Retours sur la notion de Desexil [1]

Pauline Brücker (CERI/CEDEJ) & Youri Lou Vertongen (FNRS/CRESPO)

Tous deux chercheurs en science politique, respectivement à Paris et à Bruxelles, nos recherches portent sur les mobilisations sociales de migrants en quête de droits, leur répertoire d’action et leur modalité d’expression « politique ». Nous avons rencontré Marie-Claire Caloz-Tschopp pour la première fois en septembre 2016, alors que nous organisions un séminaire de recherche à Paris, « La cause des migrants. Du mouvement des sans-papiers à celui des réfugiés ». Le séminaire visait, depuis une variété d’expériences de terrains, à rassembler des chercheurs et des chercheuses de diverses disciplines des sciences sociales autour des questions attenantes aux luttes des personnes migrantes. Nous fûmes par la suite invités par Marie-Claire Caloz-Tschopp à prendre part, en juin 2017, au programme interdisciplinaire de réflexion collective et critique sur l’exil, depuis la notion de « DesExil ». Notre démarche fût de penser la manière dont ce concept, forgé depuis 2010 par les acteurs du programme, pouvait se montrer « opératoire » sur nos terrains de recherche respectifs, à savoir les mobilisations de migrants et de leurs soutiens en Belgique, en France, en Egypte et en Israël. L’enjeu était également d’appréhender le diptyque « Exil/DesExil » depuis l’endroit où nous observons ces enjeux, tantôt en tant que chercheurs, tantôt en tant qu’acteurs du soutien à ces luttes. Cette position explique ainsi le regard que nous portons sur l’ambition théorique du programme « Exil. Violence. Desexil. », et des difficultés, selon nous, à penser la notion d’exil comme une caractéristique universellement partagée comme le suggère ainsi l’hypothèse de travail du colloque de juin 2017 : « dans le monde mondialisé, nous sommes tous des exilés ».

La présente note entend confronter les concepts d’ « Exil » et de « DesExil » tels que définis par le groupe de recherche « DesExil. Exil. Violence. » à la définition que l’on s’en forge depuis nos terrains de recherche.

  1. Sommes-nous tous des exilés ?

Il importe, pour comprendre l’usage que font les acteurs du programme « Exil, Desexil, Violence » du concept de « DesExil », de partir des définitions qu’ils nous donnent de la notion « d’exil ». Selon l’une d’entre elles, « le genre humain [tout entier] est aujourd’hui menacé d’exil. En ce sens, tout en ne négligeant pas la diversité des situations, l’exil est la figure désignant la désappropriation de soi et du rapport aux autres, l’expulsion des droits, de la politique, d’une place dans le monde pour chacun.e aujourd’hui ».[2] Dans la présente définition, la notion d’exil semble d’emblée déborder de son entendement classique, en ne pouvant ni ne voulant être réduite aux « désappropriations » attenantes aux « migrations physiques ». La notion d’exil peut s’entendre dès lors au sens marxiste d’« aliénation », au sens d’une dépossession de l’individu de sa subjectivité et de ses forces propres lui permettant se réaliser en tant qu’individu. Ainsi l’écrivait Marx : « l’homme est rendu étranger à l’homme. »[3] 

Dès lors que l’exil se voit débarrassé des attraits de sa conception dominante, c’est-à-dire à la fois la conséquence et l’impératif d’un départ, d’une fuite, cet état de dépossession de soi peut/doit concerner « le genre humain » dans sa totalité. Cette universalité de la désappropriation ne se référant ainsi pas aux critères sur laquelle se fondent les dominations (classe, genre, race, pour ne citer que ces trois là). L’exil serait, en ce sens, l’expression de la totalité des oppressions : « On aura compris que l’usage du mot exil ne remplace pas celui de réfugié, d’étranger. Il vise à comprendre ce que nous vivons toutes et tous et comment nous pouvons combattre la violence expulsive en inventant une nouvelle citoyenneté à toutes les frontières. » [4]. Il permettrait de penser ce qui est commun aux différentes formes d’oppression, autrement dit « [de] prend(re) acte, non de ce qui nous sépare, nous divise mais de la transversalité dans les atteintes à la sécurité, à la liberté, à l’égalité, à la solidarité et aux droits (…). » [5]  Dans cette logique du DesExil, s’émanciper de n’importe quelle forme d’aliénation et de contrainte entendue comme Exil permettrait de se DesExiler : « En partant du fait que nous serions tous exilés, le desexil c’est s’arracher à la condition de violence, de domination de l’exil en luttant pas à pas ».[6]

Or, cette vision de l’exil comme « état commun à tous » n’est pas sans poser problème. D’abord parce que ce postulat d’universalité de l’exil ne nous offre pas la possibilité d’affirmer, a contrario de Marx, que l’aliénation et les violences associées sont réalisées au profit de quelqu’un ou de quelque chose (détenteurs du capital, patrons, capitalistes, systèmes etc.). Si, selon l’usage qu’en fait Marie-Claire Caloz-Tschopp « nous serions tous des exilés », il nous faut alors conclure à l’inadmissibilité du dualisme – exploiteurs/exploités – sur lequel Marx fonde la nécessité d’une « lutte des classes », et reconnaître dès lors que, si nous sommes tous des « exilés », nous sommes également tous des « exileurs ».

Les travaux de Saskia Sassen, et notamment son dernier ouvrage Expulsions. Brutalité dans l’économie globale, cherchent à penser, au-delà d’un nationalisme méthodologique et de frontières à la fois géographiques et administratives, une nouvelle condition d’ « expulsé », victime d’un même système néo-libéral globalisé. Ainsi, si « le caractère, la substance et le site de ces expulsions [qui vont du licenciement abusif à la réquisition forcée de terres agricoles en passant par les refoulements de migrants] varient énormément à travers les couches sociales et les conditions matérielles à travers le monde »[7], nous dit-elle, leur point commun est celui de matérialiser « un tri sauvage », « une paupérisation et l’exclusion d’un nombre croissant d’individus qui cessent d’avoir la moindre valeur en tant que travailleurs et consommateurs ».[8] Sassen met ainsi en relation une diversité d’oppressions en apparence déconnectées entre elles – qu’elle subsume sous la notion « d’expulsion », avec « des dynamiques systémiques plus profondes » propres à « l’économie globale ». Elle permet ainsi de penser les transversalités entre ces différentes situations d’ « expulsion » par la mise en lumière d’une logique explicative commune. A cet égard, il nous semble en revanche, que la notion de DesExil pêche par une trop grande abstraction des facteurs communs aux oppressions subsumées sous le terme « d’exil ». 

Deuxièmement, et de manière plus conséquente, cette universalité de la condition « d’exilé » tendrait à masquer la particularité des oppressions subies par les personnes qui « physiquement » (s’)exilent : ceux/celles qu’on appelle les « migrants », ou parfois aussi les « exilés ». D’une part, nos recherches auprès des communautés migrantes témoignent de ce particularisme et tendent à réaffirmer la centralité des violences propres à l’exil au sens de migration : des violences physiques d’abord (dangers du voyage et dangers aux frontières, répression institutionnelle, enfermements et expulsions), des violences sociales ensuite (exclusion, discrimination, racisme), ou encore des violences psychiques (traumatismes, suspicion permanente, négation de la subjectivité des migrants). Plus largement, l’exilé au sens de migrant subit une violence propre à sa perte d’Etat, ou pour le dire avec les mots d’Arendt, à son caractère de « sans-Etat ». En effet, privé de résidence dans un système où seule l’appartenance nationale conditionne la citoyenneté et justifie l’acquisition de droits, le sans-Etat devient un sans-droit. Il est ainsi privé des attributs du « sujet politique », de ce qui le rend « homme » – la résidence et l’appartenance politique – et condamné à errer dans ce que Giorgio Agamben appelle la « vie nue »[9].

D’autre part, le panel « Oser le DesExil » que nous coordonnions lors du colloque de Juin 2017, visait à discuter des formes d’engagements solidaires face aux violences de l’exil. Or, plusieurs membres de notre panel réaffirmaient la distinction à effectuer entre « ceux qui luttent pour leurs droits » et les soutiens qui « luttent pour une cause qui n’est pas directement la leur ». L’absence, paradoxale pourrait-on dire, de cette référence au partage de la condition d’exilé au sens large, témoigne à notre sens de la réelle difficulté en tant que membre électif d’une société politique à se penser dans une condition commune avec ceux qui se retrouvent dépourvus d’attachement étatique, sans en avoir fait soi-même l’expérience empirique.

  • Vers une nouvelle définition du DesExil

Cette analyse critique du concept d’exil, et de son corollaire, le DesExil, permet donc de mettre en exergue deux acceptions de l’« exil » : l’une selon une conception restreinte et entendue comme attenant à la migration forcée des individus, l’autre selon un entendement large et symbolique, comme marqueur d’une violence totale qui, dans le contexte de mondialisation actuel, concernerait tout un chacun. En se limitant à une définition restreinte de l’exil et partant du postulat d’une capacité radicale de l’individu à agir, penser le « desexil » serait mettre en lumière les pratiques émancipatrices des exilés (qu’elles soient individuelles ou collectives) visant à conjurer les violences produites par « l’exil » – entendu au sens restreint.

Ces violences sont, le plus souvent, émises par voie institutionnelle et commence par des phénomènes de catégorisation, entendus comme la construction de catégories juridiques participant à la production de représentations sociales. La « catégorisation » soit l’acte d’assigner une identité, une caractéristique, un stigmate, n’opère pas de la même manière qu’on soit ou non migrant (ou subjectivé comme tel). En effet, le régime des catégories propres aux étrangers dépolitise la figure de « l’exilé » en lui assignant une position dominée dans l’espace social ne lui permettant pas de parler pour soi, mais bien exclusivement « d’être parlé », pour faire référence à Bourdieu. Dès lors, « le désexil » est ici exploité pour décrire les pratiques des migrants lorsqu’ils conjurent la dépossession de leur devenir-politique par la politique (anti-)migratoire. Le « desexil » serait alors l’affirmation individuelle et/ou collective d’un sujet s’affirmant comme politique contre les réifications dont il est l’objet.

Depuis le croisement de nos analyses de terrains, nous avons constaté que plusieurs mobilisations de migrants répondaient à ces actes de catégorisation. Nous avons pu observer trois formes de pratiques « désexilantes » entretenues avec les catégories existantes du régime des frontières : la conformation, la transformation et l’invention. Si ces pratiques ne se jouent pas toutes de la même façon des catégories de la pensée d’Etat, elles ne s’affirment pas moins comme autant de stratégies de revendication et d’affirmation de soi contre une dépossession du devenir politique de la figure du migrant.

Dans un premier temps, nous constatons qu’une série de mobilisations de migrants jouent sur la « conformation » à la catégorie existante. Certains groupes de migrants, dans leur quête de droits, s’approprient donc tactiquement les catégories du régime des frontières, comme celle, par exemple, de demandeurs d’asile.[10] Il s’agit alors de se mettre en scène comme légitimes à appartenir à cette catégorie, en mettant en avant les caractéristiques propres à la figure qui y est associée (en l’occurrence sa vulnérabilité caractéristique de l’asile). Ils cherchent donc dans leur mobilisation à se conformer à la fois à la catégorie juridique et à la représentation que celle-ci véhicule.

Deuxièmement, nous constatons que certaines mobilisations visent également à « transformer » la représentation dominante de la catégorie afin de redonner une légitimité à sa présence sur le territoire depuis une nouvelle représentation sociale de sa catégorie juridique. C’est le cas par exemple de la catégorie de « travailleurs sans-papiers » revendiquée par plusieurs collectifs pour se rapprocher des instances syndicales et démontrer ainsi leur utilité au pays d’accueil, en se jouant précisément de l’ambiguïté entre la représentation dominante du sans-papiers, et celle du travailleur.

Enfin, le desExil peut trouver une troisième expression dans « l’invention » d’une nouvelle catégorie « minoritaire » pourrait-on dire, en ce sens qu’elle est forgée par les acteurs en lutte et non pas par la pensée d’Etat. L’exemple de la construction de la figure du « sans-papiers » en est ici le meilleur exemple. Le nom « sans-papiers » pourrait être interprété comme revêtant alors une double fonction : d’un côté, il dénonce la façon dont les politiques anti-migratoires créent de l’illégalité en rendant toujours plus restreint les moyens légaux d’accès au territoire, et de l’autre, il crée une catégorie politique suffisamment large pour inclure l’ensemble des migrants en attente d’une reconnaissance par l’Etat. Cette tentative d’unifier les migrants dans une identité de rupture vient in fine ré-inclure systématiquement sous une même bannière l’ensemble des migrants dont les droits ne sont pas reconnus, et défini les contours de ce qu’on pourrait nommer une identité politique (fut-elle par la négative « sans »).

Ces trois formes d’action sont ici considérées comme des exemples de pratiques « desexilantes » parce qu’elles elles représentent trois formes d’auto-affirmation d’un sujet énonçant : « Nous sommes des réfugiés, des travailleurs, des sans-papiers ». L’usage que font les migrants des catégories d’Etat doit donc être interprété comme un enjeu d’émancipation auquel les migrants, dans leur combat pour obtenir des papiers, doivent maîtriser pour augmenter leurs chances de réussite de leur lutte. En ce sens, le DesExil s’incarne par le « pouvoir performatif du langage ».[11]

***

A la lumière de ces trois journées de colloque à Genève et des réflexions menées à sa suite, la notion DesExil pourrait faire, selon nous, l’objet d’une redéfinition, afin de penser les bases sur lesquelles se fondent cette condition commune et universelle de l’exil. En revanche, la présence dans un même concept des termes d’ « Exil » et de « Des-Exil » permet la prise en compte simultanée, et nécessairement combinée, des contraintes qui pèsent sur l’individu, d’un côté, et de son pouvoir d’agir, de l’autre.[12].


[1] Publié dans les Actes du colloque de Genève, Desexil. L’émancipation en Actes, 2017
[2] Documents introductifs au colloque, « Desexil. Argumentaire », p.5
[3] Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Paris, Vrin, 2007.
[4] Marie-Claire Caloz Tschopp, 2017, « Le desexil aujourd’hui et demain », Le Courrier de Genève, 12 mai.
[5] Marie-Claire Caloz Tschopp, 2017, « Le desexil aujourd’hui et demain », Le Courrier de Genève, 12 mai.
[6] Marie-Claire Caloz Tschopp, 2017, « Le desexil aujourd’hui et demain », Le Courrier de Genève, 12 mai.
[7] Sassen, Saskia, 2016, Expulsions. Brutalité dans l’économie globale, Paris, Gallimard, p.14.
[8] Sassen, op.cit, p.23.
[9] Giorgio Agamben, 1997, Homo sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil.
[10] Deleixhe, Martin, et Youri Lou Vertongen, 2016, « L’effet de frontière dans les mobilisations collectives de migrants en situation administrative précaire », Raisons politiques, vol. 64, no. 4, pp. 67-84.
[11] Judith Butler, 2004, Le pouvoir des mots. Politique du performatif, Paris, Éditions Amsterdam.
[12] Charlotte Nordman, 2006, Bourdien/Rancière : la politique entre philosophie et sociologie, Paris, ed. Amsterdam.