Christa Wolf
« Un moloch ; ce courage de vivre dans la zone frontière entre deux systèmes de valeurs et de résister à l’épreuve de la déchirure ; avec ce don d’être intercesseur, c’est-à-dire de se charger consciemment du rôle le plus ingrat ; avec cette radicalité dont il faisait preuve pour débusquer ses erreurs et les analyser, rien n’est plus difficile ; avec sa solidarité chaleureuse ; avec l’audace qui animait son écriture quand il s’approchait de la tâche aveugle de cette civilisation ; : « Tout pour l’Humain. Tout pour l’espérance.
Garder sa « dignité » dans les combats perdus d’avance, lutter pour l’affirmation de soi, apprendre à vivre sans perspective et sans alternative apparente, c’était l’enjeu, nous le savions ; nous savions que nous ne pouvions nous tirer indemnes de ce dilemme où nous étions plongés, mais peut-être ne s’agissait-il pas d’être inattaquables, peut-être avons-nous dû, au lieu d’accepter les critères imposés, tenter de satisfaire nos propres critères en les redéfinissant chaque jour. Car c’est sans doute une caractéristique des situations où tout se délite ; que ceux qui veulent obéir à leurs propres critères ont le sentiment tenace de ne plus pouvoir rien faire de « juste ». Mais peut-être la question ne se posait-elle pas en termes de « juste » ou de « faux » ; peut-être s’agissait-il de ne pas abandonner une place, fût-ce en ayant le dos au mur et dussions-nous la défendre d’une manière si imparfaite, si erronée, au prix de tant de remises en cause harassantes et d’aveuglements ».
Christa Wolf, « Etre nulle part ô nulle part toi mon pays », in lci même, autre part, Paris, Fayard, 1999, p. 57 (hommage à Franz Fühmann)