Mesures de contrainte ou loi martiale?

Jean-Pierre GARBADE, avocat inscrit au Barreau de Genève, 15.11.1994

Contexte général

Les mesures de contrainte adoptées le 18 mars 1994 par le législateur helvétique, modifiant une série de dispositions de la loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers (ci-après: LSEE), sont l’expression d’une discrimination arbitraire de cette frange de la population étrangère qui vient du Tiers-Monde et qui, tout en résidant légalement en Suisse, ne peut y travailler parce que priorité est donnée aux ouvriers en provenance des pays industrialisés en vertu de la politique dite des trois cercles.

Elles visent en priorité ceux que la situation de non-emploi rend rétif ou asocial comme l’exprime le gouvernement suisse dans son Message[1] ou oblige à commettre de petits délits afin de satisfaire l’attente de leurs proches restés dans le pays. Il n’est pas facile de résister les bras croisés aux tentations innombrables de notre société de consommation lorsque la famille crève de faim dans les bidonvilles de Manille ou d’Afrique.

La motivation qui a conduit le Conseil fédéral à proposer ces nouvelles dispositions de contrainte en matière de droit des étrangers sont à cet égard instructives. Il est utile de les rappeler:

Il ne faut pas se faire d’illusions: les petits criminels étrangers ne se laissent guère impressionner par l’arsenal répressif de notre Code pénal. La plupart d’entre eux ne souhaitent pas rester durablement en Suisse. Notamment lorsqu’il s’agit de petits trafiquants de drogue, dont les délits ne dépassent pas un certain degré de gravité, il est très rare qu’une peine d’emprisonnement ferme soit prononcée comme le montre la pratique des tribunaux. Même si ces étrangers risquent une peine ferme de prison, la purger est largement compensé par le bénéfice qu’ils comptent tirer en Suisse de leurs activités criminelles, en tout cas lorsque ce bénéfice ne peut pas être confisqué…. Ces personnes ne souhaitent pas non plus l’exécution rapide d’une éventuelle procédure d’asile ou de renvoi. Aussi néglige-t-elle le plus souvent leur obligation de collaborer, ce qui rend fréquemment impossible ou complique considérablement la décision de renvoi et plus précisément son exécution. C’est pourquoi les mesures prévues dans le droit des étrangers et de l’asile permettront de compléter l’arsenal pénal[2].

Les mesures de contrainte visent donc à empêcher des étrangers qui ne bénéficient pas, en Suisse, d’une autorisation de travail, de venir gagner de l’argent en Suisse en dehors des secteurs dans lesquels on les tolère même s’ils sont clandestins, parce que notre économie en a besoin (exemple: les Tamouls dans la restauration ou les Philippines comme employées domestiques). Nous importons des bananes, des fruits tropicaux, du chocolat et du café du Tiers-Monde. Nous importons des tonnes de cocaïne, d’héroïne et de haschich de ces mêmes pays pour satisfaire nos besoins de consommation. Le trafic aérien devient de moins en moins cher. Mais les ouvriers de ces pays, exclus du marché du travail par les méthodes d’exploitation modernes des multinationales européennes, n’ont pas le droit d’accompagner les fruits et légumes exportés de leur pays. Ce ne sont pas de grands criminels que les mesures de contrainte veulent combattre, mais ces ouvriers du Tiers-Monde conduits dans la petite criminalité par le besoin de nourrir leurs familles restées chez eux, ces « parasites » des fruits et légumes exotiques que nous importons. A part ces « petits criminels » comme les appelle le Conseil fédéral, la loi vise également au bas de l’échelle des sanctions l’étranger qui enfreint grossièrement les règles tacites de la cohabitation sociale celui qui a un comportement rétif ou asocial, que les nouvelles dispositions permettent également de sanctionner[3].

Pour atteindre cet objectif, les mesures de contrainte procèdent à deux amalgames:

a) amalgame entre droit pénal et sanction administrative: on arrête et emprisonne sans procès des candidats au refoulement pour des comportements qui constituent par ailleurs des infractions pénales ;

b) amalgame entre procédure d’asile et procédure de renvoi, lorsque l’étranger se comporte mal à la table du patron helvétique; on juger une demande d’asile en fonction du caractère du requérant et pas en fonction des motifs de persécution.

Or, comme ces deux déviations conceptuelles sont incompatibles avec les engagements juridiques internationaux, les mesures de contrainte critiquées ont des allures de loi martiale ou de loi d’exception promulguées sous état de siège.

Droits à libre circulation des étrangers.

L’art. 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 23 mars 1966, ratifié par la Suisse, dispose que quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence. Ce droit ne peut être l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publique et les droits et libertés d’autrui et compatibles avec les autres droits reconnus par le pacte.

La notion de se trouver légalement sur un territoire vise la régularité du séjour sur le territoire et non pas le caractère licite ou illicite de l’entrée dans le pays. Ainsi une personne qui est entrée légalement peut, après l’expiration de son autorisation de résidence ou de séjour, se trouver dans l’illégalité alors qu’une personne entrée illégalement dans un pays peut s’y trouver légalement, notamment lorsqu’elle y a déposé une demande d’asile politique.

L’art. 31 de la Convention relative au statut des réfugiés adoptée le 28 juillet 1951, dispose quant à lui que les États contractants n’appliqueront pas de sanctions pénales du fait de leur entrée ou de leur séjour irrégulier, aux réfugiés qui, arrivant directement d’un territoire où leur vie ou leur liberté était menacée, entrent ou se trouvent sur le territoire sans autorisation, sous la réserve qu’ils se présentent sans délai aux autorités et leur exposent des raisons reconnues valables de leur entrée ou présence irrégulière. Le chiffre 2 de ce même article dispose que les États contractants n’appliqueront aux déplacements de ces requérants d’asile que les restrictions qui sont nécessaires et seulement en attendant que leur statut dans le pays d’accueil ait était régularisé. Lorsque ces réfugiés se trouvent régulièrement sur son territoire, le droit d’y choisir leur lieu de résidence et d’y circuler librement leur est garanti sous les réserves instituées par la réglementation applicable aux étrangers en général dans les mêmes circonstances (art. 26 de la Convention). L’obligation de tolérer jusqu’à un certain point la libre circulation des requérants d’asile implique bien évidemment l’existence d’un droit de résidence, certes provisoire et sujet à des restrictions, mais réel et indépendant de la légalité de leur entrée sur le territoire de l’État refuge.

En Suisse le droit de tout requérant d’asile de séjourner dans notre pays, lorsqu’il y dépose à l’intérieur ou à la frontière une demande d’asile, est explicitement reconnu à l’art. 19 loi sur l’asile (ci-après: LA). Si la demande d’asile est rejetée et que son renvoi ou son expulsion n’est pas possible, n’est pas licite ou ne peut être raisonnablement exigé, l’étranger doit être admis provisoirement. Son autorisation de résidence, certes provisoire, est prolongée (art. 14 a al. 1 LSEE).

Détention préventive en vue de refoulement

La nouvelle loi sur les mesures de contrainte prévoit une sévère restriction à ce droit de libre circulation et de choisir librement sa résidence sous deux formes. D’une part en autorisant la mise en détention de la personne à titre dit préparatoire pour une durée de trois mois au plus pendant la préparation de la décision sur son droit de séjour d’abord, aux fins d’assurer l’exécution d’une décision de renvoi ou d’expulsion ensuite, la durée totale de la détention pouvant atteindre 12 mois.

D’autre part, en permettant à l’autorité administrative, sous réserve d’un recours à une autorité judiciaire, de restreindre la liberté de mouvement des étrangers par l’assignation à résidence ou le bannissement d’une zone ou région déterminée, s’il trouble ou menace la sécurité et l’ordre publics, notamment en vue de lutter contre le trafic illégal de stupéfiants (art. 13 e LSEE). Nous évoquerons d’abord la détention à titre préparatoire et les conditions légales prévues pour son application.

La première question qui se pose est celle de savoir si la détention préparatoire est compatible, au regard de son but, avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et notamment son art. 5 qui énumère de manière exhaustive les cas dans lesquels une personne peut être privée de sa liberté. Son art. 5 ch. 1 lettre f) autorise l’arrestation ou la détention régulière d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. La Commission européenne des droits de l’homme a jugé qu’il n’était pas nécessaire, pour prononcer la détention d’une personne, qu’une ordonnance d’expulsion soit effectivement en vigueur contre elle. Il suffit qu’une procédure d’expulsion soit en cours, pourvu qu’une telle procédure régulière d’expulsion ait été engagée et soit sérieusement poursuivie (décision du 3 mars 1978 dans l’affaire Caprino c/ Royaume Uni Vol. 12, page 14; 28/29). Or, la loi du 18 mars 1994 permet d’ordonner la détention de toute personne qui a formulé une demande d’asile, pendant la préparation de la décision sur le bien-fondé de cette demande, alors même que cette personne possède un droit de résidence en Suisse. Comprise ainsi, la détention préparatoire a pour effet de faire de toute procédure d’asile une procédure régulière de renvoi et de transformer tout demandeur d’asile en une personne contre laquelle une procédure d’expulsion est en cours. Elle préjuge comme le note le Prof. AUER, que toute demande d’asile fera l’objet d’une décision de non-entrée en matière ou de rejet. Elle en finit donc, et pour de bon, avec tout ce que le droit suisse peut encore dire à propos du droit d’asile. La détention préparatoire ne serait compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme, que si la demande d’asile paraissait d’emblée vouée à l’échec ou irrecevable. Or, quelles sont les conditions que prévoit l’art. 13 a de la nouvelle loi pour autoriser ces détentions préparatoires:

a) le refus de décliner sa (véritable) identité, le dépôt de plusieurs demandes d’asile sous des identités différentes ou le refus de donner suite à réitérée reprise, sans raison valable à une convocation;

b) le fait de quitter une région qui est assignée à l’étranger ou de pénétrer dans une zone qui lui est interdite;

c) le fait d’avoir pénétré en Suisse en violation d’une interdiction d’entrée et de ne pas pouvoir être renvoyé immédiatement;

d) le dépôt d’une demande d’asile après une décision d’expulsion administrative entrée en force ou d’une expulsion judiciaire inconditionnelle;

e) le fait de menacer sérieusement d’autres personnes et de mettre gravement en danger leur vie ou leur intégrité corporelle et d’avoir été pour ce motif, condamné ou l’objet d’une poursuite pénale.

Il saute aux yeux qu’aucune de ces conditions ne permet de porter un jugement sur le bien-fondé d’une demande d’asile et de prouver que celle-ci serait d’emblée manifestement mal fondée ou irrecevable. Le refus de décliner sa véritable identité ou le dépôt de plusieurs demandes d’asile sous des identités différentes constitue certes une violation du devoir de collaboration du requérant à la procédure. Mais, comme la Cour constitutionnelle autrichienne l’a jugé récemment, le but de s’assurer de la coopération du requérant dans la procédure d’asile est étranger à celui poursuivi par l’art. 5 ch. 1 lettre f) CEDH, en ajoutant que la procédure d’asile ne pouvait être considérée comme une simple partie de la procédure d’expulsion au sens de l’art. 5 CEDH (décision du 12 décembre 1992 publiée dans: EuGRZ 1994, page 176). La détention dite préparatoire ne serait conforme à cette disposition conventionnelle qu’à l’égard des clandestins et des personnes dont l’autorisation de séjour est expirée et qui n’ont pas déposé de demande d’asile si l’exécution de leur renvoi ou de leur expulsion est possible et ne contrevient à aucune interdiction juridique ou impossibilité matérielle (voir art. 13 c al. 5 let. a de la loi).

Détention en vue de refoulement

Avant l’introduction de la nouvelle loi, un étranger pouvait être mis en détention pour une durée n’excédant pas 30 jours s’il existait de fortes présomptions qu’il entend se soustraire au refoulement, à condition bien sûr que l’exécution du renvoi ou de l’expulsion s’avère possible. Or, le nouvel art. 13 b de la loi autorise la détention, après une première décision de renvoi ou d’expulsion,  dans les mêmes hypothèses que celles prévues pour la détention dite préparatoire, assimilant la violation d’une interdiction d’entrée en Suisse ou le non-respect d’une assignation à résidence ou d’un ban régional, ou encore l’implication dans une procédure pénale pour mise en danger de la vie ou l’intégrité corporelle, à une volonté de se soustraire au refoulement. Une telle assimilation apparaît d’emblée comme arbitraire et insoutenable.  Comme le souligne le Prof. AUER, il est dès lors très difficile de prétendre qu’une détention prononcée contre un étranger pour ces motifs-là poursuive véritablement le but visé par l’art. 5 ch. 1 let. f) CEDH, à savoir la garantie de l’exécution du renvoi. La détention ordonnée pour ces motifs-là, vise au contraire manifestement un but répressif. Selon les termes mêmes utilisés par le Conseil fédéral dans son Message, il s’agit de sanctionner l’insoumission et l’indiscipline. La nature de cette détention est manifestement pénale. Or, les restrictions qui, aux termes de la convention, sont apportées aux droits et libertés ne peuvent  être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues (art. 18 CEDH).

La perversion des objectifs saute particulièrement aux yeux pour l’art. 13a let. e) de la loi qui vise l’étranger qui menace sérieusement d’autres personnes ou met gravement en danger leur vie et qui de surcroît, pour ce motif, fait déjà l’objet d’une poursuite pénale ou d’une condamnation pénale. La détention administrative a ici pour but avoué d’emprisonner, sans jugement, un étranger qu’un juge pénal a décidé de laisser ou de remettre en liberté dans le cadre d’une procédure pénale ou après condamnation, pour le même genre d’infraction. Sans jugement et sans que la personne visée ne puisse bénéficier des garanties de procédure instaurées par la procédure pénale. Une telle détention contient tous les ingrédients de l’arbitraire au sens de l’art. 9 ch. 1 du Pacte international.

Le même caractère de sanction pénale adhère aussi à la détention pour avoir enfreint une interdiction d’entrée (art. 13 a let. b de la loi). Ce comportement est en effet déjà explicitement érigé en infraction à l’art. 23 al. 1 LSEE, en punissant de l’emprisonnement jusqu’à 6 mois celui qui entre ou réside en Suisse illégalement. L’art. 23 al. 3 LSEE exempte cependant de toute peine celui qui se réfugie en Suisse si le genre et la gravité des poursuites auxquelles il est exposé justifie le passage illégal de la frontière. Ainsi que nous l’avons exposé ci-dessus cette exemption de peine repose sur l’art. 31 ch. 1 de la Convention relative au statut des réfugiés de 1951 qui interdit aux États contractants d’appliquer des sanctions pénales du fait de l’entrée ou du séjour irrégulier des réfugiés. L’art. 13 a let. c de la loi sanctionne donc par une détention pouvant aller jusqu’à 12 mois un comportement que cette même loi et l’art. 31 de la Convention relative au statut des réfugiés exemptent de toute sanction, alors même qu’il n’existe pas de présomption particulière que l’étranger entende se soustraire au refoulement.

Enfin, le non-respect de l’assignation à une région ou la pénétration dans une zone dont l’étranger a été banni, constituent eux aussi des comportements, explicitement punissables d’une sanction pénale aux termes de l’art. 23 a (nouveau) de la loi:

quiconque n’observe pas les mesures ordonnées en vertu de l’art. 13 e) sera puni d’une peine d’emprisonnement d’un an au plus ou de la détention, s’il s’avère que l’exécution du renvoi ou de l’expulsion est impossible pour des raisons juridiques ou matérielles.

Il est vrai que cette dernière infraction n’est punissable que si l’étranger ne peut être expulsé. La sanction pénale remplace alors la détention administrative puisque celle-ci doit être impérativement levée s’il s’avère que le renvoi ne peut être exécuté pour des raisons juridiques ou matérielles (art.  13c al. 5). Cette circonstance n’enlève pas pour autant le caractère d’infraction pénale au comportement incriminé. Seule la sanction diffère. Si à première vue, le refoulement de l’étranger parait envisageable, il sera privé de sa liberté sans autre forme de procès! Dans le cas contraire, il risque une peine d’emprisonnement deux fois supérieure à celle prévue pour des infractions bien plus graves comme celle d’établir de faux papiers de légitimation destinés à être employés dans le domaine de la police des étrangers, d’en falsifier d’authentiques, d’entrer en Suisse illégalement ou d’y résider illégalement, infractions punissables d’emprisonnement jusqu’à 6 mois au maximum (art. 23 al. 1 LSEE).

Cette inégalité de traitement entre le justiciable qui peut être refoulé – et risque une détention maximale de 12 mois, mais sans procès – et celui qui ne peut être expulsé – qui risque une condamnation pénale de 6 mois après procès – manque clairement de justification objective et raisonnable et viole de ce fait aussi l’art. 14 CEDH qui consacre un droit à la non-discrimination dans la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention. La Cour européenne des droits de l’homme considère que l’existence d’une justification objective et raisonnable à un traitement inégal doit s’apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure considérée, eu égard aux principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques (Arrêt Cour europ. DH du 23 juillet 1968, Affaire linguistique belge, Série A N° 6 § 10). La doctrine en déduit que la clause de la nécessité dans une société démocratique qui détermine la proportionnalité des restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention s’applique aussi dans le contexte de l’art. 14 CEDH[4].

Violation des garanties procédurales liées à la commission d’une infraction

C’est parce que la détention administrative instaurée en lieu et place d’une sanction pénale prive le justiciable de façon arbitraire des garanties accordées dans tout État de droit à une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction (présomption d’innocence, droit à un procès équitable, droit d’être libéré sous caution etc. art. 9 chiffre 3 Pacte international ou art. 5 ch. 1 let. c), 2 et 3 CEDH) que la perversion des objectifs est prohibée par l’art. 18 CEDH.

L’art. 5 ch. 1 CEDH contient en effet une disposition spécifique, la let. c, pour couvrir l’arrestation et la détention d’une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction. Elle n’autorise la détention de ces personnes que dans le but de les conduire devant une autorité judiciaire et seulement s’il existe des raisons concrètes de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une nouvelle infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci. En règle générale, le Tribunal fédéral estime qu’une personne soupçonnée d’une infraction doit être conduite devant une autorité judiciaire dans les 48 heures au plus tard. Les lois de procédure pénale cantonales prévoient souvent des délais encore plus brefs.

Toute personne soupçonnée d’une infraction a ensuite droit à un procès équitable, au sens de l’art. 6 CEDH dans le cadre duquel elle peut disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et bénéficier de l’assistance d’un défenseur même gratuit s’il est indigent, pour faire valoir son point de vue et se défendre. C’est à cette condition seulement que le principe de la présomption de son innocence est respecté. Or, toutes ces garanties font défaut dans la procédure de mise en détention prévue par la nouvelle loi sur les mesures de contrainte. Le délai pour voir examinés la légalité et l’adéquation de la détention, par une autorité judiciaire, n’est pas de 48 heures mais de 96 heures (4 jours; art. 13c al. 2). La personne reste détenue sans jugement jusqu’à son refoulement sans pouvoir contester dans le cadre d’une procédure équitable les charges motivant sa détention. Elle ne peut demander sa mise en liberté qu’une fois par mois, et seulement tous les deux mois après qu’une décision de renvoi a été prise en première instance (art. 13c al. 4), alors que toutes les procédures pénales suisses autorisent un prévenu à solliciter sa mise en liberté en tout temps. Non seulement les restrictions apportées à la liberté de l’étranger sont-elles appliquées dans un autre but que celui pour le lequel elles ont été prévues (violation de l’art. 18 CEDH), elles le sont encore dans des conditions de forme et de fond contraires à l’art. 5 et 6 CEDH. C’est du droit pénal déguisé, soustrait aux garanties procédurales et constitutionnelles. Or, une telle soustraction n’est possible qu’en cas de guerre ou d’autres dangers publics menaçant la vie de la nation (art. 15 ch. 1 CEDH) Il est évident que ces conditions ne sont pas remplies aujourd’hui en Suisse. Le fussent-elles, que la partie contractante devrait tenir le secrétaire général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirés, ainsi que de la date à laquelle elles cessent d’être en vigueur, car de par leur nature, de telles mesures d’exception doivent être limitées dans le temps.

Perquisition à domicile

Aux termes de l’art. 14 (nouveau) al. 4 de la loi l’autorité judiciaire peut ordonner la perquisition d’un appartement ou d’autres locaux lorsqu’il est présumé qu’un étranger faisant l’objet d’une décision de renvoi ou d’expulsion s’y trouve caché. Il faut qu’une décision de première instance ait été rendue.

Ce qui étonne, c’est qu’il ne soit pas nécessaire que cet étranger fasse l’objet d’une décision de mise en détention en vue de refoulement au sens de l’art. 13 b de la loi. Il n’est pas non plus nécessaire que le renvoi puisse être exécuté immédiatement.

Arbitraire et notions juridiques imprécises

Toute mesure de contrainte est d’autant plus dangereuse qu’elle peut être ordonnée sur la base de critères flous et peu précis. Le danger pour nos libertés personnelles ne résulte pas tant de la punissabilité de certains comportements érigés en infractions, mais des mesures de contrainte autorisées en cas de soupçons d’infraction. S’il est vrai que ces soupçons doivent reposer sur des indices concrets, ils deviennent cependant vagues lorsque l’infraction elle-même n’a pas des contours précis. Il est plus difficile de justifier les soupçons d’un meurtre que des soupçons de l’appartenance à une association de malfaiteurs ou d’actes préparatoires, puisque ces derniers peuvent porter sur des comportements forts divers et mal définis. Si certaines conditions justifiant une mise en détention préparatoire à l’égard d’un étranger sont définis de manière claire par la loi, d’autres le sont beaucoup moins et donnent à l’autorité administrative de la police des étrangers une marge d’appréciation énorme. C’est cette grande marge d’appréciation dans l’interprétation des termes juridiques qui pose problème dans les cas suivants au regard de la sévérité des sanctions qui s’y attachent:

– l’appréciation de la validité des raisons que peut invoquer un étranger pour ne pas donner suite à une convocation;

– l’appréciation de la validité des motifs qui amènent un étranger à quitter le périmètre de résidence autorisé;

– l’appréciation de la responsabilité d’un étranger dans les menaces ou la mise en danger de la vie ou de l’intégrité corporelle d’autres personnes. Rappelons que selon le Message du Conseil fédéral, cette disposition viserait surtout les menaces dirigées contre les dirigeants d’un centre d’hébergement pour requérants d’asile. Or, l’on sait la difficulté qu’il y a d’établir les responsabilités individuelles dans des troubles survenus à l’intérieur d’une institution, que se soit à la prison, à l’armée ou dans tout autre asile. La tentation est grande de faire porter le chapeau d’un trouble à l’un ou l’autre des requérants d’asile, sans qu’il ne puisse bénéficier d’une procédure équitable pour établir son innocence.

L’expérience a montré dans l’application de l’ancien art. 14 LSEE que les juges cantonaux font preuve d’une grande retenue dans l’examen du bien-fondé d’une détention administrative en vue de refoulement. Ils respectent ce que le Prof. AUER appelle la « responsabilité politico-administrative de l’administration » et se sentent d’autant moins concernés qu’ils ne sont pas partie à la procédure d’asile. L’on peut d’ailleurs douter qu’ils aient le temps de prendre connaissance, de manière approfondie de cette procédure pour juger de « l’adéquation » de la détention administrative dans un cas particulier.

Conclusions

Au delà de la violation grave de certains droits attachés à la notion même d’État de droit, la nouvelle loi cache mal sa méfiance face au juge accusé de laisser les petits trafiquants de drogue en liberté. Elle cache mal sa façon discriminatoire de concevoir les libertés, son incapacité de reconnaître aux étrangers, même en situation illégale, les mêmes envies de consommation, de circulation et d’activité commerciale qu’aux personnes résidant en Suisse depuis longtemps. Elle cache mal la conception colonialiste des rapports de la Suisse avec le Tiers-Monde dont on veut bien importer les matières premières et les fruits, mais pas ceux qui les produisent. On veut bien les bras mais pas les hommes. Elle oublie qu’on ne peut pas faire pousser les hommes hors-sol comme des tomates.


Ce texte a été intégré, avec l’accord explicite de son auteur, au « Rapport sur les infractions imputées à la Suisse en matière d’asile pour la période 1979-1994 », déposé et édité par Christophe TAFELMACHER, sur mandat de la Coordination Asile Suisse dans le cadre de l’accusation à la séance sur le droit d’asile du Tribunal Permanent des Peuples (Berlin – décembre 1994).


[1]          FF 1993, page 324, § 215.
[2]          Message du Conseil fédéral à l’appui d’une loi fédérale sur les mesures de contrainte en matière de droit des étrangers du 22.12.1993, FF 1993, page 311 ss.
[3]          Message, FF page 324, § 215.
[4]          Professeur AUER, Note 53; Jacques VELU/Rusen ERGEC « La Convention européenne des droits de l’homme », Bruxelles 1990 N° 153.