terrain de la migration, du travail, des politiques publiques sorte de miroirs des rapports politiques entre les humains à toutes les frontières.
Première question. Mouvement. Bouger. Pourquoi distinguer entre la « liberté de circulation des biens, des capitaux, des travailleurs » [4], la « mobilité » économique quand elle caractérise la migration et « la liberté politique de se mouvoir » traduite dans les pratiques de pouvoir au sens le plus général? Elle est à l’œuvre dans le droit à la fuite des esclaves, les caravanes de migrants, des exilés prolétaires de la globalisation et dans la chasse, les prisons, les camps etc.. Il est donc nécessaire comme expliqué ailleurs dans l’essai de distinguer entre la « liberté de circulation », la « mobilité »[5], en tant qu’ils sont des concepts économiques et juridiques, du langage bureaucratique, technocratique du marché et de l’Etat[6] limitant la liberté politique de se mouvoir tout en la préconisant. Des chercheurs indépendants de diverses disciplines sont en train d’étudier le paradoxe en élaborant une théorie de la « détention, déportation et detainability »[7]. La liberté politique de se mouvoir n’est pas assimilable à la liberté de circulation des travailleurs ou encore la « mobilité » de la force de travail ou la circulation sauvage des choses (modèle Amazon), et même des idées, ou encore la consommation effrénée. Mais qu’est-elle alors ?
Deuxième question. Pourquoi et comment la liberté politique de se mouvoir qui concerne à la fois le corps et la pensée dans leur matérialité, leur immanence, la liberté d’agir et de penser sont forcément politiques ? Agir et activité de pensée sont historiquement et matériellement situées dans les rapports constitutifs de la politique. Pourquoi sont-ils souvent invisibles et séparés ?
Troisième question. Que révèle une ambiguïté dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU, où la liberté de se mouvoir se traduit par la liberté de sortir de son pays mais non pas par la liberté d’entrer dans un autre pays (article 13)[8]? Les rapports internationaux sont prisonniers des rapports de pouvoir et du système d’Etat-nations en tensions avec des forces multinationales multiples présentes dans la dite Déclaration de l’ONU qui conditionnent les droits. Comment déplacer une telle ambiguïté ? Le Pacte migratoire et le Pacte sur les réfugiés édicté par l’ONU en 2019 y parviennent-ils ?
Quatrième question. Pourquoi les systèmes de contrôlent s’acharnent-ils à fixer, compter, traduire en statistiques le mouvement des populations, alors qu’il échappe largement à leurs statistiques ? La liberté politique de se mouvoir n’est pas une question comptable. On pourrait même dire, les mots, expressions, statistiques, dispositifs provenant en bonne partie de l’économie et de dispositifs sécuritaires obscurcissent, cachent, censurent la qualité de la liberté politique de se mouvoir. Calculer, contrôler, tenter de figer plutôt que de poursuivre la qualité de se mouvoir, dénote un mouvement de repli, qui nous renvoie finalement à la tragédie humaine de la finitude, de la mortalité humaine. La mort échappe au calcul et au contrôle. Le déni de l’altérité dénote la haine de soi et de sa finitude. Est-ce de cela qu’ont peur les protagonistes de la haine des migrants et autres catégories de population qui leur échappe ? Comment repérer de la finitude dans la peur ce qui bouge et la mettre en rapport avec ce que j’appelle le vertige démocratique ?
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Il existe une tradition innombrable en politique et en philosophie sur la liberté, ce qui implique des choix de textes et de méthode. Dans cette partie, je me propose de me limiter à présenter des extraits d’un texte d’un esclave, F. Douglass et certains textes d’Arendt, une exilée, qui sont des supports à la réflexion sur la liberté de se mouvoir mais n’en sont pas la clé. Le thème de la liberté politique traverse pratiquement toute l’œuvre de Douglass et d’Arendt, dans un contexte et avec des angles d’attaques différents. Je cite en contrepoint un petit texte supplémentaire d’Arendt qui est un extrait autour de la question, Qu’est-ce que la politique ? Tous les textes d’Arendt pris en considération sont écrits dans les mêmes années.
Tout en me tenant compte des contraintes et de la démarche de l’essai, avec la volonté de bien cerner le fil rouge pour pouvoir le suivre, il est possible de postuler que lorsqu’Arendt s’attache à distinguer la liberté et la liberté politique et qu’elle dégage en quoi la liberté est politique. Si elle dégage d’une liberté « antipolitique », – la liberté politique -, son approche ne permet cependant pas de en fait et permet les conditions de possibilité matérielles, immanentes de penser la liberté politique de se mouvoir.
Les doctrines classiques du droit fournissent une information sur les penseurs de la tradition juridique. Depuis le droit des gens, en prenant en compte les juristes théologiens espagnols du XVIe et du XVIIe siècle, on voit tout d’abord s’élaborer la liberté de mouvement selon l’Ecole du droit de la nature et du droit des gens, qui se heurte tout d’abord à l’esclavage qui limite la liberté de mouvement, puis aux étrangers dans l’Europe des Lumières, F. Rigaux[9] montre que le principal progrès de la liberté de mouvement a lieu « dans sa dimension économique et fait une large place à la mondialisation des échanges » sans que la liberté de mouvement transformée en droits effectifs pour les personnes en ait encore bénéficié. A ce niveau les énigmes sont la mise à niveaux de la liberté de mouvement pour les capitaux, les biens et… les personnes.
Les embarras, les points aveugles, les apories signalées permettent de situer les énigmes à élaborer.
Cela exige une liberté critique de lecture des textes d’Arendt comme de tout autre texte. Il n’est pas nécessaire d’être « arendtienne » pour la lire en tentant de prendre au sérieux le fil rouge qui l’habite, de la « comprendre » jusqu’au bout, de s’en approcher, d’effectuer un travail critique, de s’en distancer en la mettant en rapport avec d’autres auteurs, sans pour autant procéder à un classement expulsif, une « liquidation » en s’enfermant dans les débats autour des aléas de l’hégémonie de la pensée. Et cela d’autant plus qu’Arendt était une femme, souvent abordée à partir de ses rapports amoureux ! Faisons-nous cela pour les textes des hommes dans la tradition philosophie ? Dans le même sens, lire Marx, sans être « marxien », lire Castoriadis sans être « castoriadien », lire Aristote sans être « aristotélicien », etc. implique une pratique philosophique hors des chasse-gardées, modes, clans fermés, qui prend en compte aussi sur la violence des travailleurs intellectuels, finalement, sa propre violence.
5.1. La quête de se mouvoir
Liberté et autonomie
En introduction de cette partie, avant d’explorer ce que apporter la réflexion d’Arendt sur la liberté politique et les apories que l’on peut formuler, je prends avec moi une citation de Castoriadis, quand il évoque sa trajectoire particulière :
« Il est certain qu’un individu libre appartient toujours à un contexte social-historique ; et il est évident qu’à l’intérieur de ce contexte l’individu est né à un moment donné de l’histoire, en u lieu, avec des parents, avec une langue donnée. Cela trace un cadre autour de l’autonomie de l’individu. Mais quand je parle de liberté, de l’autonomie de l’individu, je n’entends pas par là une liberté absolue ou métaphysique. Je ne pense pas qu’on puisse, parce qu’on le décide, penser ou faire n’importe quoi. On sera toujours, entre autres, aussi l’enfant de cette époque, on sera aussi l’homme qui parle telle langue et pas telle autre, qui a telle histoire passée et pas une autre. Mais par rapport à ces données, un individu autonome est capable de prendre une certaine distance. Prenons, par exemple Socrate et l’Athénien qui suit simplement les idées de la foule ; ils ont la même langue et le même vécu à la même époque, mais Socrate est autre chose qu’un simple Athénien issu de la foule. Aujourd’hui aussi, il existe des individus qui peuvent prendre des distances par rapport à leur propre héritage – c’est cela l’autonomie. C’est soumettre ce qu’on a reçu à un examen lucide, à un examen réfléchi et se dire : cela je le retiens, cela je ne le retire pas »[10].
Bouger, se mouvoir, les entraves, les aveuglements, les essais, les risques, c’est le point de départ vital du mouvement de la liberté, de la quête de se mouvoir : autonomie, autonomos (se nommer soi-même). Nous verrons qu’elle a un lien certain avec le vertige démocratique. C’est ce que nous apprend le droit de fuite des exilés prolétaires qui exercent la liberté politique de se mouvoir à leur risque et périls. Il est vrai que Castoriadis était un militant, un professionnel, un philosophe exilé.
Des limites et une difficulté du parcours
On ne trouvera pas ici d’étude extensive de la tradition philosophique et politique sur la liberté, ni de débat entre philosophes sur la question difficile et controversée de la liberté. On ne trouvera pas non plus, une analyse des liens étroits et conflictuels entre liberté, vérité et justice[11] d’autres « principes des principes » aussi intriqués dans la liberté de se mouvoir. On ne trouvera pas non plus une analyse historique extensive de la tradition philosophique des développements de la liberté en liberté politique de se mouvoir. La construction des droits de l’homme dans ses différentes étapes, donne l’état actuel de l’avancement, des reculs, des limites, des conflits en cours. Les contraintes d’application révèlent les préjugés, les blocages, les contradictions, les difficultés matérielles et politiques.
Disons-le d’entrée de jeu, je ne désire pas développer une théorie de la liberté, ni non plus m’atteler à une phénoménologie du droit à la fuite riche complexe, qui a lieu dans des temporalités, des espaces, des niveaux avec des formes multiples dans la vie humaine. Un exemple de mesures policières illustratif nous vient du droit des étrangers[12] pour illustrer les dilemmes.
Je désire simplement tenter de saisir le noyau de sens émancipateur, insurrectionnel, de ce qui est nié et de ce qui est désiré dans les luttes pour la liberté politique de se mouvoir. C’est le fil rouge de l’essai mais, on a vu qu’il ne constitue pas à lui seul, le tressage complexe de la matrice d’équivalence d’un ensemble ouvert de principes. On verra comment ce principe des principes, cette matrice n’existe pas, sans s’inscrire dans la chaîne d’autres principes qui donnent du goût, de la saveur, de la couleur, de la qualité à la politique. On prend acte qu’Arendt refuse de parler de l’homme isolé, approche antipolitique, qu’elle met l’accent sur les hommes, pas sur les citoyens dans son texte. On verra comme le montre Rancière, que la tension entre les deux termes (liberté et égalité) dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1989, constitue l’aporie de l’égalité moderne et contemporaine, qui pour être dépassée exige un déplacement sur le « tort » des « sans part ».
Une autre difficulté majeure, de la tradition et du champ philosophique lui-même, tient au langage et à la pensée philosophique. Des clivages, l’apartheid catégoriel n’épargnent pas la pensée philosophique occidentale, que l’on trouve chez Parménide et Platon, Kant, Descartes et chez d’autres philosophes sous des formes diverses, à savoir l’opposition, entre le corps et l’âme, entre l’entendement et la sensibilité, entre la raison et les affects. On peut suivre ces séparations dans de l’opposition ou les conflits entre politique et philosophie et les manières d’aborder la politique et la démocratie (Platon est un solide adversaire de la démocratie).
Si « le sens de la politique est la liberté » (Arendt), si la liberté politique de se mouvoir est située dans des rapports de pouvoir où domination et action sont en tension, si l’action implique une étroite relation entre l’âme et le corps, entre la pensée et l’action, il est impératif de prendre acte, dans le travail de pensée critique, que tout humain est aussi contraint dans sa liberté politique de se mouvoir dès lors qu’il est soumis, marqué par une tradition philosophique imprégnée par l’apartheid intellectuel dans tous les pores du sens commun et de la théorie. L’apartheid – séparation imaginaire, matérielle, théorique, politique -, est une des modalités de la violence qui s’inscrit dans les habitus, les catégories, les institutions et les corps, les têtes, l’imaginaire, le langage, les gestes, les mots, la pensée.
La liberté politique de se mouvoir exige que le corps, les pieds, les têtes, les affects puissent se mouvoir sans être séparés, opposés, fragmentés, disloqués. En clair elles exigent l’autonomie et l’imaginaire, le projet d’une démocratie « radicale ». Ce qui n’exclue pas les contradictions et les conflits. La réappropriation de l’imagination radicale à laquelle nous invite Castoriadis, nos cinq sens à la base des théories de la sensation[13] et même le sixième sens dégagé par Spinoza, le montrent. Le corps et l’activité de penser ressentent, se meuvent, imaginent quand nous parlons, pensons, bougeons. D’où l’accent mis par les féministes matérialistes[14], par exemple, sur la capture du corps et la lutte pour son appropriation où le corps et la pensée ne sont qu’un mouvement de dépropriation-appropriation. Nous ne pouvons approfondir ici ce point nodal, qui a de nombreuses implications théoriques, épistémologiques, politiques[15] mais nous tenons à le signaler.
Pour découvrir la liberté politique de se mouvoir, il a fallu se déplacer, la dégager de déterminismes puissants, insidieux[16], sous de nombreuses couches de préjugés, d’idées-reçues, de discours sur la migration, les expulsés de tous ordres et d’inhibitions face aux ambiguïtés de la notion de mouvement dans l’histoire et la tradition philosophique.
Premiers constats, défi, enjeu
La liberté n’a pas toujours existé en tant que liberté politique, mais elle est aussi vieille que les tentatives de la dénier, censurer, combattre, et aussi de l’oublier. Elle est aussi vieille que les fuites des esclaves, des marrons, les ruses, les luttes, les conflits, les grèves, les marches des expulsés, les exilés prolétaires. Elle est aussi vaste que le monde. Elle est aussi vieille que les prisons, les camps, les murs, les frontières, les fils barbelés, les caméras, les livres brûlés, les bûchers.
La liberté politique s’exprime, se vit matériellement dans les corps, les têtes, les pieds. Elle est une contrainte absolue non choisie de la naissance et de la mort qui, au sortir de la deuxième guerre mondiale a été la base de philosophie de l’absurde de la liberté en Europe[17]. Son exercice est déniée aux migrants et plus largement aux expulsés, aux exilés prolétaires, alors qu’elle concerne chaque humain sur la planète et que d’autres en jouissent sans entraves. Qu’est-on en train de nous dire en montrant du doigt les expulsés qui fuient, qui rusent, qui bougent ? Quel est le sens universalibable de la liberté politique de se mouvoir ?
Le défi est de redécouvrir la liberté politique de se mouvoir, à partir des travaux d’Arendt sur la liberté politique et la politique, derrière les multiples couches de confusions et la censure insidieuse qui la cache. L’enjeu est de montrer qu’elle est en fait un pilier de la politique dès lors que dans l’action, elle peut constituer une chaine d’équivalence avec d’autres principes dans les pratiques de lutte.
La liberté politique : thèse ni admise, ni courante
Comme le souligne Arendt et d’autres auteurs, la liberté politique n’est pas un fait universellement admis, ni un thème courant. Dans sa radicalité d’événement de rupture politique, elle est rarement expérimentée comme un principe de commencement et d’autogouvernement, dans l’histoire humaine. Les exemples sont rares mais emblématiques pour saisir en quoi la liberté de se mouvoir est politique et ce que cela implique. La crainte actuelle que de fragiles acquis politiques basculent vers des régimes autoritaires évoque aussi négativement la perte d’un « trésor perdu ».
Pour saisir la qualité du « trésor perdu »[18], Arendt montre la signification politique et philosophique du lien intrinsèque entre un régime totalitaire « d’humains superflus », le « droit d’avoir des droits » de la liberté politique de se mouvoir, comme on l’a vu. Les systèmes totalitaires ont tenté par tous les moyens de détruire, dans le laboratoire des camps, la guerre « totale », par l’instauration d’un système, régime politique totalitaire qui a préparé l’industrialisation et la banalisation de l’extermination de masse. Ce fait échappe à l’entendement kantien de la raison et de sa notion de « mal radical ». Il nous est toujours aussi si difficile de comprendre ce qui s’est passé au XXe siècle, sa genèse historique, les continuités-ruptures et les traces qui s’étendent à la planète et traînent comme un brouillard gris entre les générations.
Des faits qu’on invente pas laissent entrevoir la distinction entre la liberté de circulation et la liberté politique de se mouvoir. Jour après jour, des échelles sont plaquées contre les murs, malgré les caméras de surveillance dans les forets du Maroc et ailleurs par des exilés pour grimper sur les hautes murailles de Melilla, trouver des passages, conquérir des espaces publics minoritaires. Ils font ainsi éclater au grand jour l’expérience du droit de fuite et de ruse qui est l’exercice dela liberté politique de se mouvoir, non seulement pour survivre à la chasse, à l’expulsion, mais pour conquérir un espace, une place de citoyen-sujet reconnue dans la poliltique et le monde. Elle est lisible dans le passage de la liberté politique à la liberté politique de se mouvoir dans le droit de fuite, les ruses, la créativité des exilés prolétaires.
Arrêtons-nous[19] un instant pour observer des expériences comme celles de Nuit debout, des grêves de travailleurs de la construction, des femmes, des infirmières des hôpitaux, des enseignants des écoles, des garderies, des couturières, des chauffeurs, des pauvres fouillant les ordures, les habitants des bidonvielles du Brésil assassinés par des tireurs d’élite de la police, etc. tout en observant le droit de fuite des migrants. On le voit à l’oeuvre derrière, la colère et les engagements solidaires contre Dublin, (Refuges, Roya, maire de Sardaigne) et dans beacoup d’autres endroits du monde. Exercer le droit de fuite certes… ce n’est pas déserter, c’est s’autoprotéger, c’est s’insurger, mais qu’est-ce qui motive à se battre? « Je ne veux plus marcher courbé ». « Je veux marquer mon histoire et celle de la solidarité » déclarait un employé des services publics. L’exploration du désir de liberté politique de se mouvoir peut nous aider à comprendre ces motivations, repenser la fuite en lien avec la liberté politique de se mouvoir et ainsi la mettre en rapport avec d’autres formes de résistance dans d’autres secteurs, lieux, pays du monde.
Dans les lieux de luttes multiples, hétérogènes, dans les Universités libres à travers le monde[20], les participants apprennent que laliberté politique de se mouvoir est émancipatrice, insurrectionnelle.L’inventaire des droits dans la Déclaration des droits de l’homme de 1948 et le fossé d’une telle liberté avec la chasse, la violence, le grignotage des droits, la vie quotidienne et les pratiques de lutte suffit à le montrer.Aujourd’hui, la liberté politique de se mouvoir est le principe des principes, la matrice des pratiques. Bien que le principe soit pour le théoricien du droit Hans Kelsen[21], soit énoncé comme une « norme fondamentale » en création, en construction dans les conflits, elle n’est pas évidente.
La quête. «Qui sont ces voyageurs ? », se demande Rilke dans les Elégies de Duino[22].Derrière les mots, comme voyage, exil, desexil, à l’orée de la nuit ou au grand jour, il y a des voyageurs dans une quête éperdue. Ils cherchent quelque chose qui n’a pas de prix. Anne Le Brun (2018) avance la formule « ce qui n’a pas de prix » dans sa critique de l’art contemporain, ses asservissements, sa corruption, réduit à des dispositifs qui écrasent toute autre proposition culturelle. On peut transférer sa formule pour saisir par couches, le voyage, l’exil, le desexil, comprendre ce qui motive le voyageur exilé prolétaire.
On aura compris que la quête de se mouvoir, ce n’est pas, par exemple, pour un guide de montagne, grimper 14 sommets en un jour, plutôt que de retrouver le rythme du pas des alpinistes presque oubliés pour découvrir des voies nouvelles en intégrant les nouveaux outils de grimpe. Elle est lisible dans l’envers dans tout ce qui est réduit à la logique de la vitesse, du prix, des investissements, aux côté du commerce des armes, des matières premières, des milliards dans les dispositifs de l’humanitaire liés à la guerre qui effacent le cadre de la politique et l’histoire des droits. L’avidité d’intérêts privés, la guerre remplace la politique, tuent la parole, la pensée, l’action, en vidant les mots, les gestes de toute réalité, de tout sens. Canibalisme de la beauté, de la justice, du langage, de la vie, de la parole, de la mort des humains pris dans l’œil du cyclone, accaparés par la marchandisation d’une domestication guerrière qui tente de figer la liberté politique de se mouvoir, en imposant la violence destructrice pour tenter d’extraire de la valeur, non seulement dans le salariat partout et à tout. Tout.
La quête de la beauté en art contemporain est rejointe par la quête politique, cet « instinct » étrange qui laisse entrevoir le désir caché de la liberté politique de se mouvoir. Dire Non, quand ce n’est pas négociable. Dire OUI à ce qui n’a pas de prix, la liberté, l’égalité, la vérité, la justice, le droit d’avoir des droits, l’égalité, la défense des droits, la dignité, la solidarité, l’hospitalité, etc.. Quête politique qui ne limite pas à une quête esthétisante et morale. La politique a des liens étroits avec l’esthétique. Mais ni l’esthétique, ni l’éthique, ni la morale ne peuvent remplacer la politique. La liberté de se mouvoir est un principe des principes qui ne se limite pas à la défense de valeurs « d’origine », de normes (im)posées. Le mouvement même de la liberté politique est le rappel constant à contenir la destruction du seuil civilisationnel de la liberté politique de se mouvoir. A la construire. A la préserver. La quête des exilés qui prend la forme de la désobéissance civile, de la fuite, de la ruse sont des lieux de mesure de ce seuil. Wir schaffen das (Merkel). Yes we can(Obama) ! Ces deux énoncés de deux hauts responsables politique ont suscité la méfiance, les ricannements, les critiques de tous ordres. Sur la scène européenne et aux Etats-Unis, on mesure pourtant le courage qu’il faut pour prendre un tel risque et tenter de l’assumer dans de rudes conflits.
Quel est le rapport entre le pouvoir et la liberté? Quel est le rapport entre la liberté politique et la politique ? Si la liberté de se mouvoir est un « principe des principes » de la politique au sens de commencer et de s’autogouverner, qu’est-ce donc que la liberté politique de se mouvoir dans la pratique politique en termes de conditions de possibilités imaginaires et matérielles, immanentes ?
La liberté politique n’est pas une essence, elle est un rapport
« … nous ne pouvons toucher à une seule question politique sans présumer au moins que la liberté existe », écrit Arendt. La liberté existe mais qu’est-ce que la politique ? s’interroge Arendt.Elle écrit aussi : « le sens de la politique est la liberté »[23]. Pour Arendt, la liberté fait partie (avec celle de Dieu, l’immortalité) des « questions ultimes »[24]. Elle est, pourrions-nous dire, un « principe des principes »[25], au sens d’une matrice contenante d’un rapport tout en étant actualisée par les pratiques. Dans l’histoire, la liberté politique est auto-création politique découverte dans l’action, prise dans un double mouvement : occultée, oubliée, puis redécouverte fragile.
Arendt est influencée au début, par la philosophie spontanéité/initium d’Augustin et la philosophie morale de Kant. Ilaria Possenti explique qu’Arent n’a pas envisagé, au début de son oeuvre que la spontanéité n’est pas une essence « absolue », mais elle l’a interprétée en terme de puissance relative (relationnelle), grâce aux réseaux de relations humaines[26]. En clair, il serait erroné de trouver dans la spontanéité et la naissance chez Arendt, des fondements « ontologiques » à la liberté politique, au-delà d’un commencement possible d’ordre relationnel qui dépend de l’agir concerté des humains.
Au premier abord, en lisant Arendt sur l’action, la tentation existe de se référer à la « spontanéité » mise en lien dans certains textes d’Arendt sur la liberté, le commencement, la « naissance » (évoquée dans Condition de l’homme moderne)[27] pour assurer un soubassement au « principe des principes » de la liberté politique de se mouvoir. Ce serait s’égarer et perdre l’accent quelle met sur la relation pour définir la politique et s’interroger sur son sens pour la politique. Pour Arendt, la liberté n’est pas une essence abstraite, elle est un rapport politique.
Le devenir libre relationnel, politique est ce que les nazis ont cherché à éliminer chez les déportés des camps d’extermination. Ils ne sont pas parvenus à le faire, si ce n’est en exterminant industriellement par millions des êtres libres, en semant leurs cendres sur des chemins de Pologne[28] puis en niant l’existence de la « Solution finale » (Entlösung, Solution finale ; (Vernichtung, politique d’extermination avec ses étapes aboutissant aux fours crématoires)[29].
Comment dégager la puissance de la liberté politique de se mouvoir ? Comment le désir de liberté devient-il politique au sens de l’émancipation, de l’insurrection, de l’auto-gouvernement?
5.2. Une « question ultime », une matrice d’émancipation insurrectionnelle
Il existe des principes immanents qui sont des « questions ultimes » posées entre les humains, des piliers de sauvegarde (re)créés, (re)construits par l’action politique. Pour Arendt, la liberté en fait partie. Ils sont piliers, des socles de l’imaginaire, du projet, du régime démocratique, rareté dans l’histoire de l’humanité selon Castoriadis. Nous en avons deux exemples-phares pour l’occident : Athènes, Ve siècle avant J.C. et la période des révolutions des Lumières dans divers endroits du monde (y compris Haïti). D’autres révolutions, nous dit Arendt, ont traversé le ciel obscur comme des étoiles filantes. Elles ont duré très peu de temps et ont eu lieu dans des espaces fragiles : la Commune, les conseils de soldats en Russie (Cronstadt et autres régions de l’URSS) et en Allemagne (Kiel, Hambourg, etc.), les conseils en Hongrie (1956). Ils sont les traces indélébiles de la création politique grâce aux récits et à la mémoire surtout européenne.
Nous allons voir avec Arendt, que la liberté politique est un arkhé qui ne se limite pas à une liberté d’individus isolés, exaltés par une liberté aussi absolue qu’abstraite, déclamative. La liberté politique ne se restreint donc pas non plus à l’histoire souterraine au XIXe siècle en France[30], ni aux procès qu’on lui fait. La liberté, dans de multiples lieux, ses multiples facettes, se reconstruit depuis l’histoire coloniale, des communs, du mouvement ouvrier, des luttes anti-impérialistes, contre les enrôlements dans des guerres fraticides, les conseils ouvriers, de soldats, etc..
Agir est une manière de « ne pas obéir à la loi de la mortalité », de donner un sens à la vie entre la naissance et la mort[31], en exerçant la liberté politique de se mouvoir. Les humains font la preuve par l’expérience du mouvement de l’action à plusieurs qui devient ainsi politique[32]. Il y a des hommes et non un homme écrit Arendt. C’est une des grands erreurs d’approche de la philosophie d’être restée centrée sur l’individu, écrit-elle aussi[33]. En d’autres termes, la liberté ne devient politique que lorsque qu’en exerçant la capacité d’action à plusieurs, elle passe de la négativité, de l’absence, et elle devient une matrice pratique de la politique et des droits à construire, à créer.
Un arkhé sans fondement : le déplacement d’un Dieu vers l’homme
La liberté politique de se mouvoir est un arkhé, un « principe des principes »[34] immanent, au sens d’une matrice contenante d’un rapport, tout en été crée dans les pratiques montre Arendt. La liberté est un arkhé paradoxal, en cela elle n’est pas une essence, mais s’inscrit dans l’activité relationnelle. C’est une puissance politique quin’existe comme arkhé, principe des principes, matrice que pour autant qu’elle est actualisée, construite, renforcée par la faculté d’agir.
« Le propre de la liberté est qu’elle ne se laisse déterminer par aucune propriété positive », écrit Rancière[35]. C’est à partir de là qu’il pose les « sans part » du « peuple », du « tout ou rien » de la Mésentente. Il nous alerte sur une question sur la liberté politique qui, en bref, concerne le fait de la négativité. La liberté politique n’est pas une richesse en soi. Agir pour que la négativité – la non liberté – se transforme en liberté politique jamais acquise une fois pour toutes est un rapport, un mouvement, une lutte.
On peut postuler que la liberté politique devenant la liberté politique de se mouvoir est émancipatrice, insurrectionnelle, aspects que les textes choisis d’Arendt abordent de manière limitée en posant des distinctions importantes. La liberté politique est rare dans l’histoire. Elle n’est pas attachée à une temporalité historique donnée, à un territoire donné, à un lieu mais elle s’actualise dans le temps et l’espace, à chaque fois, par l’agir des humains.
Dans la tradition de la philosophie et du droit[36], parler de principe des principes suppose qu’un tel principe est l’arkhé des autres principes, pas forcément dans un rapport de hiérarchie pyramidale, mais en tant que principe contenant sans fondement externe (Dieu, régime autoritaire, etc.). Notons que la forme d’énonciation qui double le principe énoncé (principe des principes), on rencontre la même formule à propos des valeurs[37], (valeur des valeurs, par exemple), peut être interprété comme une tension, un conflit en gestation autour de la question des fondements. Il n’est pas évident d’affirmer un principe, immanent, matériel, crée, tenu, contrôlé ou éliminé par les humains égaux en droit, sans référence externe, sans origine, car cela indique le poids de l’impensé du fondement, du chaos, dans le vertige démocratique appelé à intégrer « l’ambivalence de l’autonomie » [38] quant à la tension entre fondement et autonomie. En d’autres termes c’est le poids, de la liberté politique de se mouvoir, sur les épaules de chaque individu de la planète, considérant les autres individus comme ses égaux et ses lourdes implications en terme d’autonomie, d’engagement et de responsabilité partagée pour assurer la possibilité de la politique.
Evoquer un principe renvoie donc à la question du fondement complexe et pourrait-on dire déplacé d’un Dieu vers l’homme. Elle traverse les changements de formation sociale. N. Bobbio[39], dans le débat entre jurisnaturalisme et positivisme, par exemple, évoque l’impossibilité de trouver un fondement stable, sacré. Il y a au moins trois manières de situer le fondement en allant du plus intangible, inaliénable au plus faible : (1) dans la loi divine, principe sacré (2) dans le droit naturel, droit fondé sur le jurisnaturalisme, la nature humaine en tant que nature (3), dans l’action politique dynamique, elle-même basée alors dans l’action de l’individu, du genre humain, la pratique politique organisée en régime démocratique dont les formes vont de la démocratie représentative parlementaire (trois pouvoirs) à la démocratie directe (philosophies du contrat, de la promesse), qui émerge de la pratique, fonde la politique et précède et contrôle l’Etat. La charte des droits de l’homme de l’ONU (2000) s’inscrit dans le troisième cas. Pour mémoire, rappelons les principes, leur ordre d’énonciation, et la possibilité de la résistance à l’oppression, dans la charte des droits de l’homme et du citoyen du 26.8.1789 votée par l’Assemblée constituante en France (égalité en droit, article 1 ; liberté, propriété, sûreté, résistance à l’oppression, article 2).
Par ailleurs, la distinction entre le droit de (Etat) et le droit à est importante. Le droit à suppose le droit créance, c’est-à-dire, que le « peuple » (notion floue, ambiguë) exige un droit-créance, c’est-à-dire des moyens d’application du principe pour qu’il devienne effectif et ne soit pas abstrait.
A propos des différences versions des droits de l’homme lors de la Révolution française, dans d’autres pays inscrits dans la tradition des Lumières, puis dans les couches successives de principes, de droits qui se sont ajoutées ou ont disparu (droit sociaux, droit du travail, développement, écologie, etc.), les débats sur la forme de l’Etat elle-même et son universalité font partie de la pratique politique, de la philosophie du droit et des jurisprudences. On trouve des critiques qui vont de Burke, Marx, Arendt, Schmitt, Bobbio, Deleuze, les mouvements anti-coloniaux, anti-racistes, féministes, etc..
Ces notions développées par des philosophes de la révolution et sous un certain angle par Castoriadis[40], désignent le double mouvement de l’action de la création politique et le fait qu’elle soit un mouvement instituant dans une constitution et donc des droits qui en découlent. Et que la constitution peut être changée. Castoriadis précise à propos de la création de constitution, que dans la période du Ve siècle, les Athéniens ont inventé une centaine de constitutions dans des débats qui excluaient cependant les femmes, les esclaves, les enfants. En clair, la constitution n’est pas sacrée, elle est elle-même objet de mouvements politiques défaisant, réinventant des constitutions, des droits.
La liberté politique dans une chaine d’équivalence
Comment la liberté politique s’articule-t-elle dans une chaine d’équivalence avec le châssis du « droit d’avoir des droits » dont parle Arendt et d’autres principes contenant de pratiques (solidarité, égalité, sororité/fraternité, hospitalité)? Une aporie vient de la philosophie : ne pas séparer mais articuler la liberté et l’égalité (et d’autres principes aussi). Ce domaine, souligne Arendt comme on va le voir, contient un problème majeur : les philosophes antidémocrates pensent la philosophie à partir de l’Homme isolé mais pas des hommes (pluralité articulée à la liberté posée par Arendt comme on va le voir). Ils nous égarent. Ce n’est pas l’homme isolé qui se meut, ce sont des hommes. Ce qui est en cause, non pour un individu s’imaginant isolé (Robinso Crusoé, avec son esclave) mais pour l’ensemble des humains, c’est la réappropriation de la puissance de la liberté politique de se mouvoir.
Liberté de se mouvoir : liberté de parler, penser, agir. Liberté politique de se mouvoir : puissance de création politique en luttant, en s’autonomisant, en s’instituant en tant que « citoyens-sujets »[41], ce que j’appelle pour ma part des « exilés prolétaires » dans un projet politique, des actions de résistance et de création. Le « droit d’avoir des droits », est un châssis qui guide l’action d’universalisation toujours ouverte. Bien qu’elle ne soit pas toujours lisible, visible, qu’elle est sélective, attaquée, elle induit la fuite, la ruse, la création. La question philosophique de la liberté politique et de la liberté politique de se mouvoir est fondamentale pour tout individu et pour les mouvements sociaux.
Il y a toutes sortes de manière de mettre en route la radicalité de la liberté politique, dans le temps (histoire) et l’espace (espace public vu comme une géopoiétique[42] en mouvement dans l’agir). L’imaginer, la voir, penser ensemble l’ancrage de la liberté politique articulée aux autres principes n’est pas une évidence.
Il y a toutes sortes de voies praticales pour repérer les lueurs de l’agir dans les retraits, les rages, les colères, les expériences d’émancipation, les couches enfouies d’insurrection. Se rappeler l’histoire tragique (Benjamin), les reculs et les événements imprévisibles. La liberté politique de se mouvoir est rare. Si ontologie et anthropologie politique en mouvement il y a, ils ne peuvent être que politiques en étant action politique. L’être individuel et social-historique n’est pas une essence figée dont le capitalisme extirpe la valeur, mais une relation d’action, dans des rapports, forcément dialectiques, conflictuels entre force et puissance. L’Etre social-historique (mot de Castoriadis) est puissance, relation, devenir.
Dans une longue tradition officielle ou souterraine, il existe d’innombrables expériences, des textes sur la liberté et l’égalité[43]. Réfléchir à la liberté politique de se mouvoir, comme principe des principes, matrice émancipatrice, insurrectionelle, dans une chaine d’équivalence appelée à s’élargir, présuppose que la société a une histoire, qu’elle a un lien avec celle du XXe siècle et aussi les plus anciennes, que le travail d’imagination, de compréhension, d’autoréflexion, de jugement se complexifie avec les transformations technologiques, financières, économiques, politiques, guerrières, culturelles en cours qui s’accélèrent et s’étendent.
5.3. Arendt dans l’histoire
Le XXe siècle : siècle du désastre
La question du sens de la politique (la liberté) s’est posé pour Arendt « du fait du développement monstrueux des capacités modernes d’anéantissement dont les Etats, mais surtout dans l’application n’est possible qu’à l’intérieur du domaine politique » (QP, 65).
Pour saisir la signification et les implications de l’histoire pour la liberté politique de se mouvoir, il nous faut cerner la question qui habite Arendt dans l’ensemble de son œuvre et donne une importance primordiale à la liberté et l’amène à redéfinir le pouvoir et la politique. Toute sa réflexion est nourrie par sa recherche sur le pouvoir totalitaire au XXe siècle[44], tout en cherchant une alternative politique et philosophique pour surmonter le désastre. Il faut se rappeler qu’Arendt a fait l’expérience historique du pouvoir totalitaire qui a été la privation radicale de la liberté et de la vie pour des millions d’individus et deux peuples et autres désignés à l’extermination (juif, tzigane, homosexuels, malades des poumons). Que son projet de vie et de survie a été de « comprendre » la logique de domination totalitaire, avec l’extermination de masse (« l’enfer » des camps d’extermination nazis) et la guerre « totale » pour le projet de troisième empire de Hitler.
La politique a-t-elle encore un sens, est-elle possible après Auschwitz et Hiroshima, se demande-t-elle ? Arendt va penser ensemble la vita activa dans Condition de l’homme moderne, la pensée, le jugement ce qui la mène à une critique de la pensée contemplative pour dégager l’activité de penser « besogne incessante »[45], de la volonté, faculté qu’elle critique et des travaux pour donner au jugement un statut politique, dans La vie de l’esprit[46]. A propos du jugement, notons, sans nous y arrêter, qu’elle localise la philosophie politique de Kant, non dans la Critique sur la pratique, mais dans sa Critique sur le jugement basée une interprétation du goût, sens auquel Arendt attribue une fonction politique. Elle tente ainsi de dépasser la séparation entre l’entendement et les affects !
Dans les années 1950, avec le projet d’écrire une introduction à la politique qui n’a pas pu aboutir, elle réfléchit notamment à la liberté et à ses implications : qualifier la violence « totale » et repérer en quoi une telle violence a défini toute l’approche de la politique dans la tradition philosophique par la violence et la domination et non par la puissance de l’agir ; repenser la politique à partir de la liberté, en tant que puissance d’agir politique.
A partir de ce point d’ancrage de la politique pour Arendt, marquée par une double recherche sur l’invention totalitaire, le pouvoir totalitaire et la puissance de l’action articulant la liberté et la pluralité dans l’action –, elle définit les bases de la politique: il n’y a pas un homme, mais des hommes. Un problème fondamental de la philosophie est qu’elle a toujours considéré un homme et pas des hommes et donc n’a pu penser la politique en tant que liberté et pluralité. La violence de la domination est la force d’un seul isolé[47], et le pouvoir d’action à plusieurs est la puissance politique, ce qui implique d’intégrer la fragilité, l’imprévisibilité et la promesse (Arendt n’est pas une adepte de la philosophie de contrat) pour instaurer la politique, souligne-t-elle dans son essai Condition de l’homme moderne. Le pouvoir entre la force de domination et la puissance d’agir, exige des déplacements théoriques. Dans des rapports de pouvoir, la liberté est politique (Arendt ne théorise pas le conflit).
Soulignons qu’elle s’interroge aussi sur les rapports entre guerre d’anéantissement et révolution en poursuivant la question : Qu’est-ce que la politique ? tout en explorant, non des modèles mais des « chances » d’expériences politiques dans la tradition gréco-occidentale qui ont émergé dans l’histoire et disparu, tout en restant exemplaires dans la longue histoire politique de ce lieu de la planète qui dominait le monde. Ces chances peuvent réapparaître dans de nouvelles expériences. Pour Arendt, en revenant à ces sources d’inventions politiques, il était possible d’expliquer la possibilité d’un nouveau « commencement » après le désastre du XXe siècle. Elle reprend aussi des textes de la très longue tradition de la modernité de la philosophie de la politique européenne (Machiavel, Kant, Rousseau, Hobbes, Spinoza, etc.) et mène plus tard une expérience comparative entre la révolution française et américaine où elle oppose la question « sociale » à la question « politique ». Elle pense que pour Marx, la question sociale a souvent fait écran à une connaissance approfondie des formes politiques. Elle s’intéresse aussi aux conseils hongrois, comme expérience de démocratie directe, d’autorévolution et d’Etat des conseils[48], dans un contexte de guerre anticoloniale du Vietnam engagée par les Etats-Unis après la France, qui commence le 1er novembre 1955 et se terminera le 30 avril 1955, 19 ans, 5 mois et 29 jours après). Arendt vit aux Etats-Unis, où elle est exilée dans un contexte de guerre froide, de décolonisation et elle assiste de près à la politique officielle américaine et au mouvement sociaux contre la guerre.
Son but, tout en partant du fait, qu’après l’expérience totalitaire du XXe siècle (Auschwitz et Hiroshima), la transformation de la guerre depuis l’invention de la bombe atomique, une longue guerre emblématique anticoloniale (Vietnam), le fil rompu entre violence et révolution au XXe siècle est une aporie, qui exige de se déplacer et de redéfinir la politique et la révolution[49].
La fuite des esclaves : le « droit de fuite » et de penser (Douglass)
Un des premiers exemples dans l’histoire de l’humanité est celui de la fuite des esclaves, point d’ancrage incontournable dans la longue histoire de la lutte pour la liberté. Qu’est-ce qu’un esclave, se demande un esclave nord-américain en fuite au moment des luttes contre l’esclavage, de l’instauration au XIXe siècle de réseaux de routes clandestines (Underground Railroad)[50] au-delà de la ligne Mason-Dixonpour les esclaves vers le Canada ou alors au Mexique avec l’aide des abolitionnistes? Dès la fin du XVIIe siècle il existait des routes clandestines aux Etats-Unis. Selon diverses sources, 100.000 esclaves se seraient ainsi échappés au XIXe siècle. La carte ci-dessous indique la multiplicité de ces routes et donc des fuites.

L’esclavage imposée aux esclaves les ont amenés d’emblée à s’interroger : « pourquoi suis-je esclave ? Pourquoi certains sont esclaves et d’autres maîtres ? ». Frederick Douglass[51], esclave en fuite, s’explique sur sa recherche, sur ce que la connaissance lui permet de découvrir « ce que l’homme peut faire, l’homme peut le défaire » et sur son étonnement, son rêve sur « l’idée d’être un jour un homme libre ». Sa découverte, en utilisant sa puissance d’imagination pour rêver (on pense aux romans de Toni Morrison), lui fait prendre conscience que le savoir est « une menace constante contre l’esclavage » et que les esclaves ne peuvent pas être réduits au silence, ni leur savoir détruit :
« Pourquoi suis-je esclave? Pourquoi certaines personnes sont-elles esclaves et d’autres maîtres? Y a-t-il jamais eu une époque où il en était autrement? Une fois mon investigation commencée, il ne me fallut pas longtemps pour trouver la vraie solution du problème. Ce n’était pas la couleur mais le crime, ce n’était pas Dieu mais l’homme qui fournissait la véritable explication de l’existence de l’esclavage; je ne mis pas longtemps non plus à découvrir une autre vérité importante : ce que l’homme peut faire, l’homme peut le défaire(…).
Je me souviens distinctement avoir été alors profondément impressionné à l’idée d’être un jour un homme libre. Cette assurance réjouissante devint un rêve inné de ma nature – une menace constante contre l’esclavage -, un rêve que tous les pouvoirs de l’esclavage ont été incapables de réduire au silence ou de détruire (FD, 1980, 8).
Le rêve devient une réalité tangible de « ma misérable condition », « une malédiction », grâce à l’accès à la lecture et à la pensée, sans que cela soit suffisant pour se libérer :
« Tandis que je me débattais dans ces affres, il m’arrivait de penser qu’apprendre à lire avait été une malédiction plutôt qu’une bénédiction. Cela m’avait fait voir ma misérable condition sans m’en donner le remède. Cela m’ouvrait les yeux sur l’horrible gouffre, mais sur aucune échelle avec laquelle sortir. Dans mes moments de souffrance, j’enviais la stupidité de mes compagnons d’esclavage. J’ai souvent souhaité être un animal. Je préférais la condition du plus misérable reptile à la mienne. N’importe quoi, peu importe, pourvu que je cesse de penser! C’était cette éternelle pensée de ma condition qui me torturait; il n’y avait aucun moyen de m’en débarrasser. Elle s’imposait à moi à travers chaque chose que je pouvais voir ou entendre animée ou inanimée » (FD, 48).
Qu’est-ce que la liberté pour un esclave ? Dès qu’il se met à lire et à penser, la liberté en tant qu’équivalent général, devient une évidence :
« La trompette d’argent de la liberté avait suscité dans mon âme une vigilance éternelle. Désormais, la liberté était apparue pour ne plus jamais disparaître. Je l’entendais dans chaque son et la voyais en chaque chose. Elle était toujours présente pour me torturer par la conscience de ma condition misérable. Je ne voyais rien sans la voir, n’entendais rien sans l’entendre, ne sentais rien sans la sentir. Elle regardait chaque étoile, souriait dans tout ce qui était serein, respirait dans chaque brise et s’agitait dans chaque orage » (FD, 48).
La liberté, c’est le désir d’apprendre ce que son maître redoutait :
« Ce que mon maître redoutait le plus était ce que je désirais le plus. Ce qu’il aimait le plus était ce que je haïssais le plus. Ce qui pour lui, était un grand malheur à éviter prudemment, était, pour moi, un grand bien à rechercher avec application; et l’argument qu’il fit valoir si vivement contre le fait que j’apprenne à lire ne servit qu’à m’inspirer le désir et la résolution d’apprendre (FD, 1980, 8).
Il ajoute plus loin un axe fondamental, le lien entre liberté et pensée, la « force morale et mentale » que les maîtres tentent d’imposer: « J’ai découvert que, pour rendre un esclave satisfait, il faut le rendre sans pensée. Il faut obscurcir sa vision morale et mentale et, autant que possible, anéantir la force de la raison » (FD, 1980, 94).F. Douglass décrit, ce qui apparaît, avec les éléments matériels de vie et de survie, qui est aussi un éléments d’autonomie liée à la possibilité de la lutte pour la liberté : l’activité de penser[52], intrinsèquement liée à l’autonomie.
Le droit de fuite des exilés : la lutte pour la liberté politique de se mouvoir
Le droit de fuite[53] des exilésest le deuxième point d’ancrage au XXIe siècle, matériel, imaginaire, quimérite d’être exploré attentivement, à partir d’une réflexion sur la liberté, la politique et la sécurité – à distinguer de la sûreté d’Etat – à partir de certains travaux d’Arendt, en prenant en compte le rapport entre force de la domination et puissance d’agir, distinction pour définir le pouvoir. Il a été développé par le politologue Mezzadra qui s’appuie sur Deleuze sur ce point.
Le droit de fuite des exilésestun révélateur de l’exercice de la liberté et de la puissance d’agir par un sujet, face à la violence, qui, en imposant le devoir de fuite face au refus de la liberté politique de se mouvoir et à une violence tendant à aller aux extrêmes pour tenter de contrôler et de supprimer sa puissance d’agir.
Dans les débats sur les « flux » migratoires, par exemple, les Etats reconnaissent leur impossibilité de les contrôler et développent pourtant un arsenal technique, sécuritaire et policier qui oriente le débat sur la migration en Europe dans un sens sécuritaire, de sûreté d’Etat, sans que les politiques d’é/in-migration, ni les échanges internationaux ne soient sérieusement abordés par les Etats dans les politiques de l’Union européenne et même à l’ONU. Une telle approche a assurément d’autres buts.
En ce sens, le mouvement de fuite des esclaves et des exilés d’aujourd’hui, indique le degré, les formes de la violence et d’atteinte de la liberté et des luttes pour son appropriation. L’action de fuite est la réappropriation de la liberté politique de se mouvoir en tant que puissance d’agir tout en se protégeant de la violence, de la surexploitation, des viols, du pillage et de la destruction par le droit de fuite. En ce sens, la fuite, loin d’être une désertion, est l’exercice de la liberté politique et la recherche de protection, de sécurité, de stabilité, de place. Dans un contexte d’inégalité abyssale entre violence de la force de domination et puissance des dominés, de privation des conditions matérielles d’existence, des droits et de la politique, le droit de fuite des esclaves et des exilés est une action, une lutte active – en mouvement – articulant la liberté et la sécurité, que nous appelons desexil.
En bref, situé en tant qu’agir politique, le droit de fuite des esclaves et des exilés est l’indicateur de l’état de la liberté politique qui, par l’action rend visible à la fois l’espace politique créé par l’action et la violence de la domination mettant en cause l’agir politique. L’action de fuir les privations, les obstacles, les contraintes indique le besoin de protection face au danger de refus par l’expulsion de toute appartenance politique conduisant à l’expulsion du monde (acosmie), explique Arendt quand elle avance la notion de « droit d’avoir des droits », comme on le verra plus bas.
Le droit de fuite est une lutte d’émancipation par l’exercice de la puissance d’agir en mouvement et à plusieurs pour l’obtention de la sécurité dans un espace politique organisé. L’action de fuir des esclaves et du « peuple » des « exilés prolétaires » nous permet de constater la puissance de l’agir en exerçant le droit de fuite, pour se protéger dans un contexte où la violence de la domination tente de s’approprier, de contrôler, de neutraliser la puissance d’agir du peuple des exilés en installant l’insécurité (Etat d’exception, guerre) au nom de la « sûreté » d’Etat et de sa militarisation. En d’autres termes l’action de fuir, la lutte active des esclaves, du peuple des exilés qui inventent des lignes de fuite : c’est le desexil de l’exil.
Pour pouvoir penser, comprendre l’intrication des rapports de pouvoir de domination et d’action et le trésor de la liberté politique, nous devons commencer par prendre acte de plusieurs difficultés de la tradition philosophique de la liberté, décrites par Arendt, qui aboutissent à une conception antipolitique de la liberté. Elles ont une incidence sur la séparation entre liberté et politique et la définition même de la politique. Je m’appuie sur un texte intitulé, « Qu’est-ce que la liberté ? » de 1958[54] en complétant la lecture par un deuxième texte, résultant d’une conférence éditée en 1960, » intitulé « Liberté et politique »[55].
Dans la préface intitulée « La brèche entre le passé et le futur », Arendt ouvre la démarche par un aphorisme de René Char écrit durant la résistance où « tout le travail qui comptait dans les affaires du pays était effectué en acte et en parole »: « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». La liberté politique est « sans testament », sans tradition, le plus souvent c’est un « trésor sans âge » qui « apparaît brusquement, à l’improviste, et disparaît de nouveau dans d’autres conditions mystérieuses, comme s’il était une fée de Morgane » (CC, 13). Il y a eu 1776, Philadelphie, 1789, la révolution française, 1956, la révolution hongroise, écrit-elle. C’est le « trésor perdu des révolutions ». La pensée a divorcé du réel, ou alors ressort les vieilles recettes. Alors que faire pour retrouver le « trésor perdu », comment penser ? Pour Arendt, il faut se tenir dans la brèche entre le passé et l’avenir au « cœur même du temps » et apprendre à se mouvoir dans cette brèche pour développer des « exercices de pensée politique » telle qu’elle naît de la réalité d’événements politiques. « Ma conviction, écrit-elle est que la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter » (CC, 26). Elle revisite la tradition (tradition et âge moderne ; concept d’histoire antique et moderne ; autorité ; liberté… etc. et constate que les réponses « ne sont ni bonnes, ni utilisables ». C’est son évaluation sur la tradition, dans son texte sur la liberté que l’on va parcourir. En quoi, nous aide-t-elle à résoudre des apories et des énigmes que l’expérience d’aujourd’hui, 60 ans plus tard ?
5.4. Penser la liberté politique en tant que pouvoir d’agir
La liberté est politique, son champ d’expérience est l’action
Dans la longue tradition philosophique, on trouve l’exploration de la liberté chez des philosophes sous des angles, avec des problèmes, des accents, dans des chemins très divers. Son histoire est longue, tortueuse. Il est très difficile de définir son statut, son rapport au pouvoir, à la domination, à l’action, son caractère ontologique absolu qui ne supporte ni limites, ni degrés tout en étant soumise à des limites, son champ (intérieur, externe), l’histoire, au temps, à l’espace (état de nature et société).
La liberté transcendantale pour Kant qui la situe au niveau des individus, « c’est la pierre d’achoppement de la philosophie » (Critique de la raison pure, p. 444,). Il a développé son argumentation sur l’opposition entre liberté et nécessité, dans des antinomies travaillées et déplacées de la Critique de la raison pure et vers la Critique de la raison pratique. Puis avec Marx, Nietzsche, Freud, ces « maîtres du soupçon », la liberté perd le poids d’un déterminisme indépassable et se déplace de la domination de l’Etat à l’individu (Hobbes) et de l’individu à la politique avec Marx et d’autres philosophes de la révolution. Si la liberté n’a pas un statut apodictique comme la science, elle est un postulat où la liberté est négative (Hobbes avec l’accent sur la sécurité) ou positive qui s’explore dans l’action individuelle et collective par l’émancipation politique (Marx).
Dès lors, quelles sont les expériences de la liberté ? Est-il possible de les connaître, les qualifier ? Les réponses sont multiples et diverses. Celle d’Arendt qui pose un lien ontologique entre liberté et politique mérite qu’on s’y arrête, car elle pose le champ de l’étude de la liberté politique de se mouvoir dans l’ontologie politique en insistant sur la spontanéité (CHM, 215) qui définit ontologiquement la liberté et aussi l’action[56].
Pour Arendt, l’action est « la seule activité qui mette directement en rapport les hommes »[57]. L’action est donc basée sur la pluralité et la liberté. L’action exige la parole partagée dans un espace qui les met en lien. L’action est relation dans un « espace d’apparence » politique – espace entre les hommes – supposant la diversité des places, des points de vue, perspectives, des positions. « La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement extérieur-à-l’homme. (…). La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation »[58]. Elle poursuit cette idée dans son essai sur la révolution[59]. Cet espace est celui des hommes en rapport les uns avec les autres et non un espace de l’Etat.
La liberté politique, en tant qu’action en mouvement, spontanée, imprévisible, dans un espace commun est opposée à la force, la violence de tous les régimes, systèmes de domination, qui tentent de la contrôler, de la contraindre, voire même de la supprimer, y compris en faisant disparaître les corps.
On comprend qu’un des premiers pas de l’émancipation des Lumières en Angleterre a été l’Habeas corpus, notion qui reste en vigueur aujourd’hui avec la politique des « disparitions » dans les guerres coloniales, impérialistes et les dictatures[60].
Arendt déplace le regard en changeant de points de vue, pour reconsidérer la tradition et redéfinir le lien intrinsèque entre liberté et politique. Le postulat d’Arendt – la liberté est un fait politique – n’est donc pas une évidence si l’on l’applique à la tradition philosophique occidentale. Dans les trois premières parties de son texte, elle engage une traversée critique de la tradition philosophique. Les dénis, les résistances, les contradictions dans les philosophies de la tradition, désignent les difficultés, les absences, les recouvrements, les conflits, les blocages.
Le texte d’Arendt sur la liberté politique (1954)
A partir de la fuite des esclaves et des exilés, arrêtons-nous maintenant à son article sur la liberté[61] d’une trentaine de pages (CC, 186-222), en quatre parties, dans la mesure où son texte permet de mieux saisir ce qui est en jeu dans le fait de définir la liberté en tant que liberté politique, qui permet de saisir l’action de fuite, la lutte, le desexil des esclaves et des exilés. Arendt analyse la difficile émergence de la liberté politique dans la tradition philosophique gréco-occidentale et montre en quoi elle permet une redéfinition de la politique.
Notre lecture n’est pas d’une démarche académique, impliquant une discussion détaillée sur l’usage par Arendt des références de la tradition philosophique, la littérature secondaire, la présentation des travaux critiques sur ce texte et sur la place de cette question dans son œuvre. Ce qui m’importe de reprendre ici est son postulat – la liberté est politique -, de voir jusqu’où il peut apporter des éléments à la réflexion sur la liberté politique de se mouvoir en dégageant certains enjeux.
Ce texte riche est en références philosophiques (la Grèce antique, la fondation de Rome, le christianisme, la pré-modernité, la modernité). Il est difficile de résumer en détail une argumentation par couches, et boucles successives, pour comprendre en quoi le postulat d’Arendt franchit un pas décisif qui ouvre des perspectives à la fois pour repenser les droits fondamentaux et dégager le lien entre son analyse de l’invention totalitaire, l’action, la pensée, le jugement. Nous pouvons aussi mieux saisir le sens de sa réflexion sur les sans-Etat. Je me risque en renvoyant les intéressés au texte lui-même pour une analyse détaillée des arguments.
Entrée en matière. La difficulté à penser la liberté politique en tant que pouvoir d’agir
« La besogne de penser est comme Pénélope ; elle défait chaque jours ce qu’elle a fait la nuit précédente » (Arendt, 1981, 105).
En partant de la pluralité et de la liberté dans et par le pouvoir d’agir, il y a une « difficulté insurmontable » à dégager la liberté politique de la tradition philosophique antipolitique, écrit Arendt. D’un autre côté, le plus souvent, remarque-t-elle, les révolutionnaires agissaient mais ne comprenaient pas ce qu’ils faisaient. Ils n’étaient pas aveugles, ils pensaient par « inadvertance » et après-coup. Il y a un embarras chez Arendt quand elle se met à dégager la liberté politique, quand elle analyse les révolutions (françaises et américaines), qui n’est pas le rapport complexe à la tradition ou d’autres questions qu’elle soulève dans son Essai sur la révolution et dans Qu’est-ce que la politique ? Il n’y a pas de voie royale, ni de théorie toute faite de l’action, de la révolution. Il y a des préjugés, des difficultés, des apories, des séparations à surmonter. Des énigmes avec lesquelles il faut apprendre à vivre. En fait, « commencer quelque chose de neuf » après des ruptures historiques tragiques, implique de prendre en compte l’embarras: le « funambulisme, le somnambulisme, qu’Arendt prête aux acteurs les plus grands » comme le montre Amiel[62] dans un article remarquable est une qualité associée au rêve qu’Arendt reconnaît indispensable à la pensée et à l’action.
Le choix d’études de cas d’Arendt
Arendt constate dans son texte qu’il est difficile de trouver des sources de la liberté politique dans la tradition philosophique en majorité antipolitique à part des exceptions notoires en occident, parce qu’avec les outils, les démarches fournies par le domaine philosophique classique, il y a des difficultés à penser que la liberté est politique. Arendt, centrée sur les références occidentales, se réfère d’ailleurs à deux faits historiques et politiques très anciens : Rome (fondation de l’empire) et Athènes (fondation de la démocratie dans la cité). Il faudrait extraire, écrit-elle, des concepts adéquats « dans la masse de la littérature non philosophique, des écrits poétiques, dramatiques, historiques et politiques », ce qu’elle ne peut pas faire.
Elle se restreint donc à ces deux exemples historiques occidentaux dans son texte qu’elle élargira en analysant des révolutions (américaine et française), les conseils en Hongrie, les mouvements étudiants contre la guerre du Vietnam, etc.. Quant à moi, je choisis mes sources pour disposer d’un point de départ, lié à des pratiques de luttes sur des terrains d’expérience pour réfléchir à la liberté politique. Le regard d’un esclave et la fuite des exilés aujourd’hui, la création des précaires sont des faits qui permettent de saisir le sens du passage de la liberté politique à la liberté politique de se mouvoir. Je postule que la pratique philosophique implique de ne pas se confiner à l’interprétation interne des textes, mais engager une démarche entre des faits historiques et des discours où la sémiologie nous a fourni des outils.
On verra en quoi des pratiques de lutte orientent le regard que l’on peut porter sur des textes considérés comme des discours par la recherche sémiologique[63] dans des rapports de pouvoir. Il est donc important d’engager notre lecture à partir d’un point d’ancrage historique, matériel, épistémologique, méthodologique : lire tout texte comme un discours sur la liberté politique à partir de l’expérience de celles et ceux qui en ont été privés et ont lutté, luttent pour en disposer, en interrogeant les apories dans les discours. Pourquoi la fuite ? Que nous dit la distinction entre fuite et droit de fuite ? Que pensent-ils de la liberté politique? Comment, luttent-ils concrètement?
Le déroulement du texte sur la liberté politique de 1954
Venons-en maintenant au texte lui-même. Son article sur la liberté est publié en 1954. Après sept rééditions en anglais de La crise de la culture où est inséré son texte sur la liberté, il sera finalement traduit et édité en français en 1972. En France, la question coloniale algérienne ne suscite pas une grande ampleur d’interrogations critiques sur cette « guerre coloniale » à l’époque, alors qu’aux Etats-Unis, le guerre du Vietnam où les américains succèdent à la France, suscite un important mouvement social d’opposition à la guerre.
Alors qu’Arendt écrit : « Le sens de la politique est la liberté »[64], elle pose le postulat que la liberté est politique. Elle nous invite ainsi à réfléchir à la fois à la liberté et à la politique et aux difficultés, aux potentialités que ce lien libère, comme nous allons le voir dans son texte.
Pour Arendt, l’autorité et la liberté sont « deux concepts centraux liés » (CC, 27). « Ils peuvent «surgir seulement si aucune des réponses fournies par la tradition ne sont plus bonnes et utilisables » (CC, 27). Dans le texte pris en considération ici, elle s’arrête essentiellement à la liberté.
« Soulever la question : qu’est-ce que la liberté ? semble être une entreprise désespérée », écrit-elle. C’est une sorte de « cercle carré », où se croisent les antinomies, les contradictions, les équivoques, les antinomies, les dilemmes logiques insolubles (CC, 186) qui sont autant de résistances dans la tradition philosophique a reconnaître le statut ontologique de la liberté politique. Kant et ses antinomies sur la liberté est sa référence à ce stade. « Pour la question de la politique, la liberté est cruciale, et aucune théorie politique ne peut prétendre demeurer indifférente au fait que ce problème a conduit au cœur du bois obscur où la philosophie s’est égarée » (CC, 188), en transposant la question de la liberté du domaine politique à un domaine intérieur. La liberté n’est pas une question philosophique intérieure mais politique et ce fait est dû, selon elle, à l’égarement de la philosophie qui a « faussé au lieu de la clarifier » l’approche de la liberté.
Le fil conducteur de sa critique, est qu’une grande partie de la tradition philosophique a centré l’approche de la liberté sur le rapport entre le « moi et moi-même » ou sur le « libre-arbitre » individuel, ou alors à une pensée de soi avec soi (Socrate et le deux-en-un) ; elle a ainsi transposé le champ originel de la liberté, qui était la politique et les affaires humaines à un « domaine intérieur ». La liberté a été la dernière des grandes questions philosophiques derrière les grandes questions métaphysiques (l’être, le néant, l’âme, la nature, le temps, l’éternité, etc.) à être abordée. Elle est absente des présocratiques jusqu’à Plotin et la conversion religieuse de saint Paul et de saint Augustin[65] l’a suscitée en tant que problème interne, écrit-elle, alors que le champ de la liberté est du domaine politique. On retrouve l’accent sur la distinction monde interne et externe traduit en domaines privé et public, comme critère pour distinguer l’objection de conscience de la désobéissance civile[66]. Dans la première partie, elle pose d’emblée sa thèse sur la liberté politique en ces termes :
« que nous le sachions ou non, la question de la politique et le fait que l’homme possède le don de l’action doit toujours être présente à notre esprit quand nous parlons du problème de la liberté ; car l’action et la politique, parmi toutes les capacités et possibilités de la vie humaine, sont les seules choses dont nous ne pourrions même pas avoir l’idée sans présumer au moins que la liberté existe, et, nous ne pouvons toucher à une seule question politique sans mettre le doigt sur une question de liberté, en outre, n’est pas seulement l’un des nombreux problèmes et phénomènes du domaine politique proprement dit, comme la justice, le pouvoir ou l’égalité ; la liberté qui ne devient que rarement – dans les périodes de crise ou de révolution – le but direct de l’action politique – est réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensembles dans une organisation politique. Sans elle la vie politique comme telle serait dépourvue de sens. La raison d’être de la politique de la politique est la liberté, et son champ d’expérience est l’action » (CC, 189-190).
Et pourtant, il y a « un divorce de la politique et de la liberté » (CC, 196). Arendt précise que « la liberté intérieure », la « retraite hors du monde », le « repli hors du monde », est une découverte par l’antiquité tardive qui ne donne pas de place au monde externe. De l’antiquité, à l’époque pré-moderne et moderne et même contemporaine, elle parcourt les arguments d’Epictète, d’Aristote, d’Augustin, etc. pour y retrouver le fil d’une émergence de la liberté intérieure non politique, centrée sur le libre-arbitre. Elle établit une justification de sa critique et de l’émergence de la politique en plusieurs arguments et étapes en se référant à plusieurs auteurs (ce qu’elle résume à la page 204).
Cinq point dans la première partie facilitent l’entrée en matière :
1. La question de la liberté est arrivée très tardivement en philosophie, après les grandes questions métaphysiques ;
2. La liberté a été un problème certes, mais elle a été « un fait de la vie quotidienne qui faisait partie du domaine politique (CC, 189) ;
3. Le fait d’un retrait, d’un repli hors du monde a existé de l’antiquité tardive (premiers chrétiens) jusqu’au milieu du XIXe siècle, par ceux qui n’avaient pas accès à la politique et au monde et n’avaient pas « expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde » ;
4. Avant d’être expérimentée la liberté a été comprise comme un « statut d’homme libre » et donc comme l’exigence d’une libération et d’un « corps politique » (CC, 193), mais… « Etre libre exigeait, outre la simple libération, la compagnie d’autres hommes dont la situation était la mêmes et demandait un espace public commun où les rencontrer – un monde politiquement organisé, en d’autres termes, où chacun des hommes libres pût s’insérer par la parole et l’action » (CC, 192)[67] ; Arendt ne précise pas dans ce texte comment matériellement ce statut d’homme libre a été obtenu, ni qui en est exclu. « La liberté comme fait démontrable et la politique coïncident et son relatives l’une à l’autre comme deux côtés d’une même chose » (CC., 193) ;
5. dans le cadre totalitaire, la liberté n’est pas tant la possibilité de se libérer de la politique (retrait), qu’une possibilité de libération de la politique. Cette idée a joué un grand rôle au XXe siècle et aussi dans la tradition des penseurs politiques du XVIIe et XVIIIe siècle, au moment où la question de la sécurité à la base de la séparation de la politique et de la religion accompagnant le développement des processus « historique » et « vital » comme nécessité a pris le relais de la liberté et a ainsi séparé la liberté de la politique, écrit-elle encore.
Elle termine la première partie de son texte en reprenant le fil de son postulat qu’elle enrichit par une nouvelle distinction critique et franchit un nouveau pas qui détermine la qualité de la politique: « la raison d’être de la politique est la liberté et cette liberté est essentiellement expérimentée par l’action » (CC, 196), tout en soulignant sur la base du cas de la polis grecque, que la distinction entre la volonté et l’action, et aussi de la pensée contemplative (partie II, CC, 196-203)[68] sont antinomiques. La liberté politique n’est pas de l’ordre du vouloir mais de l’action. L’idée ici, pour Arendt, est que « la manifestation des principes (l’honneur, la gloire, l’amour de l’égalité) ne se produit que par l’action (CC, 196) et non pas la volonté. Elle souligne encore que pour Montesquieu, le facteur déterminant, n’est pas la volonté mais la vertu et son contraire la méfiance ou la haine. « Les hommes sont libres – d’une liberté qu’il faut distinguer du fait qu’ils possèdent le don de la liberté – aussi longtemps qu’ils agissent, ni avant, ni après ; en effet être libre et agir ne sont qu’un » (CC, 198). Le fait que la liberté est inhérente à l’action ; elle est illustrée le mieux par les parentés entre la politique et l’art et le principe de virtud de Machiavel, « l’excellence avec laquelle l’homme répond aux occasions que le monde lui révèle sous la forme de fortuna ». A ce niveau dans l’art et la politique, « la virtuosité d’exécution est décisive » (CC, 199). Si l’on comprend la politique au sens de Machiavel et de la polis grecque – exemple par excellence d’Arendt, au « sa fin ou raison d’être serait d’établir et de conserver dans l’existence un espace où la liberté comme virtuosité puisse apparaître » (CC, 201), grâce à la parole, l’action, des événements, des histoires transformées et transmises par le récit[69].
Pour Arendt, le libéralisme du marché n’est pas la liberté, il est antipolitique. Elle s’arrête à l’exemple de la liberté dans le libéralisme sur la base d’un des « dogme fondamentaux » du libéralisme attribué à John Stuart Mill : « Personne ne prétend que les actions doivent être aussi libres que les opinions » (CC. 201). En fait Arendt l’interprète comme « un bannissement du domaine politique de la notion de liberté » (CC, 202), car cette philosophie ne s’occupe que du maintien de la vie et de ses intérêts et même sa politique étrangère se limite à des facteurs et intérêts purement économiques. En clair, la liberté du libéralisme se réduit à la liberté individuelle et aux intérêts économiques du marché en vidant ainsi la liberté de son sens politique. Cette partie se termine par des considérations sur le courage qui, pour Arendt, est « quitter la sécurité protectrice de nos quatre murs et d’entrer dans le domaine public » et qui « libère les hommes de leur souci concernant la vie, au bénéfice de la liberté du monde. Le courage est indispensable en politique parce qu’en politique, ce n’est pas la vie mais le monde qui est en jeu » (CC, 203).
Dans une partie III, Arendt prend acte une nouvelle fois que la tradition ne nous aide pas à penser la liberté au sens politique en s’arrêtant à la tradition chrétienne. Elle cite Socrate et son dialogue (le fameux deux-en-un, dialogue avec soi-même), comme un autre exemple dans la philosophie grecque qui reste confiné au conflit intérieur, où la pluralité reste intérieure, en revenant à saint Paul et à saint Augustin et en s’arrêtant sur la tradition chrétienne qui partagent cette orientation non politique de la liberté. Le libre-arbitre qui devient pour les chrétiens synonyme de liberté est aussi un phénomène de la volonté individuelle où « quand le je-veux et le je-peux » coïncident, la liberté a lieu (CC, 208) mais à un niveau individuel et interne, le lien à la politique n’est pas pris en compte. Pour Arendt, l’accent sur la vie intérieure et la volonté, s’opposent à la tradition grecque où « la liberté fut un concept exclusivement politique, et même la quintessence de la cité et de la citoyenneté » (CC, 204), y compris quand la pensée devient politique[70]. Arendt apporte ensuite un autre élément sur le libre-arbitre, la maitrise de soi nés d’un problème religieux et formulée en langage philosophique sur la liberté. Elle conclue en centrant son propos critique sur la philosophie : « … les philosophes ont pour la première fois commencé à montrer un intérêt pour le problème de la liberté quand la liberté n’a plus été expérimentée dans le fait d’agir et de s’associer à d’autres, mais dans le vouloir et dans le commerce avec soi-même, bref quand la liberté est devenue le libre-arbitre » (CC, 211-212). Elle poursuit : « le déplacement philosophique de l’action à la volonté-pouvoir, de la liberté comme mode d’être manifeste dans l’action limitée au libre-arbitre, l’idéal de la liberté cessa d’être la virtuosité… et devint la souveraineté, idéal d’un libre-arbitre indépendant des autres et en fin de compte prévalent contre eux » (212). On en trouve des traces, écrit-elle, chez des philosophes du XVIIIe siècle comme Thomas Paine, Lafayette (qui l’appliqua à la nation), Rousseau. L’accent sur le libre-arbitre transformé en souveraineté individuelle, l’identification de la liberté à la souveraineté individuelle est pernicieuse car elle conduit à « nier la liberté humaine », les hommes n’étant jamais souverains et la souveraineté d’un homme ne peut que se concevoir « qu’au prix de la liberté, c’est-à-dire la liberté de tous les autres » (CC, 213).
Dans la partie IV, (CC, 214-222) où elle s’explique sur son postulat, Arendt, tout en soulignant que la liberté dans son ensemble prise dans l’horizon de la tradition chrétienne et d’une tradition philosophique originairement antipolitique, montre que la difficulté est sérieuse ; il est difficile de comprendre que la liberté n’est pas un attribut du libre-arbitre, de la volonté, mais « un auxiliaire du faire et de l’agir » (CC, 214). Elle se tourne une nouvelle fois sur la tradition athénienne de la liberté politique comme action, dont on retrouve des traces dans les expériences politiques d’aujourd’hui, écrit-elle. Brièvement, en s’appuyant sur la langue grecque et latine, tout en soulignant la difficulté de la traduction de termes-clés. Elle montre que deux mots en grec désignant l’agir : commencer, conduire et finalement mener quelque chose à bonne fin ; en latin, agere, signifie mettre quelque chose en mouvement et gerere, continuation endurante, et maintien d’actes passés dont les résultats sont res gestae, des événements historiques. Dans les deux cas, l’action est un commencement, où quelque chose de nouveau entre dans le monde. Le fait de commencer et de commander, montre qu’être libre et la capacité de commencer quelque chose de neuf coïncident. « La liberté, comme nous dirions aujourd’hui, étant expérimentée comme spontanéité » (CC, 215).
Pour Arendt, le modèle du commencement et du commandement à Athènes est le chef de famille qui en se libérant du foyer, des nécessités de la vie devient ainsi un homme libre pour commencer quelque chose de neuf « qu’avec l’aide des autres » (CC, 216). Arendt, qui ne se soucie pas du patriarcat, ne s’attarde pas non plus dans ce texte ni sur les esclaves, ni sur les femmes, ni sur les enfants qui, enfermés dans la sphère pré-politique et patriarcale du foyer, sont absents de l’émancipation politique[71]. Elle souligne que ce n’est pas « l’improbabilité de la nature », mais les miracles inattendus, notion qu’elle sécularise, accomplis par des hommes, qui permettent un commencement de l’histoire par l’action. « Ce sont les hommes qui les accomplissent, les hommes qui, parce qu’ils ont reçu le double don de la liberté et de l’action, peuvent établir une réalité bien à eux » (CC, 222). La fondation de Rome est ici sa référence (CC, 216-217).
La liberté politique de se mouvoir est consubstantielle à la liberté dès lors que celle-ci est envisagée comme étant politique dans la mesure où son exercice est située dans le monde et où les acteurs sont les humains, faiseurs de miracles, où la politique est à la fois « commencement » et « gouvernement » d’hommes libres. Nous avons évoqué le lien qu’elle pose entre liberté et politique ; la politique est basée sur des hommes libres, dont la tâche de liberté est de « commencer quelque chose de neuf » et d’inattendu par l’action, la fondation, l’instauration de la polis. L’action n’est pas « automatique » comme le sont devenus les processus historiques de stagnation, de « pétrification et de fatale prédestination » durant de longues périodes, selon Arendt ni le processus « vital et naturel » répondant aux nécessités biologiques et qui occupent une grande place dans l’histoire écrite. « Les période de liberté ont toujours été relativement courtes dans l’histoire du genre humain » (CC, 219). Le mode d’être de la liberté est la « vertu », la « virtuosité » et elle est un « miracle, – c’est-à-dire quelque chose à quoi on ne pouvait pas s’attendre » (CC, 220) dans les affaires humaines et qui est le fait des hommes. La liberté est imprévisible. Tout nouveau commencement faisant irruption dans le monde « comme une improbabilité infinie… constitue en fait la texture, même de tout ce que nous disons réel » (CC, 220). Notre existence repose sur « une chaîne de miracles ». Quand des événements se produisent, ils « nous laissent toujours sous le coup de la surprise quand ils se produisent ». Tout événement « transcende en son principe toute prévision » (CC, 221). Les processus historiques « sont créés et constamment interrompus par l’initiative humaine, par l’initium que l’homme est dans la mesure où il est un être agissant » (CC, 221). « Les chances sont toujours les plus fortes » pour la possibilité d’un « commencement », d’un « événement », car « nous connaissons l’auteur des « miracles ». Le texte se termine par cette phrase : « Ce sont les hommes qui les accomplissent, parce qu’ils ont reçu le double don de la liberté et de l’action qu’ils peuvent établir une réalité bien à eux » (222).
Avant de compléter ce texte par des documents en provenance de Qu’est-ce que la politique ? Arrêtons-nous sur le lien entre la liberté politique, le « droit d’avoir des droits » et les « humains superflus » pour dégager un point très important de la pensée d’Arendt qui a des incidences sur une manière d’envisager l’action, la pensée active et le jugement à plusieurs où elle situe la philosophie de la politique.
Il s’agit de comprendre ce qui est en jeu, lorsqu’en définissant la liberté politique, elle attribue un tel poids aux humains superflus et à la spontanéité, présente dans ce texte qui est un guide pour analyser les faits historiques de violence « extrême ». Pourquoi et en quoi les humains sont-ils superflus ? En lisant L’impérialisme[72] inspiré par Rosa Luxemburg et écrit durant la deuxième guerre mondiale, j’ai posé la thèse (Caloz-Tschopp 2000) que dans sa critique des droits de l’homme à partir de la liberté politique effective, elle formule le dépassement de la superfluité humaine en la renversant en liberté politique dans l’expression politique de la spontanéité organisée par « le droit d’avoir des droits », à partir d’une analyse des sans-Etat, figure qu’elle dégage en 1938 lorsqu’elle constate l’échec de la Conférence d’Evian (sur le partage des responsabilités de protection des réfugiés) et les millions de sans-Etat laissés sans protection (minorités, réfugiés, apatrides, peuples persécutés, etc.). Ce que nous allons aborder plus bas.
5.5. Si la liberté est politique, qu’est-ce que la politique ? (1955-1958)
Abordons maintenant le deuxième texte d’Arendt en nous demandant : si la liberté est politique, qu’est-ce que la politique ? On se souvient de sa remarque antérieure sur le libéralisme de Stuart Mills et sur le système totalitaire. Pour enrichir ses analyses sur ce qu’elle appelle les humains superflus et sur le postulat posé dans son texte en établissant un lien à la modernité, il est possible de s’arrêter brièvement à deux écrits qui ont suivi son texte de 1954, Qu’est-ce que la politique (écrit entre 1955 et 1958) et Condition de l’homme moderne (1958), basée sur des conférences à l’Université de Chicago sur le travail, l’œuvre, l’action qui est la première ébauche de son livre, Human Condition[73]?
Sans reprendre ici la présentation et l’analyse des textes réunis sous le titre Qu’est-ce que la politique ? qui est un travail en soi, retenons ce qu’Arendt écrit dans le prologue de Condition de l’homme moderne[74], où elle élargit son analyse à la modernité politique et scientifique à un monde qui force les hommes à un exil plus radical de la liberté et de la politique. Après l’invention totalitaire, la perspective qu’offre la société des années 1960[75] est une atteinte encore plus grave de la liberté en attaquant le travail lui-même en tant qu’action de liberté. La technique censée libérer les hommes, les prive de la seule action qu’il leur reste dans le travail : «C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. […] Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire». (Prologue, 38).
Devant une telle évolution, Arendt énonce le but de son essai Condition humaine: « Ce que je vous propose est donc très simple : rien de plus que penser ce que nous faisons ».Rechercher les facultés humaines stables dans un monde instable. Se dessine alors une triple exigence: rétablir le lien entre la liberté et la politique, entre le pouvoir d’action et la pensée, entre la philosophie et la politique. Repenser l’action en évaluant sa place respective par rapport au travail et à l’œuvre. Son but est d’identifier dans l’aliénation de la modernité, une double fuite, d’une part vers d’autres planètes[76] et d’autre part dans le moi (privatisation, retrait) qui pour Arendt sont un abandon de la politique :
« Je m’en tiens d’une part à l’analyse des facultés humaines générales qui naissent de la condition humaine et qui sont permanentes, c’est-à-dire ne peuvent se perdre sans retour tant que la condition humaine ne change pas elle-même. L’analyse historique d’autre part, a pour but de rechercher l’origine de l’aliénation du monde moderne, de sa double retraite fuyant la Terre pour l’univers et le monde pour le Moi, afin d’arriver à comprendre la nature de la société telle qu’elle avait évolué et se présentait au moment de succomber à l’avènement d’une époque nouvelle et encore inconnue » (prologue, 39).
La politique en tant que liberté et sécurité
A partir de ce texte d’Arendt, si la liberté est politique et qu’il a fallu dégager certains préjugés dans la tradition d’ordre antipolitique pour l’établir, on se demande ce qu’est finalement la politique pour Arendt.
Pour exprimer la question à partir de la fuite des esclaves et des exilés, si la politique est l’action de commencer quelque chose de neuf, en se basant sur la fondation romaine et le cas athénien, l’affirmation que la liberté politique envisagée contre les antipolitiques qui la considère comme interne et individuelle, peut-elle apporterla sécurité(à distinguer de la sûreté d’Etat) ?
Tenter brièvement de répondre à la question, suppose, en l’absence du livre d’introduction à la politique, projeté sous plusieurs formes entre 1950 et 1960 et qui n’a pu aboutir, de tirer les fils tirées par Arendt pour sa réflexion sur la politique. Les textes dont nous disposons, sont une poursuite d’essais et d’exercices où elle déroule des intuitions déjà en partie présentes dans Qu’est-ce que la liberté ? Elle s’attache à démonter des préjugés en provenance de la tradition philosophique, religieuse et du libéralisme. La liste des préjugés à critiquer s’allonge (Fragment 2b) pour pourvoir en arriver au jugement. Malgré leurs statuts d’exercices expérimentaux, en travail, ces éléments nous apparaissent utiles pour réfléchir à la politique aujourd’hui dans ce que les exilés nous montrent de l’état de la politique européenne, (ex. Schengen, les traités de Rome et de Lisbonne).
L’éditrice de Qu’est-ce que la politique ? rappelle certains faits: « Un intérêt philosophique pour la politique traverse toute l’œuvre d’Arendt » (CP, 154). En automne 1963, elle donne un cours intitulé : « Qu’est-ce que la politique ? » à l’université de Chicago ; en 1969, elle donne un autre cours à la New School for Social Research à New York, sur « Philosophie et politique : qu’est-ce que la philosophie politique ? » où son thème central est « penser et agir ».
Deux faits majeurs qui ont affaire avec la violence et la guerre ont amené à une séparation entre la liberté et la politique souligne Arendt: le premier est l’expérience des régimes totalitaires, sans plus aucune liberté qui a posé « le doute sur la compatibilité entre la politique et la liberté » (CP, 198). Le deuxième est « le développement monstrueux des capacités modernes d’anéantissement dont les Etats ont le monopole… il s’agit ici non plus seulement de la liberté mais de la vie, de la continuité de l’existence de l’humanité, voire peut-être de toute vie organique sur terre »[77] (CP, 48-49). Passer à côté de ces deux faits, « équivaut à n’avoir pas vécu dans le monde qui est le nôtre ».
Cela nous permet d’amener des éléments importants pour articuler liberté et sécurité[78].
En 1955, Arendt sur proposition de l’éditeur Klaus Pipper pour une introduction à la politique, avait l’intention d’écrire « une introduction à ce qui est proprement la politique et aux conditions fondamentales avec lesquelles l’existence humaine a à faire au politique »[79]. Ce projet n’a pas abouti ni en Allemagne, ni aux Etats-Unis. Qu’est-ce que la politique ? regroupe six manuscrits (écrits à la main) et un texte dactylographié, édité sous formes de fragments avec un commentaire de l’éditeur. Ce qui motive toujours Arendt, quand elle réfléchit à la politique, est de comprendre le contexte de sa propre expérience au XXe siècle. Arrêtons-nous au texte introductif dans le livre Qu’est-ce que la politique ? pour dégager deux éléments fondamentaux qui permettent de dépasser des préjugés sur la politique dont l’arrière-fonds reste l’expérience totalitaire du XXe siècle et aussi la société de consommation des années 1950-1960.
Qu’est-ce que la politique ? Sous ce titre sont regroupés des textes d’Arendt en travail (la plupart manuscrit) et un seul dactylographié (à l’attention d’une recherche de fonds). On ne se trouve pas devant des textes élaborés et articulés (le montage du livre a été fait par l’éditeur qui s’explique de ses choix). La lecture donne l’impression d’une succession d’intuitions, d’idées-force, de perles, dans une période d’intense travail d’Arendt qui se bat entre des conférences à donner, des fonds à trouver, des livres à finir, un projet de livre sur Qu’est-ce que la politique ? Impossible à boucler sur la base des matériaux préparatoires dans une période surchargée et aussi de transition entre l’action – vita activa – et La vie de l’esprit qu’elle ne parviendra pas à terminer, car elle meurt d’une crise cardiaque. Un travail de recherche approfondi tissant de manière plus serrée ces textes avec d’autres textes plus élaborés, permettrait-il de rétablir une cohérence d’ensemble sur Qu’est-ce que la politique ? On peut en douter. Tout en me laisser imprégner par ce qu’on pourrait appeler des interrogations de recherche, je choisis de m’arrêter à deux problèmes.
Vu son statut et son niveau d’élaboration par Arendt et aussi le montage de l’édition, ces textes ont une valeur « documentaire »[80]. En les lisant comme des documents, en regard de l’œuvre d’Arendt, tout en ne méconnaissant pas cette limite, on saisit mieux des fils intuitifs et récurrents de sa réflexion sur la politique et notamment des réflexions pour penser la liberté et le droit de se mouvoir des exilés.
Une fulgurance d’Arendt (fragment 1950)
Arrêtons-nous à un court fragment de projet d’introduction à son livre sur la politique datant de 1950 où en quatre pages fulgurantes, et en sept points (fragment 1), qui apparaît comme une sorte d’inventaire d’intuitions et de problèmes pour un programme de recherche sur la politique. Son caractère documentaire n’empêche pas de saisir des lignes de fond de sa pensée politique et philosophique qui traversent son œuvre toute entière.
Arendt part d’un fait pour reprendre la question de l’origine de la politique[81] dans un texte étonnant par les angles d’attaque choisis, les déplacements qu’elle effectue pour repenser la politique.
(1) « La politique repose sur un fait : la pluralité humaine,qui n’est pas le fait d’un dieu mais des hommes. Dieu a créé l’homme, les hommes sont un produit humain, terrestre, le produit de la nature humaine » (CP, 31). C’est parce que la théologie et la philosophie, la biologie, la psychologie ne se sont intéressées qu’à l’homme, genre identique et pas aux hommes qu’elles n’ont pas pu apporter une réponse valable à la question : qu’est-ce que la politique ? Chez tous les grands penseurs – y compris Platon – il existe une différence de niveau entre leur philosophie et leur philosophie politique qui est défaillante et « manque de profondeur ».
Ensuite, (2) « la politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents. Les hommes dans un chaos absolu ou bien à partir d’un chaos absolu de différences s’organisent selon des communautés essentielles et déterminées » (CP, 32). La politique ne peut être basée sur la famille. « La ruine de la politique résulte du fait que les corps politiques se développent à partir de la famille » (CP, 32).
(3) On ne peut pas constituer le corps politique à partir de la famille, qui ne fait pas sa place à l’individu, à « celui qui est absolument différent », dans la mesure où on part de la famille et pas de la « participation active à la pluralité ». « Les familles sont fondées à l’image de refuges, de solides châteaux forts, dans un monde inhospitalier et étranger dans lequel dominent les affinités fondées sur la parenté. Ce désir d’affinités conduit à la perversion principielle du politique parce qu’il supprime la qualité fondamentale de la pluralité ou plutôt parce qu’il la perd en introduisant le concept d’alliance » (CP, 32). L’accent sur Dieu ou sur la famille « naturalise » la politique et la fait « sortir ainsi du principe de diversité » qui est la pluralité.
La politique (4) ne peut se réaliser que si chaque homme bénéficie « des mêmes droits qui sont garantis aux individus les plus différents ». Cette exigence est basée sur la « liberté consentie » et sur le droit qui reconnaît la pluralité des hommes. « Il n’existe donc pas de substance véritablement politique. La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation » (CP, 33). Hobbes l’avait compris précise Arendt.
Elle présente ensuite (5) « deux bonnes raisons de ne pas trouver l’origine de la politique et qui amènent deux types de difficultés qui sont très importantes et pèsent sur une conception guerrière de la politique et non sur une conception républicaine ou démocratique de la politique. Elles tiennent toutes deux à des caractéristiques ontologiques qui sont un refus de la politique envisagée depuis la pluralité à la base de la liberté. L’une tient, pour Arendt à l’opposition ontologique entre substance, essence et relation, l’autre tient à la critique du monothéisme, comme le « le Même » :
° Le zoon politikon, c’est comme si l’homme avait une essence. « L’homme est apolitique ». Arendt avance ensuite l’argument central de sa recherche sur la politique liée à l’espace entre les hommes[82] : « La politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les hommes ». Donc la politique est extérieure à l’homme.
° L’image de la représentation monothéiste de Dieu, à partir de laquelle l’homme a été créé. « A partir de là, seul l’homme peut exister, les hommes n’étant qu’une répétition plus ou moins réussie du Même. C’est l’homme créé à l’image de Dieu unique et solitaire qui est le présupposé du « state of nature as the war of all against all » (l’état de nature comme guerre de tous contre tous) » de Hobbes (CP, 33). L’occident a tenté de sortir de cette aporie de la pluralité, grâce au mythe de la création, « en substituant l’histoire à la politique ». Avec l’histoire mondiale, le un humain est revenu avec « ce qu’on nomme l’Humanité ». « D’où le caractère monstrueux et inhumain de l’histoire, caractère qui ne transparaît qu’à la fin de l’histoire et de manière complète et brutale dans la politique elle-même ».
Arendt écrit ensuite (6) « Il est extrêmement difficile de realisieren por sich vorzustellen (mots d’Arendt), de réaliser de se représenter qu’il existe véritablement un domaine où nous devons être libres, c’est-à-dire où nous nous sentions ni libres à nos impulsions ni dépendants de quoi que ce soit de matériel. Il n’y a de liberté que dans l’espace intermédiaire propre à la politique ». Il ne sert à rien de se précipiter sur « la nécessité historique » qui est une « absurdité épouvantable ».
Finalement, (7) « il se pourrait fort bien que la tâche de la politique consistât à édifier un monde… aussi transparent que l’est la création divine » (34), sur la base des hommes et non de l’homme. Ce qui est le rôle de la politique « organise d’emblée des êtres absolument différents en considérant leur égalité relative et en faisant abstraction de leur diversité relative.
Dans la suite de ce texte, je reprends ici une question qui peut illustrer les questions de la recherche que poursuit Arendt, sous d’autres angles qui permettent de mieux saisir son projet : pourquoi le souci du monde et pas de l’homme ? Ces éléments sont dégagés de préjugés et permettent à Arendt de définir la politique.
On se rappelle, par ailleurs, qu’Arendt, après un très beau texte classé comme texte final dans Qu’est-ce que la politique ? (fragment 4) a déplacé la question de Leibniz dans un sens anti-nihiliste pour dépasser l’image du désert par des oasis de résistance d’hommes actifs : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », est devenu chez Arendt « pourquoi y a-t-il quelqu’un plutôt que personne ? ».
En conclusion de l’analyse du texte sur la liberté d’Arendt, nous avons vu en quel sens pour elle, la liberté est politique. D’autres textes amènent des éléments explicatifs sur des enjeux de ce qu’elle avance. Suivre son postulat, implique d’intégrer le préjugé que la liberté n’a pas toujours existé (elle s’en explique dans Qu’est-ce que la politique ?), de lier la question de la liberté à la politique en menant à bien une critique de la tradition philosophique antipolitique sur la base des éléments qu’elle nous apporte et que la liberté a un lien étroit avec la sécurité (elle n’amène que des éléments éparses sur ce point).
Que pouvons-nous tirer d’une telle démonstration en nous limitant à ce texte, basée en priorité sur les cas antiques, (polis grecque, et de la fondation romaine) ? Le lien entre liberté et politique extérieure expliqué par l’arrachement historique au monde interne (le moi, le libre arbitre, etc. qui pour Arendt est antipolitique), pour, à partir d’un statut d’hommes libre établi sur une distinction entre prépolitique (foyer, tribus, nécessités de la vie) et politique, bâtir le monde « externe » qui est politique, comme nouveau commencement par l’action et la création d’un espace public.
Ce qui est intéressant dans ce texte c’est qu’on peut prendre acte de sa critique de la tradition philosophique, suivre les préoccupations d’Arendt et aussi les adversaires qu’elle met en scène par une interprétation soumise à son postulat sur la tradition philosophique de la liberté antipolitique et les cas qu’elle développe pour pouvoir poser de nouvelles bases à la liberté politique et à la révolution, qui a été le thème des XVIIIe au XXe siècle, sous de multiples formes antagoniques et aussi ambigües. Elle continuera son exploration de l’action politique plus tard, par l’analyse comparative de deux révolutions et sur la révolution des conseils hongrois en 1956[83].
En résumé, retenons comme apport d’Arendt dans ce texte et d’autres textes de la même période, en ce qui concerne la liberté politique, qu’elle n’est pas imputable au moi isolé mais qu’elle est foncièrement politique, qu’elle met en cause la séparation entre la philosophie et la politique, entre le moi interne et la politique, que la politique peut être abordée par une double définition du pouvoir en termes de domination « totale » et d’action des hommes, auteurs d’un commencement, qui a un rôle prioritaire : les hommes dont la condition est celle « d’homme libres » appelés à faire des miracles humains sécularisés pour pouvoir s’inscrire dans l’histoire. Quand Arendt met l’accent sur l’événement[84] le « commencement » de la politique par des « hommes libres », elle n’aborde pas dans ce texte, les conflits sur les rapports d’esclavage, de classe, de sexe, de race et sur les rapports des humains avec la biosphère.
Dans son texte qui ouvre Qu’est-ce que la politique ? (fragment 1) elle situe de manière immanente la politique définie par la pluralité intriquée à la liberté et basée sur une philosophie de la relation. Ses adversaires sont Hobbes, philosophe de la bourgeoisie du rapport individus/Etat basé sur la peur et donc sur la sécurité articulée à la domination de l’Etat bourgeois qui, tout en préconisant la sécurité[85] annule la liberté, et aussi les tenants des philosophies substantialistes et essentialistes, et finalement le monothéisme. Elle ne s’attaque plus à de simples préjugés, mais à des catégories ancrées dans le monde ancien et la modernité, qui hypothèquent la possibilité de la réémergence de la politique (elle écrit son texte en 1950), ou si l’on veut qui sont (même chez Platon) antipolitique. On mesure son apport de nouveau « commencement » possible pour une politique immanente, relationnelle, démocratique et pour une critique du racisme, du sexisme et de toutes les formes d’essentialisme.
Ce texte manuscrit doit être situé dans son époque, lu pour ce qu’il est (un texte en travail), et en s’attachant à des fulgurances que l’on trouve au détour d’une phrase, d’un développement de sa pensée. Dans le cadre de cet essai, on aura compris que je ne m’attache pas à une analyse fouillée d’arguments ou encore à expliciter les références de la tradition sous-jacentes : une tentative, depuis la reprise de la question de l’origine de la philosophie, d’énoncer le fait central du lien entre la liberté et la pluralité, est la base politique, philosophique, épistémologique de la relation.
Sur le dernier point, on sent Arendt vaciller devant la prise de conscience pleine et entière du rôle de création immanente, matérielle par les hommes de la politique, « édifier un monde », ou comme elle le dit ailleurs, « commencer quelque chose de neuf » dans le monde qui a subi, par le fait des humains, la destruction « totale ». Parvient-elle à nous communiquer son vertige, quand elle accepte d’affronter des « profondeurs » où même Platon ne s’est pas risqué, écrit-elle qui concernent la « superfluité humaine » et la création humaine, rien qu’humaine, immanente de la liberté politique ?
Dans ce texte, Arendt ne revient pas sur Les origines du totalitarisme et en particulier sur L’impérialisme (vol. II). Après la période des années 1950-1960, Arendt articulera l’action, la pensée et le jugement pour élaborer une non-philosophie[86] dont nous pouvons aussi nous inspirer.
Les nombreux travaux sur l’œuvre d’Arendt, sur sa définition de la liberté politique, l’articulation entre les sphères prépolitique et politique basée sur l’ambiguïté de l’archein dans la manière d’Arendt d’aborder la sphère pré-politique[87] où elle situe les conditions matérielles d’existence dont il faudrait se libérer pour pouvoir faire de la politique, ou pour parler dans les termes d’aujourd’hui, de l’articulation entre l’économie et la politique, sur l’opposition entre le moi et le monde (que faire du sujet-citoyen et de la (dé)subjectivation ?), entre le privé et le public, (remis en cause les luttes féministes notamment) ont été autant de problèmes qui amènent à retenir le fait historique que la liberté politique en élargissant son approche, en complexifiant les liens entre politique et (des)subjectivation, la redéfinition des « citoyens-sujets » [88] articulant le privé et le public, l’économie et la politique.
5.6. Conclusion : un apport, quatre énigmes de la liberté politique d’Arendt
Soulignons tout d’abord, pour bien situer les énigmes formées en conclusion, que la démarche d’Arendt n’est pas dialectique, mais paradoxale. Les éléments qu’elle amène sont des ouvertures pour ouvrir d’autres pistes de recherche qu’il faut confronter à d’autres démarches et à d’autres références pour repenser les limites du capitalisme destructeur contemporain.
L’apport d’Arendt déplace la question de la liberté vers la liberté politique, en définissant des conditions politiques liées à la distinction entre pouvoir de domination et pouvoir d’action, (de compréhension, de jugement dans d’autres textes) et d’autre part les conditions de possibilité de la liberté politique telle les définit et les apories lorsqu’on tente de définir à partir de la liberté poltique d’Arendt la liberté politique de se mouvoir.
Certes la liberté est politique, elle existe par l’action des humains pour Arendt ou alors elle n’est pas. Son travail a permis de franchir un pas important dans la prise en compte de préjugés, de positions antipolitiques, tout en rappelant ce qu’est ontologiquement la liberté en tant qu’imprévisibilité et en posant ainsi le lien entre liberté et politique. Aujourd’hui, à partir de cet acquis, en observant la déconstruction de l’Europe par les nationalistes et les polices européennes (Dublin, Eurodac IV), il reste à franchir une autre étape, penser ensemble la liberté politique, la liberté politique de se mouvoir, les confrontant à la violence allant aux extrêmes. La distinction entre ligne de fuite (Deleuze) et droit de fuite (Mezzadra), nous informe sur des conditions de possibilités que nous pouvons repérer en conclusion de la lecture sur la liberté politique d’Arendt.
Arendt apporte une réflexion sur la liberté politique qui déplace les catégories de la politique et de la philosophie, et de l’anthropologie politique par l’accent qu’elle met sur la liberté politique articulée à la pluralité, que l’on retrouve dans le châssis du « droit d’avoir des droits » et son envers les « humains superflus » et qu’il ne s’agit pas d’interpréter comme un simple constat d’une politique de déchets ou encore « d’homme jetable », mais mettre en rapport avec précisément « le droit d’avoir des droits ». On en arrive à formuler quelques questions pour situer des énigmes. Précisons, pour éviter toute équivoque, que les textes d’Arendt choisis posent une multitude de questions à la tradition philosophique et que par ailleurs il faudrait les situer dans l’œuvre. La méthode du fil rouge choisie prend un autre chemin, tout en permettant de dégager quatre potentialités et aussi des énigmes, à partir d’un constat : la liberté politique d’Arendt, apporte des éléments importants à la réflexion sur la politique, mais ne permet pas de saisir les conditions de possibilité de la liberté politique de se mouvoir.
° L’apport central d’Arendt à la liberté politique. Arendt a déplacé une aporie de la tradition philosophique en nous permettant de distinguer un principe abstrait (liberté), d’un principe concret, pratique : la liberté politique. L’approche d’Arendt dans son texte de la liberté politique et dans ses textes sur Qu’est-ce que la politique ? permet de comprendre ce qu’elle entend par liberté politique. Et aussi de ressortir de l’oubli de la liberté politique aujourd’hui. Elle permet ainsi de déplacer une aporie importante, tout en poursuivant la réflexion en explorant d’autres embarras émergeant à la lecture qui nous conduiront à la matrice de la liberté politique de se mouvoir.
Par ailleurs, les travaux d’Arendt sur le déclin des Etats-nations (non repris dans cette partie, mais qui fait partie de l’essai), permettent d’identifier une ambiguïté dans la Charte des droits de l’homme de l’ONU dû à une inscription du droit de se mouvoir dans les catégories du système territorial et national des Etats, sans pouvoir dépasser cette aporie. S’en tenir à la « mobilité » du droit de sortie d’un pays est une insuffisance, une entrave de la liberté politique, une non reconnaissance de l’universalisation de la liberté politique de se mouvoir. En cela, elle enrichit l’analyse critique des droits de l’homme.
Finalement, elle permet de dégager la liberté politique et la liberté politique de se mouvoir des notions dominantes d’ordre économique dans la migration, le travail, les échanges, de « mobilité », de « libre circulation des biens, des capitaux, de la main d’œuvre » dans la globalisation. Elle lève ainsi une ambiguïté fondamentale pour penser la politique et les droits des exilés prolétaires du XXIe siècle. Elle apporte des éléments pour analyser en profondeur le Pacte mondiale sur la migration et le Pacte mondial sur les réfugiés édictés dans le cadre de l’ONU en 2019.
L’apport le plus fondamental d’Arendt est, pouvons-nous dire, de nous inciter à interroger, à travailler sur des préjugés qui envahissent la vie quotidienne et les politiques d’Etat.
°L’énigme de l’(in)égalité. On peut penser une énigme de la liberté politique dès lors qu’on cherche le passage de la liberté politique à la liberté politique de se mouvoir à partir de « l’indivisibilité » et de « l’universalité » (plutôt universalisation) des droits de l’homme et surtout en lien à l’(in)égalité. Arendt évoque la pluralité, mais pas l’(in)égalité.
Travailler l’énigme, à partir de l’(in)égalité abordée par J. Rancière, permet d’articuler, – dans un mouvement entre luttes et principes et entre principes et luttes, la liberté politique de se mouvoir afin de pouvoir la concevoir comme « principe des principes » articulé aux autres principes, dont les pratiques de lutte les exilés prolétaires, les sans part dans les rapports de classe/sexe/race et dans les rapports humains-nature. Rancière enrichit l’énigme sans la résoudre
° L’énigme du transsubjectif dans la politique. Un axe de non élaboration théorique qui dépasse les approches, les références de la tradition philosophique essentialiste, pour se situer au niveau relationnel est développée par Arendt en posant le fait qu’il n’y a pas un, mais des hommes, en articulant la liberté et la pluralité, dans ses réflexions sur le jugement, la pensée, qui mettent l’accent politique de la liberté.
Soulignons sans nous y arrêter ici, qu’Arendt n’aborde pas dans ce texte le conflit dans sa manière de concevoir la politique qui est basée sur la coopération et non le conflit, ni non plus le lien entre liberté et servitude dans les textes pris en considération.
D’un point de vue pratique la notion de ligne de fuite mise en avant par Guattari et reprise en tant que droit de fuite par Mezzadra pour qualifier l’action autonome des migrants, des exilés permet en intégrant à la fois l’autonomie et le conflit dans l’action politique, par une approche philosophique et interdisciplinaire, de passer d’une liberté politique à une liberté politique de se mouvoir actualisé par les luttes.
Depuis une perspective transsubjective de la politique qui n’est pas considérée par Arendt, on peut se demander si le droit de fuite effectif est, un geste individuel déjà au moment du départ lourd de l’histoire, des liens et qu’il s’inscrit comme étant politique et s’enrichit dans son rapport à l’histoire, aux liens, aux luttes existantes dans les mouvements sociaux tout au long de son parcours.
Quand les exilés exercent de facto, par obligation de survie d’assurer leurs conditions matérielles d’existence, la liberté politique de se mouvoir à leur niveau, par le droit de fuite, comment pratiquement s’élabore qualitativement (l’égalité, la justice sociale) en changeant d’échelle, la construction politique, non seulement par leur fuite individuelle, de groupe, mais dans des actions collectives aux frontières en s’auto-organisant, en posant des revendications, en établissant des alliances ?
Arendt pose l’exigence que la liberté est politique, en posant la distinction entre liberté intérieure et liberté politique dans le domaine public. Cela lui permet de distinguer l’objection de conscience de la liberté politique, à laquelle fait partie la désobéissance civile. C’est un pas important dans une société, une tradition où dominent les valeurs individualistes. Mais elle ne nous permet pas de penser l’engagement, la construction transsubjective de l’action d’émancipation insurrectionnelle (auto)organisée par le droit de fuite en réseaux.
Comment qualifier philosophiquement ce saut qualitatif de la liberté politique à la liberté politique de se mouvoir se déroulant du plus subjectif au plus collectif, dans le transsubjectif dans les mouvements sociaux aux frontières intérieures (apartheid) et extérieures (relations transnationales) ? Arendt en faisant le saut de penser la liberté politique en l’opposant à la liberté intérieure individuelle, n’apporte pas d’éléments pour penser le transsubjectif.
La découverte de l’imagination radicale individuelle et social-historique en tant que puissance par Castoriadis, comme on le verra, apporte un élément pour comprendre en quoi le droit de fuite, est en fait un droit politique de se mouvoir qui peut construire l’autonomisation et la démocratie. Castoriadis rejoint Arendt quand celle-ci, s’appuyant sur Kant, explore l’imagination (qui permet de voir pour comprendre) en lien au jugement. Il emprunte une autre voie pour réfléchir à la liberté politique sur d’autres bases[89], avec d’autres références (marxisme, psychanalyse, Aristote surtout, etc.) que celles d’Arendt. Il contribue à construire, ce qu’il appelle un « sujet ouvert »[90], autonome faisant partie d’une politique transsubjective en articulant l’imagination radicale et l’imaginaire social-historique, sujet ouvert et autonome qui ne pouvait être résolue par la tradition de la phénoménologie, de la philosophie de la conscience, des philosophies du « sujet ».
° L’énigme de la liberté politique illimitée
Quelles sont les limites de la liberté politique en tant que puissance se dégageant dans l’action, les luttes ? Dans les conditions historiques et actuelles comment se formule la question des potentialités et des limites de la liberté politique de se mouvoir, puissance illimitée, de sortir de la négativité, de commencer quelque chose de neuf, d’accorder une attention particulière aux événements que sont les insurrections, les révolutions en prenant en compte les limites? Arendt signale que la violence et la révolution ne peuvent plus se conjuguer. Elle développe une philosophie politique du jugement pour abordé l’aporie de l’illimité. Elle ne formule pas cette interrogation dans son article qui en porte pourtant des traces, mais dans d’autres textes dans la dernière partie de sa vie (1960-1974), où elle articule compréhension, pensée, jugement, en posant des bases pour une philosophie politique du jugement qu’elle cherche dans la Troisième critique de Kant sur l’esthétique, le goût.
° Enigme de la violence destructrice, exterminatrice
Poursuivons. Comment être libre politiquement, de se mouvoir, commencer quelque chose de neuf, demande-t-on à Arendt en arrivant à la fin de la lecture des textes choisis, en prenant en charge depuis les conditions matérielles des humains sur la planète, les redoutables questions rattachées à la complexité et à la destruction à toutes sortes de niveaux (économiques, politiques, culturels, technologiques, civilisationnels), observables dans les transformations des rapport capital-travail, de la production et de la reproduction (travail n’apparaissant pas sur le marché de la vente de la force de travail) décrite déjà par Marx, en accordant l’importance aux zones non-capitalistes ou au bord du capitalisme décrites par Rosa Luxemburg dans l’impérialisme, les hommes et la nature et qui ont encore augmenté, la complexité de la redéfinition des liens entre capitalisme et politique depuis les années 1960 ? Après la figure de l’ange de Walter Benjamin, ami d’Arendt, de quelle philosophie de l’histoire tragique, de quelles catégories, cas emblématiques de l’action politique du droit de fuite, de révolutions, de luttes, de démarches avons-nous besoin aujourd’hui après l’accent que met Arendt sur la liberté politique?
Le paradigme du commencement chez les grecs d’Athènes du Ve siècle et de la fondation chez les romains, est une voie explorée par Arendt pour refonder des bases d’une politique de l’action basée sur la liberté politique après la rupture de la destruction impérialiste et totalitaire. Celle-ci exige aujourd’hui, des nouvelles approches, concepts et outils de l’action, la prise en compte plus approfondie des limites de la planète, de la fragilité des affaires humaines, de l’instabilité, du besoin de sécurité (pas assimilable à la sûreté) et surtout des dimensions gigantesques de l’imprévisibilité de la liberté, de la liberté politique de se mouvoir, dans les découvertes technologiques, les armes, les opérations économiques transnationales, les transformations de la guerre[91], etc..
Les cas historiques de la cité d’Athènes et la fondation de Rome rencontrent des limites, tout en laissant ouverte l’énigme de la réinvention politique de l’agir dans les conditions incertaines d’aujourd’hui. Bien qu’on connaisse la place que la guerre de destruction de Troie dans l’œuvre d’Arendt, on ne parvient pas à s’en sortir avec elle dans les deux textes pris en compte, alors que par ailleurs, elle nous intéresse quand elle cherche à refonder la politique à partir des modèles grecs et romains en abordant le pouvoir par l’agir qui est une puissance d’émancipation insurrectionnelle. Quand elle pense à la liberté politique, que nous traduisons en liberté politique de se mouvoir, elle n’aborde pas dans ses deux articles (écrit après ses travaux sur l’invention totalitaire), la question de l’expulsion-anihilation-destruction-extermination-disparition des humains et de la nature.
Soulignons cependant que sa conception du pouvoir est double et qu’elle ouvre le chemin par la distinction qu’elle pose entre pouvoir de domination et pouvoir d’action avec un accent prioritaire sur l’agir. En ce sens, elle renouvelle la définition classique du pouvoir en terme de force, de violence, de la tradition de la philosophie politique et de la politique. Elle donne des bases pour penser la liberté politique, en nous laissant face à des apories sur la violence qui mettent l’humanité au bord de nouveaux abîmes en ce début de XXIe siècle.
Arendt poursuivra la question en reprenant la notion de Gewalt chez Walter Benjamin pour mieux cerner les ambiguïtés de la violence. Dans un autre texte[92] elle montre que si le pouvoir est action, pouvoir et la violence sont opposés. Si la force dégénère en violence, le pouvoir de domination s’écroule. La force est un instrument limité pour un tyran qui se retrouve isolé. Son approche du pouvoir d’action implique le consentement, la coopération, mais ne prend pas en compte le conflit dans le lien entre force et violence où il s’agit de maîtriser la violence pour s’en sortir. La solution de Hobbes, philosophe de la bourgeoisie écrit Arendt dans Les origines du totalitarisme (monopole de la violence par l’Etat) ne permet pas de dépasser le conflit des rapports de classe, de sexe, de race, ni de prendre en compte les transformations de la violence guerrière allant aux extrêmes et devenant incontrôlables et imprévisibles (que Clausewitz a décrits en observant Napoléon).
Un autre philosophe effectue le déplacement en mettant l’accent sur la « violence extrême » pour penser l’évolution du pouvoir de la force. L’objet de la réflexion politique ne serait plus, alors pour Balibar, qui reprend et développe Arendt, le pouvoir, au sens classique, mais la question de la violence « extrême » illimitée qui transforme radicalement la politique et aussi la philosophie. Si Arendt, montre qu’il n’est plus possible d’envisager ensembles la révolution et la guerre[93] elle n’a pas développé la question dans sa réflexion dans ses deux textes sur la liberté politique et sur la politique. L’énigme reste entière.
Par ailleurs, dans la perspective d’Arendt, les humains, acquièrent un statut d’hommes libres en expérimentant leur libération par la réappropriation de la liberté politique de se mouvoir, par l’action. Son exercice, pourrions-nous dire, l’expérience du desexil existe dans la mesure où la capacité d’action, pour devenir effective, implique, la prise en compte des imaginaires, de la matérialité des conditions d’existence pour traduire « le droit d’avoir des droits » qui est pluriel. Cela exige en lisant Arendt de dépasser la séparation entre le social et le politique, entre le privé et le public qu’elle ne met pas en cause dans la liberté politique et qu’elle reconduit en séparant les sphères pré-politiques et politiques (qui expulse les esclaves, les femmes, les travailleurs informels, les expulsés du travail) de la liberté politique. Autre énigme, qu’elle nous laisse en héritage.
Dans les corpus sur l’exil moderne et contemporain, on rencontre souvent la figure de l’exil comme fuite dans l’intériorité ; l’article d’Arendt est une critique sur cette forme de retrait de la politique. Mais, aujourd’hui, bien que le statut d’intellectuel soit un des groupes mis en exil par des pouvoirs autoritaires dans le monde (Syrie, Turquie, Afghanistan, Brésil, etc.), une telle figure intellectuelle qui met l’accent sur l’individualité fuyant dans l’intériorité, ne recouvre de loin pas, la situation des intellectuels expulsés par des pouvoirs autoritaires, les situations complexes des milliards d’exilés fuyant la survie, la mort dans la globalisation d’aujourd’hui, ces « travailleurs sans travail » dont parle Arendt.
Le peuple des exilés prolétaires d’aujourd’hui rêvent-t-ils comme dans les années 1960 (premier satellite), de la fuite vers d’autres planètes dans l’univers ? On constate que la majorité d’entre eux fuient des régions pauvres du monde, en guerre vers des pays riches où ils trouvent des exilés internes des pays riches expulsés de toute protection sociale et de toute participation politique effective. Ils fuient, rusent aussi pour échapper aux nouvelles formes de précarisation, de contrôle et d’emprisonnement. Notons que l’idée de fuite extraterrestre est par contre reprise par des dirigeants de multinationales (GAFA) qui financent des recherches sur ce rêve lié à celui d’immortalité. Repousser la mort mais jusqu’où ?
Par ailleurs, la condition d’exilé prolétaire aujourd’hui implique-t-elle la fuite généralisée (et non plus élitaire) dans un moi isolé, nostalgique, comme figure d’autoprotection ? Le peut-elle ? L’apartheid généralisé impose la fragmentation du moi et le retrait de la politique et du monde. Le monde « extérieur », se rappelle de plus en plus à tous les hommes par ses limites terrestres. Le desexil de l’exil envisagé comme liberté politique de se mouvoir, implique de traduire les formes classiques d’aliénation, dont l’obéissance, l’aliénation à la pensée d’Etat décrites par Arendt, Marx, dans les conditions matérielles de l’homme d’aujourd’hui, en prolongeant en reprenant la contradiction centrale, le conflit entre politique et violence.
Prendre en compte d’une part les apports d’Arendt (sur la liberté politique, sur la politique apportent des outils pour une analyse critique des politiques de la migration, du travail, etc.) et d’autre part réfléchir sur les énigmes formulées à partir de ses textes nous amènera à explorer d’autres énigmes dans d’autres pièces du puzzle et à reprendre la réflexion au moment de la conclusion finale sur le vertige démocratique.
[1] Cet article est un des puzzle de l’essai, Caloz-Tschopp Marie-Claire, La liberté politique de se mouvoir, Paris, Kimé, 2019.
[1] Arendt H., La crise de la culture, 1972, Paris, Gallimard, pp. 189-190. CC
[2] Je remercie infiniment Illaria Possenti, prof. à l’Université de Vérone, spécialiste de l’œuvre d’Arendt de sa lecture de cette partie et de ses apports et réflexions. Elle travaille conjointement sur la migration. Voir notamment, Possenti Ilaria, Migrazioni. Un’Introduzione filosofico-politica, Pisa University Press, 2018 ; Attrarre e respingere. Il dispositivo di immigrazione in Europa, Pisa University Press, 2012.
[3] Je préfère utiliser le verbe actif « se mouvoir » à « mouvement » pour inscrire la réflexion dans une philosophie du pouvoir d’agir politique. Le mot mouvement, a une histoire philosophique complexe, dont il faudrait faire l’historique et la critique détaillée ; par ailleurs, (« mouvement », Movement, 1190, de se mouvoir) est défini en général comme « un changement de position dans l’espace et le temps, par rapport à un système de référence ». Il est mis en lien avec beaucoup de mots, ce qui suffit à montrer sa richesse (partie I : cours, déplacement, trajectoire, trajet ; action, impulsion, motion, lancement, poussée, traction, transmission ; avance recession, reflux, retour, rétrogression, agitation, remuement, entrée, sortie ; partie II, rapidité, vie, vivacité, mesure, rythme… partie IV, mouvements de l’âme et changement dans l’ordre social, histoire, société ; variation). Ici, centre mon propos sur « se mouvoir » des individus dans la politique.
[4] Citons Marx qui nous en fournit un exemple : «Elle (la bourgeoisie) a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce », Manifeste du parti communiste, 1847, www.bibebook.com, texte qui pourrait être relu pour distinguer la libre-circulation, la mobilité et la liberté politique de se mouvoir.
[5] Le mot se banalise, des « Assises sur la mobilité » en sont un exemple parmi d’autres, qui en fait cache ce qu’est réellement la mobilité économique et politique dans le capitalisme contemporain.
[6] François Sureau parle de « langage maboul ». Son livre, Pour la liberté. Répondre au terrorisme par la raison, Paris, Tallandier, 2017 mérite d’être médité. Voir aussi son « grand entretien », Le Figaro, 17.12.2018.
[7] De Genova Nicholas, Detention, Deportation, and Waiting : Toward a Theory of Migrant Detainability. Global Detention Project (projet indépendant de recherche, appui de la Open SocietyFoundations). Working Papier no. 18, nov. 2016. Internet.
[8] Cet article sousentend un conflit lié à la souveraineté des Etats : «1. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat. 2. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Droit de partir, mais pas de droit d’entrée. La liberté est toujours inscrite à ce jour dans l’ordre objectif de l’Etat souverain sur un territoire et n’est pas un principe subjectif. C’est un droit de (l’Etat) mais pas un droit a (de l’individu).
[9] Rigaux François, « La liberté de mouvement dans la doctrine du droit des gens » Chetail Vincent, Mondialisation, migration et droits de l’homme : le droit international en question, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp. 137-160.
[10] Castoriadis Cornelius, « Une trajectoire singulière », Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, Paris, Seuil, 2005. pp. 273-274.
[11] A ce propos, Arendt, dans le texte pris en considération ci-dessous, centre son propos sur la liberté et évoque à une seule reprise la question de l’amour de l’égalité comme une des questions importantes de la philosophie politique énoncée par Montesquieu (p. 198).
[12] (asile.ch): https://asile.ch/2005/06/14/lausanneinterdictions-de-territoirepetit-drame-en-cinq-tableaux/; il peut éclairer ce que nous cherchons à comprendre. C’est une mesure sur une entrave de la liberté physique de se mouvoir qui a lieu avec d’autres mesures, dont par exemple, les camps, emprisonner en vue d’expulser par avion pour raisons administratives, fait dénoncé par le Comité de Prévention de la Torture (CPT), etc.. Ces exemples sont des symboles matériels de l’entrave à la liberté politique de se mouvoir.
[13] Voir par exemple, Deleuze Gilles, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002.
[14] Caloz-Tschopp Marie-Claire, Veloso Bermedo Teresa (dir.), Penser les métamorphoses de la politique, de la violence et de la guerre avec Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Paola Tabet féministes matérialistes, Paris, éd. L’Harmattan, 2013 ; ce livre a été traduit en espagnol et il est accessible en ligne aux éd. L’Harmattan.
[15] Je tiens à remercier ici Cagla Aykaç, de son apport sur ce point.
[16] Voici un exemple de travail philosophique sur le déterminisme sur le terrain, les théories de la psychiatrie et la psychanalyse. Caloz-Tschopp M.Cl., « Desexiler l’exil. Ambiguïté, convertibilité de l’exil, de la philosophie de la civilité », Caloz-Tschopp M.C. (dir.). Ambiguïté, Violence et Civilité. (Re)lire aujourd’hui José Bleger (1923-1972) à Genève, Paris, L’Harmattan. 2014, pp. 131-163.
[17] Camus Albert (1942-1965), « L’étranger », « Le mythe de Sisyphe », in Essais, coll. La Pléiade, Gallimard.
[18] Arendt utilise cette métaphore dans un texte à propos des résistants de la deuxième guerre mondiale.
[19] Lèbre Jérôme, Eloge de l’immobilité, Paris, Desclée de Broewer, 2018.
[20] A ce propos, voir par exemple, l’expérience en cours : exil-ciph.com
[21] Voir Kelsen Hans, Théorie pure du droit, Neuchâtel, Cahiers de philosophie, 1953.
[22] Rilke Rainer Maria, « Les élégies de Duino », Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, La Pléiade, 1997, pp. 557-582.
[23] Arendt H., Qu’est-ce que la politique ? Paris, Points-essais, 1995, p. 64. QP
[24] Arendt Hannah, La vie de l’esprit. 1 La pensée. Paris, PUF, 1981, p. 29.
[25] L’usage du terme « principe des principes » ne s’inscrit pas dans la recherche d’un « principe premier » en terme de principe fondateur avec son aporie et sa contradiction du principe absolu : comment au-delà de l’un peut-il y avoir autre chose ? La question est posée par un philosophe grec notamment. Damascius, Des premiers principes. Apories et résolutions, Paris, éd. Verdier, 1987.
[26] Possenti montre aussi, avec Anne Amiel et d’autres chercheurs sur l’œuvre d’Arendt que la pensée d’Arendt évolue quand elle aborde le jugement (Arendt parle de « mouvement libre »), qui est une action politique exercée à travers le penser, le juger en public soumis à la communication, à la confrontation avec les autres. En d’autres termes, l’action basée sur la liberté et la pluralité ne peut se fonder sur une essence humaine, mais elle est soumise à la relation entre humains qui se construit.
[27] Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Agora, 1983 (1961), pp. 313-314.
[28] Apresian V., « Les enfants du chemin noir », Ehrenbourg I, Grossman V.(dir.), Le livre noir, Paris, Solin-Actes Sud, 1995, pp. 904-912.
[29] Voir les travaux de Poliakov, Friedländer, Le livre noir, Hilberg, etc..
[30] Riot-Sarcey Michèle, Le procès de la liberté, une histoire souterraine du XIXe siècle en France, Paris, La Découverte, 2016.
[31] Voir à ce propos son chapitre sur l’action dans Condition de l’homme moderne et en particulier les pages pages 312-314.
[32] Deux articles précisent certains points de la pensée de l’action chez Arendt en la comparant à Weber et Habermas, ainsi que chez Aristote. Voir Ladrière Paul, « Espace public et démocratie, Weber, Arendt, Habermas », Raisons pratiques no. 3, 1992, pp. 19-43
[33] « Ce qu’il y a de pire et de plus angoissant en lui (l’homme), c’est bien plutôt cette insouciance vis-à-vis de telles choses « extérieures » qui constituent les plus grands dangers réels, et le fait qu’il évacue ceux-ci dans quelque chose d’intérieur où qu’ils peuvent être au mieux réfléchis mais sans qu’on puisse agir sur eux ni les modifier » (QP, 60).
[34] L’usage du terme « principe des principes » ne s’inscrit pas dans la recherche d’un « principe premier » en terme de principe fondateur avec son aporie et sa contradiction du principe absolu : comment au-delà de l’un peut-il y avoir autre chose ? La question est posée par un philosophe grec notamment. Damascius, Des premiers principes. Apories et résolutions, Paris, éd. Verdier, 1987.
Pratiques no. 3, 1992, pp. 19-43 ; « La sagesse pratique. Les implications de la notion aristotélicienne de la phronèsis pour la théorie de l’action », Raisons Pratiques, no. 1, 1990, pp. 15-37.
[35] Rancière Jacques, La Mésentente. Politique et Philosophie, Paris, Galilée, 1995.
[36] Je remercie Luigi Delia, philosophe du droit qui dans son Séminaire du CIPh, Lumières juridiques a apporté des clarifications importantes dans une de ses séances de Séminaire du CIPh à Genève.
[37] Voir Lordon Frédéric, La condition anarchique, Paris, Seuil, 2018.
[38] Voir, Lordon Frédéric (lecteur de Castoriadis), La condition anarchique, Paris, Seuil, 2018, pp. 167-169.
[39] Bobbio N., Essai de théorie du droit. La pensée juridique, Paris, éd. Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1998.
[40] Castoriadis Cornelius, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
[41] Balibar Etienne, Citoyen-sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011.
[42] Habitée par une géopoétique, au sens de Kenneth White car elle implique la création humaine. Voir, lettres aux derniers lettrés, Paris, Belles Lettres, 2017.
[43] Un projet d’anthologie de textes est en préparation, en repensant ses conditions de production.
[44] Ses sources sont en priorité le nazisme. Elle élargit ensuite sa réflexion sur la domination totale par des considérations sur le stalinisme, le maoïsme, l’analogie est discutée, discutable. Par ailleurs, elle n’accorde pas un poids suffisant au fascisme dans ses exemples. Nous ne pouvons approfondir ces points ici. Voir notamment, Prezioso Stéfanie, « Du fascisme italien chez Hannah Arendt », in Caloz-Tschopp M.Cl. (éd.), Lire Hannah Arendt aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2008, 209-2017.
[45] « La besogne de penser est comme Pénélope ; elle défait chaque jours ce qu’elle a fait la nuit précédente » (Arendt, 1981, 105).
[46] Arendt Hannah, La vie de l’esprit, t. 1 La pensée, PUF, 1983.
[47] Arendt donne l’exemple du tyran isolé et de l’action à plusieurs basée sur la promesse, dans l’espace public, en articulant action et jugement.
[48] Voir notamment à ce propos, Fauré Christine, « Hannah Arendt, la démocratie directe et mai 1968 », Les Temps modernes, no. 699, 2018, pp. 53-75 et les travaux d’Anne Amiel sur révolution et jugement.
[49] Caloz-Tschopp M.C., Hannah Arendt, le fil rompu entre violence et révolution au XXe siècle, » In, Prezioso Stéfanie, Chevrolet David (eds.), L’heure des brasiers. Violence et révolution au XXe siècle, Lausanne, Ed. d’En bas, 2011, p. 75-98.
[50] David W. Blight, Passages to Freedom : The Underground Railroad in History and Memory, Smithsonian Books, 2004(ISBN 1-58834-157-7).
[51] Douglass Frederick, Mémoires d’esclaves, Montréal, éd. Lux, 1980. FD
[52] F. Douglass décrit le fait que la destruction de la pensée fait consentir les esclaves à leur domination et exploitation (« les rend satisfaits »). Rappelons une caractéristique que relevait, dans un autre contexte historique en lien avec, le consentement du côté des bourreaux, à la participation aux crimes contre l’humanité par le nazisme, du SS A. Eichmann, responsable de l’organisation des trains pour l’extermination : « il ne pensait pas ». Etrange formule.Arendt a décrit ce phénomène à l’aide d’un paradoxe en débat : « la banalité du mal ». Elle l’a amenée 10 ans après le procès de Jérusalem à l’encontre d’A. Eichmann condamné à mort, à reprendre la réflexion et à écrire La vie de l’esprit (sur la pensée, la volonté, le jugement), en posant les bases, tout en s’appuyant sur une critique de la pensée contemplative et sur Kant, d’une philosophie politique après l’expérience totalitaire.
[53] Ce concept a été mis en avant par le politilogue Sandro Mezzadra. Voir Mezzadra Sandro, Derecho de fuga, ciudadania y globalizacion, Barcelona, Mapas, 2005.
[54] Arendt H., « Qu’est-ce que la liberté ? », La crise de la culture, Paris, éd. Gallimard, 1972, pp. 186-223. CC. Notons que l’édition français en question, ne stipule pas l’origine en anglais du texte publiée vraisemblablement au printemps 1960, dans la Chicago Review (volume 14, no. 1, pp. 28-41). Un autre texte très proche vient d’être publié à partir d’un texte en anglais « Freedom and Politics », Arendt H., « Liberté et politique », La révolution qui vient, Paris, Payot, 2018, pp. 311-345. On doit constater au travers des publications successives de textes d’Arendt annoncés comme inédits (ici), les fluctuations des relectures de l’œuvre et des thèmes, tendances à la mode dans ce cas en France autour des recherches d’espaces pour imposer un auteur dans les débats et de recherche d’hégémonie.
[55] Arendt H., « Liberté et Politique », La Révolution qui vient, Paris, Payot, 2018, (trad. Françoise Bouillot), intitulé « Freedom and Politics : A lecture », Chicago Review, vol. 14, no. 1, pp. 28-46.
[56] Le sens commun est un indice de sa puissance de mouvement : « Spontanéité, sans calculs. Ce que l’on fait soi-même, sans y être incité ni contraint par autrui ; sans être invité, ni contraint, sans intervention extérieure » (Petit Robert).
[57] Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, éd. Calmann-Lévy, 1961, p. 41. CHM
[58] Arendt Hannah, Qu’est-ce que la politique ? Paris, Points-essais, p. 33. QP
[59] Arendt Hannah, Essai sur la révolution, Paris, Tel Gallimard, 1963, p. 257. ER
[60] En Algérie par exemple et dans les dictatures latino-américaines dénoncées par les luttes anticoloniales et des Mères de la Plaza de Mayo face à la dictature argentine, expérience qui a pris une dimension mondiale.
[61] Arendt Hannah, « Qu’est-ce que la liberté ? » La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, 186-222. Son texte sur la liberté suit d’autres textes qui situent le contexte et la tonalité de sa réflexion, La tradition et l’âge moderne, le concept d’histoire, Qu’est-ce que l’autorité ? Il est suivi par La crise de l’éducation, La crise de la culture, vérité et politique, La conquête de l’espace et la dimension de l’homme. Le livre s’ouvre sur la fameuse préface, La brèche entre le passé et le futur qui commence par un vers de René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament », où elle présente le regroupement de ces textes comme « une succession de mouvements » avec des mots-clés de la pensée politique – liberté, justice, autorité et raison, responsabilité et vertud, pouvoir et gloire – et explique sa démarche des exercices de pensée.
[62] Amiel Anne, « Expérience et conceptualisation (Hannah Arendt). Comment se pensent les révolutions ? Comment les penser ? », Caloz-Tschopp M.C., Wagner V., Vers le desexil. Démarches, questions, savoirs. Le desexil en jeu. Une expérience d’Université Libre, Paris, L’Harmattan, 2019.
[63] Je pense ici aux recherches du Centre interdisciplinaire de sémiologie de l’Université de Neuchâtel, des chercheurs avec qui j’ai eu la chance de travailler.
[64] Arendt Hannah, Qu’est-ce que la politique ? Paris, Seuil, 1995 (1993, éd. originale en anglais).
[65] Elle décrit dans un passage que dans l’analyse de la cité de Dieu, Augustin dit que Dieu a créé le monde pour introduire la faculté de commencer de l’homme ; il aborde la liberté en terme politique mais sous le pouvoir de Dieu et non des hommes (p. 217).
[66] Voir Arendt H., « La désobéissance civile », Du mensonge à la violence, Paris, Agora, pp. 53-105.
[67] Qui pour Arendt n’existe ni dans les sociétés tribales, ni dans les foyers » (193), ni dans les gouvernements despotiques « qui exilent leurs sujets dans l’étroitesse du foyer et empêchent ainsi la naissance d’une vie publique » et aussi l’expérience totalitaire qui font douter « non seulement de la coïncidence de la politique et de la liberté mais encore de leur compatibilité » (193). « Moins il y a de politique, plus il y a de liberté, n’était pas juste au fond » (194).
[68] « Toute tentative pour dériver le concept de liberté d’expériences du domaine politique semble étrange et saisissante parce que toutes nos théories en ces matières sont dominées par l’idée que la liberté est un attribut de la volonté et de la pensée plutôt que de l’action (201). Nous reviendrons plus bas sur ce point à propos de la pensée où Arendt mène une critique de la pensée réduite à la contemplation, ce qui ne permet pas de l’envisager comme action.
[69] « Tel est le domaine où la liberté est une réalité du monde, tangible en paroles qu’on peut entendre, en actes qu’on peut voir, en événements dont on parle et dont on se souvient et que l’ont transforme en histoires avant de les incorporer dans le grand livre de l’histoire humaine » (201).
[70] Elle remarque en passant que pour une part, en Grèce, la liberté est devenue antipolitique (Parménide, Platon) en opposant la politique et la citoyenneté.
[71] Elle écrira ailleurs : « Quand domine la préoccupation pour la vie : il n’y a pas de politique, mais seulement de la prépolitique » (voir QP, texte 022384, p. 201). Dans sa manière de concevoir le commencement par la fondation, Arendt a une conception élitaire, esclavagiste et antiféministe de la liberté. Les enfants ne comptent pas non plus. Ailleurs, elle dénonce le foyer où sont confinés les esclaves, les femmes et les enfants, comme une privation de la liberté de tous. Sa pensée fluctue sur ce point.
[72] Volume II des Origines du totalitarisme, Paris, Poche, 1972.
[73] Pour situer deux textes qui complètent son essai sur la liberté, voir, en ce qui concerne, « Qu’est-ce que la politique ? », la préface de Sylvie Courtine-Denamy à Qu’est-ce que la politique ?, Paris, éd. du Seuil, (pp. 7-26) et le texte établi et commenté par Usurla Lutz qui apporte de précieuses indications pour situer les textes de ce livre. Pour ce qui est de Condition de l’homme moderne, voir le prologue d’Arendt (pp. 33-39).
[74] Arendt Hannah, « Prologue », Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, , 32-39.
[75] Son livre est édité en anglais en 1958 et en français en 1961.
[76] Arendt écrit au moment historique où est lancé le premier satellite dans l’espace.
[77] « Si la politique est source de désastre et si l’on ne peut pas se débarrasser de la politique, il ne reste justement plus que le désespoir ou, à l’inverse, l’espoir que les plats sortis du four ne nous seront pas servis brûlants, espoir quelque peu déraisonnable en notre siècle car, depuis la Première Guerre mondiale, nous avons dû manger chaque plat que la politique nous a servi considérablement plus chaud qu’aucun cuisinier ne l’avait préparé » (GP, 49).
[78] Le concept renvoie à un thème très présent dans la tradition de la philosophie politique.
[79] Lettre d’Arendt à Klaus Pipper du 27 avril 1956.
[80] Je remercie Ilaria Possenti pour sa remarque.
[81] On se rappelle la légende de Platon pour justifier la politique.
[82] A propos de la notion d’espace dans l’œuvre d’Arendt (espace des places, des positions, de l’action ; espace de liberté, d’apparence, espace public, cosmique), voir Debarbieux Bernard, « Les spatialités dans l’œuvre d’Hannah Arendt », Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Epistémologie, Histoire de la Géographie, Didactique, document 672, mis en ligne le 02 avril 2014, consulté le 11 octobre 2018. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/26277 ; DOI : 10.4000/cybergeo.26277
[83] Arendt Hannah, « Réflexions sur la révolution hongroise » (inédit), Arendt, (dir. Pierre Bouretz, Paris, Cuarto-Gallimard, 2002, 896-939.
[84] Voir à ce propos, Amiel Anne, Politique et Evénement, Paris, PUF, 1996.
[85] Voir les pages d’Arendt sur Hobbes dans l’Impérialisme.
[86] Amiel Anne, La non-philosophie de Hannah Arendt. Révolution et Jugement, Paris, PUF, 2001. « Convoquant tour à tour l’analyse des révolutions, la critique du travail et du mouvement ouvrier, le questionnement sur la publicité, la société du spectacle et la capacité de juger, le présent ouvrage entend restituer ce qui fait l’originalité de la réflexion d’Arendt sur l’histoire et la politique. Il la replace dans la lignée de Machiavel, de Montesquieu et de Tocqueville, dans la confrontation déterminante avec Marx, dans l’opposition constante à la philosophie politique. Justifiant la posture non-philosophique qu’elle n’a cessé de revendiquer », extrait du quatrième de couverture du livre.
[87] Meyer Katrin, « L’ambiguité de l’archein : la violence prépolitique d’Arendt », Caloz-Tschopp M.C. (éd.), Lire Hannah Arendt aujourd’hui, Pouvoir, guerre, pensée, jugement politique, Paris, L’Harmattan, 2008, 73-81.
[88] Voir Balibar Etienne, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2001 ; Spinoza politique. Le transindividuel, Paris, PUF, 2018.
[89] Pour Castoriadis, « la volonté c’est le désir sublimé »… « C’est le désir qui est passé par l’élucidation et par la réflexion », Castoriadis C., « Une trajectoire particulière », Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, Paris, Seuil, 2005, pp. 277 et 275.
[90] », Castoriadis C., « Une trajectoire particulière », Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, Paris, Seuil, 2005, p 279.
[91] Notons à ce propos que lorsqu’ Arendt pense à la guerre, c’est une autre cité, détruite – Troie – qui devient la référence pour penser la guerre. En 1939, Simone Weil a utilisé la même référence. Et aujourd’hui de quelle référence avons-nous besoin pour penser la guerre?
[92] Arendt Hannah, Sur la violence », Du mensonge à la violence, Paris, Agora, 1972, pp. 104-185.
[93] Voir la partie de l’essai à ce sujet.