Le droit à la vérité, bon gré mal gré*

Sévane Garibian, docteure en Droit des Universités de Paris Ouest-Nanterre-La Défense et de Genève. Auteure de Le crime contre l’humanité au regard des principes fondateurs de l’Etat moderne. Naissance et consécration d’un concept (2009)

Alors que d’aucuns s’apprêtent, comme chaque 24 avril, à commémorer le génocide des Arméniens, un juge fédéral argentin déclare le 1er du mois que « L’Etat turc a commis le crime de génocide au détriment du peuple arménien, dans la période entre 1915 et 1923 ». La décision judiciaire, définitive, constitue une première mondiale. Elle est le fruit d’une procédure initiée en 2000 par le requérant Gregorio Hairabedian (descendant de victimes du génocide), à laquelle se joindront cinq ans plus tard des instances représentatives de la communauté arménienne d’Argentine. Il s’agit toutefois de bien comprendre les contexte et cadre d’un tel jugement, tout à fait singuliers et uniques en leur genre.

Ancienne terre d’accueil de nombreux criminels nazis, déchirée par son propre passé dictatorial à l’origine d’au moins 30 000 disparus (1976-83), l’Argentine a pour particularité d’expérimenter, depuis l’immédiat lendemain de la dictature militaire, la quasi-totalité des outils juridiques connus dans le traitement de violations massives de droits de l’homme : auto-amnistie puis commission d’enquête (1983), premier procès pénal (1985) suivi de nouvelles amnisties (1986-87), pardon présidentiel (1990), abrogation des amnisties déclarées inconstitutionnelles par la Cour suprême et réouverture des poursuites pénales (2005). Surtout, les années 90 voient la naissance d’une nouvelle pratique judiciaire alternative sui generis, visant initialement à contrer le verrouillage de tout accès au juge par les amnisties alors encore en vigueur : les « procès pour la vérité » (juicios por la verdad), véritable spécificité nationale. Créée en réaction à la politique de l’oubli de l’époque, cette pratique hybride a pour fonction originelle de permettre aux familles des disparus de la dictature d’exiger de leur Etat d’enquêter sur le sort des victimes ; ceci au nom du « droit à la vérité », reconnu comme tel dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (elle-même très engagée dans la lutte contre l’impunité et la « restauration de la vérité »). Entre commission vérité et procès pénal classique, entre réparation et rétribution, les procès pour la vérité offrent une nouvelle approche de la mission du juge, non plus punitive mais simplement déclarative : ce qui est réclamé dans ce cadre particulier, ce n’est pas le jugement et la condamnation pénale de personnes accusées de violations graves des droits de l’homme, mais la connaissance du destin des victimes par l’établissement et la clarification des faits, couplés de la reconnaissance judiciaire de leur vérité. Ca a bien eu lieu.

La décision atypique du juge fédéral argentin concernant le génocide des Arméniens est donc l’occasion de rappeler trois choses. D’abord, l’existence affirmée d’un droit à la vérité en matière de violations graves des droits de l’homme, dont on trouve le fondement en droit international : c’est d’ailleurs à l’initiative de l’Argentine qu’est adoptée, le 20 avril 2005, la première résolution de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies sur le droit à la vérité – sans compter qu’elle est en outre l’un des Etats ayant le plus œuvré à l’adoption de la Convention internationale sur les disparitions forcées du 20 décembre 2006, qui consacre explicitement ce même droit. Ensuite, l’apport extra-ordinaire de la pratique méconnue – ou méprisée – des procès pour la vérité, qui nourrit pour le moins la réflexion sur les modes alternatifs (non punitifs) du traitement souvent problématique des crimes de masse, face à certaines limites, voire même apories, de la justice pénale nationale et/ou internationale en la matière. Enfin, l’importance du pouvoir d’interprétation des juges et, par là même, leur rôle fondamental dans le processus de création de droit – lequel droit, faut-il encore le dire, est un système normatif dynamique et flexible.

Au-delà des interrogations que peut susciter chacun de ces trois points, il convient de souligner ici que c’est précisément leur conjonction qui a rendu possible le jugement déclaratif du juge argentin. Mais à cette configuration s’ajoute un élément supplémentaire : aujourd’hui ce n’est plus tant la question de l’existence et de l’effectivité du droit à la vérité qui serait à l’ordre du jour, mais celle, plus subtile, de son utilité – c’est-à-dire de sa fonction à la lumière des contextes de son énonciation et des usages qui en sont fait par les acteurs juridiques. Le ça a eu lieu du juge au sein de procès pour la vérité (tout comme, parallèlement, celui du législateur lorsqu’il adopte des lois dites mémorielles) répond en réalité au ça n’a pas existé d’un Etat qui amnistie ou qui nie. En d’autres termes, le recours à un droit désigné comme « mémoriel » n’est finalement que le produit direct d’une situation initiale d’impunité, venu combler, bon gré mal gré, un trou laissé dans l’Histoire.

Tant d’éléments qui offrent l’occasion de (re)-penser, plus généralement, la relation qu’entretiennent droit/vérité/histoire, dans le contexte des riches débats relatifs au traitement des crimes de masse et à la mise en lien du passé et du présent, par le droit.


* Texte paru dans le journal Le Monde du 15 avril 2011 (rubrique « Débats », p. 19) sous le titre « Les procès de mémoire sont justifiés. Créer de nouveaux outils juridiques »