Marie-Claire Caloz-Tschopp**
« Pour que les intellectuels aient prise sur la violence et sur les violences, il faut peut-être qu’ils cessent de l’observer, et pour cela qu’ils découvrent qu’ils sont toujours impliqués dans son économie – non seulement de manière générique (par exemple au sens d’une violence propre du logos : raison, discours), mais sous des formes spécifiques. Il leur faut découvrir qu’ils exercent des formes spécifiques de violence, sur eux-mêmes et sur d’autres ».
Etienne Balibar, « La violence des intellectuels », Ligne n° 25 (Violence et Politique), n° 9, 1995
A partir d’une recherche en cours sur la violence, la guerre et la révolution au XXIe siècle, je m’intéresse ici à la transformation radicale du concept de révolution et à la démarche d’un philosophe en activité confronté à l’émergence de la « violence extrême »[1] dans la modernité capitaliste.
Les formes contemporaines de violence extrême constituent une aporie centrale à la fois pour la théorie de la révolution et pour la pratique philosophique et politique. Dans ce texte, je commence par une question simple : que nous propose Etienne Balibar pour concevoir cette aporie, et à partir d’elle, révolutionner la révolution et la philosophie ? Quelle position construit-il tout au long des années, pris dans des contextes historiques, politiques, théoriques divers ? Sa position dans le travail philosophique et politique que je qualifie à partir du courage et de la ruse, comme nous allons le voir, visent à « civiliser la révolution ». On peut ajouter, en le lisant, à « civiliser la philosophie ». Cet article ne vise pas à prendre l’objet de la révolution pour thème central, mais à questionner ce que « civiliser la révolution » peut signifier aujourd’hui quand Balibar réfléchit à la violence et à la civilité. En bref, il s’agit d’intégrer dans la révolution la question difficile de son rapport à la violence et surtout à la violence « extrême », de tisser ensemble un objet, une démarche théorique et une position. Il s’agit de répondre à une nouvelle question, non plus celle de Kant : « comment s’en sortir ? ». Celle-ci est devenue après le XXe siècle : « que faire, comment penser quand on ne peut pas s’en sortir », en quoi toute révolution politique, et toute philosophie qui cherche à la penser, en sont radicalement transformées ?
Ce chapitre se déroule en six étapes : il s’agit de 1. questionner un contexte mondial bouleversé ; 2. situer ma propre lecture de Balibar ; 3. interroger deux mythes et une métaphore pour saisir l’aporie des rapports entre violence et révolution qui, comme le montre Balibar, met en cause la possibilité même de la politique et de la philosophie; 4. proposer une analyse d’un cas et de ses enjeux; 5. dégager une forme de courage non guerrier et ce qu’elle implique; 6. demander : révolutionner la révolution, mais quelle révolution ? Ce texte se termine par cinq questions pour un débat politique et philosophique à poursuivre.
En guise de préalable, deux remarques, sous formes de questions, me paraissent nécessaires. D’une part, quand la fidélité à une histoire et à un paradigme théorique : Marx, se conjugue dans une dialectique ouverte avec d’autres références, et avec ainsi qu’à la recherche d’autonomie et de création politique, que devient la démarche philosophique et à quoi peut-elle aboutir ? Quelle est la sorte de courage théorique et pratique nécessaire pour reprendre la réflexion sur le thème de la révolution, lourdement chargé par la violence extrême de la modernité capitaliste, du XXe siècle et du XXIe siècle?On peut faire l’hypothèse qu’accepter de reprendre ce questionnement aujourd’hui conduit à redéfinir radicalement la révolution, la politique et la démarche philosophique. Un des ressorts de ces apories est l’évanouissement des figures porteuses d’alternative – classes, masses, nations opprimées – que ne peut compenser la fragilité du recours à l’universel cosmopolitique en suspens du « droit d’avoir des droits »[2]. Actuellement, cet universel évanouissant renvoie à une multiplicité de figures individuelles sans point de convergence.[3] Balibar prend en charge l’aporie suivante : penser la révolution quand elle fait l’expérience de la violence extrême. On constate chez lui une manière de pratiquer la philosophie qui nous informe à la fois sur l’exigence de fidélité au projet révolutionnaire et sur les difficultés liées aux limites du paradigme de la révolution, tout en questionnant son devenir après 1989 et aujourd’hui dans les conflits en cours, notamment en Europe, en Turquie, autour de la Méditerranée, au Moyen-Orient, mais aussi plus globalement dans un contexte planétaire en plein bouleversement.
D’autre part, et plus spécifiquement, il s’agit de reprendre la question de l’imbrication entre guerre et révolution au XXe siècle posée notamment par Hannah Arendt dans son Essai sur la révolution[4] en la soumettant à un débat élargi dans le mouvement communiste, avec des philosophes marxistes, d’autres auteurs socialistes, anarchistes, de nouveaux acteurs des mouvements sociaux. Par quelles voies Balibar remet-il à son tour en cause des visions historiques de la révolution impliquant la prise du pouvoir[5] par la violence, l’exigence de le garder et donc d’assumer la guerre (guerre civile, assassinats d’opposants, torture et autres formes de répression, etc.) ? Devrait-on penser que, dès lors qu’il interroge la violence devenue « extrême » (selon son propre terme), sa démarche remet en cause la possibilité même de la révolution, détruit l’utopie de la révolution et son illusion mythique, renforçant par là-même les adversaires de la révolution ? L’argument est assez courant pour être cité et discuté. Nous allons voir comment Balibar complexifie la question en repensant le rapport entre violence extrême et possibilité de la politique et de la philosophie[6] en explorant à nouveau la question d’Arendt mais aussi en poursuivant le débat avec l’anthropologue Françoise Héritier[7] puis en le prolongeant dans d’autres débats dans divers moments, divers lieux et avec une diversité d’interlocuteurs dans plusieurs continents. Balibar est amené à concevoir une pratique du courage[8] à la mesure de l’enjeu qu’il pose: redéfinir la pratique politique et philosophique aujourd’hui.
Ce choix reprend par un autre bout le renversement de Hegel par Marx pour ancrer la théorie dans la praxis et l’histoire des luttes, en lui donnant un nouvel horizon tragique. Balibar retravaille des concepts de Marx – par exemple : émancipation, communisme, révolution – de la philosophie politique – pouvoir, domination, souveraineté, désobéissance civique, émeute, insurrection, guerre civile, coup d’Etat, état d’exception, auto-organisation, droit, constitution, Etat, etc. – pour « civiliser la révolution » et « civiliser l’Etat »[9] Un tel programme relativise fortement l’opposition entre réforme et révolution qui a divisé les communistes et les socio-démocrates au XXe siècle : on se trouve dans un autre débat, où il faut prendre en compte les apories philosophiques et politiques, les ambiguïtés des rapports entre violence, civilité et révolution.
Un contexte planétaire bouleversé
Les théories, les expériences révolutionnaires ont été radicalement requestionnées au prisme de certains événements tragiques des XVIII-XXe siècles et de leurs suites au XXIe siècle, mais aussi par les évolutions des pratiques guerrières après les guerres du Vietnam, d’Algérie, les dictatures d’Amérique latine, l’Afghanistan, etc. Ces événements qui se sont déroulés dans des contextes divers et ces mises en question ont directement influencé la réflexion d’Etienne Balibar sur la violence et la révolution. Par quels labyrinthes l’ont-ils conduit à un travail de mémoire sur des politiques d’exterminations (« Vernichtung »)[10], de destruction au XXe siècle, leurs genèses et leurs traces dans les massacres coloniaux, les « guerres mondiales »[11], les génocides accompagnent certains conflits actuels? Par quels déplacements épistémologiques et éthico-politiques, Balibar construit-il sa démarche afin que la réflexion sur la révolution ne devienne pas taboue, impensable, qu’elle concerne encore la philosophie et la politique? Assistons-nous à l’émergence d’un nouveau paradigme de la philosophie politique où la révolution reste un objet de recherche et de questionnement ?
La révolution au sens du XVIIIe-XXe siècle (révolutions libérales, anti-impérialistes, ouvrières, anti-coloniales, des nouveaux mouvements sociaux, etc.) ne semble pas être à l’ordre du jour, en Europe alors qu’elle est présente à ses frontières. Son spectre hante toujours le monde. Or la violence extrême est un fait de réalité, une forme de violence d’Etat et de société à laquelle n’échappe pas le processus révolutionnaire. Le projet de Balibar consistant à civiliser la révolution bouleverse les catégories de la pensée, la démarche et la pratique philosophique. Avec le capitalisme, le colonialisme, l’impérialisme financier au tournant du XXe siècle, la guerre « totale »[12], nous sommes dans l’incertitude, non seulement face au progrès mais face au futur, proches en cela de la figure de l’Ange de l’histoire de Walter Benjamin[13]. Après le court XXe siècle de l’âge des extrêmes entre 1914 et 1991[14] et pris dans le processus de la globalisation en cours, les protagonistes de la violence d’Etat, de société et de la violence révolutionnaire sont amenés à questionner radicalement les « limites incompressibles », terme que Balibar emprunte à Spinoza et qu’il utilise en plusieurs endroits de son livre Violence et Civilité quand il réfléchit à la violence « extrême ».
Toutes ces années, quand Balibar réfléchit à la violence et à la civilité, il envisage un nouveau spectre de la guerre et de la révolution sur le territoire d’un empire qui avait installé dès 1945 son hégémonie mondiale en la consacrant par le bombardement nucléaire de Hiroshima et Nagasaki. Aujourd’hui, la chute des tours est-elle un des symboles de la fragilisation de l’empire étasunien dans la nouvelle conformation des empires oligarchiques (Etats-Unis, Chine, Europe, BRICS, etc.) et d’une nouvelle géopolitique, y compris en Europe. C’est en tout cas un acte de nouveaux guerriers visant à le délégitimer. Ils se réclament également de la révolution. Le mot est le même, il se conjugue avec d’autres visées révolutionnaires et formes de guerre (interprétation du Djihad), d’autres prises de pouvoir (Califat, Etat islamique, Etats religieux), mais toujours avec les mêmes violences extrêmes.
La Première guerre mondiale a été déclenchée par l’attentat de Sarajevo. Les attentats-suicides du 11 septembre 2001, visant l’empire états-unien, ont marqué le passage à une configuration nouvelle de la guerre et de la révolution dans une planète à une nouvelle étape de globalisation. Depuis septembre 2001, et déjà depuis la guerre en ex-Yougoslavie, cette « guerre de fondation » aux frontières de l’Europe selon la philosophe Rada Ivekovic[15], l’actualité montre que la question du rapport entre violence et révolution reste d’actualité, mais doit être saisie dans un nouveau contexte. Les changements sont rapides et tous les conflits guerriers prennent désormais une dimension mondialisée (Afghanistan, Tchétchénie, Irak, Gaza, Lybie, Ukraine, Syrie, Etat islamique, etc). C’est dans ce moment historique que Balibar reprend la question des rapports entre violence, civilité et révolution. A cet égard, il suit à cet égard un autre fil d’interrogation que celui de Derrida et Habermas[16], Negri et Hardt ou Badiou. Il revisite Marx, avec d’autres outils et références, en prenant acte du contexte historique et en cherchant à penser, à partir de cette nouvelle étape de transformation de la politique et de la guerre, les conditions d’un processus de civilisation de la révolution.
Ma lecture de Balibar
Des précisions sont nécessaires pour situer ma propre lecture de Balibar. Ma lecture de Marx et de Balibar a été effectuée en Amérique latine dans les années 1970 (Colombie), où le livre Lire le Capital circulait largement, dans un contexte de violence, de guerre civile, de forte présence des para-militaires, des guerrillas, de torture, de cruauté, etc.. Au-delà de ces premières lectures depuis un continent et un pays en proie à la violence, ma perspective sur la question du rapport entre violence, guerre et politique provient de deux expériences concrètes ; l’une politique, l’autre académique.
Après un séjour de travail de cinq ans en Colombie dès les années 1970, j’ai été confrontée directement, en Suisse et en Europe, à une violence d’Etat – structurelle, quotidienne – dans les politiques migratoires ; l’administration étatique du droit d’asile, du chômage, et d’autres secteurs des services publics ; et ce qui a été nommé par un politologue genevois – Laurent Monnier[17] – « l’apartheid » en Europe et en Suisse dans les années 1970-1980 observable dans la politique migratoire, puis la mise en place du « laboratoire Schengen »[18] et d’autres dispositifs, outils de politique sociale, de police, de sécurité publique, etc.. Il m’a été possible d’observer directement la mise en œuvre, dans les dispositifs dits d’accueil et de renvois forcés des requérants d’asile, des sans-papiers, des migrants, d’un type de violence inclassable dans la rhétorique du néo-libéralisme et d’une sorte d’hégémonie de « l’utilitarisme migratoire », selon le chercheur Alain Morice[19] mais aussi dans la simple dénonciation de la violence policière classique et plus largement de ce qui a été a appelé une « démocratie national-sécuritaire »[20]. Depuis les années 1980, les politiques migratoires en Europe et dans les pays riches se sont caractérisées par un saut quantitatif et qualitatif dans les structures, les dispositifs, les outils, les pratiques – impliquant la torture et la mort – mises en œuvre, lors de tentatives d’accès au territoire des pays riches[21], dans les détentions administratives et dans les expulsions forcées[22]. La situation m’a poussé à développer un travail individuel de recherche et à participer à un travail collectif avec des citoyens et chercheurs académiques, au sein du mouvement social de défense du droit d’asile en Suisse et en Europe, et notamment dans le cadre du Groupe de Genève Violence et droit d’asile en Europe fondé en 1993[23]; dans le cadre duquel Balibar a écrit un texte important sur la question des frontières[24].
Une collaboration s’est depuis lors mise en place avec lui et d’autres chercheurs dans divers domaines (philosophie, sémiologie, économie, droit[25], science politique, sociologie, anthropologie, santé publique, travail social, psychanalyse, etc.). Et huit ans de travail (formation, recherche universitaire) dans l’action humanitaire à Genève (siège du CICR) a permis de cerner des paradoxes, des ambiguïtés[26], d’un tel domaine de travail et de disposer d’informations sur les dispositifs et outils de la guerre actuelle. Dans le domaine académique, ce travail m’a conduite à déplacer mes recherches de l’épistémologie, la sémiologie et la logique vers la théorie politique, la philosophie politique et à rédiger une thèse sur l’œuvre de Hannah Arendt[27].
Pour ressaisir la réflexion d’Arendt à partir des Sans-Etat du XXe siècle au prisme de cette actualité, il a fallu lire les nombreuses recherches d’historiens du XXe siècle (sur le nazisme, les récits du génocide arménien, la « Solution finale »[28], le Goulag), suivre les transformations de la forteresse Europe[29], et dégager l’intérêt du noyau central de ses travaux sur les sans-Etat : les notions d’humains superflus et de droit d’avoir des droits[30]. Arendt a décrit le choc de sa découverte des preuves irréfutables de l’existence des camps d’extermination en 1943. J’ai montré comment la « superfluité humaine (human superfluity) » [31] et son renversement en droit d’avoir des droits a marqué profondément sa théorie politique et lui a fait redéfinir le pouvoir en terme de domination et d’action en intégrant la compréhension et le jugement dans sa philosophie politique[32]. Son questionnement sur la révolution a été connu en France notamment grâce à l’ouvrage d’Anne Amiel, Révolution et Jugement[33]. Son Essai sur la révolution – comparaison entre la révolution française et américaine – édité en anglaisen 1963 a été largement débattu et a exercé une influence considérable sur ce débat au XXe siècle. Notons particulièrement qu’Arendt dégage l’imbrication problématique entre guerre et révolution au XXe siècle en s’interrogeant sur le rôle de la pensée et du jugement dans le processus révolutionnaire et en se demandant si la violence conduit les philosophes à devenir mutiques (Caloz-Tschopp 2001b). Nous allons voir comment Balibar reprend ces questions cinquante ans plus tard.
Comparons seulement pour l’instant les situations historiques de ces deux œuvres. Arendt est née au début du XXe siècle (1907), quelques années avant la Première guerre mondiale, qui marque le tournant impérialiste du XXe siècle décrit par Rosa Luxemburg, Lénine, Hilferdings, etc, et un saut quantitatif et qualitatif dans la violence guerrière de masse, dont les outils avaient déjà été expérimentés dans les colonies (génocide de Namibie, massacres de masse, camps, méthodes de répression). Le pouvoir capitaliste impérial change : la guerre devient totale, s’industrialise, efface la distinction entre soldats et population civile, utilise des armes de destruction massive, dont la bombe nucléaire, met en œuvre l’extermination de masse dans les formes du XXe siècle. Balibar est né en 1942, en pleine Deuxième guerre mondiale, après la défaite des nazis en Russie, quelques mois après la mise en œuvre de la Solution finale nazie et trois ans avant le bombardement de Hiroshima et Nagasaki qui consacre l’hégémonie de l’empire américain avec la chute du nazisme (le Troisième empire comme l’a appelé Victor Klemperer)[34]. Depuis l’Allemagne puis les Etats-Unis (Arendt), la France et les Etats-Unis (Balibar), les deux philosophes, dont les statuts sont certes différents (l’une est réfugiée, l’autre est enseignant), ancrent leur travail philosophique dans des moments particuliers et cruciaux de l’histoire tragique du XXe siècle.
3. Pour imaginer : relire des mythes
Pour pouvoir imaginer une démarche philosophique, et avant de tenter de la nommer, de la décrire, de l’évaluer, d’en analyser des traces perceptibles, deux mythes de la Grèce ancienne[35] et une métaphore évoquée par Arendt permettent de laisser la place à une première impression intuitive. J’emprunte le premier mythe du labyrinthe à Castoriadis[36] que l’on peut citer[37] L’incertitude des Grecs se complexifie quand on tisse le mythe de Dédale avec un autre mythe sur le Dieu des enfers : Eurydice et Orphée.Orphée prend le risque d’aller en enfer pour chercher Eurydice, en ressortir et la libérer de la mort. Il ne doit pas se retourner, céder à la séduction de l’enfer. Avec d’autres, par le moment de sa naissance, Balibar est entré malgré lui dans l’enfer du XXe siècle dans lequel se débattent les guerriers et les révolutionnaires. Comment a-t-il pu non pas en ressortir sans se retourner, sans avoir cédé à la fascination de la violence de mort, de destruction mais en étant « dedans » (re)vivre, pratiquer la philosophie, lutter, rêver encore de citoyenneté, de civilité et de révolutionner la révolution? Arendt, quant à elle, évoque la figure des chevaliers du XXe siècle cheminant sur la glace du lac de Constance, sans mesurer que la glace est fragile et qu’ils peuvent être engloutis dans le néant.
En résumé, Balibar est entré à son tour dans le labyrinthe, plutôt que de rester étendu parmi les fleurs comme le poète Rilke que cite Castoriadis[38]. Il a eu le courage, non pas d’entrer mais de parcourir à son tour les dédales de l’enfer tragique du XXe siècle et ses suites au XXIe siècle en ne cédant pas à la destruction, en lui résistant, en pratiquant un travail de connaissance exigeant, vaste, complexe. Nourri par l’expérience, il ne cède pas à la séduction de s’installer dans le champ de ruine évoqué par Walter Benjamin. Il pratique une démarche de questionnement, de recherche en intégrant la complexité de la globalisation, avec la constance que donne la longue pratique de la philosophie, en travaillant sur la question la plus difficile peut-être, à part celle de la justice : celle de la violence extrême, de la vie et de la mort, quand elle prend le visage de la destruction, de la cruauté, de l’exterminisme de masse, tout continuant à explorer les labyrinthes des révolutions, toujours en train de se faire, de se défaire, de se perdre, de se gagner, de s’inventer. Il ouvre ainsi des espaces pour penser une nouvelle philosophie de l’histoire.
Balibar ne fait pas partie des chevaliers imprudents et inconscients[39] cheminant sur le lac de Constance dont parle Arendt pour décrire les dangers du XXe siècle. Son engagement à la fois prudent et résolu, son souci de prise en compte de la complexité, l’éloigne d’une telle figure. Comment imaginer, nommer alors sa démarche inscrite dans l’histoire moderne d’aujourd’hui et dans la révolution quand il prend les formes de l’engagement « évanouissant », de la fidélité non messianique, du débat soucieux d’échapper au pouvoir de mort et d’inventer de nouvelles manières de connaître, de se positionner, de philosopher comme il le souligne en divers endroits de son travail? On va voir comment Balibar dessine une figure très éloignée de la figure du maître ou du philosophe médiatique ou encore du philosophe qui cherche à exercer un pouvoir d’avant-garde, de surplomb des intellectuels censés former les masses avec une illusion d’hégémonie dans le débat philosophique et politique. Le vieux rêve de Platon adversaire de la démocratie, pasteur-philosophe du troupeau est bien présent dans le domaine de la philosophie. Ce n’est pas celui de Balibar.
Un cheminement complexe
Dans un tel contexte, je me propose d’effectuer une analyse de cas limitée du travail philosophique. Toute expérience humaine, politique nous est précieuse pour nous situer dans notre temps. L’enjeu d’une analyse de cas est à la fois de saisir ce qu’elle nous indique sur le pouvoir, la violence, la révolution, la praxis révolutionnaire et la place de la pensée aujourd’hui. Il s’agit d’examiner comment Balibar aborde les difficultés d’une réflexivité de la pratique révolutionnaire (dont l’exigence a été soulignée notamment par Anne Amiel[40] tout en effectuant un certain nombre de déplacements théoriques concernant les rapports entre philosophie, violence, guerre et révolution.
Un tel exercice suppose d’abord d’éviter une pensée de classement, de séparation, de division, de ne pas chercher à fixer un auteur sur des positions arrêtées, des moments figés, des dogmes, de ne pas se laisser enfermer dans un quelconque esprit de chapelle, de ne pas céder au provincialisme national ou européen, d’éviter les pièges de la lutte hégémonique dans le discours universitaire (crédits et scène médiatique obligent) ou – notamment même autour de l’œuvre de Marx. Elle implique ensuite de s’interroger sur les liens entre démarche philosophique et révolution, en les envisageant tous deux dans une relation complexe. Soulignons que la révolution dans laquelle s’insère la démarche de Balibar n’est ni une religion, ni une utopie, ni un rêve, ni même une régression à une vision cyclique de l’histoire. C’est une pratique historique fragile et, incertaine, ancrée dans les évolutions de l’histoire mondiale. Oser être soi, oser aller au bout de ses propres questions, n’est-ce pas la chose la plus difficile du monde, que ce soit en philosophie, en politique, en musique, en art, dans n’importe quelle aventure humaine ? Concernant Balibar, le constat d’une fidélité dans la théorie et l’engagement politique ne doit pas nous engager à voir son parcours comme une adhésion figée à un maître (le fantôme d’Althusser), à des concepts (par exemple la ex. dictature du prolétariat, le mode de production, la praxis et la théorie, etc.), ni même à le périodiser en termes de clivages, de scissions, de revirements. Ce qui frappe à l’observation est la continuité d’une traversée dynamique de la vie et de l’histoire, tout en déconstruisant les schèmes, concepts, débats tout en élargissant les outils théoriques, avec une recherche constante de cohérence provisoire, incertaine entre le projet, le philosophe et l’œuvre. Notre objet d’analyse sera la place qu’a pris, peu à peu et par tâtonnements, la violence extrême dans son œuvre, et la capacité du philosophe à interroger son propre rapport à la violence, ses propres ambiguïtés, celles des tenants de la révolution, à partir notamment de l’analyse critiques des limites de théories comme le marxisme mais pas uniquement et la recherche d’outils pour les dépasser.
Les enjeux complexes d’une trajectoire ne sont pas forcément visibles au premier regard. Suivant comment et où on les regarde et comment on en parle, ils se banalisent, se diluent dans la violence, disparaissent. L’énigme est d’emblée sérieuse. Transformons donc la question « Pourquoi Balibar ? »[48] en « Comment lire Balibar aujourd’hui ? » pour saisir ce qui intéresse le philosophe et lui fait poursuivre un questionnement inlassable autour du pouvoir, de la révolution, du communisme malgré les difficultés, les échecs de révolutions passées. Il ne s’agit donc pas de situer son travail et son œuvre dans l’histoire de la philosophie qui est non linéaire ou encore de décrire la place du concept de révolution dans sa lecture de Marx, Hegel, Spinoza, Arendt, Schmitt, etc., ni de décortiquer certains débats spécialisés. Qu’est-ce que ce déplacement du pourquoi au comment de l’objet (la révolution), une relation entre travail de connaissance, questions éthico-politiques, une démarche du travail des concepts nous renseigne sur l’articulation entre l’élaboration d’une position courageuse qui se méfie de la violence destructrice, la contourne, la transforme, la convertit en civilité et la construction d’objets, de problèmes mis en lien avec des difficultés contemporaines du travail philosophique et civique.
Pour (entre)voir la révolution en explorant les formes de violence extrême qui ont culminé au XXe siècle, il faut certes avoir le courage de s’étonner[49]., pour comprendre, juger et affronter le réel de la destruction sans les dénier, selon les mots de Hannah Arendt[50] Pour Balibar, cet étonnement, référent de base de la tradition de la philosophie gréco-occidentale – enrichie par l’analyse arendtienne de la compréhension et du jugement – ne suffit pas. Pour lui, il s’agit, nous l’avons rappelé, de « révolutionner la révolution ». Mais dans cette perspective, il ne s’agit pas non plus de se contenter d’un déni de la violence, précise Balibar en citant Derrida dans le livre Violence et Civilité[51]. Il ne s’agit pas non plus d’un choix utilitariste (la fin justifie les moyens), par sa réduction au pragmatisme, (voir le débat entre Trotski et Dewey[52] ou même d’une position de contre-violence, comme on peut le trouver par exemple, après Tchernobyl, dans un texte de Anders écrit en 1987 et réédité en 2014 dans le contexte du débat en Allemagne sur le nucléaire et de la présence militaire américaine en RFA. Balibar déplace les questions : il contribue à inventer un style renouvelé d’insurrection, entre résistance et transgression, à déplacer des conformismes établis en ouvrant l’interrogation sur « la civilité », basée sur ce qu’il appelle l’anti-violence. Il s’agit par là essentiellement d’inscrire la puissance de la création politique et philosophique dans la mortalité, la finitude individuelle et collective, que j’interprète pour ma part en terme d’ « utopie dystopique », comme je m’en explique dans un article détaillé[53] En bref, sa démarche ne s’inscrit donc pas dans les idéologies de la catastrophe qui prédisent l’apocalypse et qui effacent l’espoir derrière la peur, en une sorte d’anthropophobie (Bronner 2014), mais de proposer une anthropologie de la création et de l’action, intégrant un questionnement renouvelé sur l’ontologie, l’éthique politique de la liberté et de la responsabilité et ses limites. En résumé, en lisant Balibar, il est possible de constater la lente et laborieuse mise à jour fragile, incertaine d’une aporie centrale de la politique et de la philosophie. Avec d’autres, il suit un vaste parcours théorique, conduit des débats très divers, l’amenant, par des chemins tortueux, à transformer ses outils théoriques, sa démarche, en proposant un programme ambitieux pour les révolutionnaires du XXIe siècle.En d’autres termes, il s’agit donc pour Balibar de questionner les situations politiques paradoxales, mais aussi de dépasser la méthode du paradoxe d’Arendt[54] en renouvelant la méthode dialectique : c’est ainsi que je comprends la perspective de révolutionner la révolution.
S’engager dans le questionnement de la tradition théorique de la révolution (marxisme et divers auteurs de la philosophie politique classique) ainsi que des expériences et pratiques révolutionnaires, implique donc de prendre en compte les ambivalences, les ambiguïtés, les dilemmes et les difficultés intrinsèques à la politique et aux processus révolutionnaire[55] dans diverses situations historiques. Par exemple, une phénoménologie de la violence – une des démarches utilisées par Balibar – intégrant les difficultés de la pratique philosophique laisse apparaître une ambiguïté du champ philosophique qui, de fait, participe à l’expulsion de la violence à l’extérieur de l’espace philosophique et politique, alors qu’elle le structure, le contraint de tous côtés. Dès que l’on s’intéresse au rapport entre pouvoir et violence, il n’est pas possible de se réfugier dans une distance, une neutralité du travail philosophique tendant à expulser la violence hors de son propre champ et hors de la politique. De plus, il faut une motivation solide pour assumer un travail sur ses propres résistances (au sens de Freud), ses difficultés à voir la violence et le tragique de la politique, dont on est partie prenante et ne pas dénier les conflits – avec soi-même, les institutions académiques, ses collègues, les militants politiques et même ses propres ami.e.s –.
La voie tragique de la violence guerrière totale et exterminatrice au XXe siècle a été questionnée par de nombreux témoins et philosophes, notamment ceux qui ont connu le « privilège épistémologique de l’exil » comme l’exprime Enzo Traverso[56], par exemple Hannah Arendt, Walter Benjamin, Günther Anders, Theodor Adorno, Simone Weil, Raymond Aron, Zygmunt Bauman, etc. Cependant, le problème de la coexistence entre guerre et révolution au XXe siècle, mis en exergue par Arendt dans son Essai sur la révolution[57], est souvent banalisé et dénié, que ce soit par les tenants du capitalisme, des philosophes ou des acteurs et des tenants de la révolution hier et aujourd’hui. Et quand ce rapport est interrogé[58], mis en question, c’est le plus souvent après-coup. Dans ce livre Ahmet Insel s’en explique à propos de trois cas de violence « jusqu’au bout » dans les luttes en Turquie et ailleurs. Or les faits montrent que les mots violence et révolution sont polysémiques. Pour Balibar, en devenant extrême, la violence met en cause la possibilité de la politique, de la philosophie et donc de la révolution. Il faut donc révolutionner la révolution, et avec elle la politique et la philosophie. Alors, l’imbrication entre la violence devenue « extrême » et la politique au XXIe siècle devient l’aporie centrale de la philosophie et de la révolution, dont le questionnement doit ouvrir de nouvelles voies pour la théorie et pour la pratique politique.
L’aporie de la violence dans l’histoire
Au sujet de la violence, soulignons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’une essence, mais d’un rapport, d’une relation de pouvoir. Dès qu’il y a pouvoir qu’il soit de l’ordre de la domination ou de l’action, il y a violence. Dans certaines circonstance, une possibilité de violence « extrême » existe dès lors que l’on se situe dans l’histoire et plus particulièrement dans l’histoire de la modernité et son aboutissement dans la guerre « totale » au XXe siècle. L’histoire du pouvoir comme celle des révolutions modernes nous montre l’imbrication entre pouvoir, violence et révolution. A partir de là, le travail philosophique et politique qui s’attache à un tel objet, à un tel terrain s’affronte à la fois aux exigences de la révolution qui ne peut échapper à la violence[59], à la possible présence de l’inhumain dans l’humain, aux diverseses formes de violence « extrême », à la complexité des situations historiques qui met en cause les démarches et les outils théoriques, y compris ceux de la dialectique. S’inspirant de Max Weber, dans les dernières pages de son livre[60], Balibar caractérise cette forme de réflexion comme tragique[61].
De nombreuses expériences historiques, et plus généralement l’histoire de la modernité capitaliste, ont montré les limites et les dangers, pour la révolution elle-même, du déni de l’imbrication entre violence et révolution dans la tradition marxiste, voire de l’adoption d’une position utilitariste concernant la violence. La maxime « la fin justifie les moyens », dans sa généralité, peut renvoyer aussi bien à des régimes dictatoriaux qu’à la pensée de Trotski par exemple, et de biens d’autres révolutionnaires. : Balibar montre que cette maxime est difficilement défendable non seulement d’un point de vue moral, mais aussi d’un point de vue philosophique et politique : elle met en cause la possibilité même de la politique[62]. Il ne semble pas qu’on puisse la concevoir en terme de survie de la révolution, de l’imaginaire du projet révolutionnaire ou même du genre humain. D’autre part, la déclaration de guerre indique le rituel du déclenchement de la violence guerrière mais ne suffit pas à cerner sa mécanique complexe, ni même à décrire ses transformations, les formes diffuses de la guerre actuelle, y compris – mais pas seulement – dans les différentes formes de guerre civile.
La position politique et théorique de Balibar est étroitement liée à ces transformations historiques récentes de la violence. Elle s’est complexifiée en se confrontant à l’histoire du mouvement communiste, aux expériences politiques d’émancipation des dernières décennies (guerres civiles révolutionnaires, guerres anti-coloniales, guerres anti-impérialistes) et plus généralement aux guerres de l’histoire du XXe siècle et aux développements du capitalisme globalisé[63]. Elle s’est enrichie, nous l’avons dit, dans de multiples débats avec des compagnons de route marxistes de sa génération et d’autres philosophes politiques, marxistes ou non, arrivés plus tard dans le débat politique : citons par exemple Toni Negri et Michael Hardt, Alain Badiou, Slavoj Zizek, Jacques Rancière, Immanuel Wallerstein, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, ainsi que David Harvey, Judith Butler, Jürgen Habermas, Robert Castel, etc.. L’objet du questionnement concerne son rapport à la violence dans l’histoire du mouvement communiste français et international[64], et plus largement au terrain politique et théorique de la violence révolutionnaire dans le mouvement communiste et à ce qu’il a appelé, bien des années après sa collaboration avec Althusser et son départ du parti communiste français, la violence extrême. Dans la période de sa collaboration avec Althusser, Balibar se déclare en faveur de la révolution violente dans le processus de rupture révolutionnaire impliquant la destruction de l’Etat bourgeois.[65] Il ne s’agit pas d’une position passagère : durant un certain nombre d’années (sept ans après, au moins jusqu’à Sur la dictature du prolétariat[66] en 1976), Balibar assume une position assumant les risques et la nécessité de la violence révolutionnaire. Il n’est pas possible d’effectuer ici une reconstruction fine et détaillée de ses positions à ce sujet, mais notons qu’elles sont en lien avec les débats à l’intérieur du parti communiste, alors qu’en France a lieu la guerre d’Algérie et bien d’autres guerres anti-coloniales en Asie (Guerre d’Indochine puis du Vietnam), et que se développent des processus révolutionnaires impliquant la violence dans plusieurs endroits du monde, dont l’Asie, l’Afrique (Congo) et l’Amérique latine (Cuba, Bolivie, Chili, Colombie, etc.).
Cependant, le fait évoqué par Jacques Rancière – qu’il convient donc de situer dans le contexte philosophique et politique précis de l’époque, à soumettre aussi à une analyse intertextuelle serrée (des collègues de la rue d’Ulm, du parti communiste de l’époque en lien avec la diffusion intercontinentale du débat) – ne résume cependant pas le cheminement complexe de Balibar dans les années 1960 et 1970 à propos de l’imbrication entre la violence et la révolution. C’est ce que montre par exemple un texte du philosophe rédigé quelques années plus tard à propos d’un discours de Robespierre[67], dans laquelle il réinterprète à sa manière la fameuse formule de Robespierre : « Citoyens, voulez-vous une révolution sans révolution ? ». Plus récemment, dans une de ses conférences aux Etats-Unis[68] il souligne qu’il avait inscrit cette citation en exergue d’un développement de son livre Sur la dictature du prolétariat texte dans lequel il commente et discute Lénine, tout en précisant qu’il était précisément question des tentatives de Lénine pour « sortir de la terreur » à l’époque de la NEP. Il y précise également qu’à l’époque, il n’avait encore aucune connaissance de Carl Schmitt et de Walter Benjamin. On voit que ces étapes du cheminement par rapport au parti communiste, à Althusser, ne peuvent donc à elles seules rendre compte de la tournure que prend son questionnement philosophique sur la manière d’envisager la politique, la pratique philosophique, son rapport à la violence, ni l’exigence de révolutionner la révolution dans un contexte de capitalisme élargi avec de nouvelles formes d’affrontements d’empires. Ce questionnement se renforce en effet, dès 1983, avec la prise de distance avec le milieu philosophique français et le début des déplacements intercontinentaux dont, trois mois par an, aux Etats-Unis pour son enseignement. Balibar y rencontre de nouvelles références théoriques, contacts, observations, terrains, dans le continent américain et d’autres continents où se croisent beaucoup d’exilés des pays du « sud ». Enfin la dernière période et les analyses de la violence extrême ne consistent pas, nous l’avons vu, à défendre une position de non-violence, mais à élaborer une autre voie pour penser les rapports entre violence et révolution.
En résumé, Balibar n’a pas découvert soudainement cette question, dont l’importance s’accroît dans son œuvre : la violence extrême est devenu un fait avéré, alors « que faire ? » et « comment s’en sortir ? », question qu’il emprunte à Kant en la transformant : que faire quand on ne peut pas s’en sortir ? Si l’évolution de sa position est faite de déplacement dans la manière d’envisager la politique et la philosophie, ces changements ne procèdent pas par sauts brusques et radicaux, mais par l’élaboration laborieuse, tâtonnante, incertaine d’une démarche d’approfondissement et de complexification philosophique et politiques. Elle concerne son questionnement de l’héritage marxiste et de la philosophie politique, mais aussi son analyse du siècle, de l’actualité et de sa propre démarche, et notamment de la violence et du rapport au pouvoir propre au travail intellectuel ainsi que du rôle de la philosophie et de ce qu’implique aujourd’hui le renouvellement de la dialectique et du courage de penser.
Une forme de courage tragique
Tentons de caractériser ce courage – à partir d’une observation de la démarche et ses rapports à la construction de l’œuvre – que nous décelons chez Balibar, dans sa fidélité à un engagement qui se transforme et le fait de tenir le fil du questionnement de la révolution dans un contexte (en Europe au XXe siècle en tout cas) de violence « extrême » et de ce que l’on peut nommer – sans que ce mots nous paraissent toutefois satisfaisants – des révolutions conservatrices, des contre-révolutions.
Le courage peut être repéré sous des formes diverses, comme on peut le voir ci-dessous. Soulignons d’emblée que la position de courage est radicalement éloignée de la notion de « maître » ou encore de vedette du cirque des médias. On sait combien Balibar se garde d’une telle posture pratiquée par certains philosophes et intellectuels.
Je pose la thèse pour ma part, qu’elle peut être qualifiée de courage tragique d’un « héros » civique ordinaire, parmi des millions d’autres héros civiques ordinaires. En ce sens, elle intéresse à la fois une pratique particulière et d’autres pratiques en débat avec Balibar, qui n’est pas un maître, mais un héros ordinaire parmi d’autres héros ordinaires. L’usage du terme héros est tout d’abord un clin d’œil à Lénine, un des auteurs de référence de Balibar. Pour Lénine le véritable héros était le parti des révolutionnaires professionnels (essentiellement/exclusivement/d’abord des hommes) outillés par la théorie. Lénine s’insurge contre le culte de la personnalité qu’il observe dans le processus révolutionnaire : « Nous avons mené une lutte idéologique contre la glorification de la personnalité (…). Cela fait longtemps que nous avons résolu le problème des héros, et nous assistons maintenant, à la glorification de la personnalité »[69] Il ouvre aussi une interrogation sur l’élaboration féministe et démocratique, non guerrière, de la notion de héros. Ce terme m’intéresse lorsqu’Arendt le détache de son origine guerrière pour le lier à l’invention politique, dans le contexte actuel du rôle des femmes, des mouvements féministes dans les mouvements sociaux qui révolutionnent la révolution, par leur présence active, leur capacité de convertir la violence, leur élaboration de formes d’auto-organisation complètement nouvelles par rapport à la tradition des partis des XIX et XXe siècle. On pourrait dire – j’y reviendrai en conclusion – que la centralité ou non des femmes, ces héroïnes actuelles, dans les mouvements révolutionnaires est un critère discriminant pour qualifier devant quel type de révolution on se trouve.
Tentons de saisir une démarche qui installe la question de la violence extrême au centre du travail philosophique et de la réflexion révolutionnaire. Qu’apprenons-nous, en intégrant le fait intergénérationnel, sur le fait de ne plus fuir, de ne plus dénier une aporie, de travailler l’ambiguïté ambiante, de ne pas s’avouer vaincu, impuissant dans le court moment de participation à l’aventure humaine et à celle de la planète ? Qu’apprenons-nous sur les pièges, les ambivalences, les déplacements qui concernent la violence, la vérité, la justice et le courage quand on est intéressé à imaginer, à (re)penser, à interroger la révolution? En quel sens la philosophie peut-elle participer à l’innovation politique, à la révolution permanente au sens de Rosa Luxemburg ou bien en d’autres sens ? Dans la complexité du monde actuel, il y a de nombreuses voies possibles. Les problèmes sont gigantesques.
Qu’est-ce que donc que le courage de ce type de héros quand il est situé dans un travail de redéfinition de la politique et de la démarche philosophique ? Pour le sens commun, le courage est une vertu du cœur. Françoise Proust s’inspirant de Spinoza, l’associe à la résistance qui est « acte, conduite, geste ». Elle implique le passage de la colère au courage. « Avoir du courage, c’est ne jamais faiblir, tenir ferme sur la voie choisie et ne céder ni au doute ou à l’irrésolution ni à la peur ou la lâcheté qui font grandir imaginairement les difficultés pour mieux ensuite justifier nos abandons »[70] C’est l’ardeur, l’énergie, l’endurance devant le danger, la souffrance. Il est associé à la capacité d’agir, l’héroïsme, l’intrépidité, l’audace. C’est la vertu des stoïciens, d’Achille, d’Hector. Pour Platon, c’est « la force de l’âme face aux dangers extérieurs et la patience dans les épreuves », qui constitue la seconde des quatre vertus cardinales (sagesse, courage, tempérance, justice)[71]. Elle est alors politique et liée à la guerre : c’est cette dernière qui définit ce courage qui peut être raisonné que défend Platon et cet étrange terme qu’il emploie : thumologos[72]. Cependant, après le XXe siècle, cette politique et ce courage raisonné de Platon ont subi un double déplacement.
D’une part, comme l’a montré Arendt dans Qu’est-ce que la politique ?, la politique ne peut plus être définie uniquement du côté de la domination, ce qui conduit notamment à banaliser la guerre, geste théorique qui n’est plus envisageable après l’expérience de la guerre totale d’anéantissement (guerre des tranchées de 1914-1918, bombardements massifs de villes allemandes, camps d’extermination, bombardement nucléaire de deux villes du Japon). Elle est définie par une autre forme de courage, la capacité de s’engager à agir en commun alors que nous sommes sans testament, et que la politique est fragile, tragique. Autrement dit, elle est le fait de héros ordinaires, qui ne sont pas des héros de guerre : des « héros civiques », dont la qualité est liée à la création politique dans la révolution permanente : ils sont anonymes, « évanouissants », comme l’écrit Balibar. Il n’est donc nul besoin d’être « un génie » pour être un héros civique, ni dans le travail philosophique ni dans d’autres fonctions. Le courage se déplace donc du héros guerrier vers le héros ordinaire, qui a la capacité de pâtir et d’agir et de « penser ce que nous faisons »[73], « en dehors de l’ordre » selon Hannah Arendt[74] Balibar, en prenant en compte la violence extrême, effectue le passage du héros guerrier au héros civique. Le courage implique de ne pas s’aveugler sur l’envers de l’action positive au sens d’Arendt, de penser la violence extrême, la mort de masse. La philosophie, la dialectique, sont appelées à se transformer radicalement.
Balibar n’est donc pas un héritier de la figure du héros guerrier grec affrontant la mort, à qui est conféré un statut d’immortel chez les mortels. Après le XXe siècle, l’héroïsme du philosophe et d’autres héros ordinaires n’est pas – n’est plus – guerrier. Le nouveau visage du courage conjugue chez lui, la prudence, la lucidité, l’endurance, la fidélité, l’intégration de l’incertitude du non savoir, de la complexité dans le travail philosophique, le savoir, l’infinitude de l’action toujours ouverte. On peut dire qu’il est un héros ordinaire, un héros civique, une sorte de lanceur d’alerte lucide, incisif, sur les dangers de la pensée utilitariste (la fin justifie les moyens) trop souvent enfermée dans la causalité simple, le dogmatisme, la simplification, une des formes insidieuses de la violence, des affirmations péremptoires. Balibar montre l’exigence d’analyse du réel dérangeant pour lui faire face pas à pas et construire, tenir une position ouverte dans des essais de synthèse dialectique successifs en élargissant le questionnement (on pense ici à ses deux petits livres sur Spinoza et Marx[75]).
A propos de l’articulation entre citoyenneté, « apartheid », impérialisme guerrier, Balibar développe une critique de l’humanisme abstrait et de l’universalité de la modernité bourgeoise pour se centrer tout au long de son oeuvre sur l’analyse du capitalisme. La violence de la modernité capitaliste est extrême. Et le héros ordinaire, revendiquant le droit d’avoir des droits ne peut exister sans son envers la superfluité humaine, qui le conteste et le défie, et dans le rapport social dans lequel il est pris. Il se traduit notamment dans les différences anthropologiques assignant la normalité et l’identité comme conditions d’appartenance politique. Un tel dédoublement du citoyen-sujet produit un « mal-être » constitutif de la soumission et de l’insurrection. Dans son livre sur le citoyen-sujet[76] Balibar souligne qu’au XIXe siècle, « l’événement par excellence est soit la guerre, soit la révolution (ou leur combinaison) ». Notons, sans pouvoir développer ce débat complexe ici, en débat ici avec Balibar, qu’avec la globalisation de l’impérialisme au XXe siècle et XXIe siècle, il devient difficile de parler simplement de « combinaison » de la guerre « totale » et de la violence « extrême ». La violence et son double visage décrit par Balibar : la violence ultra-objective et ultra-subjective prend une autre dimension, un autre sens. Elle s’étend et devient constitutive de la structure, du régime et du psychisme des citoyens-sujets qui sont mis devant l’horizon d’anéantissement. Pour penser et dire ce « mal-être » produit par la violence extrême en soi et à l’extérieur, il faut alors trouver un autre mot, inventer un autre concept, trouver une autre logique dialectique ; et redéfinir radicalement le travail philosophique et politique.
Certains traits que Balibar souligne dans ses lectures – les contradictions de Marx, les apories de Spinoza, les ambivalences de Descartes – nous renseignent sur les difficultés de méthode de la démarche philosophique. En critiquant une vision linéaire de l’histoire des idées, des faits, du temps, il choisit un temps de précédences et d’après-coups en nous invitant à relire ainsi les textes philosophiques pour que de nouvelles questions puissent être formulées. C’est aussi ainsi qu’on peut comprendre son insistance sur les intraduisibles et les moments d’invention conceptuelle dans l’histoire de la philosophie[77] Il nous montre que la recherche de la vérité conjuguée à celle de la justice – de l’égaliberté –exige une constance d’archiviste, de la ténacité, de la rigueur, de la prudence, et la capacité à s’arracher à un provincialisme, voire à un nationalisme ou au conformisme (post)-colonial et (post)-impérial. Elle requiert le courage de penser face à n’importe quelle autorité, et, comme l’écrit Balibar, le souci de ne pas perdre le fil de la révolution pour la révolutionner inlassablement.
Notons enfin qu’il y a de la ruse dans ce courage. Pour le sens commun, la ruse est un nom féminin, une forme de malice, d’habileté. C’est aussi un stratagème utilisé pour tromper : ruser, c’est dire autre chose que ce que l’on pense. On comprend que pour certains, Balibar est difficile à classer. Qualité ou déficit ? Je soutiens que c’est une qualité de l’action nécessaire au courage civique confronté à la violence extrême. La notion de déplacement, de mouvement d’esquive est importante dès lors que le pouvoir est défini par la violence extrême, que le risque est majeur et que beaucoup la pratique en toute inconscience ou cynisme en étant alors prisonniers de la violence guerrière et d’une logique de pouvoir de mort (y compris dans les débats philosophiques et les pratiques politiques). La ruse accompagnant le courage civique est une forme d’action qui indique une relation complexe au pouvoir suscitant souvent la méfiance ou alors l’incompréhension devant l’impossibilité d’un classement dans l’ordre donné des logiques de l’agir. Chez Balibar, elle se conjugue classiquement avec la prudence qui, pour le philosophe s’appuyant sur Mao et Gandhi, requiert de ne pas acculer l’adversaire à l’anéantissement. Il faut plutôt rechercher la transformation du rapport de force, et viser « à orienter par avance les actions de l’adversaire »[78] Le courage implique aussi des stratagèmes, des stratégies, des tactiques subtiles.
Dans l’histoire de la philosophie, pour Machiavel la ruse du renard est associée à la force du lion. La ruse sert la force. Le Prince est prêt à tous les stratagèmes pour garder la fortune. Hegel parle, quant à lui, de la ruse de la raison dans l’histoire confrontée aux intérêts particuliers guidés par des passions[79]. Face au déterminisme des passions dans des moments de l’histoire, dans la dialectique entre passion et raison, la raison idéaliste de Hegel qui domine le monde sort gagnante dans l’histoire. Les incohérences, le chaos cède devant la raison de l’Universel. La dialectique idéaliste hégélienne trouve ses limites face à une philosophie de l’histoire linéaire du temps et de l’espace, alors qu’avec Walter Benjamin par exemple, elle pourrait s’inspirer d’autres approches du temps (un passé peut devenir futur) du progrès infini qui a conduit à la totalité destructrice, alors que l’histoire du capitalisme et du XXe siècle a amené d’autres philosophes à interroger la domination guerrière totale et aussi la philosophie de l’histoire dominante. Marx renverse la dialectique hégélienne pour renverser l’idéalisme en matérialisme dialectique sans parvenir à dépasser un certain positivisme de l’illimité. Mais que vaut la ruse de l’esprit hégélienne dans l’histoire, l’optimisme de Marx face à une violence extrême qui est destruction et non progrès, se demande Balibar en lisant les philosophies tragiques de Auschwitz et Hiroshima (Ecole de Francfort, Arendt, Benjamin, Anders, etc.) ? On en arrive à repenser radicalement le temps et l’espace pour repenser la philosophie de l’histoire et aussi la dialectique.
Au premier abord, l’expérience du pouvoir de la force, de la servitude, de l’oppression enseignent donc la ruse pour se soustraire à la domination dont la menace est redoutable et auquel il est impossible de consentir. Les luttes des esclaves, des indiens s’affrontant aux Conquistadores, des femmes[80], des exilés nous l’apprennent. La ruse recouvre alors, par exemple, l’évaluation du rapport de force, des modes d’agir impliquant toutes sortes de stratagèmes, de déplacements face à des adversaires qui exercent la domination sans état d’âme, banalisent la violence extrême et la guerre, et que l’on sait ne pas pouvoir convaincre. Dans le domaine de la philosophie, cela signifie par exemple le refus de certains débats avec des vieux adversaires dont il connaît trop les stratagèmes, qui conduisent soit à une soumission impossible, soit à des impasses théoriques enferrées dans des logiques de mort, soit à banaliser la violence.
Le courage de civiliser la révolution et de civiliser la philosophie
Le courage et la ruse de Balibar le conduisent à poursuivre l’examen d’une préoccupation inscrite à la fois dans l’histoire du communisme et des révolutions au sens large, et qui permettent une analyse critique des tragédies du XXe siècle : penser le pouvoir et la violence en rapport avec la révolution et le communisme, alors entendu ni au sens du communisme d’Etat, ni de la possession exclusive d’une avant-gardeoù le philosophe serait le maître, ni de l’œuvre d’un parti chef et producteur de la révolution. Encore une fois, il est impossible dans sa perspective de faire de la politique et de la philosophie sans prendre en charge ce qu’il y a de tragique dans l’histoire des XIXe et XXe siècles tragiques, et sans examiner attentivement leur longue genèse, leurs traces actuelles, leurs suites possibles. La situation actuelle du monde ne rassure certes pas sur la possibilité de « s’en sortir » ; mais Balibar refuse le spectre eschatologique de la catastrophe qui hante aussi le discours révolutionnaire et contribue à enfermer la pensée dans l’impasse théorique et politique de la problématique de « la fin de l’histoire ». Le travail de citoyenneté insurrectionnel, au contraire « vise à nommer, à faire voir intellectuellement la nécessité et le risque intrinsèquement associé à l’action politique, hors desquels il n’y a que conformisme ou barbarie (et plus généralement l’un et l’autre), pour faire en sorte que l’effort individuel et collectif qui tend au changement (son conatus propre) ne conduise pas, une fois de plus, à la reproduction des mêmes catastrophes »[81] C’est ce que signifie la perspective de « civiliser la philosophie »[82] : avoir le courage « d’être dedans », d’affronter la violence, de penser sa complexité, sa tragédie y compris quand la violence atteint des forme extrêmes. Cette démarche implique notamment que la philosophie examine ses propres formes de pratique de la violence : son positionnement et parfois son aval à l’égard de systèmes autoritaires ou dictatoriaux, des hiérarchies coloniales, ainsi que de l’élitisme de classe, de sexe, de race.
Un programme philosophique et politique courageux ne peut donc plus faire l’économie de la tragédie non seulement individuelle (mortalité) mais aussi collective (extermination de masse). La dialectique doit atteindre un nouveau degré de complexité dans ses outils, sa démarche. Après d’autres intellectuels (notamment Weber, Arendt, Weil, etc.), Balibar affirme donc que la politique est tragique. Ainsi, il n’est pas question de dissocier, mais au contraire d’articuler le travail théorique de connaissance, l’ontologie, l’éthique et l’agir politique. Ce qu’on peut appeler « l’éthique politique » ne se réduit pas à une posture ingénue ou à une simple morale de circonstance : il ne s’agit ni d’une posture relativiste, utilitariste, pragmatique, ni de discours et d’idéaux absolutistes : par exemple « plus jamais ça », la « non-violence » ou la radicalisation abstraite conduisant paradoxalement, à la force plutôt qu’à la puissance, à la violence plutôt qu’à la puissance collective, comme il l’explique à Françoise Héritier[83] C’est notamment en raison de ces limites que Balibar ne s’inscrit pas dans ces positions. La possibilité de la révolution dépend de l’invention, progressive et incertaine, tâtonnante, d’une nouvelle articulation entre violence et politique, violence et révolution. Elle implique de concevoir autrement la dialectique entre violence extrême et anti-violence, qui n’est pas réductible à la contreviolence ou à la non-violence.
Du point de vue de la philosophie, Balibar apprend ainsi à pratiquer « l’inquiétude » (mot qu’il met entre parenthèse comme pour s’en distancer) du travail de penser sans assurance, en prenant le risque de toujours recommencer et complexifier ses positions, agir sans certitude de savoir on l’on va. « Un auteur n’écrit jamais deux fois le même texte »[84] Sa philosophie engage à ajuster les exigences de la raison à la singularité historique des situations politiques, geste dont il a trouvé la source notamment dans l’œuvre de Spinoza, Gramsci et Luxemburg et qui lui a permis de renouveler sa lecture de Marx et sa compréhension de la révolution.
Révolutionner quelle révolution ?
Le mot « révolution » est aujourd’hui plus que jamais polysémique. Il s’inscrit dans des essais de reprise du débat sur la possibilité et les formes de la révolution après l’échec du communisme dans des expériences précises (Russie, Hongrie, Cuba, notamment). Il désigne aussi des expériences concrètes de tentative de fondation, de nouveaux commencements, d’événements sur de nombreuses places publiques de la planète, en Chine, au Brésil, en Bolivie, au Venezuela, en Equateur, en Afrique du nord, en Turquie, en Tunisie, etc. Il est également employé dans la perspective de révolutions conservatrices, ultra-conservatrices, voire fondamentalistes. La révolution est une expérience historique à chaque fois inédite, qui appelle plus que tout autre phénomène politique un examen critique avec de nouvelles positions, de nouvelles démarches, de nouveaux outils, une nouvelle dialectique
En guise de perspective critique, rappelons la réflexion insistante, entêtante, obsessionnelle, de Balibar concernant l’aporie de l’engagement et de la pratique politique. Elle évoque la dialectique dans l’agir, non pas seulement une voie sans issue mais une éthique politique de l’engagement dans l’action insurrectionnelle : «S’il existe une éthique politique, c’est celle qui consiste à se révolter avec la conscience absolue et tragique que l’insurrection comporte toujours le risque de l’esclavage. Et en se rappelant que ne rien faire, c’est l’assurance de la servitude, de l’abjection, de la décadence et de la violence institutionnelle – avec ça, on a notre société ».[85] Le risque du pouvoir est toujours majeur mais il est impossible d’y échapper dès lors qu’on s’engage à l’exercer pour construire un autre rapport possible au monde et le transformer radicalement.
Dans le même entretien, à propos toujours de l’insurrection, Balibar interpelle ses vieux camarades en critiquant la réduction du caractère tragique de la révolution à l’opposition de l’insurrection et de la politique. Il rappelle ainsi l’idée selon laquelle « dès que l’insurrection se transforme en institution, c’est la trahison absolue », et renvoie à Rancière, pour qui la «politique» finit toujours en «police» ; à Badiou, dont «l’événement» se dégrade en «simulacre»; ou encore à Negri, chez qui le pouvoir politique «constitué» écrase la masse «constituante». Or, pour Balibar cette opposition est une erreur, car «dans toute institution, il y a la possibilité d’une insurrection». S’agit-il d’un simple désaccord politique concernant l’alternative classique entre réformisme et révolution, lui demande encore le journaliste ? Non, répond-il. Si le problème est au coeur du projet philosophique et politique de Balibar dans les années 1990-2010, son projet vient de franchir une nouvelle étape en prenant la forme de trois ouvrages publiés en quelques mois, dont chacun aborde un champ philosophique spécifique. La Proposition de l’égaliberté reprend ses principales thèses de philosophie politique. Violence et Civilité développe une réflexion sur l’éthique politique à partir d’une réflexion sur la violence extrême et l’anti-violence. Et Citoyen-sujet se présente comme un essai « d’anthropologie philosophique, c’est-à-dire une compréhension globale de l’homme tel qu’il vit »[86]. Le questionnement théorique et politique de la révolution est au cœur de ces trois ouvrages, et notamment de Violence et civilité, à partir duquel s’est élaboré cet ouvrage.
La révolution doit-elle être considérée comme le sens de l’« hypothèse communiste »[87] comme une nouvelle « aspiration communiste »[88] ou encore « une culture pour le futur » (Tosel 2014)? L’évaluation critique de l’histoire communiste (qu’il ait été d’Etat ou dans d’autres expériences historiques de guerrilla, de conseils, ou encore de guerres civiles, par exemple) et la prise en compte des questions nouvelles formulées par des mouvements sociaux actuels (féminisme, écologie, anti-coloniales, anti-impérialisme, minorités, peuples[89], guerre et paix, etc.) ne permettent pas de répondre de manière catégorique. Ce que propose Balibar est de placer au centre de la longue liste d’interrogations suscitées par ces expériences historiques la question du rapport intrinsèque entre pouvoir, violence extrême et civilité[90]. Il ne s’agit pas d’une catégorie de synthèse, mais de disjonction, qui sert à montrer ce qui manque, comme l’écrit André Tosel dans cet ouvrage. Cela n’empêche pas Balibar d’affirme, dans son livre Violence et Civilité à la page 158 que le temps des révolutions n’est pas passé Mais si la révolution doit,pour lui comme pour Luxembourg, être conçue comme permanente, elle se vit désormais dans le cadre d’une nouvelle situation tragique de la planète, impliquant un autre rapport au temps et à l’espace. Loin d’être un modèle unique, le concept doit donc être pluriel, inédit, expérimental. Il n’est aucune garantie de pouvoir convertir la violence extrême en anti-violence. La question est ouverte, le risque est tragique et il est impossible de l’éluder.
On ne peut retracer ici les étapes du questionnement du concept de révolution fil du concept (révolution) dans l’ensemble de l’oeuvre de Balibar, et je me limite ici à son livre Violence et civilité. La révolution peut être comprise comme une forme d’action de civilité d’en bas et d’en haut, d’anti-violence dans une pratique d’extension radicale de la citoyenneté, enrichie par sa transformation en civilité. Elle est inscrite dans l’égaliberté en intégrant dans l’approche du pouvoir, l’apartheid généralisé, l’exterminisme, le malêtre du citoyen-sujet de la modernité capitaliste[91] Il prend en compte les critiques de Luxemburg à Lénine, et notamment le refus de la suspension des droits de l’homme et l’ articulation entre spontanéisme et démocratie représentative).
La révolution n’est plus un concept unique se traduisant dans des stratégies de prise de pouvoir avec le spectre inquiétant des guerres civiles prises dans le cercle de la violence extrême. Sa démarche n’est en aucun cas assimilable au désenchantement avec l’impuissance de sortir de la guerre[92], de la finir Elle n’est pas non plus assimilable à l’invention d’une nouvelle utopie messianique, à des stratagèmes de tromperie ou à la peur de s’engager et , de prendre des risques dans l’action. Mais si elle est devenue un phénomène politique central dans l’action, la théorie politique, c’est depuis que et dans la mesure où la qualité de la violence a radicalement changé. La condition humaine, l’époque, la situation contemporaine sont tragiques. Un tel dépassement et /déplacement révolutionnaires, c’est-à-dire pour Balibar, une telle conversion de la violence en civilité, appellent l’élaboration d’une nouvelle définition de la politique, d’une nouvelle théorie politique, théorie et pratique de la politique, et d’un renouvellement radical de la fonction, des outils et de la démarche de la philosophie.. Or à cet égard, dans la philosophie contemporaine, le fil entre violence et révolution n’a pas été seulement « combiné », comme l’écrit Balibar, ce qui a été signalé plus haut. Il a en réalité été rompu[93]. Un nouveau tissage dialectique se cherche aux limites de l’illimité. doit être inventé, et avec lui de nouvelles conceptions de la dialectique, de la révolution et de la violence, mais aussi de l’insurrection, de la guerre, de la civilité et du pouvoir. C’est une contrainte fondamentale pour situer les démarches, les objets (révolution, guerre, pouvoir, civilité) dans la réflexion sur la politique et la philosophie. Elle pose l’exigence de repenser radicalement le pouvoir insurrectionnel révolutionnaire, la philosophie politique, la dialectique.
Parmi les voies tracées par Balibar dans cette direction, envisageons finalement la notion de « médiateur évanouissant », cet opérateur théorique se déplaçant dans le temps et l’espace pour élargir la communication, et qui doit permettre de questionner et déplacer le rapport du travail philosophique – mais aussi de la révolution – à la violence dans le pouvoir. Il le décrit comme une forme d’impouvoir du philosophe où s’ébauche un pouvoir collectif créateur de la politique :
« J’ai toujours été tenté, de m’approprier la terminologie du médiateur évanouissant[94] que Frédric Jameson a tirée d’une méditation sur les analogies entre la pensée de Marx et celle de Max Weber comme théoriciens de la transition historique. Elle peut être interprétée comme une figure de la temporalité ou de l’historicité, mais aussi comme une figure de la spatialité, de la communication, de l’hétérotopie. Qu’est-ce qu’un médiateur évanouissant, sinon un voyageur surgissant et disparaissant à travers des frontières qui peuvent être géographiques, mais aussi culturelles ou politiques (nationales), ou encore un traducteur entre des ‘idiomes’ émancipatoires intraduisibles et des logiques d’organisation incompatibles » ?[95]
Notons tout d’abord qu’il serait tentant de comparer cette figure au modèle léniniste de la révolution, travail qui dépasse le cadre de l’article. On peut encore mettre en lien ce médiateur évanouissant avec certaines analyses critiques d’Edward Saïd[96] pour qui cette formule pourrait apparaître comme un retrait du terrain, ce qui n’est pourtant pas le cas de Balibar, dont on peut dire qu’il élargit ses terrains de pensée et d’action. Une telle figure du médiateur évanouissant implique que le travail philosophique accepte de changer de place dans les sociétés, les espaces et les temporalités, mais aussi qu’il change de langue, voire qu’il change de nom. Toujours dans le même article d’où est tiré sa citation sur le médiateur évanouissant, Balibar propose celui de communisme. Il doit alors aussi permettre de montrer la révolution s’invente dans des lieux et sous des formes où on ne l’attend pas, ce qui fait qu’on ne la voit pas et « qu’on la croit disparue de la scène »[97]. Le courage tragique se traduit ainsi dans la figure en mouvement de la révolution permanente, indéfinie, ouverte, incertaine.
Figure évanescente du philosophe aux côtés de luttes invisibles qui ont beaucoup en commun avec le parcours, les recherches, les questions d’Etienne Balibar. La théorie et la pratique se rejoignent dans la recherche. Dans le domaine de la pratique politique, cela implique de créer du temps et de l’espace provisoire dans des luttes où le pouvoir est posé non comme un rapport, mais comme le mur de l’Un, des ultimatums, de la violence banalisée. L’exemple des places publiques à Gezi ou ailleurs en Afrique du nord, en Chine, etc. est la construction d’un espace public infiniment provisoire et toujours à inventer sous de multiples formes de résistance. L’exemple des luttes de requérants et de mouvements sociaux actuels en Suisse est aussi intéressant à ce propos. Loin d’acculer le pouvoir dominant à s’enferrer dans un jusqu’au boutisme conduisant à la violence, les requérants confinés dans des abris-anti-atomiques qui crient « No Bunker » à Genève, et d’autres menacés de renvoi qui occupent une Eglise à Lausanne en s’expliquant : « Nous resterons ici tant que la sûreté des migrants ne sera pas garantie », sont à la recherche, comme Balibar, de voies, d’espaces, de temporalités possibles pour la vie et la sûreté en déplaçant la violence, alors que rien n’apparaît possible. Il n’y a pas de solution mais cela précisément nous pousse à inventer de nouveaux paradigmes de la révolution, de nouvelles positions et démarches philosophiques pour penser et dire ce qui a lieu et qui est en devenir.
Questions pour continuer la recherche
Alors que se finit ce parcours, je propose de formuler quelques questions, en guise de piste pour des questionnements et recherches à venir.
La première question concerne la direction à venir du parcours effectué par Balibar à partir de l’expérience communiste et du marxisme ainsi que de ses efforts pour y engager des débats courageux et renouveler le questionnement théorique et politique autour de la violence extrême et de la civilité. En acceptant de tenir le fil de la révolution et de la violence extrême, il a franchi une étape importante, mais force est de constater qu’il n’a pas inventé un nouveau paradigme pour la philosophie politique. Il n’est certes pas seul à engager ce débat difficile – au-delà du rejet de Marx – impliquant un travail de mémoire et de deuil qui n’a pas encore pris l’ampleur souhaitable étant donné les défis contemporains. Une des pistes les plus fructueuses paraît constitué par le dialogue qu’il a engagé entre Lénine et Gandhi pour le début du XXIe siècle, en ébauchant aussi des remarques sur Rosa Luxemburg qui mériterait d’être approfondies sous l’angle de la réflexion sur la transformation de la guerre.
A cet égard, il nous semble qu’une mise en rapport systématique entre les analyses de Balibar (qui quitte le parti communiste français en 1981) et celles de Castoriadis (forcé à l’exil et qui quitte le parti communiste grec en 1956) et du groupe Socialisme ou Barbarie serait fructueuse.Elle pourrait porter prioritairement non tant sur leurs rapports au marxisme[98] – étroitement lié au contexte des années 1950-1980 avec les questions internes de l’époque : le positivisme de Marx, le marxisme et la théorie révolutionnaire du point de vue du sens de la révolution, le déterminisme et la philosophie de l’histoire, les rapports entre partis et conseil, etc. – que sur les liens entre le projet d’anthropologie politique et l’ontologie politique chez ces deux auteurs. On pourrait ainsi mettre en dialogue leurs approches respectives de la révolution, de la création et de l’autonomie politique, de la démocratie « aux frontières », de la « civilité » (Balibar) et de la démocratie « radicale » (Castoriadis), de la puissance de l’imagination radicale – qui pourrait être mise en rapport aussi avec les analyses de Lénine sur la démocratie et la révolution – du conatus de Spinoza et de sa place dans une théorie de la révolution, de la Sittlichkeit hégélienne et de son rapport à l’émergence de nouveaux mouvements sociaux, ainsi que des nouveaux défis politiques centraux du temps présent (l’écologie, les nouvelles guerres, le féminisme, etc.). D’un tel débat me paraissent pouvoir émerger des éléments importants pour l’élaboration d’un nouveau paradigme théorique en vue de continuer à révolutionner la révolution.
La deuxième question concerne les moyens du dépassement d’une dialectique déterministe pour saisir l’émergence des révolutions et les qualifier plutôt à la lumière de l’autonomie de la création politique, mais aussi les difficultés et les apories d’une telle démarche surtout en rapport à la violence extrême dont parle Balibar. Les expériences actuelles qui se réclament du concept de révolution sont, nous l’avons vu, multiples et profondément divergentes ; certaines d’entre elles ébranlent directement la tradition révolutionnaire classique. Les logiques guerrières d’empire qu’avait commencé de montrer les guerres d’Afghanistan et les guerres en Irak ces dernières années, celles qui se renouvellement aujourd’hui autour de l’Etat islamique, et bien d’autres processus politiques en cours, nous montrent que le rapport entre guerre et politique (et donc la question de la révolution) est toujours d’une grande actualité même s’il n’implique pas forcément la référence explicite au libéralisme politique, au socialisme, au communisme, à la démocratie comme imaginaire et projet permanent. Il met en scène un autre rapport complexe entre expansion impériale, capitalisme, environnement, religion et politique, et remet en cause simultanément les acquis des révolutions libérales, socialistes, communistes, anti-coloniales, des luttes féministes, des peuples et des minorités sans Etat. Il est désormais question de nouveaux dangers et de nouvelles formes de guerres illimitées, qui, si elles peuventtoujours commencer, pourraient éventuellement ne plus pouvoir finir.
La troisième question articule les questions de l’organisation révolutionnaire, des actrices et acteurs de la révolution et le projet de révolutionner la révolution. Dans la prise en compte de formes de pouvoir populaire constituants invisibilisés par les modèles révolutionnaires classiques[99] ainsi que de l’émergence des nouveaux mouvements sociaux sur le terrain des luttes (par exemple en Afghanistan, dans le Moyen Orient, en Iran, en Turquie, dans les pays arabes et en particulier en Tunisie), les femmes et les rapports sociaux de sexe jouent un rôle que l’on pourrait qualifier d’avant-garde pour convertir la violence extrême en antiviolence, en civilité positive. Elles sont dès lors bien plus qu’un critère pour évaluer une révolution. Elles sont le lieu central de cristallisation politique d’une contradiction majeure, et constituent des actrices politiques révolutionnaires de premier plan et redéfinissent le pouvoir, l’organisation, l’articulation entre les mouvements sociaux, les partis, les syndicats et les Etats. Les exemples sont très nombreux ; mentionnons seulement le rôle fondamental des mouvements féministes dans les nouveaux mouvements sociaux, par exemple en Turquie, en Irak, en Afghanistan, en Tunisie, en Chine, etc. Ainsi, parmi les combattants kurdes en Irak, on trouve de nombreuses femmes, qui montrent un visage différent de la révolution aux combattants djihadistes. Jusqu’à quel point les chercheurs, les philosophes politiques ont-ils intégré la place et le rôle des femmes et des féministes d’aujourd’hui ?[100] On constate que dans Violence et Civilité, Balibar cite Rosa Luxemburg (sans reprendre cependant son travail sur l’impérialisme et la guerre), Hannah Arendt et Simone Weil, mais ne cite pas les nouvelles théories féministes matérialistes – qu’elles soient françaises, européennes ou américaines (à part Judith Butler) – et de la décolonisation.
La quatrième question concerne la démarche de penser, de décrire et d’écrire des faits et modalités de violence extrême ; qu’il s’agisse de ceux qui ont eu lieu au XXe siècle, avec l’enchaînement des génocides (génocide colonial de Namibie, génocide arménien, juif, cambodgien, tzigane) et la mise en œuvre d’une pratique d’Etat organisant à grande échelle, selon les termes mêmes de l’Etat, la « Global–Final Lösung (solution finale) » et la « Vernichtung (néantisation) ». Karl Kraus, Victor Klemperer, Jean-Pierre Faye, notamment, nous ont rendu attentifs à l’importance des mots, de la rhétorique, et de la propagande nazie et des difficultés spécifiques qu’ils posent, au-delà d’eux, pour le langage et la pensée. De telles réalités semblent échapper à une conceptualisation générale, globalisante ou habituelle, qui risquerait de réduire l’extrême gravité d’une invention historique d’extermination de masse à du déjà bien connu. Dès lors que la réalité est emprisonnée dans des schèmes inadéquats devient abstraite, insaisissable, en fait essentialisée. Cela n’empêche cependant la nécessité de poursuivre le questionnement : de tels faits ont-ils un lien, et si de quelle sorte, avec la guerre « totale » où doivent-ils être considérés en eux-mêmes pour dégager des caractères de la guerre totale? Quels sont les rapports entre ces faits historiques, leurs suites dans d’autres génocides au long de la deuxième moitié du XXe siècle et éventuellement avec les nouvelles formes de guerre au XXIe siècle ? Qu’est-ce que la philosophie peut réellement penser et faire quand elle se confronte à un objet d’histoire et d’actualité de l’ordre de la violence extrême ?
La philosophie a besoin d’une nouvelle philosophie de l’histoire, mais aussi du travail des historiens pour situer les faits précis et concrets (voir les travaux de Raul Hilberg pour le génocide arménien, et de Saul Friedländer pour le génocide juif)[101], de l’apport des sciences sociales, et parfois aussi de s’effacer devant des témoins et des artistes. Une phénoménologie de la violence extrême – fait de l’Etat, n’excluant pas les autres institutions et les acteurs politiques, y compris ceux de la révolution – exige d’ancrer l’analyse dans l’histoire précise, d’établir des typologies, de distinguer des cas spécifiques ; mais quel rapport doit-elle avoir avec les témoins et acteurs ? Comment la philosophie peut-elle échapper à des formes de dénis insidieux à leur égard au nom de la théorie, d’une posture de maître et de maîtrise? Le champ philosophique devrait se poser les mêmes questions concrètes que d’autres champs de pratiques (la médecine, le droit, l’anthropologie, la science, les médias, etc.) : quels sont les dispositifs, les outils, les maillons complexes dans la pratique philosophique des décideurs et des exécuteurs de choix philosophiques?
La cinquième question voudrait être formulée porter au-delà du débat weberien entre l’éthique de la conviction et de la responsabilité qui montre ses limites face aux formes de violence extrême du XXe siècle. Elle m’est inspirée par une certaines transversalité des débats autour de la portée politique de philosophes aussi différents que Heidegger[102], Schmitt, Marx (on pourrait bien entendu allonger la liste) et finalement de toute œuvre de philosophie politique et de sciences sociales (y compris juridique) pour penser la question de la révolution. Est-il encore possible aujourd’hui de se limiter à opposer la philosophie et la morale[103], d’accepter un tel dédoublement, pour évaluer des pratiques et des œuvres philosophiques, et aussi juridiques[104], qui ont joué un rôle majeur au XXe siècle ? De quoi la philosophie se protège en instaurant une opposition et un clivage si simplistes? Pourquoi n’aurait-elle pas été aussi contaminée dans son imaginaire, ses démarches, ses positions, ses concepts, ses schèmes de pensée par l’invention impérialiste totalitaire ? Les philosophes seraient-ils maîtres de leurs pulsions et a prioris idéologiques tandis que tous les humains en seraient les esclaves aveuglés ? En reprenant la vieille question de Platon du rapport entre ontologie et éthique, un choix philosophique courageux consisterait à repenser – non tant au prisme d’une éthique de la conviction que d’une une nouvelle éthique de la responsabilité face à la violence politique – le rapport de la philosophie comme recherche de vérité articulé à l’exigence d’un travail collectif avec les sciences sociales et avec les témoins.
Révolutionner la philosophie impliquerait alors le courage tragique d’assumer et d’expliciter les faits et discours de la violence extrême et de ne plus les dénier et les banaliser, mais au contraire de les reformuler – non en termes binaires (philosophie et morale) mais en termes de rapports de pouvoir historiques, matériels concrets, pluralistes et non binaires (place, intérêts, pénétration d’idéologies, de passions, etc.), intégrant la complexité des rapports entre la pensée et l’action, entre l’ontologie social-historique et l’éthique politique de la responsabilité, et aussi entre la genèse et l’histoire des tragédies du XXe siècle et les faits matériels du XXIe siècle. Certains mouvements sociaux, posent ces questions dans leurs pratiques concrètes et la construction de savoirs minoritaires. Pour échapper au danger d’abstraction, d’essentialisation[105], de naturalisation, il nous faut voir et entendre ce que ces mouvements cherchent à inventer après les tragédies du XXe siècle et aussi traduire leurs pratiques intraduisibles dans les schémas dominants de la politique pour enrichir les questionnements de la philosophie politique, en une dialectique ouverte intégrant l’ontologie social-historique, l’épistémologie et l’éthique politique. Cette question concerne évidemment le projet d’ontologie et d’anthropologie politique de Balibar, mais aussi la manière dont on pourrait la prolonger, pour approfondir l’exigence d’une nouvelle philosophie politique de la connaissance et de la politique nécessaire au projet de révolutionner la révolution.
Conclusion : le passage du fini/infini au possible/impossible
Comment vivons-nous le présent et nous orientons-nous dans le futur, demande Appadurai[106]? Dans l’inachevé, l’incomplétude et la complexité où se meut le conatus d’émancipation répond Balibar, en s’appuyant ici sur Spinoza[107] Rien n’est jamais fini. Rien n’est jamais fermé. Nous sommes appelés à imaginer l’horizon incertain d’une philosophie du mur, des échelles aux frontières de l’Europe contient des possibles, des fissures dans les parois. Et qu’au-delà il y a le mouvement de la mer, la vie disait un jeune requérant dans un centre de détention, qui en était à sa cinquième tentative de passage.
Devant l’incertitude abyssale, la tragédie est de deux ordres : celle de mortalité individuelle et celle de la mortalité de masse, qui engage la survie du genre humain et de la planète. La question de la finitude de l’action humaine face à la force illimitée et la violence extrême est devenue un problème individuel et collectif du genre humain. Elle exige une nouvelle anthropologie politique, articulée à une éthique politique devenue le pivot de l’ensemble de la théorie et de la pratique philosophique.
Comment, dans un tel cadre, sauvegarder le désir et s’orienter dans la pensée d’une révolution que l’on ne pourra nommer qu’après-coup ? Balibar propose une nouvelle manière d’envisager la finitude face à l’infinitude, la limite face à l’illimité de la violence extrême constitutive du pouvoir et donc aussi de la révolution, en déplaçant la catégorie métaphysique fini/infini vers celle du possible/impossible.
A partir de son travail, nous pouvons apprendre à voir qu’il est possible de prendre en charge l’aporie toujours ouverte au centre du travail intellectuel et civique de notre temps. Le courage tragique de révolutionner la révolution et la philosophie implique de prendre acte des inventions du pouvoir et de la guerre totale, de ne pas dénier l’existence de la violence extrême, pour mieux rompre avec la tradition guerrière du pouvoir, de la philosophie et de la révolution, pour imaginer à quelles voies nouvelles appelle la situation complexe du monde contemporain.
Il faudrait relire avec Balibar L’Odyssée et L’Illiade d’Homère, Guerre et Paix de Tolstoï, peut-être aussi La supplication[108] (sur Tchernobyl) et La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement de Slevana Alexievitch[109], El despartar de los cuervos de Javier Rebolledo sur le terrorisme d’Etat en Chili[110], le rapport étasunien sur la torture de la CIA après le Patriot Act de 2001 entre 2002 et 2009, l’étude sociologique de Fals Borda[111] sur la « guerre permanente », Cents ans de solitude de Garcia Marquez[112] ou encore les romans colombiens des années 1980, et leurs histoires de paramilitaires, de drogue, de violence extrême dans les massacres de paysans. On pourrait relire aussi L’art français de la guerre[113], les ouvrages de science fiction « no future », la Haine de la démocratie[114] qui va de pair avec la haine de la pensée. A partir de ces lectures et d’autres on pourrait réinterroger la démocratie aux frontières de la démocratie, complexifier la haine, et peut-être retourner la force, la convertir en puissance, la traduire en révolution démocratique permanente.
En suivant la démarche de Balibar, on comprend qu’avec la démarche consistant à révolutionner la révolution inscrite dans un horizon tragique peut être rouverte la boîte de Pandore du problème de la responsabilité dans l’action politique, scientifique, philosophique. Pour lui, la révolution n’est pas un trésor perdu, comme l’exprimait Arendt dans La crise de la culture.[115] Ce n’est pas la fuite et le retrait devant cette innovation politique qui peut être à la fois destructrice et créatrice. C’est la démarche d’analyse permanente, incertaine, des pratiques de pouvoir, dans laquelle tout être humain peut s’engager mais qui exige de ne pas dénier l’existence et la possibilité de la violence extrême. L’aporie et le risque, et donc la possibilité de la création politique, doivent subsister. Autour de ces formules : révolutionner la révolution, révolutionner la philosophie, pourraient se jouer la question de l’invention d’un nouvel imaginaire, de nouvelles possibilités d’agir, de nouveaux horizons pour la politique et la philosophie du présent, de l’avenir.
Genève, septembre 2014
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[1] J’ai réfléchi à cette question dans un autre article sur la violence extrême issu du colloque d’Istanbul : Marie-Claire Caloz-Tschopp, « Violence « extrême » et civilité « antiviolence ». Une dialectique du pari tragique de la convertibilité », Rue Descartes, CIPh, septembre 2015.
[2] Arendt Hannah, Les origines du totalitarisme. L’impérialisme (vol. 2), chapitre V, Fayard, 1982, p. 285.
[3] Ce problème est précisément une des questions abordées par les recherches sur les mouvements sociaux. Je remercie André Tosel pour sa remarque reprise ici.
[4] Arendt Hannah, Essai sur la révolution, Paris, Tel Gallimard, 1967 (édition anglaise 1963).
[5] Je n’aborde pas ici directement la question de la violence impliquée par la conception léniniste de la dictature du prolétariat, du parti révolutionnaire, du débat sur les conseils et l’articulation de l’organisation, la crise des partis, des syndicats et à l’émergence de mouvements sociaux qui s’affrontent à la violence extrême et à la guerre (voir à ce propos, Pinar Selek, « Les possibilités d’inventer la politique face à la violence « extrême » (Etienne Balibar), Rue Descartes, CIPh, septembre 2015).
[6] Balibar Etienne, « Violence et Politique. Quelques questions », in Marie-Louis Mallet (dir.), Le passage des frontières. Autour de l’œuvre de Jacques Derrida, Paris, Galilée, 1994, p. 203-210 ; (dir. avec Bertrand Ogilvie), Violence et Politique, Revue Lignes no. 25, 1995.
[7] Héritier Françoise (dir.), de la violence I (contient un article de Balibar) et II, Paris, Odile Jacob, 1996, 1999.
[8]Pour mesurer ce qu’implique le courage en matière de résistance à affronter une aporie politique, mettons-le en regard avec le fait relevé par un historien (Stéphane Audoin–Rouzeau, 14-18. Retrouver la guerre, avec Annette Becker, Paris, Gallimard, 2000) de l’absence de mention de la guerre dans leurs œuvres par de grands intellectuels du XXe siècle qui y ont pourtant participé. Penser la violence extrême implique un engagement, un affrontement avec un objet terrifiant, celui de la destruction, de la disparition personnelle et de l’humanité. Une telle difficulté transforme radicalement le travail philosophique et politique. Arendt décrit les difficultés de sa démarche de compréhension qui se prolonge par ses réflexions sur le jugement. Voir Caloz-Tschopp Marie-Claire, Les sans-Etat dans la philosophie d’Hannah Arendt. Les humains superflus, le droit d’avoir des droits et la citoyenneté, Lausanne, éd. Payot, p. 348-359. Balibar quant à lui, se situe directement sur le terrain d’une discussion avec les penseurs marxistes de la révolution. Voir à ce sujet notamment Violence et civilité, op. cit.
[9] Voir à ce propos, le dernier chapitre de son livre Violence et Civilité, Paris, Galilée, pp. 251-305.
[10] Ce mot nazi peut être traduit par néantisation.
[11] Ce qualificatif énoncé depuis l’Occident mériterait à lui seul une discussion critique.
[12] Cette notion décrit le conflit armé en tant qu’il mobilise toutes les ressources disponibles de l’Etat, sa population, l’économie, la justice. Erich Ludendorff, La guerre totale, Paris, Flammarion, 1937.
[13] « Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’ange de l’histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là ou nous apparaît une chaine d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe qui sans cesses amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès » Benjamin Walter, Sur le concept d’histoire, IX, 1940, Gallimard, Folio/Essai, 2000, p. 434.
[14] Hobsbawm Eric, L’Age des extrêmes. Le court XXe siècle 1914-1991, Paris, co-éd. Monde diplomatique, éd. Complexe, 1999.
[15] Ivekovic Rada, Une guerre de fondation en Europe, Paris-Genève, 1994. Texte disponible sur le site : exil-ciph.com
[16] Voir à ce sujet notamment le débat entre Derrida et Habermas (Jacques Derrida, Jürgen Habermas, Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New York, présentés et commentés par Giovanna Borradori, Paris, Galilée, (2004). Pour Derrida, nommer une date, lui donner un statut de concept, vise à souligner un événement, une mutation en cours, et remettre en cause un grand nombre de notions et de pseudo-évidences, qu’il s’agisse de la « terreur », du « terrorisme » (national, international, ou d’État) et de ses « nouvelles technologies », de la notion de « guerre », du passé et de l’avenir de la souveraineté, du droit international et de ses institutions (ONU et Conseil de Sécurité), des « fondamentalismes », de l’histoire et des limites du concept de tolérance, etc.
[17] Monnier Laurent, L’apartheid ne sera pas notre passé. Il est notre avenir. Leçon d’adieu Université de Lausanne, 1988. Le texte se trouve sur le site : exil-ciph.com
[18] Voir à ce propos, Marie-Claire Caloz-Tschopp (sous la direction de), A propos de sécurité intérieure. Le rêve d’une démocratie sécuritaire et la manipulation de l’angoisse. Europe. Montrez Patte blanche. Les nouvelles frontières du laboratoire Schengen, CETIM, Genève, 1993.
[19] Alain Morice, « L’utilitarisme en question », A l’encontre no. 5, 12-22.
[20] Voir divers articles dans Marie-Claire Caloz-Tschopp et Laurent Monnier (sous la direction de), Violence et droit d’asile en Europe. Déclaration du 25.9.1993. Asile, Violence, Exclusion en Europe. Histoire, analyse, prospective, Cahiers de la Section des Sciences de l’Education, Université de Genève, Faculté de psychologie, des sciences de l’éducation et Groupe de Genève, Violence et droit d’asile en Europe: Texte d’appel et documents annexes, traduit en cinq langues.
[21] Voir à ce sujet notamment l’Organisation internationale des migrations (OIM) + autres références et liens pertinents. En 2014, 2900 migrants clandestins sont décédés, soit quatre fois plus qu’en 2013 (700 morts, dont 400 à Lampedusa).
[22] Voir à ce propos les rapports du Comité de Prévention contre la torture (CPT) sur les dispositifs de renvois aux frontières de l’Europe
[23] Voir l’appel dans « Asile-Violence-Exclusion en Europe », Cahier de la Section des Sciences de l’éducation de l’université de Genève, 1994, p. VII. Voir également à ce sujet J-Y. Carlier, « François Rigaux, le droit vivant » (à paraître Annales du droit de Louvain, 2014).
[24] « Qu’est-ce qu’une frontière ? », Caloz-Tschopp Marie-Claire, Clévenot Axel, Tschopp Maria-Pia, Asile – Violence – Exclusion en Europe. Histoir, analyse, prospective, co-éd. Université de Genève, Groupe de Genève, Violence et Droit d’asile en Europe, Genève, 1994, pp. 335-343.
[25] Citons notamment ici les travaux en droit de François Rigaux, Nicolas Busch, Danielle Lockack, Jean-Yves Carlier et Christophe Tafelmacher, Jean-Michel Dolivo, Claire Rodier, Monique Chemillier-Gendreau.
[26] Signalons trois exemples, (1) la confusion entre les Droits de l’homme (DH) et le Droit international humanitaire (DIH) – qui est le droit de la guerre – qui prend la forme d’une assimilation des deux domaines de droits ; (2) l’effacement de la notion de « sujets de droit » pouvant disposer de protection individuelle, par celle de « victime » ; (3) le remplacement des droits individuels des personnes par les traitements de « masse » (prisons, camps). Voir à ce propos, Rigaux François, « Introduction au concept d’Action humanitaire », Cahiers du CEMRIC, no. 16-17, Université de Strasbourg, no. 16-17, 2002, 49-67 ; L’histoire du droit international revue et corrigée par Carl Schmitt, Bruxelles. Texte sans date transmis par l’auteur en 2009.
[27] Caloz-Tschopp Marie-Claire, Les Sans-Etat dans la philosophie de Hannah Arendt. Les humains superflus, le droit d’avoir des droits et la citoyenneté, Lausanne, éd. Payot, 2000.
[28] La liste des lectures est énorme, la lecture une épreuve. Citons Des voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau, Livre de poche, Paris, 2005.
[29] Je rends ici hommage à Nicolas Busch, fondateur de Fortress Europ ? dans les années 1980 – peu après le coup d’Etat en Turquie et la mise en place du « laboratoire Schengen – et qui a mené jusqu’à sa mort un travail d’analyse remarquable sur les structures et les pratiques des polices européennes.
[30] Voir Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. L’impérialisme, Points-.essais, Paris, 1982.
[31] En bref, elle a décrit l’émergence au XXe siècle d’un nouveau régime et système politique – le totalitarisme – dans lesquels les humains sont superflus, privés d’appartenance politiques et donc exterminables en masse.
[32] Un tel fil de lecture, articulant la situation globalisée des sans-Etat, à la human superfluity et au droit d’avoir des droits (Caloz-Tschopp, 2000), ainsi qu’une une lecture croisée des Origines du totalitarisme avec son Essai sur la révolution et ses travaux sur le jugement permettent de récuser une lecture restrictive d’Arendt en terme seulement d’anti-totalitarisme stalinien ou alors de libéralisme anti-marxiste (ses liens avec Marx sont complexes comme l’a bien montré Anne Amiel. Voir La non-philosophie de Hannah Arendt. Révolution et Jugement, Paris, PUF, 2001.
[33] Amiel Anne, La non-philosophie de Hannah Arendt. Révolution et Jugement, Paris, PUF, 2001.
[34] Victor, Klemperer, LTI, la langue du troisième Reich, Paris, Albin Michel, 1996Ce contexte historique accompagne Balibar tout au long de son parcours politique et philosophique. Pour écrire ses textes composant Violence et Civilité, écrit entre 1996 et 2010, Balibar travaille ainsi à partir de Hannah Arendt, Simone Weil, Antonio Gramsci et beaucoup d’autres auteurs, dont Walter Benjamin, Clausewitz, Carl Schmitt, ainsi que des historiens et des témoins.
[35] A ce propos, mes réflexions proviennent des travaux de Nicole Loraux, Pierre Vidal-Naquet, Cornelius Castoriadis, Sophie Klimis, etc… Bien que l’usage de la référence grecque soit remise en cause dans certains travaux « post-coloniaux », je me refuse de supprimer la référence, les travaux sur la tradition grecque et d’autres traditions qui ont accompagné les conquêtes européennes sur la planète, mais je suis partisane d’un élargissement des références à d’autres traditions, à un travail de traduction réciproque et non à une opposition des traditions.
[36] Castoriadis Cornelius, « Préface, in Les carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978, p. 7-8.
[37] « Penser n’est pas sortir de la caverne, ni remplacer l’incertitude des ombres par les contours tranchés des choses mêmes, la lueur vacillante d’une flamme par la lumière du vrai Soleil. C’est entrer dans le labyrinthe, plus exactement faire être et apparaître un labyrinthe alors que l’on aurait pu rester étendu parmi les fleurs, faisant face au ciel ». C’est se perdre dans des galeries qui n’existent que parce que nous les creusons inlassablement, tourner en rond au fond d’un cul-de- sac dont l’accès s’est refermé derrière nos pas – jusqu’à ce que cette rotation ouvre, inexplicablement, des fissures praticables dans la paroi. Assurément, le mythe voulait signifier quelque chose d’important, lorsqu’il faisait du labyrinthe l’oeuvre de Dédale, un homme ».
[38] Notons que pour Castoriadis, et pour Socialisme ou Barbarie, la violence extrême n’est pas un thème de travail central, sauf au moment où Castoriadis écrit un livre sur la guerre quand il craint que l’URSS engage un conflit mondial dans les années 1960, dans un contexte de « guerre froide ».
[39] Bien que ce travail soit moins souvent cité, j’ai trouvé très intéressant son travail sur Locke concernant « l’invention de la conscience », Voir, Balibar Etienne, Identité et Différence. Le chapitre II, XXVII de L’Essay concerning Human Understanding de Locke. L’invention de la conscience, trad., introd. et commentaire, Paris, Le Seuil, 1998.
[40] Anne Amiel, « Expérience et conceptualisation (Hannah Arendt). Comment se pensent les révolutions ? Comment les penser ? », in Caloz-Tschopp Marie-Claire (dir.), Penser pour résister. Colère, courage et création politique, Paris, l’Harmattan, 2011, p. 47-63.
[41] Comme le rappelle André Tosel, Etienne Balibar a notamment dénoncé la destruction par les municipalités communistes des baraquements d’immigrés situés à Montigny-les Cormeilles et à Vitry en banlieue parisienne.
[42] Notons que dans sa lettre publique qui a amené le parti communiste français à l’expulser du parti, il ne mentionne pas cependant les difficultés intrinsèques au processus révolutionnaire, et par exemple l’échec de la révolution russe.
[43] Sauvêtre Pierre, Lavergne Cécile, « Pour une phénoménologie de la cruauté. Entretien avec Etienne Balibar », Traces, revue de sciences humaines, ENS édition, Lyon, no. 19/2010 (Décrire la violence).
[44] Ogilvie Bertrand, L’homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême. Amsterdam, Paris, 2012.
[45] Je me contente de citer le livre le plus accessible, La philosophie de Marx, Paris, La Découverte, (1993) 2001, mais il existe plusieurs textes cités dans Violence et Civilité (2010) notamment.
[46] Selek Pinar, Les possibilités et les effets de convergence des mouvements contestataires sous la répression, Thèse de Science politique, Université de Strabourg, 2014 (à paraître) ; Tartakowsky Danielle, Pigenet Michel, Histoire des mouvements sociaux en France,d e 1814 à nos jours, Paris, La Découverte, 2014.
[47] Voir à ce sujet, Etienne Balibar, «Trois concepts de la politique : émancipation, transformation, civilité », in La crainte des masses, PUF, Paris, 1997.
[48] Titre de la journée d’étude du CIPh à Paris (novembre 2013).
[49] Voir à ce sujet « …une authentique philosophie politique ne peut pas surgir d’une analyse des tendances, des compromis partiaux, de réinterprétations ou, au contraire d’une révolte contre la philosophie elle-même. Comme les autres branches de la philosophie, elle ne peut jaillir que d’un acte original du thaumazein (étonnement socratique), dont la puissance d’émerveillement et donc de questionnement doit cette fois-ci (c’est-à-dire contrairement aux enseignements des anciens) saisir directement le domaine des affaires et des actions humaines ». Voir, « L’intérêt pour la politique dans la pensée philosophique européenne récente », Cahiers de philosophie, no. 4, automne, 1987, 25-26.
[50] « L’intérêt pour la politique dans la pensée philosophique européenne récente », Cahiers de philosophie,
no. 4, automne, 1987, 25-26.
[51] Dans la partie « Ouverture », Balibar met la citation suivante de Jacques Derrida en exergue : « La non-violence est en un sens la pire des violences », p. 7.
[52] Trotski Léon, Dewey John, Leur morale et la nôtre, Paris, La Découverte, 2014.
[53] Caloz-Tschopp Marie-Claire, « Globalization, development, resistance of utopian dreams to the praxis of dystopian utopia », in Bagchi Barnita,The Politics of the Impossible, ed. SAGE (Delhi, London, Thousand Oaks, chap. XII, 2012.
[54] Voir à ce propos, Caloz-Tschopp Marie-Claire, « Hannah Arendt, le fil rompu entre violence et révolution au XXe siècle, Colloque d’histoire contemporaine, Université de Lausanne », in Stéfanie Prezioso, David Chevrolet (éds), L’heure des brasiers. Violence et révolution au 20e siècle, Lausanne, Ed. d’En Bas, 2011, p. 77-99.
[55] Parmi elles, soulignons avec Arendt, par exemple, l’ambivalence de ces révolutionnaires russes qui admiraient la Révolution française tout en se soumettant à « la logique de l’histoire » : « Pour que les hommes de la Révolution française c’était l’Histoire, non l’action. Ils avaient acquis le pouvoir de jouer n’importe lequel des rôles que le grand drame de l’Histoire leur assignerait, et au cas où aucun autre rôle ne resterait que celui de traître, ils l’accepteraient avec enthousiasme, plutôt que de ne pas faire partie du spectacle. Il y a une sublime ridicule dans le spectacle des hommes – qui avaient osé mettre au défi toutes les puissances et toutes les autorités sur terre, dont le courage ne faisait aucun doute – se soumettant, souvent du jour au lendemain, humblement et sans même un cri d’outrage, à l’appel de la nécessité historique, si folle et incongrue que l’apparence extérieure de cette nécessité leur apparût. Ils ont été bernés, non parce que les mots de Danton et de Vergniaud, Robespierre, et de Saint-Just et de tous les autres leur sonnaient encore aux oreilles ; ils ont été bernés par l’Histoire, ils sont devenus les fous de l’Histoire » Essai sur la révolution, (On Revolution, N.Y., Viking Presse, 1963), Paris, Tel-Gallimard, 1967, p. 81. Arendt insiste également sur un autre problème, à propos cette fois de la Révolution américaine : la difficulté rencontrée par certains révolutionnaires pour penser leur pratique, ce qu’a bien montré Anne Amiel dans un article lumineux. Voir, Anne Amiel, « Expérience et conceptualisation (Hannah Arendt). Comment se pensent les révolutions ? Comment les penser ? », in Caloz-Tschopp Marie-Claire (dir.), Penser pour résister. Colère, courage et création politique, Paris, l’Harmattan, 2011, p. 47-63.
[56] Enzo Traverso, L’histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, Editions du Cerf, Paris, 1997.
[57] « Guerres et révolutions ont déterminé la physionomie du XXe siècle, tout comme si les événements s’étaient hâtés de donner raison à la prédiction de Lénine. Et dans la mesure où elle s’écartent des idéologies du XIXe siècle – telles que le nationalisme et l’internationalisme, le capitalisme et l’impérialisme, le socialisme et le communisme, qui, même si nombreux, restent ceux qui continuent à les invoquer comme causes justificatives, ont perdu le contact avec les réalités principales de notre monde – la guerre et la Révolution constituent toujours ses deux problèmes centraux. Elles ont survécu à toutes les justifications idéologiques », Arendt Hannah, Essai sur la révolution, Paris, Tel-Gallimard, 1963, p. 9.
[58] On pense à la révolutionnaire et théoricienne marxiste que fut Rosa Luxemburg. Balibar montre à propos de Lénine un des aspects de la question du rapport entre violence et révolution (dans ses interrogations sur l’imposition de la NEP…mais pas sur la guerre civile, comme on peut le lire dans certains passages de Violence et civilité) en installant un débat imaginaire – il n’a pas eu lieu – entre Lénine et Gandhi. Voir Etienne Balibar, Violence et Civilité, op. cit.
[59] Notons que s’il aborde directement la question du jacobinisme dans la révolution française ainsi que du « jacobinisme russe », et dialogue notamment avec Lénine (celui de L’Etat et la révolution, notamment, mais aussi de la pratique politique de la guerre civile, de la NEP, des pressions extérieures sur la révolution, des conflits internes à la révolution, etc.), on ne trouve pas de référence au cheminement de Trotsky, chef de l’armée dans la prise du pouvoir et la guerre civile, ni de questionnement de son utilitarisme en rapport à la violence.
[60] Il développe cette idée dans plusieurs lieux de son œuvre et en particulier, dans le dernier chapitre de Violence et civilité, op. cit., pp. 383-417.
[61] Pour une explication détaillée de cette importante notion, voir Marie-Claire Caloz-Tschopp, « Violence « extrême » et civilité « antiviolence. Une dialectique du pari tragique de la convertibilité » (à paraître dans la revue du Collège International de Philosophie à Paris, Rue Descartes no. 2, 2015).
[62] Voir à ce propos, le dernier chapitre de Violence et Civilité, édition Galilée, Paris, 2010.
[63] Rappelons que Rosa Luxemburg, différemment de Lénine, lie étroitement le capitalisme, l’impérialisme à la guerre.
[64] On pense ici à la guerre civile en Russie notamment, au traitement des « ennemis » – supposés ou réels – des politiques imposées et aux « purges » (répression, prison, relégation, torture, exécutions, camps, etc.) mis en place par des gouvernements révolutionnaires se réclamant du socialisme ou du communisme (Russie, Chine, Cuba, etc.), ainsi qu’aux crimes contre l’humanité et au génocide au Cambodge, perpétrés au nom d’une révolution communiste. Rappelons par exemple que plusieurs hauts dirigeants de la révolution cambodgienne ont étudié en France, où ils étaient en lien étroite avec le parti communiste français dans les années 1950, par exemple, Khieu Samphan, récemment condamné pour crime contre l’humanité (août 2014).
[65] Au moment de la période de Lire le Capital et après le fameux VIIIe Congrès du parti communiste, cohabitaient ainsi, explique, par exemple, Jacques Rancière « une critique de la conception évolutionniste de l’histoire, l’affirmation de la discontinuité des modes de production, l’affirmation que les lois de la dissolution d’une structure ne sont pas celles de son fonctionnement, l’originalité radicale du problème de la transition, tout cela logiquement penchait vers une dénonciation de l’économisme du parti communiste, de la conception du passage pacifique au socialisme et de la « démocratie véritable. La rupture tranchée entre les modes de production affirmait la nécessité de la révolution violente. Or, dans les faits, cette subversion-là n’ouvrit guère qu’un champ d’études académique nouveau. Et sept ans après, Balibar pouvait tranquillement affirmer dans la revue La Pensée (« ‘La’ rectification du Manifeste communiste », La Pensée, août 1972), la nécessité de la violence révolutionnaire et de la destruction de l’Etat bourgeois », Rancière Jacques, La leçon d’Althusser, Paris, Idées/Gallimard, poche, 1974, p. 95-96
[66] Étienne Balibar, Sur la dictature du prolétariat, Paris, Maspero, 1976.
[67] Discours du 5 novembre 1792 à la Convention, « Réponse à J.B. Louvet ».
[68] « Les questions du communisme », Exposé présenté le 15 ocrobre 2011 au Colloque international « Communism, A New Beginning ? », organisé par les éditions Verso à Cooper Union, New York. Version française adaptée et corrigée, Paris, CIEPFC, 20.11.2012, internet.
[69] Müller Jan-Werner, Difficile démocratie. Les idées politiques en Europe du XXe siècle 1918-1989, Paris, Alma éditeur, p. 78.
[70] François Proust, De la résistance, Paris, Cerf, 1997, p. 56.
[71] Lachès, 190d-193d ; Protagoras, 358b-359e.
[72] « Cet étrange mixte du thumos, qui est un thumologos, « puissance à la fois calculée et incalculée, à la fois sauvage et calme, à la fois impatiente et patientes, à la fois irrépressible et retenue qui combat son ennemi et lui résiste sans l’anéantir ou l’exterminer » François Proust, De la résistance, Paris, Cerf, 1997, p. 56.
[73] Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Points-essais, Paris, 1995, p. 38.
[74] La vie de l’esprit. La pensée, I, Paris, PUF, 1981, 95.
[75] Etienne Balibar, Spinoza et la politique, PUF, Paris, 2011 ; La philosophie de Marx. Nouvelle édition revue et augmentée, La Découverte, Paris, 2014.
[76] Citoyen-sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011, p.13.
[77] La philosophie de Marx, Paris, La Découverte, (1993) 2001, p. 21.
[78] Voir, Voir Pierre Sauvêtre et Cécile Lavergne, « Pour une phénoménologie de la cruauté. Entretien avec Etienne Balibar », Tracés, revue de sciences humaines, ENS édition, Lyon, no. 19/2010 (Décrire la violence).
[79] « L’intérêt particulier de la passion est donc inséparable de l’affirmation active de l’universel… Ce n’est pas l’Idée qui s’expose au conflit, au combat et au danger ; elle se tient en arrière hors de toute attaque et de tout dommage et envoie au combat la passion pour s’y consumer. On peut appeler ruse de la raison le fait qu’elle laisser agir à sa place les passions, en sorte que c’est seulement le moyen par lequel elle parvient à l’existence qui éprouve des pertes et subit des dommage. » Hegel, La raison dans l’histoire, Paris, UGE, 1965, p. 129.
[80] Mathieu Nicole-Claude, L’anatomie politique. Catégorisation et idéologie de sexe, Paris, Côté femmes, 1991. Dans ce livre, voir en particulier le chapitre : « Quand céder n’est pas consentir ».
[81] Balibar Etienne, Violence et Civilité, Paris, Galilée, 2010, p. 15-16.
[82] Pour d’autres développements à ce sujet, voir l’ensemble des Actes du colloque d’Istanbul disponibles en septembre 2015. Voir site : exil-ciph.com pour les informations complètes.
[83] Voir, Héritier Françoise (dir.), de la violence I (contient un article de Balibar) et II, Paris, Odile Jacob, 1996, 1999.
[84] La philosophie de Marx, Paris, La Découverte, (1993) 2001, p. 17
[85] Etienne Balibar, Entretien, Le nouvel observateur, 11 octobre 2011.
[86] « Des trois ouvrages cités c’est l’ouvrage le plus novateur, celui qui marque l’inflexion la plus nette », écrit le journaliste dans le même entretien de 2011.
[87] Badiou Alain, « L’hypothèse communiste », Paris, Lignes, 2008.
[88] Tosel André, Plasticité humaine et communisme, Nice, 2013. Texte de l’auteur.
[89] Par exemple, les 35 millions de Kurdes fragmentés dans quatre pays, avec le redécoupage des frontières.
[90] La civilité est une catégorie non de synthèse, mais de disjonction servant à montrer ce qui manque, écrit André Tosel, Etienne Balibar : parcours, révolutions, questions, dans l’article de ce livre.
[91] Citoyen-sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011. Il est déjà cité….
[92] « Au fond, nous sommes des guerriers. Soit nous étions en guerre, soit nous nous préparions à la faire. Nous n’avons jamais vécu autrement. C’est de là que vient notre psychologie de militaires. Même en temps de paix, tout était comme à la guerre. On battait le tambour, on déployait le drapeau… Nos cœurs bondissaient dans nos poitrines… Les gens ne se rendaient pas compte de leur esclavage et même ils l’aimaient, cet esclavage »,) (témoignage d’un militaire communiste). Svetlana Alexievitch, La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, Paris, Actes Sud, 2014, p. 19
[93] « Hannah Arendt, le fil rompu entre violence et révolution au XXe siècle », in Stéfanie Prezioso, David Chevrolet (éds), L’heure des brasiers. Violence et révolution au 20e siècle, Lausanne, Ed. d’En Bas, 2011b, p. 77-99.
[94][94] Brièvement, une telle attitude prônée par Balibar qui l’emprunte à un philosophe nord-américain Frédric Jameson pourrait aussi être interprétée comme une interrogation, un déplacement, des schèmes de la langue de la philosophie grecque qui a dominé le développement de la philosophie occidentale depuis une culture et une langue souterraine (l’hébreu). (voir à propos de l’hébreu, Trigano Shmuel, Le judaisme et l’esprit du monde, Grasset, Paris, 2011).C’est à la fois une critique très profonde des schèmes, des langues en usage dans la philosophie, non explicitée par Balibar, un déplacement épistémologique très important et un enrichissement « interculturel ». Cette question importante mériterait d’être approfondie.
[95] Voir Pierre Sauvêtre et Cécile Lavergne, « Pour une phénoménologie de la cruauté. Entretien avec Etienne Balibar », Tracés, revue de sciences humaines, ENS édition, Lyon, no. 19/2010 (Décrire la violence).
[96] Saïd Edward, Conversation avec Tariq Ali, Paris, Galaad éd., 2014.
[97] Etienne Balibar, « Les questions du communisme », Exposé présenté le 15 ocrobre 2011 au Colloque international « Communism, A New Beginning ? », organisé par les éditions Verso à Cooper Union, New York. Version française adaptée et corrigée, Paris, CIEPFC, 20.11.2012.
[98] Pour Castoriadis, voir notamment Cornelius Castoriadis, « L’idée de révolution a-t-elle encore un sens ? », Le Débat no. 38, novembre-décembre 1989, 213-234 ; « De la langue de bois à la langue de caoutchouc », Libre no. 6, 1978b ; « Pourquoi je ne suis plus marxiste », Une société à la dérive, Paris, Seuil, (1974), 2005, 27-65 ; Poste-face à « Recommencer la révolution, 1963, 1974, et lettre, 155-163 Il existe d’autres articles sur le sujet par d’autres auteurs (Claude Lefort, Edgar Morin, etc.) dans les écrits de Socialisme ou Barbarie.
[99] Voir par exemple, Gabriel Salazar, En el nombre del poder popular constituyente (Chile, siglo XXI), Chile, Lom, 2013.
[100] J’évoquerai seulement deux exemples. Un chercheur en Afghanistan revient en disant qu’il a pu parler avec tout le monde. Mais il n’a pas interrogé une seule femme ! Et dans un voyage touristique au Pakistan en 2000, en trois semaines, je n’ai pu parler à aucune femme : elles étaient invisibles (sauf dans une vallée contrôlée par l’Aga Khan).
[101] Il faudrait une bibliographie complète et interdisciplinaire sur l’ensemble des génocides depuis la colonisation jusqu’à aujourd’hui, ce qui dépasse le cadre de ce texte.
[102] En ce moment le débat continue à l’occasion de la publication des Cahiers noirs et aussi des développements de la recherche critique sur son œuvre qui s’internationalise tout en ayant de la difficulté à avoir réellement lieu en France notamment pour remettre en cause certaines formes d’hégémonie théorique dans la philosophie. On assiste par ailleurs à une nouvelle étape et à un nouvel élargissement de d’internationalisation du débat qui ne porte plus seulement sur les positions de Heidegger (Rectorat, inscription au parti nazi, etc.) mais à l’analyse approfondie de sa philosophie et à ce qui en résulte pour la pratique philosophique elle-même.
[103] Voir à ce propos notamment, le documentaire de Virginie Linhart et Benoit Peeters, « Jacques Derrida : Le courage de la pensée », ARTE, 2014.
[104] François Rigaux, « L’histoire du droit international revue et corrigée par Carl Schmitt », Bruxelles, texte sans date transmis par l’auteur en 2009.
[105] Je pense ici à certains discours philosophiques actuels sur la migration qui plaquent des concepts abstraits sur des réalités complexes en ne s’attachant pas aux conditions matérielles concrètes de l’exercice du pouvoir des Etats sécuritaires (dispositifs, outils, discours, etc.). Se protéger de telles démarches implique de travailler en étroite relation avec les migrants, les historiens, les sciences sociales, les mouvements sociaux, et aussi d’accorder une attention particulière aux théories minoritaires, ce qui implique une transformation radicale de la construction et de la division des savoirs… et de la pratique philosophique.
[106] Arjan Appadurai, Condition de l’homme global, Paris, Payot, 2013.
[107] Etienne Balibar, La philosophie de Marx, Paris, La Découverte, (1993) 2001, p. 6.
[108] Svetlana Alexievitch, La supplication, Paris, J’ai lu, 1997
[109] Svetlana Alexievitch La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement, Paris, Actes Sud, 2014.
[110] Javier Rebolledo, El despertar de los cuervos, Santiago, éd. Ceibo, 2013.
[111] Borda Fals et al. La Violencia en Colombia, Bogota, 2005 (1962), éd. Taurus.
[112] Parmi les multiples éditions en de multiples langues de ce roman du siècle, Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, Points, Paris, 1995.
[113] Jenni Alexis, L’art français de la guerre, Paris, Gallimard, 2011.
[114] Rancière Jacques, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
[115] Voir la préface de Arendt Hannah, La crise de la culture, Paris, Folio, 1972.
* Texte paru, dans Balibar Etienne, Caloz-Tschopp Marie-Claire, Insel Ahmet, Tosel André, Violence et Civilité. Autour d’Etienne Balibar, Paris, (chap. 3), La Dispute, 2015, p. 93-154.
** Je dédicace ce texte à Colette Guillaumin, Nicolas Busch, François Rigaux, Abdelmalek Sayad, Laurent Monnier, Rada Ivekovic, Jean-Yves Carler, Christophe Tafelmacher, qui avec Etienne Balibar et d’autres chercheurs, professionnels, militants de divers horizons ont lancé le Groupe de Genève, Violence et droit d’asile en Europe, il y a plus de vingt ans.