Franz Fanon
Sans doute est-il superflu, sur le plan de la description, de rappeler l’existence de villes indigènes et de villes européennes, d’écoles pour indigènes et d’écoles pour Européens, comme il est superflu de rappeler l’apartheid en Afrique du Sud. Pourtant, si nous pénétrons dans l’intimité de cette compartimentation, nous aurons au moins de bénéfice de mettre en évidence quelques-unes des lignes de force qu’elle comporte. Cette approche du monde colonial, de son arrangement, de sa disposition géographique va nous permettre de délimiter les arêtes à partir des quelles se réorganisera la société décolonisée.
Le monde colonisé est un monde coupé en deux. La ligne de partage, la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police. Aux colonies, l’interlocuteur valable et institutionnel du colonisé, le porte-parole du colon et du régime d’oppression est le gendarme ou le soldat. Dans les sociétés de type capitaliste, l’enseignement, religieux ou laïque, la formation de réflexes moraux transmissibles de père et en fils, l’honnêteté exemplaire d’ouvriers décorés après cinquante années de bons et loyaux services, l’amour encouragé de l’harmonie et de la sagesse, ces formes esthétiques du respect de l’ordre établi, créent autour de l’exploité une atmosphère de soumission et d’inhibition qui allège considérablement la tâche des forces de l’ordre. Dans les pays capitalistes, entre l’exploité et le pouvoir s’interposent une multitude de professeurs de morale, de conseillers, de « désorientateurs ». Dans les régions coloniales, par contre, le gendarme et le soldat, par leur présence immédiate, leurs interventions directe et fréquentes maintiennent le contact avec le colonisé et lui conseillent à coups de croisse ou de napalm, de ne pas bouger. On le voit, l’intermédiaire du pouvoir utilise un langage de pure violence. L’intermédiaire n’allège pas l’oppression, ne voile pas la domination. Il les expose, les manifeste avec la bonne conscience des forces de l’ordre. L’intermédiaire porte la violence dans les maisons et dans les cerveaux du colonisé.
La zone habitée par les colonisés n’est pas complémentaire de la zone habitée par les colons. Ces deux zones s’opposent, mais non au service d’une unité supérieure. Régis par une logique purement aristotélicienne, elles obéissent au principe d’exclusion réciproque. Il n’y a pas de conciliation possible, l’un des termes est de trop. La ville du colon est une ville en dur, tout de pierre et de fer. C’est une ville illuminée, asphaltée, où les poubelles regorgent toujours de restes inconnus, jamais vus, même pas rêvés. Les pieds du colon ne sont jamais aperçus, sauf peut-être dans la mer, mais on n’est jamais assez proche d’eux. Des pieds protégés par des chaussures solides alors que les rues de leur ville sont nettes, lisses, sans trous, sans cailloux. La ville du colon est une vielle repue, paresseuse, son ventre est plein de bonnes choses à l’état permanent. La ville du colon est une ville de Blancs, d’étrangers.
La ville du colonisé, ou du moins la ville indigène, le village nègre, la médina, la réserve est un lieu malfamé, peuplé d’hommes malfamés. On y naît n’importe où, n’importe comment. On y meurt n’importe où, de n’importe quoi. C’est un monde sans intervalles, les hommes y sont les uns sur les autres, les cases les unes sur les autres. La ville du colonisé est une ville affamée, affamée de pain, de viande, de chaussures, de charbon, de lumière. La ville du colonisé est une ville accroupie, une ville à genoux, une ville vautrée. C’est une ville de nègres, une ville de bicots. Le regard que le colonisé jette sur la ville du colon est un regard de luxure, un regard d’envie. Rêves de possession. Tous les modes de possession : s’asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du colon, avec sa femme si possible. Le colonisé est un envieux. Le colon ne l’ignore pas qui, surprenant son regard à la dérive, constate amèrement mais toujours sur le qui-vive : « Ils veulent prendre notre place ». C’est vrai, il n’y a pas un colonisé qui ne rêve au moins une fois par jour de s’installer à la place du colon.
Ce monde compartimenté, ce monde coupé en deux est habité par des espèces différentes. L’originalité du contexte colonial c’est que les réalités économiques, les inégalités, l’énorme différence des modes de vie, ne parviennent jamais à masquer les réalités humaines. Quand on aperçoit dans son immédiateté le contexte colonial, il est patent que ce qui morcèle le monde c’est d’abord le fait d’appartenir ou non à telle espèce, à telle race.
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Faire sauter le monde colonial est désormais une image d’action, très claire, très compréhensible et pouvant être reprise par chacun des individus constituant le peuple colonisé. Disloquer le monde colonial ne signifie pas qu’après l’abolition des frontières on aménagera des voies de passage entre les deux zones. Détruire le monde colonial c’est ni plus ni moins abolir une zone, l’enfouir au plus profond du sol ou l’expulser du territoire.
La mise en question du monde colonial par le colonisé n’est pas une confrontation rationnelle des points de vue. Elle n’est pas un discours sur l’universel, mais l’affirmation échevelée d’une originalité posée comme absolue. Le monde colonial est un monde manichéiste. Il ne suffit pas au colon de limiter physiquement, c’est-à-dire à l’aide de sa police et de sa gendarmerie, l’espace du colonisé. Comme pour illustrer le caractère totalitaire de l’exploitation coloniale, le colon fait du colonisé une sorte de quintessence du mal. La société colonisée n’est pas seulement décrite comme une société sans valeurs. Il ne suffit pas au colon d’affirmer que les valeurs ont déserté, ou mieux n’ont jamais habité, le monde colonisé. L’indigène est déclaré imperméable à l’éthique, absence de valeurs, mais aussi négation des valeurs. Il est, osons l’avouer, l’ennemi des valeurs, détruisant tout ce qui l’approche, élément déformant, défigurant tout ce qui a trait à l’esthétique ou à la morale, dépositaire de forces maléfiques, instrument inconscient et irrécupérable de forces aveugles.
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Parfois ce manichéisme va jusqu’au bout de sa logique et déshumanise le colonisé. A proprement parler, il l’animalise. Et, de fait, le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. Il fait allusion aux mouvement de reptation du Jaune, aux émanations de la ville indigène, aux hordes, à la puanteur, au pullulement, au grouillement, aux gesticulations. Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire.
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Monde compartimenté, manichéiste, immobile, monde de statues : la statue du général qui a fait la conquête, la statue de l’ingénieur qui a construit le pont. Monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les épines écorchées par le fouet. Voilà le monde colonial. L’indigène est un être parqué, l’apartheid n’est qu’une modalité de la compartimentation du monde colonial. La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites. C’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours, que je grimpe. Je rêve que j’éclate de rire, que je franchis le fleuve d’une enjambée, que je suis poursuivi par des meutes de voitures qui ne me rattrapent jamais. Pendant la colonisation, le colonisé n’arrête pas de se libérer entre neuf heures du soir et six heures du matin.
Fanon F. (1868) : Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, extrait du chap. I.
« Que le combat anticolonialiste ne s’inscrive pas dans une perspective nationaliste, voilà ce que l’histoire nous apprend (…). La conscience nationale au lieu d’être la cristallisation coordonnée des aspirations les plus intimes de l’ensemble du peuple, au lieu d’être le produit immédiat le plus palpable de la mobilisation populaire, ne sera en tout état de cause qu’une forme sans contenu, fragile, grossière. Les failles que l’on y découvre expliquent amplement la facilité avec laquelle, dans les jeunes pays indépendants, on passe de la nation à l’ethnie, de l’état à la tribu »,
Fanon F., Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1968, p. 95