Libero Zuppiroli, professeur en science des matériaux, EPFL (Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne)
Entre 1940 et 1963, le Professeur Alfred Stucky dirigeait l’Ecole Polytechnique de l’Université de Lausanne. Le 9 février 1950, à l’occasion d’une remise de diplômes, il prononça un discours intitulé « Humanisme et technique », dont voici un extrait :
« Si vous n’aspirez à devenir mieux que d’habiles constructeurs de machines ou d’ouvrages d’art, ou directeurs de fabrication, vous resterez des individus, prisonniers d’une masse anonyme. Votre profession doit s’élargir pour faire de vous des personnalités capables de façonner leur destin. Je veux donc espérer que vous avez choisi la carrière d’ingénieur ou d’architecte, non seulement à cause des facilités matérielles qu’elle peut offrir mais aussi parce qu’en vous donnant les moyens de participer à une œuvre créatrice, elle vous permettra de prendre votre part de responsabilité ».
Pour mieux comprendre de quelle responsabilité parlait le Professeur Stucky, on peut encore se référer à un extrait de son discours « L’homme est-il prisonnier de la civilisation technique ? », présenté le 26 septembre 1957 devant le Club 44 à la Chaux-de-Fonds :
« On pouvait, au XIXème siècle encore, rêver d’un monde où tout homme trouverait, dans son entourage, un tremplin pour s’évader dans une solution individualiste du problème de la vie. Cet âge du libéralisme est aujourd’hui révolu (…). La collectivisation de la recherche scientifique et technique et son complément, la socialisation de la vie, sont toutes deux issues d’une pensée généreuse (…). »
En 1957, l’Ecole Polytechnique de l’Université de Lausanne pouvait assurément revendiquer le statut de Service Public cherchant à former des Ingénieurs-Citoyens conscients de leur responsabilité sociale. Aujourd’hui, les discours ont changé. L’EPFL, à l’image de la plupart des Universités technologiques européennes, entend former les acteurs efficients du Marché Global. Les virages décisifs en la matière ont été pris, en Europe, à la charnière entre le 20ème et le 21ème siècle. C’était l’époque où l’on escomptait tous les bienfaits possibles d’un marché financier qui semblait inonder d’argent facilement gagné tout le monde occidental. Les spéculations les plus juteuses concernaient même les marchés de la haute technologie et de l’innovation, incarnés par le fameux indice boursier new-yorkais, le NASDAQ. Dans ces conditions, les universités technologiques avaient de la peine à se définir autrement que comme des alliées inconditionnelles du Grand Marché. Presque partout en Europe, y compris en Suisse, des ministres, socialistes, assumèrent, au nom d’un certain réalisme, la responsabilité de ces réformes, qui portaient en elle la négation du service public. Ce paradoxe n’est qu’apparent et montre la force des idées néo-libérales, ressenties comme une fatalité inéluctable par ceux-là même qui avaient été élus pour les combattre.
Dans la logique de marché, les acteurs économiques qui comptent sont avant tout clients et consommateurs. Quant à la production, on peut toujours menacer de la délocaliser en des lieux où la faiblesse des salaires et l’absence de protection sociale permettent tout juste aux individus de survivre dans une situation proche de l’esclavage. Il n’y a donc aucun intérêt pour le Marché, et pour ceux qui en tiennent les rênes, à promouvoir la formation de citoyens conscients de leur responsabilité sociale, que ce soit à l’échelle locale ou globale. Les cadres de la société néo-libérale ne doivent pas trop penser, mais plutôt être éduqués en acteurs dociles du Marché, préoccupés principalement de leur propre devenir de consommateur. Il n’est donc pas surprenant que la formation universitaire, notamment dans le domaine de la technologie, secteur clé pour le marché, soit elle-même conçue comme un produit de consommation et les étudiants comme des clients-consommateurs de savoir. Il n’est pas surprenant non plus que l’on cherche à uniformiser la pratique universitaire en la calquant sur un système unique. Dans la logique néo-libérale, on choisira, bien entendu, le système du plus fort et l’on regardera donc vers les Etats-Unis d’Amérique.
Dans cette même logique, on choisira aussi la langue du plus fort, et, dans l’impuissance de sa parfaite appropriation, l’on finira par utiliser un mauvais anglais global et sans âme comme véhicule principal de la pensée universitaire unique. De même, la recherche sera partout orientée vers les grands sujets à la mode, dans l’exploration desquels le marché financier escompte, à tort ou à raison, les plus grands profits. On compte, parmi ces sujets porteurs, les nanosciences, le biomédical, les technologies de l’information et de la communication. Une grande partie des recherches mondiales concerne ces sujets, sans qu’on ne tienne vraiment compte ni des réalités industrielles locales, ni des besoins du Sud.
Dans la mesure où les universités sont, à terme, destinées à produire du petit cadre jetable comme on produit par ailleurs de la tomate hors sol, calibrée, insipide, sans racines locales, il faut y promouvoir le règne de la pensée uniforme et y gommer toutes les singularités et tous les particularismes qui pourraient rappeler la bonne vieille démocratie universitaire et ses discussions interminables, ainsi que sa sœur, la liberté académique. Le plus simple est de doter ces établissements de directions autocratiques exaltant les valeurs de l’individualisme et de la compétition, et d’y faciliter l’installation d’une bonne bureaucratie. C’est le meilleur moyen pour instaurer une uniformité bien grise, propice à la réorganisation de l’enseignement dans une logique de supermarché, et de la recherche dans une logique de « marketing » universitaire.
Ce qui me semble « tragique », face à cette situation, ce n’est pas l’action des personnels des universités technologiques, comme le suggère le titre du présent colloque, mais plutôt l’apathie de la plupart d’entre eux, née d’un formidable sentiment d’impuissance.
Heureusement, les temps changent ! Le modèle américain déçoit chaque jour davantage, les illusions libérales ne font plus recette, les défenses des services publics et des acquis sociaux s’organisent lentement, les politiciens seront forcés de tenir compte de cette nouvelle donne, sous peine de ne pas être réélus. Nous attendons de ces hommes et de ces femmes politiques ainsi remis à neuf qu’ils fassent au moins cesser le discours néo-libéral dont nous abreuvent nos directions universitaires, et qu’ils encouragent d’autres formes de gestion universitaire, moins autocratiques, moins bureaucratiques, moins basées sur le marketing universitaire, et favorisant la prise de responsabilité à tous les niveaux.
Des personnels des universités dépend la lutte contre la pensée unique à l’université, qui passe par la défense des singularités culturelles et linguistiques d’ici et d’ailleurs, ainsi que par l’écoute plus attentive des réalités industrielles locales, souvent négligées au nom du Grand Marché. La culture du Marché Global est d’ailleurs peu exigeante, c’est celle du hamburger, de la série B et du prêt à penser, voire à non penser. Il y a lieu de promouvoir des cultures plus exigeantes et de meilleur niveau; car les étudiants et les étudiantes d’aujourd’hui sont tout prêts à entendre et à comprendre que le métier d’ingénieur, au sens d’Alfred Stucky, assorti de responsabilités sociales définies à la fois aux échelles locale et globale, est un métier noble qui attire davantage que celui de petit cadre jetable du marché global.
Les professions de l’Université sont aussi des métiers nobles, et les voies dans lesquelles on nous pousse aujourd’hui pour ces fonctions, celle de l’histrion spécialiste de marketing universitaire ou celle du bureaucrate imbibé de « new public management », ne sont de nature à favoriser ni un enseignement de qualité, ni une recherche créative, ni même une saine administration.
[1] Texte du colloque, L’action « tragique » des travailleurs su Service public, 17.9.2005.