Bertrand Ogilvie
Résumé
La question se pose de savoir si l’époque moderne (à partir des révolutions industrielles et de l’universalisation du salariat) n’a pas engendré de nouvelles formes de violence qui viendraient aujourd’hui s’ajouter ou se superposer aux anciennes. Il s’agirait, parallèlement aux formes classiques de l’affrontement, de la guerre, du massacre, des violences structurelles liées à la réorganisation générale de la vie des êtres humains (enfants, femmes, hommes) dans des perspectives politiques et économiques qui ne s’intéressent plus seulement aux comportements des êtres, mais à leur statut même de vivants. Ces formes nouvelles entraîneraient une chosification systématique des êtres qui ne s’articulerait plus seulement au cynisme et à l’absence de préoccupation de l’avenir des différents pouvoirs, mais à l’ignorance même des mécanismes et des conséquences, plus précisément encore à leur irreprésentabilité, qui entraîne dans un même mouvement d’exterminisme généralisé l’instrumentalisation et l’institutionalisation des catastrophes naturelles (sida…), l’utilisation et la consommation intégrale des forces de travail, la mise à mort de populations entières (génocides). En ce sens, les exterminations des Arméniens, des Juifs et des Tsiganes, et la mise à l’ordre du jour d’une auto-destruction de l’humanité (Hiroshima, armes chimiques, atteintes irréversibles portées à la biosphère) sont les symptômes majeurs du XXe siècle. L’être humain n’est plus seulement superflu ou surnuméraire, il est « jetable », c’est-à-dire confronté pour la première fois dans l’histoire à la transposition dans le champ politique de l’irreprésentable du réel. Que la nature soit un processus sans finalité et sans valeur est un fait qui quitte le domaine réservé du laboratoire scientifique, le domaine micro ou macro moléculaire, pour envahir la vie commune des peuples et devenir la norme de leur existence. Cette anomalie dans l’histoire de l’hominisation et de la civilisation (qui a toujours procédé jusqu’ici par constitution d’un « monde », certes contradictoire et violent) aboutit à une globalisation des phénomènes qui est à strictement parler une « démondialisation ». Néanmoins de telles déchirures, sans avoir cette ampleur et cette systématicité, ont déjà eu lieu dans l’histoire, et l’on connaît les moyens de lutter contre elles : institutionnalisation sans cesse répétée du lien entre les savoirs scientifiques et les représentations des masses (instruction et éducation), constitution incessante de médiations entre l’universel et le particulier qui passe par la prise en main par les masses de leurs affaires politiques et économiques, aujourd’hui à l’échelle internationale.
Dans un paragraphe célèbre des Pensées, intitulé « Justice-Force[1]», dans lequel Pascal, suivant un raisonnement qui nous est aujourd’hui familier, démontre l’hétéronomie de l’ordre juridique qui tire sa légitimité d’un coup de force destiné à demeurer caché, plus précisément à être oublié, on trouve une expression, qui pourrait sembler naïve, mais qui s’inscrit dans une analyse très serrée de l’origine, de la nature et de l’illusion du droit : « La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. » Cette expression, « il y a toujours des méchants », me permet de poser le problème par lequel je voudrais commencer. Si la méchanceté (qui reste à définir) est un horizon indépassable, il y a lieu de penser qu’il en va de même pour la violence et que jamais, sinon dans le discours utopique ou dans la part d’utopie de tout discours, ne se réalisera la paix à laquelle beaucoup (mais non pas tous) aspirent. On peut s’appuyer sur cette phrase (et évidemment sur d’innombrables autres informations) pour avancer, sans prendre beaucoup de risques, l’idée, contraire à une opinion très répandue aujourd’hui, qu’il n’y a pas plus de violence à l’époque moderne qu’à aucune autre période de l’histoire.
Pas plus, mais pas moins non plus. Il y a sans doute de multiples déplacements et des formes nouvelles, peut-être une proportionnalité qui accompagne la croissance démographique mondiale, ainsi qu’une histoire et une géographie de la violence qui permet à certaines nations d’exporter la leur loin de leur territoire, quitte à la voir faire retour quelques décennies plus tard dans leurs murs sous une forme ou sous une autre. Tout cela est bien connu.
Mais, contrairement à l’idée répandue que la violence des sociétés modernes connaîtrait un accroissement quantitatif important, je voudrais examiner l’hypothèse selon laquelle c’est plutôt à une nouvelle configuration de la violence que nous avons affaire, une violence moderne au caractère dénudé, structurelle ou laissant apparaître une structure, se juxtaposant aux formes classiques de la violence politique, de la prise et de la conservation du pouvoir, pour reprendre la typologie de Machiavel. Peut-être que ce que nous appelons « violence » est autre chose que ce dont parle l’époque classique à travers Pascal, autre chose que ce dont parle l’Occident depuis l’Antiquité à travers les mots de guerre, despotisme, tyrannie, force, etc. Une autre chose possédant une autre configuration et produisant des effets différents. La thématisation moderne de la violence et la prolifération des discours qui l’abordent est certainement autre chose que le signe d’une recrudescence, mais peut-être autre chose aussi qu’un progrès dans la conscience ou dans la sensibilité politique. Il s’agit peut-être d’un déplacement profond dans la chose elle-même, ainsi que dans le système des représentations qui tente d’en rendre compte. C’est cette hypothèse que je voudrais développer ici en essayant de faire émerger l’idée de ce que j’appellerai une violence sans adresse.
De la guerre à la résistance
Et d’abord, pour en revenir à Pascal, qui est un exemple privilégié, il est frappant de voir que de la violence (sauf dans une lettre des Provinciales, mais de manière non significative), il ne parle pas. À chaque fois qu’il aborde le problème de l’usurpation du pouvoir, de l’excès de la puissance, les mots qu’il utilise sont ceux de tyrannie, de despotisme, de force (« Ainsi l’opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran[2] »). Cette condition de violence généralisée qui guette à l’horizon tous les déséquilibres de l’existence humaine porte encore un nom qui revient plusieurs fois, celui de « guerre civile » (« La guerre civile est le plus grand des maux[3] »). Même dans le passage que j’évoquais pour commencer, où il est question de ce que nous appellerions, nous, « la violence fondatrice du droit », cette thématique est absente.
Il nous semble aujourd’hui pourtant que c’est bien d’elle qu’il s’agit, puisque dans cette argumentation étonnante, Pascal ne se contente pas de développer l’idée, traditionnelle depuis les Sophistes, même si non dominante, que la justice fait l’objet d’un détournement, d’une instrumentalisation de la part de la force qui la mettrait à son service. Il avance au contraire qu’au-delà de cet apparent détournement, c’est la définition même des termes en présence qui est déterminée en profondeur par la logique de la force qui est littéralement l’auteur d’une représentation courante de la justice comme exigence impuissante ne pouvant se passer de la force pour se faire valoir. C’est cette énonciation primordiale de la force, « qui dit » ce qu’est la justice et ce qu’elle n’est pas, qui conditionne le débat traditionnel entre la force indiscutable et la justice toujours contestée. Ce qu’il y a de particulièrement radical dans cette analyse, c’est la situation inaugurale de la violence. La violence apparaît ici comme une « condition ». Et le fait que cette condition soit pour Pascal celle de l’homme déchu pensé dans sa radicalité, c’est-à-dire absolument indépendamment de Dieu, ne nous interdit pas d’entendre pour notre compte dans cette séparation théologique un congé épistémologique, condition d’une intelligibilité particulièrement aiguë de l’ordre politique.
De même on ne peut s’empêcher, quand on parle d’une violence généralisée, de penser à Hobbes, qui décrit l’état de nature comme un état de guerre généralisée, une guerre de tous contre tous qu’il définit de manière très suggestive non comme un combat permanent, une lutte actuelle, mais une propension permanente à la guerre, un horizon menaçant, ce qu’on appelle un temps d’orage. Dans l’état de nature, le temps est à la guerre.
« Il est ainsi manifeste que, tant que les hommes vivent sans une Puissance commune qui les maintienne tous en crainte, ils sont dans cette condition que l’on appelle Guerre, et qui est la guerre de tous contre chacun. La GUERRE ne consiste pas seulement en effet dans la Bataille ou dans le fait d’en venir aux mains, mais elle existe pendant tout le temps que la Volonté de se battre est suffisamment avérée ; la notion de Temps est donc à considérer dans la nature de la Guerre, comme elle l’est dans la nature du Beau et du Mauvais Temps. Car, de même que la nature du Mauvais Temps ne réside pas seulement dans une ou deux averses, mais dans une tendance à la pluie pendant plusieurs jours consécutifs, de même la nature de la Guerre ne consiste pas seulement dans le fait actuel de se battre, mais dans une disposition reconnue à se battre pendant tout le temps qu’il n’y a pas d’assurance du contraire. Tout autre temps que la guerre est la PAIX[4]. »
Hobbes lie cet état de guerre à une situation non pas extérieure en fait à tout lien social, mais à la politique et au droit, alors que la violence moderne est une violence intimement liée à l’existence sociale elle-même dans ses aspects juridiques et politiques dont elle désigne la limite.
C’est en quoi Pascal, qui refuse une « solution » à cette guerre sous la forme d’un pacte et qui ne croit qu’à l’équilibre fragile des contraires sur fond d’insociable sociabilité, semble plus radical, plus moderne. Pourtant deux traits, opposés, le maintiennent dans un en deçà de notre problématique.
D’une part, en effet, Pascal désigne quelque chose comme une « condition » générale, une situation permanente qui caractériserait l’histoire et déterminerait le champ de possibilité d’une action en la limitant. L’horizon de la « méchanceté » nous rapproche de Machiavel plus que de la théologie chrétienne, mais c’est une constante de la pensée de Pascal que ce réalisme dans la vision d’un monde dont Dieu est absent, ce parti pris de penser jusqu’au bout le monde sans Dieu de manière à mieux faire sentir ensuite son absence. Et il est clair que dans cette critique corrosive de la légitimité même, la part qu’il faut attribuer au recul chrétien par rapport au « train du monde » est décisive, mais qu’elle fonctionne en même temps comme un « principe de réalité » qui nous donne la possibilité d’entendre dans l’argumentation pascalienne la logique de la raison des effets indépendamment des motivations du croyant.
Mais d’autre part, je le répète, il est caractéristique que Pascal ici ne parle pas de violence. Pas plus que Hobbes. Or, cette différence, c’est-à-dire ce qu’introduit de nouveau dans la pensée moderne l’usage du mot violence, me semble liée étroitement à l’enjeu de l’expression par laquelle j’ai commencé. Qu’il y ait toujours des méchants signifie que l’injustice, l’excès, le scandale destiné à rester un point aveugle dans la pensée du lien social (« le fondement mystique de son autorité ») (et que nous avons tendance aujourd’hui à nommer l’innommable, justement), est très clairement inscrit par Pascal dans un espace orienté, même s’il est marqué par une perte. Que la vraie justice soit perdue signifie à la fois qu’il faut s’en passer pour comprendre et juger de la logique présente de la force et de son excès (ainsi que de sa limitation, dans le cadre des réflexions sur les « ordres », qui permet de penser une certaine forme de « justice », etc.), mais aussi qu’une véritable justice est pensable, et même dicible au plus haut point, même si on ne peut la connaître, puisqu’elle est le message même de la Parole révélée. C’est dans l’horizon de cette Parole que le tyran est un « méchant », le contraire d’un juste, et que l’omniprésence de la force devant laquelle on ne peut que s’incliner en vertu de la pensée de derrière qui connaît la raison des effets apparaît comme le signe le plus flagrant, le plus signifiant de la nouvelle nature corrompue d’après la chute.
« Veri juris. Nous n’en avons plus. Si nous en avions, nous ne prendrions pas pour règle de justice de suivre les mœurs de son pays. C’est là que ne pouvant trouver le juste, on a trouvé le fort[5] », etc. Aussi radicale soit-elle, l’analyse de Pascal, qui ôte toute légitimité au droit autre que sa légalité factuelle, ne va peut-être si loin dans sa « représentation » désenchantée que parce qu’elle s’adosse à une téléologie, certes négative et tournée vers le passé, mais qui permet encore l’évocation, en latin, du « vrai droit ». Le principe, caché, absent, transparaît dans le manque lui-même qui fait éprouver d’autant plus violemment sa valeur.
Au « dernier mot » de Pascal (« la guerre civile est le plus grand des maux »), répond terme à terme un passage des Pensées de Montesquieu qui s’inscrit dans une tradition d’apologie du droit de résistance et qui voit dans la soumission à la tyrannie un mal plus grand encore que l’affrontement civil :
« Il n’y a pas de bon sens de vouloir que l’autorité du Prince soit sacrée, et que celle de la Loi ne le soit pas. La guerre civile se fait lorsque les sujets résistent au Prince ; la guerre civile se fait lorsque le Prince fait violence à ses sujets : l’un et l’autre est une violence extérieure. Mais (dira-t-on) on ne dispute pas le droit des peuples ; mais les malheurs de la guerre civile sont si grands qu’il est plus utile de l’exercer jamais. Comment peut-on dire cela ? Les Princes sont mortels ; la République est éternelle. Leur empire est passager ; l’obéissance de la République ne finit point. Il n’y a donc point de mal plus grand, et qui ait des suites si funestes, que la tolérance d’une tyrannie, qui la perpétue dans l’avenir[6]. »
C’est sans doute que Pascal et Montesquieu n’ont pas la même représentation de la « guerre civile ». Le premier y voit une atteinte au fondement même de l’existence sociale, la mise en péril de sa possibilité, car au niveau de la justice des hommes, il n’est possible de se fonder sur aucune transcendance pour refonder le politique qui est un pur équilibre factuel, accroché à un secret et en perpétuel déséquilibre.
Pour Montesquieu au contraire, il existe une transcendance au sein même de l’ordre civil : c’est celle de la main invisible de l’intérêt qui rapproche les hommes par la seule vertu de leur commerce et pour lequel le principal obstacle est finalement l’arbitraire et la fantaisie meurtrière des Princes tyrans et des doctrinaires religieux. Dans le droit de résistance, Montesquieu voit une « violence » (et il est important qu’il utilise le terme) positive, qui est déjà une force productive, émancipatrice, refondatrice du politique : cette idée, riche d’avenir, on la retrouvera chez Marx, Engels, Sorel…
L’extermination infinie
Ces deux exemples (la conjuration de la guerre civile comme mal suprême et la défense du droit de résistance qui annonce la valorisation de la violence au XIXe siècle) montre bien comment le trait commun à ces deux représentations consiste dans leur appartenance à un espace téléologique, finalisé. Négativement ou positivement, leur contenu s’inscrit dans une normativité politique reconnue. Ces représentations correspondent à un état de la société dans laquelle les ordres, les états sont encore situés dans une claire hiérarchie, dans une claire répartition des tâches, même si celles-ci sont contestées ou discutées. Ce à quoi la violence s’oppose, ce n’est pas à l’existence des « ordres », c’est à leur comportement : que le paysan soit plus soumis, que les seigneurs soient plus justes, que le roi soit plus informé. Mais quelle que soit la répression, elle ne doit pas aller jusqu’à supprimer la classe ou l’ordre, car, comme le demande un duc allemand à son frère engagé, excessivement à son goût, dans la répression contre la guerre des paysans, en 1525, « une fois tous les paysans morts, qui nous nourrira ? ». De même la révolte ne va pas au-delà de l’exigence de la redistribution des charges, de la modification des conditions de travail, sans remettre en cause le cadre dans lequel elle s’exprime.
Or, aux commencements de l’ère industrielle, Hegel a fort bien évoqué une violence d’un autre genre, et ceci sur deux versants différents qui en fin de compte se rejoignent : la formation de ce qu’on va appeler bientôt les « classes dangereuses », et l’évocation de la structure irréductiblement narcissique et obsessionnelle du moi, de l’ego dans ses rapports avec la réalité et l’histoire.
Ce rapprochement des Principes de la philosophie du droit et de la Phénoménologie de l’esprit, puisqu’il s’agit au fond de cela, peut surprendre, et il faudrait, ce qui nous entraînerait loin de notre sujet, reprendre ici une longue démonstration dont je me contente pour l’heure d’énoncer les résultats.
La Phénoménologie est parfois prise pour le récit d’une éducation, de la formation de la conscience de soi, pour le descriptif d’un passage au savoir véritable dans la plus pure tradition de la conversion philosophique chère au platonisme. En réalité elle montre au contraire que la conscience de soi est une structure de méconnaissance, et que la « mentalité représentative » qui est irréductiblement la sienne la condamne à ne jamais avoir accès à la vérité autrement qu’en la manifestant, à son insu, pour un autre qui n’est à proprement parler personne ; le comportement théorique de la conscience de soi est irrémédiablement investi dans la médiation d’une ou de stratégie(s) subjective(s) qui posent une séparation infiniment plastique mais insurmontable entre le sujet et l’objet, et qui « produisent » ou « présentent » la vérité sous la forme du spectacle avéré de son échec. Cette séparation est une nécessité vitale qui rencontre sa limite à chaque fois que le soi veut accéder, par une « prise de conscience », à ce dont il n’y a pas de « conscience » possible (d’où Lacan, en en généralisant la portée, a tiré la formule selon laquelle « la philosophie ne peut prendre conscience de son erreur, car son erreur c’est justement de chercher à en prendre conscience ») : transgression mortelle dont Hegel nous livre la description dans le célèbre passage concernant la lutte pour la reconnaissance. Dans ce chapitre, Hegel montre comment le déploiement d’une existence sociale fondée sur le travail au sens bourgeois du terme, sur l’articulation à l’intérieur de chaque individu de la maîtrise et de la servitude, est une solution possible à cette quête inlassable de la Chose, de la vérité, qui ne peut se réaliser que si elle est différée par une médiatisation indéfinie.
« C’est donc la conscience elle-même qui se fait subir cette violence de se gâcher sa satisfaction limitée. Certes, quand elle éprouve cette violence, la peur peut reculer devant la vérité et s’efforcer de conserver ce dont la perte est imminente, mais elle ne saurait trouver le repos » ; « ce mouvement dialectique que la conscience exerce à même soi, aussi bien à même son savoir qu’à même son objet, dans la mesure où le nouvel objet vrai surgit pour elle, est à proprement parler ce qu’on appelle expérience[7]. »
Or cette structure représentative est au cœur du problème politique de l’articulation de l’Universel et du Particulier, dans ce que Hegel appelle l’État. Hegel n’a jamais caché son peu de sympathie pour l’individualisme, pour l’atomisme des penseurs du droit naturel. Les aspirations du soi, aspirations morales ou sentimentales, voire rationnelles mais d’une rationalité étroite, d’une conscience de soi ratiocinante ou raisonneuse et n’écoutant que ses raisons, n’ont aucune chance de se faire valoir dans l’histoire ; elles ne permettent ni de la comprendre, ni de la juger, ni de l’infléchir.
La raison peut être appréhendée dans l’histoire, même si ce n’est là que son « lieu naturel », celui où elle se fait « seconde nature », et non le lieu où elle est bei sich, chez elle. Dans l’histoire, la raison est à l’œuvre selon une logique qui n’est pas celle des catégories subjectives, lesquelles permettent au mieux de « se faire une raison », c’est-à-dire de se re-présenter, d’imaginer, de fantasmer une justification de leur existence en déchiffrant dans leur activité subjective les traces d’une vocation ou d’une participation à l’universel. Mais il n’y a là qu’illusion, car c’est par « ruse » que la Raison se réalise, « dans le dos[8] » des consciences, et c’est au contraire au moment où le sujet croit poursuivre au plus haut point son intérêt ou son désir propre, qu’il réalise effectivement une œuvre qui lui échappe et va à contre-courant de ses vœux (les exemples historiques sont nombreux).
Est-ce cela la violence, celle de la Raison sur la particularité ? Pas tout à fait. La violence dont Hegel dégage le motif inédit est plus subtile : elle consiste dans celle que la conscience, le soi exerce sur lui-même quand il s’affronte à la vérité de son fantasme, quand il s’engage dans le désir de « prendre conscience », c’est-à-dire dans le risque de découvrir que « prendre conscience » est la forme même de l’illusion : opération redoutable, mortifère, devant laquelle la conscience recule.
Le monde « bourgeois » du travail, profondément duel et ambigu (puisqu’il combine l’effectuation de l’universel et la poursuite de l’intérêt particulier) illustre pour Hegel une solution possible bien qu’instable et incomplète à la nécessaire reproduction vitale de la conscience pleinement réalisée dans son système re-présentatif. Dans ce contexte, l’État tient lieu d’Universel, mais il n’est en réalité qu’une avant-dernière étape dans le progrès de l’Esprit (non de la conscience), avant que celui-ci ne se réalise dans l’auto-explicitation de la philosophie comme savoir absolu, dans l’air raréfié d’une altitude d’où toute conscience est exclue.
En effet il y a une contradiction du monde « bourgeois » : il est aussi condamné à être toujours en déséquilibre (et peut-être à périr pour renaître sans cesse), dans la mesure où il produit par la propre logique de son fonctionnement cette confrontation insurmontable de la conscience de soi, de l’ego avec son autre irreprésentable, avec cette vérité inassimilable que la vérité n’est pas pour moi, qu’elle ne m’est pas destinée.
Or c’est là précisément la situation empirique concrète de certaines classes quand elles découvrent que la richesse (et non plus seulement la vérité) et partant la vie sociale elle-même ne sont pas faites pour elles, ne leur sont pas destinées ; quand elles découvrent et éprouvent, non par une démarche spéculative, mais par une expérience vitale, la non-convergence de leur propre finalité et de la téléologie de l’être, en l’occurrence de l’être social.
Là est la terrible violence qui ébranle les êtres jusqu’en leur tréfonds, en leur offrant comme dans un miroir l’abîme du néant de leur être. Face à cette violence, en retour, la classe concernée ne peut que s’insurger ou se détruire ; dans les deux cas, elle ne le fait pas pour quelque chose (même si elle continue à exprimer l’illusion d’une revendication de droit en soi absurde, car, comme le souligne Hegel, on ne peut rien exiger de la nature, et précisément cette classe fait alors l’expérience de la société « comme » nature) ; elle n’a désormais pas plus à perdre qu’à y gagner.
Cette violence radicale, Hegel très jeune en avait déjà soupçonné la nature dans le vertige qui saisit l’esprit au moment du face à face avec le regard de l’autre : le soi découvre que dans son instrumentalisation de l’autre comme miroir, il se pose lui-même en tant que miroir pour l’autre et s’instrumentalisant à son tour, s’annule du même geste en laissant apparaître l’effroyable naturalité de l’image de l’esprit :
« L’image est conservée dans le trésor de l’esprit, dans la nuit de l’esprit ; elle est inconsciente, c’est-à-dire qu’elle n’a pas à être exposée comme objet devant la représentation. L’homme est cette nuit, ce néant vide qui contient tout dans la simplicité de cette nuit, une richesse de représentations, d’images infiniment multiples dont aucune précisément ne lui vient à l’esprit ou qui ne sont pas en tant que présentes. C’est la nuit, l’intérieur de la nature qui existe ici – pur soi – dans les représentations fantasmagoriques ; c’est la nuit tout autour ; ici surgit alors subitement une tête ensanglantée, là une autre silhouette blanche, et elles disparaissent de même. C’est cette nuit qu’on découvre lorsqu’on regarde un homme dans les yeux – on plonge son regard dans une nuit qui devient effroyable, c’est la nuit du monde qui s’avance ici à la rencontre de chacun[9]. » Ici, l’homme n’est pas un loup pour l’homme, mais une nuit pour autrui dans laquelle il s’anéantit s’il y cherche sa vérité en son nom propre, au lieu de laisser se déployer la vérité de son rapport à l’autre sous la forme de l’explicitation et de l’institutionnalisation politique, dans ce que Hegel appelle l’État, dans l’univers du droit et du travail, dont toutefois l’instabilité et la contradiction intrinsèque ne peuvent faire disparaître l’inquiétude.
Cette approche d’une forme de violence qui ne met pas aux prises des termes définis d’avance mais qui modifie les termes du rapport se déploie dans la description faite par Hegel du processus de formation de ce qu’il appelle Pöbel, la populace :
« Le glissement d’une grande masse d’hommes au-dessous d’un certain niveau de subsistance, qui se règle de lui-même comme la subsistance nécessaire à un membre de la société, et, avec cela, la perte du sentiment du droit, de l’honnêteté et de l’honneur de subsister par sa propre activité et son propre travail, mène à la production de la populace, production qui, d’autre part, comporte une facilité plus grande de concentrer en peu de mains des richesses disproportionnées[10]. » Le raisonnement de Hegel ici est clair et n’a pas perdu de sa pertinence : la logique du marché aboutit non pas à un enrichissement de tous, mais au double mouvement contradictoire d’un enrichissement fantastique d’un petit nombre qui a pour corrélat l’extrême pauvreté et l’exclusion endémique d’une partie fluctuante de la population, mécanisme qui pousse les sociétés, fait remarquer Hegel en passant, à exporter vers des colonies ces portions de populations avec les problèmes qui les accompagnent, de manière à créer un nouveau marché, de nouveaux débouchés ; jusqu’à ce que, évidemment, la terre étant ronde, cette fuite en avant ne se trouve bloquée et que les colons ne rentrent chez eux avec une partie des anciens colonisés.
Ce qui nous permet de voir dans ce texte une nouvelle approche de l’idée de violence, c’est le fait que les forces en présence soient modifiées par le rapport qui s’établit entre elles : la classe laborieuse, qui est en train de se transformer alors en classe dangereuse, est frappée d’une modification de la perception et de la représentation en fonction de la nouvelle situation qui lui est faite. Elle devient précisément incapable de se représenter son rôle et la signification de sa présence sur le théâtre du travail :
« Si la société civile agit sans obstacle, elle augmente continuellement la population et l’industrie à l’intérieur d’elle-même. Par l’universalisation du lien de dépendance entre les hommes constitué par leurs besoins et les méthodes pour produire et distribuer les moyens de satisfaire ces besoins, l’accumulation des richesses augmente d’un côté – car de cette double universalité résulte le plus grand gain – tandis que de l’autre côté, augmentent aussi la spécialisation et la limitation du travail particulier et, avec cela, la dépendance et le dénuement de la classe qui est liée à ce travail, ce qui entraîne en particulier l’incapacité de sentir les autres possibilités, et en particulier les avantages spirituels de la société civile, et d’en jouir[11]. » Dans ces réflexions de Hegel on trouve le fruit de ses lectures et de ses méditations des auteurs écossais du XVIIIe siècle, fondateurs de l’économie moderne, dont certains, comme Ferguson, avaient déjà envisagé la possibilité de cette dérive inquiétante de la libre entreprise. Mais Hegel, qui ne croit pas à l’effet pacificateur du « doux commerce », au contraire, leur ajoute quelque chose de fondamental : la mise en lumière d’un rapport étroit entre la structure sociale du monde du travail et celle de la re-présentation. Que sont les « avantages spirituels de la société civile » ? C’est le fait, sur lequel Hegel a insisté longuement auparavant, qu’elle offre à ses membres la possibilité de donner libre cours à l’infinie fantaisie et variété de leur génie propre tout en les garantissant en permanence, mais à leur insu, d’une articulation suffisante de leurs activités singulières à une rationalité d’ensemble pour que celles-ci puissent conserver leur valeur et leur signification universelle sans laquelle ce serait le fondement même de leur existence communautaire qui serait menacé par une dispersion sans contrôle et sans frein, et donc à terme leur existence individuelle elle-même.
Or c’est cette articulation au tout de la société, que l’individu tire du sentiment qu’il est bien à sa place, même s’il y est (ou plutôt croit y être) librement, qui s’effondre, du jour où le franchissement d’un seuil indissolublement réel et imaginaire l’exclut de ce qui le définit à ses propres yeux comme ayant une place, et le laisse face à l’existence sociale comme face à une réalité étrangère, à laquelle la question de sa participation devient problématique, mais dont il continue à exiger qu’elle lui fournisse sa subsistance, et plus encore une idée, une représentation plausible et un sentiment puissant de la valeur de son existence (ce qu’on a pu appeler un « honneur ») : si elle ne le fait pas, il ne lui reste plus, ne pouvant les gagner, qu’à les prendre, et pas souvent, voire même rarement à ceux qui les détiennent effectivement, (mais éventuellement à des groupes ou communautés ethniques fantasmatiques).
La question n’est donc pas tant celle de sa subsistance que celle de la représentation de soi-même, qui amène la populace à adopter ce que Hegel appelle « une disposition d’esprit » « de révolte contre la société », « propre aux sociétés modernes » et qui aboutit à mettre en cause l’idée de société elle-même plus que la configuration et l’organisation particulière de telle ou telle société.
« L’importante question de savoir comment on peut remédier à la misère est devenue une question qui agite et tourmente tout particulièrement les sociétés modernes[12]. » ; remarque anodine en apparence, mais qui l’est moins quand on fait ressortir en même temps que cette difficulté est structurellement sans solution : « Le mal ne peut que s’amplifier dans l’un et l’autre cas (politique du travail ou de la prise en charge). Il apparaît donc ici que, malgré son excès de richesse, la société civile n’est pas assez riche, c’est-à-dire n’a pas dans ce qu’elle possède en propre, assez de ressources pour empêcher l’excès de pauvreté et la production de la populace[13]. »La conclusion s’impose d’elle-même : le problème de la production de la « populace » n’est pas seulement celui de la pauvreté, mais de ce qu’il révèle des causes structurelles de la pauvreté. La logique de la « société civile » produit inévitablement une classe croissante d’individus qui ne sont pas seulement menacés de pauvreté, ou d’injustice, mais qui sont tout simplement « de trop ». C’est là le comble de l’irreprésentable, parfaitement réciproque : la société n’est plus représentable pour cette classe qui ne peut plus y voir la source de son existence ; cette classe n’est plus représentable pour la société qui ne sait littéralement plus qu’en faire. Elle doit donc disparaître, et c’est très lucidement que Hegel indique l’un des moyens de son absorption-résorption :
« Ce qui s’est révélé le moyen le plus direct pour lutter contre la pauvreté (surtout dans le cas de l’Écosse), contre la disparition de la pudeur et de l’honneur, ces bases subjectives de la société, contre la paresse et le gaspillage, contre tous ces maux qui engendrent la populace, c’est d’abandonner les pauvres à leur sort et de les faire dépendre de la mendicité publique[14] », c’est-à-dire du hasard des rencontres qui traitent le problème de la classe non en tant que telle mais individu par individu, sauvant l’un dans quelque presbytère tandis que les autres voient leur sort scellé par le froid et la faim. Comme on le sait, on a trouvé mieux depuis, et cette pression fantastique de l’a-subjectivité affichée des processus sociaux ne joue plus un rôle destructeur à l’intérieur seulement de la population de chaque société. En raison de la mondialisation extrême de ses enjeux et de ses actions, ce sont les pays éloignés dans l’espace mais profondément liés (c’est-à-dire ligotés, asservis) à cette logique qui en subissent les effets également (l’Afrique, l’Amérique latine, mais aussi l’Europe centrale aujourd’hui). On peut dire que la logique contemporaine du marché (autre nom du capitalisme) est une logique d’extermination indirecte et déléguée (exécution des enfants dans les grandes métropoles brésiliennes, exacerbations des guerres tribales africaines, mise en place de régimes d’exploitation agricole néo-colonialistes aboutissant à des famines endémiques) accompagnée de quelques mesures de commercialisation et d’utilisation symbolique (trafic d’organes, de sang, adoptions d’enfants, etc.). Il n’est pas jusqu’à l’épidémie de sida, phénomène apparemment naturel, qui ne se trouve investie profondément par cette logique artificielle, de par la manière profondément différente qu’elle a de toucher des populations au statut différent : véritable aubaine historique (évidemment à la limite du dicible et du représentable comme telle), par laquelle les pays capitalistes peuvent se permettre « d’abandonner à leur sort[15] » les populations excédentaires, tant à l’intérieur de leurs frontières (homosexuels, drogués) qu’à l’extérieur (Afrique, Asie, etc.). Ces masses de populations qui n’entrent pas dans les plans nationaux et internationaux de production et d’échange, on les désigne, en Amérique latine du nom évocateur de « población chatarra », population-poubelle, rebut, déchet ; ce n’est pas autre chose que la populace, Pöbel, des Principes de la philosophie du droit. C’est la production moderne de l’homme jetable.
Chez Hegel, donc, au moment même où s’enclenche irrésistiblement la révolution industrielle, on voit s’amorcer une analyse de la violence spécifique qui lui est propre : celle d’une société entièrement organisée autour de la dénégation de l’idée de société, celle d’une société condamnée à faire éprouver à certains de ses membres ce qu’on pourrait croire qu’elle aurait intérêt par ailleurs, pour sa survie, à cacher : à savoir l’absence profonde de convergence entre les finalités, ou les effets, du tout et les objectifs des particuliers.
Pendant deux siècles, pourtant, et par un effet particulièrement pervers, cette béance symbolique restera dissimulée aux yeux, sous l’effet de la valorisation inverse de la violence progressiste ou révolutionnaire, « accoucheuse de l’histoire », qui transformera tendanciellement en stratégie guerrière et en affrontements personnalisés (les riches et les pauvres, les dominants et les dominés) donc parfaitement re-présentables dans le théâtre du soi, cette contradiction mortelle entre l’universel et le particulier spécifique au système de la grande industrie.
Or en cette fin du XXe siècle, tout se passe comme si, considérant que les sujets du salariat ont finalement complètement intégré comme un habitus le fait d’exister comme des oiseaux sans têtes, de purs moyens d’une dépense généralisée, il n’était plus nécessaire de jouer de la référence, de faire fonctionner la structure référentielle du pouvoir et de la société. D’autant plus que cette structure référentielle qui peut être facteur de servitude quand elle fait jouer des normes transcendantes, voire divines, peut aussi devenir facteur de contrôle, de maîtrise et de déplacement, pour ne pas parler de révolution, quand elle s’incarne dans un régime institutionnel dans lequel la référence est par exemple le partage républicain du savoir (nommé laïcité) qui ouvre un espace de débat et d’« examen » (au sens que donnait à ce terme le XVIIIe siècle) particulièrement régulateur et émancipateur.
Tout se passe aujourd’hui comme si les pouvoirs politiques et économiques, voire administratifs, pensaient pouvoir se permettre d’entrer enfin dans une gestion tranquille des choses (les « ressources humaines » étant comme des choses en proie à la « délocalisation », à la perte d’usage, c’est-à-dire d’emploi, à l’internationalisation ou mondialisation de tous les ressorts économiques, du contrôle des « flux » de production et de consommation, etc.). À ceci près que cette violence inouïe suscite d’un même mouvement son corrélat, son reflet inversé, cette autre violence stochastique, muette, sans revendications ni adresse, mais qui peut aussi se saisir de tous les oripeaux des anciennes servitudes et les réinvestir en en changeant la signification et la portée (l’intégrisme dit « religieux », les haines dites « ethniques » par exemple). Violence qui est une sorte de réaction immunitaire à l’égard de la précédente, et qu’on appelle aujourd’hui « la violence », violence urbaine, violence des banlieues, violence ethnique, etc., mais dont tous ces qualificatifs, qui tentent de la localiser et donc de la limiter à des « situations sociologiques », ne doivent pas faire oublier qu’elle est avant tout rejet immédiat, implicite, inconscient des effets directs ou indirects de la violence de l’ordre mondial. Ainsi ce n’est pas sans raison qu’on peut parler en général de « la violence » aujourd’hui, à cause de sa globalité, du caractère structurel mondial du phénomène, mais c’est aussi à tort, si l’on se laisse aller à y retrouver une mythologique origine, un retour à la bestialité ou à la barbarie de la mauvaise origine, alors qu’elle est essentiellement un résultat, extrêmement sophistiqué, d’une histoire sociale et politique, un point d’aboutissement provisoire, et donc une nouveauté.
L’ordinaire de la violence
Qu’entend-on aujourd’hui dans le mot de violence ? Si l’on prend comme exemple le mot français actuel, on constate qu’on n’y entend plus le double sens qu’on trouve en latin et que l’allemand a, au fond, gardé : vis, c’est à la fois la force, la puissance, la vigueur, mais aussi l’excès de cette force, son usage abusif, par rapport à la norme d’un jugement ; d’une autre manière, Gewalt, c’est cet excès qu’on appelle la violence, qu’un jugement condamne et rend injustifiée/injustifiable, mais c’est aussi la force de la loi, de l’État, la puissance de la légitimité juridique elle-même. L’univocité actuelle du mot français fait figure de prise de parti théorique : la violence, ce n’est précisément pas la force du droit, c’est un autre type de force, qui mérite un autre nom. Ce tournant a une allure rousseauiste : la force ne fait pas droit, il ne faut pas confondre contraindre et obliger, etc. Ce qui ne pourra être qu’un effet de contexte en allemand par exemple est donc tranché en français par le choix du vocable.
Examinons à présent cet excès qui peut-être modifie la nature de la force et nécessite un autre mot. Ce débordement fait l’objet d’un jugement, il tombe donc sous le coup d’une normativité. Si l’on dit que la violence c’est l’« intolérable », cette normativité est vitale, et comme telle elle ne peut qu’être variable historiquement et géographiquement, à moins qu’on la naturalise et qu’on l’universalise, ce qui semble difficile, ou encore qu’on la hiérarchise, ce qui nous semble inacceptable depuis Nietzsche et de toute façon aboutirait à des conséquences proches : un relativisme ou relativisation.
Si l’on ne peut se satisfaire de cette sorte de « fait de la sensibilité », il faut se demander : qu’est-ce qui est intolérable dans l’intolérable de la violence ? Est-ce la douleur ou le dommage, le préjudice ? Non, car le critère en est variable. En se tournant dans une autre direction, on dira que ce qui fait violence, c’est que l’excès ne puisse être situé dans un système signifiant ; la violence, c’est ce qui n’a pas, ou plutôt ce à quoi l’on n’arrive pas à donner, un sens. Ce qui continue à se dérober à l’interprétation malgré toutes les tentatives et éventuellement toutes les réponses et les surcharges de sens possibles. Un exemple en est l’extermination des juifs au cours de la deuxième guerre mondiale, telle qu’elle est vécue, pensée ou non pensée par la modernité, qui pose le problème endémique de son rapprochement avec les autres génocides de l’histoire ou au contraire de sa singularité absolue.
On est là très loin d’une normativité vitale, très au-delà. L’horreur de l’extermination n’est pas seulement intolérable ou insupportable par rapport à la vie, mais elle l’est aussi pour une autre raison qui s’inscrit dans une stratégie interprétative, ou plutôt, car il faut quitter ici ce terme qui en dit déjà trop dans le registre du vital, plus radicalement dans une stratégie de la représentation : cette autre raison, c’est son caractère non représentable. En d’autres termes, ce que la violence tend à annuler, ce ne sont pas les critères du jugement, mais c’est la structure de la représentation.
Si l’on considère que, contrairement à la force qui est, comme on le dit, aveugle, la violence n’existe que pour un sujet[16], il faut donc aller jusqu’à dire qu’elle n’est plus seulement une adresse qui met en jeu sa puissance (ou sa faiblesse), mais un événement sans destination qui met en cause aussi et surtout sa possibilité. Ce qui fait violence, c’est la confrontation avec l’irreprésentable pour un sujet qui se définit irréductiblement comme activité de représentation. Dans la violence, le sujet moderne est confronté, plus qu’à sa propre destruction, à son impossibilité, plus précisément à la possibilité de son impossibilité ; non pas seulement à sa mort individuelle, mais à la découverte que sa vie peut n’avoir de valeur pour personne, et de là, rapidement à la négation de la possibilité même de sa structure.
Le champ et les effets de cette insignifiance radicale s’étendent dans tous les registres de l’histoire et de la culture. On ne peut ici tous les aborder, mais on ne peut non plus éviter d’évoquer la grande boucherie insensée de la Première Guerre mondiale, qui marqua les imaginations et la raison, les structures familiales et sociales avec une violence inouïe et immédiatement reconnue, de part et d’autre, comme inédite, tant par les romanciers que par les historiens, mais bien vite refoulée[17] ; elle ne fut dépassée que par le Génocide de la Seconde Guerre, qui, à beaucoup d’égards, fit apparaître la Première comme une sorte de répétition générale. Mais, outre ces deux grandes fractures de l’histoire, qui ont d’ailleurs aussi pour effet d’étendre leur ombre (celle de l’oubli) sur les nombreux autres génocides qui accompagnent l’expansion coloniale du XIXe siècle, en Amérique, en Afrique, en Australie et ailleurs, ainsi que sur celui des Arméniens perpétré aux franges du monde occidental au cours de la Première Guerre, il est indispensable d’évoquer aussi en passant les phénomènes plus ordinaires et microscopiques de la vie dite privée (et en réalité si publique !) qui caractérisent la formation des populations modernes salariées, et si profondément décrits par quelques écrivains. À défaut de citer Engels[18], Jack London[19]ou l’extraordinaire Dochertv[20],de William Mcllvanney, on reproduira ces quelques lignes du Monde privé des ouvriers, d’Olivier Schwartz[21] :
« Il nous semble bien que des femmes se soient trouvées dans l’impossible position d’avoir à protéger leur mari contre sa propre violence ; elles ont joué pour lui le rôle d’objet grâce auquel il pouvait dériver ses accès destructeurs à l’écart de sa propre personne. Si l’on se demande quelle pouvait être l’origine d’une telle agressivité, peut-être faut-il rappeler – sans prétendre à la vérité sur d’aussi énigmatiques questions – l’importance de ce qui se trame dans le travail. La colère, le rapport constamment polémique au monde, l’envie de le détériorer s’accumulent facilement dans des situations où l’individu est rivé à l’obligation de produire et d’obéir (…). On évoque souvent ce code de l’héroïsme et de l’honneur (dont parle abondamment Hegel), précocement intériorisé, qui leur permettait d’apprivoiser et d’accepter, dans une certaine mesure, l’oppression subie. Certes. (…) Mais on oublie parfois que la fabrication de ce surmoi social pouvait se payer d’un prix psychique élevé. Le haut niveau de sujétion et de frustration qu’il fallait s’imposer, donc de violence faite à soi-même, produisait aussi en retour des réactions destructrices. Travailler à la mine, c’était d’abord travailler sur soi, et la dimension auto-agressive de ce travail, pour ne pas évoluer en attaque contre soi, supposait une dérivation au moins partielle vers l’extérieur. C’est dans ce contexte que bien des femmes de mineurs ont dû subir les accès de rage et de révolte de leur mari, exposées à une violence émanant d’hommes, certes dominateurs dans leur rapport avec leur femme, mais aussi minés et brisés à l’intérieur d’eux-mêmes par l’oppression sociale subie. À quoi s’ajoute (…) la difficulté de maîtriser de telles tensions par un processus de communication », dont on peut dire qu’elle dérive en fin de compte de l’impossibilité préalable d’élaborer une re-présentation de la situation dans sa globalité.
On soulignera enfin la naissance, contemporaine de celle de ce monde industriel dont Hegel d’un coup d’œil envisageait les grands traits, de la violence propre aux « rapports sociaux »[22] telle qu’elle s’exprime dans le genre littéraire nouveau du « fait divers », violence diffuse ou généralisée saisie comme « fait de société », qui vient remplacer les « récits de merveilles », et dont le ressort consiste tout entier dans une manipulation particulièrement expressive et ramassée des catégories du « sens » et de la « causalité », déniées, déviées, comme le suggère R. Barthes, et reconduites finalement à l’improbable de ce qui peut les soutenir ou les légitimer, au prix d’un trouble de la re-présentation. Dans leurs « nouvelles », Maupassant ou Edgar Poe, chacun à leur manière, mettront largement en scène cette fantomatisation sociale de l’individu qui trouve aujourd’hui un aboutissement privilégié dans l’œuvre d’un Raymond Carver, d’une Joy Williams ou d’un Russel Banks, après un Truman Capote.
Instruction et représentation
L’ère industrielle a donc inauguré une nouvelle forme de violence. Si l’on peut avancer qu’on ne vit pas une époque plus violente qu’aucune autre, il faut remarquer en même temps qu’on traverse une période où l’on ne sait plus que dire de la violence. Plus précisément, on n’a jamais dit et écrit autant de choses sur la violence, ou à son propos, on ne l’a jamais décrite avec autant de précision jusque dans des domaines qui échappaient jusque-là à l’attention spéculative ou pratique, on n’a jamais autant cerné ses processus de production, on n’a jamais autant glosé sur les modalités de sa présence, mais en même temps on n’a jamais eu aussi peu à dire sur les raisons de sa présence. Et ce n’est pas surprenant que l’on constate aujourd’hui cette présence sur le mode de l’étonnement ou de l’indignation, au moment même ou l’idée nous vient, trop facilement, qu’elle est inéliminable.
Certains s’élèvent contre ce qu’ils considèrent comme une inflation du terme et incitent à le recentrer sur ses formes spécifiquement politiques reconnues et flagrantes, ce qui revient au fond à demander que la violence retrouve la problématique classique de la tyrannie[23], la simplicité de la distinction coupable/innocent, oppresseur/opprimé. On peut voir dans cette tendance un désir d’écarter tout ce que la modernité a fait apparaître et reconnaître comme violence indirecte, voire crime indirect, notamment dans le domaine de la propriété, du travail, de l’exploitation, ou encore dans le fonctionnement d’institution comme la famille, l’éducation, la santé : « accidents » du travail, exclusion scolaire, pouvoir des médecins sur les corps, etc. On peut aussi reconnaître dans ce point de vue une réaction contre l’oubli contemporain de la fonction structurante de la Loi et de l’Interdit. Mais il est aisé alors de franchir la distance qui sépare une représentation traditionnelle de la contrainte formatrice imposée de l’extérieur par une autorité reconnue, et l’idée d’une aliénation structurelle qui concerne d’abord les rapports du sujet avec lui-même. On passe un peu rapidement de l’invocation de la Loi, par rapport à laquelle le sujet s’efforce de construire son identité, à celle des « représentants de la Loi », qui la lui imposent sans autre forme de procès !
Tout en étant conscient du risque de facilité et de perte du sens des hiérarchies contenus dans cette extension maximale, je serais personnellement assez tolérant à l’égard de ce que je considère comme des acquis du regard, mais beaucoup plus méfiant par contre à l’égard du risque de sa scientifisation qui va de pair avec, soit un fatalisme (c’est en ce sens que Lacan parlait des « sciences humaines » comme d’une école de la servitude), soit une logique du secours et de l’aide qui élude le statut du sujet en le transformant en victime potentielle permanente.
Plutôt que de dénier la multiplicité des formes de la violence, il me semble plus important, à l’inverse, de penser une multiplication concomitante des formes de médiations, de « justifications », c’est-à-dire d’explicitation, et de politisation de ces configurations. En d’autres termes, si « tout est politique », rien en tout cas ne l’est de la même façon, et rien n’est plus difficile que de déterminer dans chaque cas la nature de l’enjeu, ses limites et ses possibilités d’évolution ou de révolution.
Car ce qu’on croit être des réapparitions de formes sauvages et antédiluviennes de la violence sont en réalité des formes nouvelles, des résultats directement liés au désinvestissement symbolique des sociétés industrielles dans lesquelles se répand l’idée que l’on peut enfin traiter les hommes, les « ressources humaines », comme des choses : les « gérer », les organiser en « réseaux », en contrôler la « circulation » dans un espace géométrique, comme des forces mécaniques, des courants électriques, ou des « flux ». Ces formes nouvelles, comme j’ai essayé de le montrer, se caractérisent précisément comme des symptômes du fait que les sujets ne sont plus confrontés à l’ordre des choses mais identifiés à lui. Or cette confusion est littéralement impossible, c’est-à-dire possible mais mortelle. Elle ne peut donc que susciter en permanence une revendication d’existence qui se passe de médiation et s’exprime de manière brutale, comme une causalité sans but ; ce que j’ai appelé une violence sans adresse, qui ne s’inscrit plus dans l’ordre de la transgression et se trouve donc hors de portée de toute négociation.
Cette violence n’est que la réponse à la violence très particulière que les sociétés industrielles font subir à leurs membres : non pas seulement un assujettissement, mais une élision de toute finalité (que ce soit « enrichissez-moi ! » ou l’hypocrite « enrichissez-vous ! » L’impératif de cette fin de siècle (« dépensez ! ») est celui d’une pure fonctionnalité sans reste dans laquelle est oubliée la dimension de la perte et la nécessité de son institutionnalisation.
En effet, toute procédure d’intégration, ou de structuration, quand il s’agit du sujet humain et de sa re-production de génération en génération, est une procédure violente, mais d’échange, même si cet échange est inégal : contre un renoncement, un gain ; c’est la structure même du « stade du miroir ». Par où l’éducation n’est pas un dressage, mais un accès à l’humanité, c’est-à-dire au jeu indéfini de la recherche identificatoire. La négativité originaire par laquelle l’individu se découvre autre qu’il n’est et n’ayant pas le choix de se trouver, de se constituer ailleurs que dans cette altérité, est à jamais irréductible à la démarche identificatoire qui reste toujours en deçà ou au-delà de l’impulsion initiale. Aussi le gain de l’intégration est un gain perpétuellement remis en jeu, et les institutions sociales ont cet effet, sinon cette fonction, de donner les moyens à l’individu singulier de parvenir à la représentabilité de la supposition de son être.
Or, cette question de la division constitutive, de la négativité anthropologique ne figure dans la plupart des discours sur la violence que sous la forme du problème du « sens », de la « valeur » ou de l’« idéal manquant ». Les individus désarticulés, c’est-à-dire privés d’une médiation qui les arrime à l’universel, qui donne un sens à leur particularité (comme le développe admirablement Brecht dans La Vie de Galilée), auraient soi-disant besoin de retrouver cet ancrage dans la croyance en des valeurs, c’est-à-dire en quelque chose qui figure, qui représente pour eux leur être-ensemble dans son existence et sa légitimité. C’est alors que se pose souvent la question de savoir où trouver d’autres valeurs que celles qui sont dévaluées.
Le danger en fait est bien plutôt de voir rapidement réévalués, dans le sens de la violence, des formes de rassemblement fondées sur le sentiment, l’appartenance infantile, ou l’imaginaire (la religion, l’ethnie, la communauté factuelle, le territoire, le sol, le sang, la race, etc.). Ces soi-disant résurgences ne sont telles qu’en vertu d’une illusion rétrospective : car il y a une grande différence entre une conscience d’appartenance ethnique résultant d’une histoire, d’une coutume et accompagnée d’une forme de droit, et la reprise de cette « identité » comme effet de résistance à la désintégration des rapports dans le régime industriel et aux effets d’inégalités incommensurables produits par un droit qui ne « se donne » même plus pour le représentant d’un intérêt commun quel qu’il soit, mais qui gère ouvertement les affaires au niveau d’un économisme internationaliste abstrait. Cette violence-là n’est plus celle de la guerre des paysans de l’Allemagne de Luther, qui en appelaient à l’Empereur et parfois au Pape contre les pouvoirs féodaux et au nom d’une justice parfaitement représentable, ni celle de la révolution de 1789 et de ses modèles tirés des vertus antiques, c’est une violence protéiforme, indifférente à toute référence autre qu’elle-même, une violence auto-référentielle figée dans sa forme la plus extrême et aussi la plus native, pour laquelle exister, c’est tuer, tuer l’autre et éventuellement soi-même. C’est cette configuration qu’a adoptée l’Allemagne au temps du national-socialisme, largement encouragée par une classe intellectuelle qui avait pris le parti de la pensée narcissique et passionnelle[24].
Il m’a semblé, en écoutant les participants aux ateliers parler des années de dictature et de la torture qui en était l’ordinaire, que cette même particularité revenait souvent dans les propos. Cette torture-là n’était pas seulement une torture de guerre, organisée en vue d’obtenir des informations, même si elle comportait aussi cet aspect ; ce n’était pas non plus celle de l’Inquisition, manière d’inscrire une doctrine dans les corps (aujourd’hui le travail s’en charge). Il s’agissait d’autre chose ; et c’est pourquoi elle ne visait pas d’abord ni seulement des cibles choisies pour elles-mêmes, mais en fonction des effets de masse qu’elles étaient susceptibles de produire par ricochet. Il s’agissait de frapper des individus envisagés comme des nœuds dans des réseaux de relations familiales et sociales quantitativement nombreuses et par là d’atteindre indirectement le plus grand nombre de gens possible afin de créer chez eux, par la terreur, un habitus d’acceptation passive (« ne pas s’en mêler ») non référé à une « cause » (ou à sa trahison), et plus encore de dé-liaison et d’élision générale du sujet comme origine d’une parole. En ce sens, la torture telle qu’elle a été pratiquée en Amérique latine en ces années-là constituait le modèle exacerbé d’une production « accélérée » de l’homme jetable, sorte de court-circuit de ce qui prend ailleurs la forme extrêmement « ralentie » de la production programmée du chômage de masse dans lequel la mise à mort prend la forme discrète du suicide.
À cela résiste sans doute ce qui reste de forces politiques « démocratiques » qui investissent encore l’ordre politique d’une rationalité possible. Mais il est frappant de voir surgir en France, aujourd’hui, et sous des formes sans doute atténuées, ces crispations identitaires mortifères à travers le concept même qui avait été inventé pour s’y opposer : celui de laïcité. Ce qui était censé prendre en charge le souci généalogique lui-même, la préoccupation de reproduire, génération après génération, la possibilité de la citoyenneté pour les individus, c’est-à-dire la possession, l’accès continué à un savoir qui permette de participer à la République en connaissance de cause, indépendamment de toute autorité non examinée (et pas seulement religieuse), cela même est devenu aujourd’hui un moyen d’exclusion qui impose à tous ceux qui veulent entrer dans les institutions de savoir de prononcer le schibboleth qui autorisera leur admission.
À cette violence d’État qui prétend répondre à une violence identitaire qui n’est en vérité, elle-même, que le résultat d’une longue politique d’exclusion, de discrimination, de non-reconnaissance, et plus loin encore de colonisation, il ne peut guère y avoir d’autre remède que d’exiger le maintien et surtout le renforcement d’une politique de l’instruction qui offre aux individus, face à l’autorité des gestionnaires et à leur discours de pseudo-vérités, la médiation des savoirs qui permet la constitution d’une représentation de l’universel comme condition de possibilité institutionnelle d’un examen rationnel de tout ce qui concerne la vie publique.
Le thème extrêmement usé de la perte du sens, des valeurs, etc., est à entendre comme un symptôme et comme une compulsion de répétition. À l’issue de ce siècle où l’idée de symbolique a peu à peu occupé le devant de la scène philosophique sous des formes diverses (au point qu’on peut comparer cette domination du « symbolisme » au XXe siècle à celle du « mécanisme » au XVIIe), c’est la symbolisation qui est en perte de vitesse, à cause de l’affrontement sans médiation entre l’universel et le particulier. Affrontement mortifère, comme le souligne Hegel.
On a tendance à chercher réparation dans des figures périmées du Tiers, dont notre époque est le résultat de la disqualification (il a bien fallu que la science prenne la place du discours dominant pour que la révolution industrielle ait lieu ; il n’est pas possible de revenir là-dessus).
Si l’on ne peut et doit plus chercher dans des valeurs transcendantes cette tierce dimension qui nous protège de l’affrontement face à face avec le réel, il faut la chercher du côté de la symbolisation elle-même sans contenu, c’est-à-dire la représentation et la mise en œuvre des savoirs et des techniques comme bien commun et non comme Vérité, qui ne serait pas sans évoquer le formalisme kantien de l’impératif catégorique, mais sans référence à une liberté inconditionnée. Une exigence éthico-politique appuyée sur la connaissance des causes, des déterminations : une passion pour la connaissance, pour le lien social, une passion associative et par là libératrice (au sens où l’entend Spinoza), qui se réalise concrètement et politiquement par une politique de l’instruction ; c’était au fond l’idée de la laïcité telle qu’elle était déjà présente dans les projets de Condorcet (et dont on sait comment ils ont pu être dévoyés dans la reproduction dissimulée d’une inégalité structurelle et dans la formation non critique d’un consensus à modèle religieux, l’attachement à une nation particulière, la patrie, et non à la constitution du lien en un sens universel…)
L’instruction (non la croyance en la vérité), la manipulation effective des vérités (et non leur adoration sans faille) est l’un des moyens de susciter des représentations actives de la non-représentabilité, en d’autres termes de contrecarrer la violence, et donc de la traiter, de la prévenir, au lieu de la subir ou de l’agir dans la logique sans espoir de la répression ou du ressentiment.
[1] 103-129 : référence successive dans les deux éditions Lafuma (Seuil, numéro du fragment) et Martineau (Fayard-Armand Colin, numéro de la page).
[2] 665-129.
[3] 977-127.
[4] Léviathan, chap. XIII.
[5] 86-130.
[6] Œuvres complètes, Pléiade, t. I, p. 1128-1129.
[7] Phénoménologie de l’esprit, Introduction, Aubier, trad. J.-P. Lefebvre, p. 85 sqq.
[8] Phénoménologie, Introduction.
[9] La Philosophie de l’esprit, 1805, PUF, p. 12-13.
[10] Principes de la philosophie du droit, § 244.
[11] Principes…, § 243.
[12] Principes…, § 244.
[13] Principes…, § 245.
[14] Ibid.
[15] Non sans mettre en place des « mesures », évidemment : l’« abandon » se « mesure » aux retards, à la lenteur, aux dysfonctionnements de ces politiques d’intervention.
[16] C’est notamment en ce sens que l’a définie le Code civil napoléonien de 1804 (article1112 « Il y a violence lorsqu’elle est de nature à faire impression sur une personne raisonnable, et qu’elle peut lui inspirer la crainte d’exposer sa personne ou sa fortune à un mal considérable »).
[17] Voir à ce sujet l’ensemble d’études rassemblées sous le titre 14-18. La Très Grande Guerre par le Centre de recherche de l’Historial de Péronne, Le Monde Éditions, 1994 ; voir également, de Jean-Baptiste Duroselle, La Grande Guerre des Français, Perrin, 1995, et de Jean-Jacques Becker, Jay Winter, Gerd Krumeich, Annette Becher, Stéphane Audouin-Rouzeau, Guerre et cultures. 1914-1918, A. Colin, 1995.
[18] La Situation des classes laborieuses en Angleterre, Éditions sociales.
[19] Le peuple des abîmes, éd. 10-18.
[20] PUG, 1994.
[21] PUF, 1990, p.450-45l.
[22] Cf. P. Macherey, « Aux sources des “rapports sociaux” », Genèses n° 9, octobre 1992.
[23] Cf. Y. Michaux, « Les violences de l’histoire », Esprit, octobre 1994.
[24] Sur cette question, voir l’œuvre de Jünger, dans laquelle se conjugue l’apologie de la guerre avec l’analyse du critère de la souffrance et de l’hégémonie définitive des nouvelles modalités de la production et de l’exploitation au travers de la figure du « Travailleur » (cf. Le Travailleur, Bourgois).