Sur la situation des migrants dans le capitalisme absolu [1]

Etienne BALIBAR

1) La violence des frontières et le drame de l’errance

Dans une conférence prononcée le 24 Décembre 2017 pour la radio nationale canadienne, le juriste François Crépeau, ancien rapporteur pour l’ONU des droits humains des migrants dans le monde, a exprimé l’opinion que « rien n’empêcherait jamais les gens d’émigrer », sinon l’extrême violence, et encore celle-ci n’est-elle pas capable d’arrêter les mouvements migratoires, qui font depuis toujours partie de la condition de l’humanité.[2] A l’en croire, c’est l’institution frontalière qui transforme la migration en un problème insoluble et un site de violences. On peut accorder cette thèse générale, qui relit la situation actuelle à l’aune de l’histoire de l’humanité. Mais force est de prendre aussi en compte le fait que, dans l’évolution de ce phénomène collectif, des changements qualitatifs se produisent, certes préparés de très longue date, mais qui font surgir une nouvelle morphologie et de nouveaux problèmes politiques. Ils affectent en particulier le degré de conflictualité et les formes de violence qui caractérisent l’affrontement entre les deux termes : la mobilité humaine d’un côté, les moyens institutionnels de la contrainte de l’autre, dont font éminemment partie les frontières. Ces transformations sont l’objet de nombreux travaux, parmi lesquels ceux de Sandro Mezzadra et de ses collaborateurs qui font de la frontière une « méthode » pour déchiffrer la mutation des rapports sociaux et les changements de fonction du « politique » à l’époque de la mondialisation.[3] L’un des grands enjeux dont dépend l’avenir des régimes et leur qualité démocratique dans la conjoncture actuelle n’est pas seulement de savoir comment vont évoluer les flux de migrations en provenance du « Sud global », mais quelle position va prendre finalement la population plus ou moins récemment sédentarisée des pays du « Nord », ou plutôt dans quelles proportions elle va se diviser à propos de la signification et du traitement des migrations. Il m’est arrivé d’écrire que l’avenir de notre « civilisation » dépendait de cette évolution.[4]

L’opinion dans nos pays est aujourd’hui partagée entre plusieurs tendances idéologiques : on peut nommer le sécuritaire, l’utilitaire, l’humanitaire, l’identitaire, diversement combinés, auxquels je crains de devoir ajouter une tendance génocidaire par cécité volontaire et passivité ou acquiescement devant des politiques d’élimination, comme on le voit en Méditerranée. Le privilège accordé à l’approche sécuritaire (censée « protéger » les territoires nationaux devant une « invasion » de pauvres indésirables et inassimilables : voir le langage tenu par Trump, Orban ou Salvini), dont l’accompagnement humanitaire est de plus en plus imperceptible, a conduit à une militarisation des opérations de refoulement et de « tri » des migrants, qu’illustrent parfaitement les conséquences des choix opérés par les gouvernements européens, en particulier la France sur ses frontières maritimes (Manche, Méditerranée) et montagneuses (Alpes franco-italiennes). On y voit jour après jour le coût en vies humaines de ce qui est appelé dans le projet de loi « Asile-Immigration » adopté par le Parlement en avril 2018 une politique d’ « immigration maîtrisée et de droit s’asile effectif »… De son côté le président Trump désigne la colonne de réfugiés honduriens tentant de demander l’asile à la frontière américano-mexicaine comme une invasion dont il faudrait repousser « l’assaut » par la force. Après la « War on Terror », l’ordre du jour est à la « War on Migration ». Les fortifications s’étendent, les camps prolifèrent et se pérennisent. En Méditerranée ou dans le Golfe du Bengale, il n’est pas abusif de parler d’une succession de crimes contre l’humanité contre la population errante qui se trouve confinée entre des barrières hostiles, de plus en plus infranchissables : du rejet à l’entrée et de l’expulsion, on passe à l’élimination, puis à l’extermination, non pas certes programmée ou proclamée comme un objectif politique, mais organisée de facto à travers le renvoi des responsabilités, le refus des obligations internationales (y compris celles du droit de la mer), et surtout le démantèlement systématique des entreprises de secours émanant de la société civile et des associations humanitaires, dont le résultat est parfaitement prévisible, comme vient de l’illustrer tragiquement l’interdiction faite à l’Aquarius de poursuivre ses opérations de sauvetage, dont la responsabilité incombe à la fois au gouvernements italien et français.[5] Mais tout ceci n’est que la partie la plus visible (même si elle reste en partie dissimulée) d’une chaînes de violences et de pratiques d’élimination qui s’exercent tout au long du parcours migratoire, livrant les errants à la brutalité des passeurs, des violeurs, des marchands d’esclaves, des seigneurs de guerre ou des milices et forces armées d’Etat aussi bien « souverains » que « faillis »…

Pour compléter ce tableau déjà extrêmement noir je dois maintenant faire entrer en scène un aspect institutionnel que le politologue français Jérôme Valluy a justement caractérisé comme le retournement du droit d’asile.[6] N’oublions pas que celui-ci, même si c’est sous des conditions qu’on peut considérer comme restrictives, fait partie des obligations internationales des Etats en vertu des Conventions de Genève de 1951 et des textes ultérieurs qui les ont complétées. Mais les pratiques actuelles ont réussi à transformer de facto le droit de l’asile en un instrument d’élimination et de refoulement des êtres humains dans le No man’s land de l’errance indéfinie,  en raison notamment de deux facteurs qui pèsent lourd : d’abord le redoublement « en cascade » des barrières et des points de contrôle « souverains » qui ne constituent plus une seule frontière, mais une succession d’obstacles échelonnés tout au long d’un axe Nord-Sud, de part et d’autre de la Méditerranée. La violence qui s’exerce à l’occasion des contrôles ou dans leurs intervalles se dissémine et se démultiplie autour des « frontières » théoriques. Ce qu’on voit ainsi émerger, ce sont des zones frontalières de très grandes dimensions, devenues indiscernables des territoires eux-mêmes et constituant des régions d’insécurité pour des centaines de milliers d’êtres humains en situation d’errance. La région méditerranéenne tout entière en est un exemple, mais aussi bien le Moyen-Orient irako-syrien, le Sahel africain, l’Amérique latine autour du foyer de « guerres civiles » colombien et vénézuélien,  l’Asie du Sud-Est autour du Golfe du Bengale, etc. Et d’autre part la transformation par les Etats de masses de migrants refoulés, puis pourchassés dans les périphéries des points de regroupement (comme en ce moment au Nord de Paris), en réfugiés sans refuge possible, puisque leur condition a été « illégalisée » par avance.

Cette situation conduit au brouillage sémantique de la distinction officielle entre les migrants et réfugiés, qui est cependant maintenue comme instrument de discrimination et comme écran de fumée idéologique. C’est ce qui nous amène à rechercher un dépassement de l’opposition entre les deux catégories au moyen d’un ou plusieurs noms applicables collectivement à tous ceux qui, aujourd’hui, au cœur de nos territoires nationaux ou sur leurs bords fortifiés ou dans les zones d’insécurité qui les englobent, tentent de se déplacer et de survivre. Beaucoup d’associations de solidarité utilisent (en français) le nom d’exilés, qui connote le fait de se trouver désormais en terre étrangère, hostile ou accueillante. Je ne le récuse pas, mais j’emploie de préférence celui d’errants (et d’errantes), pour mettre l’accent sur l’instabilité et l’insécurité maximale d’une condition qui n’est pas seulement en quête de secours et d’hospitalité mais repoussée loin des « rivages » et des « ports », et persécutée par les pouvoirs étatiques.[7]   Le fond de la question, cependant, c’est la transformation de certains étrangers (ceux qui constituent désormais à l’échelle mondiale, dispersés en de multiples lieux, une « partie mobile de l’humanité »)[8], en ennemis communs du système des Etats (et notamment des plus prospères, ceux du « Nord » de la planète, dont font partie naturellement beaucoup de nations de l’hémisphère Sud : Australie, etc.). A cette transformation qui vient battre en brèche des acquis considérés comme fondamentaux de la morale et du droit, contribuent quotidiennement la peur et de la haine de l’étranger « errant », qui font glisser le nationalisme vers une nouvelle forme de racisme généralisé.[9]

2) Un nouveau régime des migrations ? La « partie mobile de l’humanité »

Les analyses qui concernent l’évolution des migrations et la proportion des êtres humains qui se trouvent en situation de déplacement volontaire ou forcé par rapport à leurs lieux d’origine ou de séjour habituel ne sont pas concordantes, peut-être parce qu’elles ne se réfèrent pas aux mêmes catégories de population. Selon François Crépeau, cette proportion est stable : « The numbers are high today, but they represent on average 3 percent of the world population. We’re told by anthropologists and sociologists that this was the proportion 50 years ago, and this was the proportion 100 years ago: Migration is the constant of who we are”, bien qu’il ajoute aussitôt: ceci pourrait changer avec l’arrivée des “migrations climatiques” que va déclencher le réchauffement terrestre avec ses conséquences sur l’habitabilité de vastes régions du globe… De son côté Mireille Delmas-Marty, après avoir évoqué  « l’accélération vertigineuse » de la croissance démographique de l’humanité dans le dernier demi-siècle et sa localisation préférentielle dans « l’urbanisation galopante » des pays en développement, conclut que « la mobilité humaine a déjà augmenté plus vite que la population, qu’il s’agisse des déplacements voulus ou forcés. »[10] Ces contradictions ne sont peut-être qu’apparentes, si on prend soin de distinguer ce qui relève d’un changement quantitatif ou d’une modification qualitative dans le régime des migrations. Celui-ci aurait deux aspects : sur la très longue durée, l’humanité est entrée dans un nouveau type de flux qui modifie sa répartition entre sédentaires et nomades, et le sens même de ces mots. Dans la dernière période, après la décolonisation et sous l’effet de la mondialisation, le sens des migrations principales s’inverse : il devient majoritairement Sud-Nord après avoir été Nord-Sud pendant des siècles. Mais il faut tout de suite apporter un énorme correctif à cette vision, puisque la plus grande partie des déplacements de population aujourd’hui se fait à l’intérieur du Sud… Il n’en existe pas moins une réalité postcoloniale nouvelle (idéologiquement perçue comme choc en retour de l’impérialisme), qui repose la question du « settlement » entre anciens et nouveaux pays d’émigration et d’immigration.[11] Elle donne lieu aux exploitations tendancieuses que symbolise l’idée du « grand remplacement », ou qu’illustrent les prophéties d’universitaires-journalistes comme Stephen Smith dans son ouvrage La ruée vers l’Europe : La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, 2018,  dont le Président Macron a fait l’éloge, avant que les démographes sérieux n’en réfutent complètement les bases.[12]

Ce qui semble caractériser la nouvelle configuration des déplacements de population, c’est à la fois la multiplicité des causes et l’addition des effets. C’est pourquoi nous avons besoin d’une phénoménologie différenciée des situations d’extrême violence qui « déstabilisent » et « déracinent » des groupes humains, pour envoyer sur les routes de l’exil des individus représentatifs de toute une partie de l’humanité qui sont en même temps, d’une façon ou d’une autre, des rescapés de la violence et de l’élimination. Doivent y figurer l’extension des zones de mort de la planète (Syrie, Myanmar, Colombie et Venezuela, Afrique centrale…), que leur origine se situe principalement dans la guerre civile ou dans la persécution de minorités, mais aussi dans les catastrophes sanitaires; leur recouvrement partiel avec des zones d’effondrement de l’Etat, qui résultent en particulier des interventions impérialistes (Irak, Libye) ; surtout les effets de la nouvelle « accumulation par dépossession » du capitalisme financier (suivant l’expression de David Harvey)[13], que l’écrivaine et femme politique malienne Aminata Traoré a justement comparés à une « guerre économique » contre les populations africaines vivant de l’agriculture ou de la pêche.[14] A quoi va s’ajouter la dévastation climatique. Le point important pour ce qui nous concerne est que les effets de ces processus de violence politique ou économique aient cessé d’être purement locaux. La mondialisation établit une chaîne continue entre l’économie de la violence et le régime des migrations. Elle engendre dans la souffrance ce que j’ai appelé une « partie mobile de l’humanité ».

Cette partie est invisibilisée par la clandestinité à laquelle elle se trouve condamnée, mais elle devient de plus en plus visible (non sans extraordinaires déformations de perspective) par la violence de la répression dont elle fait l’objet, qui multiplie au cœur de l’espace social, sur les trottoirs des villes, dans les « jungles » périurbaines ou au voisinage des ports et des postes-frontières des rassemblements de fugitifs misérables. On les repousse, mais ils reviennent « à la même place », comme le réel suivant les psychanalystes… Le travail des associations d’aide ou de secours s’emploie à accroître cette visibilité tout en rectifiant la déformation dont elle s’accompagne. L’image qui est en train de se dégager n’est pas celle d’une classe (et pourtant les migrants contribuent pour une part importante à la reproduction d’une force de travail surexploitée), ce n’est pas non plus celle d’une race (mais il ne fait aucun doute que, de plus en plus, les stigmates postcoloniaux et xénophobes se concentrent sur les migrants, pour en faire des objets de crainte et de haine). On peut emprunter à Antonio Negri et Michael Hardt leur catégorie de la multitude à condition de ne pas « généraliser » abusivement : les errants sont entre 2 et 3 % de la population mondiale, mais cette « minorité » est concentrée sur certains points (ou plutôt sur certaines routes), et elle est hautement représentative de l’ère de périlleuse instabilité dans laquelle entre l’humanité. Elle nous confronte à un dilemme fondamental : comment traiter les conséquences du fait que l’humanité entre dans un nouveau rapport à ses territoires (ce qu’on pourrait appeler avec Carl Schmitt, sans craindre la contamination de son programme politique, un nouveau nomos de la terre) qui n’a pas la figure d’une régulation, mais ressemble plutôt à un état d’exception normalisé (Walter Benjamin), tout au long du trajet de la migration, depuis ses origines jusqu’à son point d’arrivée ? Et par voie de conséquence, comment l’humanité « gouverne-t-elle » aujourd’hui, et comment gouvernera-t-elle demain sa propre distribution entre la sédentarité et le nomadisme, sa propre division entre condition de sécurité et condition d’errance ?

Cela nous renvoie aussitôt à une question de méthode : car s’il n’y a pas, à l’évidence, de conciliation immédiatement possible, « objective », entre le point de vue d’en haut, celui des Etats et des agences internationales qui gèrent la répartition des errants au moyen de leurs « savoirs-pouvoirs », et le point de vue d’en bas, celui des être humains « sans Etat » (Arendt), ou du moins privés de la protection des Etats, une question encore plus difficile est de savoir s’il peut y avoir, en dehors même des Etats, un point de vue commun aux êtres humains qui sont en position d’accueillir (ou de refuser d’accueillir) les migrants et les réfugiés, et ceux qui sont en position d’arrivants accueillis plus ou moins durablement, ou refoulés, pourchassés, éliminés. Ces points de vue sont-ils inconciliables, sont-ils-antithétiques ? Quel est le « différend » (Lyotard) qui s’oppose à ce qu’ils trouvent un langage commun ? Pour essayer d’ancrer cette question dans une problématique historique globale, je crois utile de combiner la notion post-schmittienne du nouveau nomos de la terre avec un retour aux catégories qui avaient été élaborées par Marx sous le nom de « loi de population du capitalisme ».

3) La « loi de population » du capitalisme et la concurrence des précarités

De même que la mondialisation actuelle n’est qu’une phase d’un processus commencé il y a plusieurs siècles, elle représente elle-même une phase transitoire, nullement terminale, de ce processus. Mais il y a sans doute un point d’inflexion, qu’on peut rattacher à l’émergence d’un « capitalisme absolu », auquel la financiarisation permet de ne plus avoir affaire qu’à lui-même ou d’incorporer ses propres conditions de reproduction, bien que de façon profondément hétérogène et dysfonctionnelle.[15] Elle nous confronte à une double impossibilité : traiter du problème politique (et anthropologique) qu’engendre l’errance migratoire du 21ème siècle de façon purement morale ou même « civique », c’est-à-dire universaliste, en faisant abstraction du mode de domination capitaliste qui met les masses en mouvementet, suivant les cas et les moments, les utilise ou les « jette » comme inutilisables ou excédentaires ; analyser les mécanismes démographiques du capitalisme dans une perspective purement « classique », non seulement sans impérialisme ou colonisation-décolonisation, mais sans « pays émergents », sans financiarisation, sans révolutions technologique ni contraintes climatiques… Le retour à Marx, de ce point de vue, est donc un point de départ, mais ne peut constituer un point d’arrêt. Il doit lui-même être effectué dans la perspective d’une transition vers un nouveau régime de la théorie critique.

Le cœur de la théorisation de Marx à propos du « rapport social capitaliste », c’est la corrélation qu’il établit entre la « loi d’accumulation » (ou de reproduction élargie) du capital et la « loi de population » qui en forme l’envers. Elle est exposée dans la VIIème section du Livre Premier du Capital (chapitre 23 pour la traduction française)[16], en polémique constante avec les thèses de Malthus. L’intérêt mais aussi la difficulté de cette théorie résident dans l’ajustement de deux catégories logiquement et historiquement hétérogènes, mais que Marx réussit à présenter comme les deux aspects d’une même structure : d’un côté l’armée industrielle de réserve, catégorie économique relative aux alternances d’emploi et de chômage correspondant aux cycles d’expansion et de contraction de la production et aux effets antithétiques des transformations technologiques ; de l’autre la surpopulation relative, catégorie démographique et anthropologique correspondant aux phases successives de la destruction des modes de vie « traditionnels » par l’extension du capitalisme (Marx distinguant à ce sujet une surpopulation « flottante », en excédent sur l’emploi réel mais potentiellement exploitable, d’une surpopulation « latente », constituée en particulier par les femmes et les enfants, et d’une surpopulation « stagnante », beaucoup plus considérable, dans laquelle il classe les paysans ou les artisans du « centre » et de la « périphérie » en voie de colonisation, promis à plus ou moins brève échéance à l’arrachement de leurs modes de production précapitalistes).

La grande question est de savoir si l’articulation des deux notions et des processus qui leur correspondent (cycle de l’emploi, « libération » des vies humaines sans ressources) a un caractère fonctionnel, du point de vue du capitalisme lui-même. On ne peut pas dire que non : comme l’exprime François Crépeau, « they all work » ; plus exactement ceux qui survivent, qui « passent » d’un lieu à l’autre trouvent toujours une place sur le marché (« the market needs them »). Mais comme l’expliquait déjà Marx, la surpopulation et la formation de l’armée industrielle de réserve sont aussi les moyens fondamentaux dont le capital dispose pour opposer les uns aux autres les porteurs de la force de de travail. Il ne s’agit pas d’une régulation, mais d’un déséquilibre entretenu, qui a une dimension politique autant qu’économique. C’est pourquoi d’ailleurs l’ajustement des deux catégories importe tellement à Marx : il recèle la clé d’une réflexion sur la façon dont le capitalisme décompose tendanciellement la « classe » des producteurs salariés (ou le prolétariat) en même temps qu’il la reproduit, et par conséquent la clé d’une réflexion sur les obstacles structurels qui empêchent les prolétaires de se constituer immédiatement en classe « pour soi » (unifiée, organisée dans la lutte contre le capital), en surmontant la concurrence entre les individus et les groupes qui la composent. L’unité de la classe exploitée est fondamentalement aléatoire, et le mot d’ordre « prolétaires de tous les pays unissez-vous ! » ne peut être suivi d’effets du seul fait de sa cohérence logique.

Il y a là certainement une base d’analyse qui conserve une grande valeur, mais à condition de tenir compte en même temps des effets d’aveuglement qu’elle comporte, ménageant la possibilité d’une revanche pour le nationalisme dans la « gauche » politique, comme on le voit lorsque des politiciens et des théoriciens se réclament du « marxisme » (ou de la tradition du mouvement ouvrier) pour déclarer qu’il est de l’intérêt des travailleurs de refuser ou limiter l’entrée des migrants et des réfugiés sur le territoire national car elle alimente la formation de « l’armée industrielle de réserve » qui, à son tour, permet la compression des salaires et menace les droits sociaux.[17] La faiblesse relative de Marx, c’est justement de donner à penser (pour contrer le malthusianisme) que les mouvements de population (qui englobent aussi des distributions inégales selon le genre ou la race) sont unilatéralement « au service » des fluctuations de l’armée industrielle de réserve, sans trop se poser la question de leur autonomie relative et des « contre-tendances » qu’ils impriment à la lutte des classes. Il voit l’effet de retardement plutôt que les effets d’antagonisme au sein de la « classe » elle-même, ou plutôt de son développement virtuel. Ce qu’il faudrait appeler, en extrapolant une formule de Mao Zedong, les « contradictions au sein du prolétariat »…

La question-clé, qu’on peut dire biopolitique au sens où certains marxistes ont détourné cette notion de Foucault, est celle des formes (ou modalités) sous lesquelles se présente aujourd’hui la « surpopulation relative » en tant que facteur de précarité de l’emploi et de la force de travail elle-même, avec des effets locaux de « surpopulation absolue », qui voit l’émergence de masses de gens en trop par rapport aux rapports d’offre-demande institutionnalisés : les « hommes inutiles » dont parle l’économiste Pierre-Noël Giraud, susceptibles de devenir les « hommes jetables » du philosophe Bertrand Ogilvie.[18] Je pense qu’il existe deux formes tendanciellement disjointes, entre lesquelles existent des voies de passage, qui s’inscrivent dans l’expérience de quelques individus, mais qui demeurent profondément hétérogènes, et ne s’s’inscrivent pas, par conséquent, dans le continuum par élargissement progressif de la « réserve » du capital que décrivait Marx.

Empruntant à la terminologie et aux analyses de Robert Castel (Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard 1995), j’appelle la première forme une désaffiliation, parce qu’elle désigne la précarité du centre succédant au plein emploi relatif de l’économie keynésienne, qui se double d’une décomposition progressive des droits sociaux et des services publics assurant « l’intégration » (conflictuelle, mais réelle) des ouvriers et employés dans l’Etat dit « social », qui est toujours, notons-le, défini sur une base nationale. Cette désaffiliation touche bien entendu en particulier les banlieues ou les « quartiers » dans lesquels règne le chômage préférentiel excluant de la communauté les travailleurs (et notamment les jeunes) d’origine étrangère (mais pas uniquement). Elle devient une condition sociale générale. Empruntant cette fois à la terminologie de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, j’appelle déracinement le phénomène d’arrachement aux modes de production et de vie précapitalistes (généralement situés dans la « périphérie » de l’économie-monde) qui font partie de ce que Saskia Sassen a appelé l’expulsion caractéristique du capitalisme financier à l’époque de la mondialisation postcoloniale (portant à la fois sur les humains et sur l’environnement).[19]

Désaffiliation et déracinement créent deux types de précarité, dont l’une est tendanciellement sédentaire et l’autre tendanciellement nomade, donc ayant des rapports antithétiques au territoire et aux sentiments d’appartenance qui lui sont liés. Ces deux formes sont inégalement distribuées dans deux régions du monde (ce qu’on appelait récemment encore le « Nord » et le « Sud »), mais il s’agit plutôt d’une distribution structurelle que purement géographique, car la territorialisation elle-même est mouvante. Une telle antithèse affecte évidemment les nouvelles valeurs de notions telles que « nations », « races », « classes », « peuples ». Elle n’entre dans les logiques d’emploi du capital qu’au prix d’énormes dysfonctionnalités, d’un coût humain disproportionné, et peut-être même d’une divergence incontrôlable des effets politiques. Aussi longtemps qu’on n’en aura pas pris la mesure, et complètement analysé les formes, on ne pourra pas affronter collectivement les questions de solidarité humaine et de solidarité de classe dont dépend la possibilité de résister aux stratégies du marché et des Etats.

4) Droit de circulation, droit à l’hospitalité, droit de l’hospitalité ?

J’aborderai maintenant la question de savoir quelles réponses, à la fois sur le plan des principes et sur le plan de l’action, une communauté de citoyens soucieux de justice sociale et de fraternité humaine peut essayer d’apporter à la situation dont je viens d’esquisser la description. Plusieurs formulations sont en circulation à cet égard, qui ont donné lieu à des manifestes et à des débats. Elles s’orientent soit vers l’idée d’instituer (et de garantir) un droit de circulation comme droit fondamental, donc en principe universel (et qui, notamment, ne se trouve pas dénié à certains êtres humains en raison de leurs origines ethno-raciales ou de leur statut économique), soit vers l’idée de proclamer et de reconnaître aux humains condamnés à l’errance un droit à l’hospitalité (corrélatif par conséquent d’un devoir d’hospitalité pour ceux qui sont en position de l’accorder, ou dont elle est sollicitée).

Entre ces deux formulations, il peut y avoir complémentarité, mais on voit aussi surgir des tensions dont il faut essayer de comprendre les raisons profondes. Personnellement, j’ai proposé récemment de parler d’un droit de l’hospitalité, formulation intermédiaire qui, par elle-même, ne résout certainement pas tous les problèmes.[20] Si on veut bien prendre ici le terme de « droit » dans un sens rigoureux, c’est-à-dire impliquant des dispositions juridiques contraignantes, il en résulte qu’il faut commencer par une question préliminaire, dont la réponse n’est pas garantie : que peut le droit en ces matières ? Et l’on sait qu’il y a trois réponses possibles. On peut penser, suivant une tradition de « réalisme » politique qui est vivace aussi bien à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche, que le droit ne peut rien, car seuls comptent les rapports de forces et les intérêts qui les sous-tendent. Au mieux est-il la forme dans laquelle s’expriment ces rapports de forces, l’instrument dont se servent ces intérêts. On peut penser inversement, dans une tradition qu’on fait volontiers remonter à Kant (même si les choses chez lui sont en réalité un peu plus compliquées), que le droit peut tout, du moins sur le long terme et si sa validité est universellement reconnue (ce qui a toutes chances d’être une pétition de principes). Ma position est que le droit peut quelque chose, si les conditions de son « effectivité » sont réunies (comme dit Kelsen), et que, réciproquement, sans la forme d’obligation qui est inscrite dans le droit (et qui est corrélative de sanctions, dont, à nouveau, l’effectivité est problématique), aucune « politique » ayant affaire aux intérêts universels de l’humanité (ou, dans une autre terminologie, cherchant à instituer des « droits fondamentaux ») ne peut être mise en œuvre (en particulier parce qu’elle doit être « légitimement » opposable aux intérêts des Etats eux-mêmes). Je suis parfaitement conscient du fait que ceci ne fait que desserrer très légèrement le cercle, et par conséquent ne représente pas une solution mais un problème supplémentaire : comment la « demande de droit » (et notamment celle qui porte sur des droits nouveaux, allant à l’encontre de dogmes invétérés) peut-elle devenir une « force matérielle » en « s’emparant des masses » (comme disait Marx) ?

Essayons d’explorer, de façon certainement provisoire, les problèmes qui sont ici en cause. Le premier concerne la distinction juridique des deux catégories de migrants et de réfugiés. Comme je l’indiquais ci-dessus, elle est de plus en plus difficile à appliquer d’une façon mécanique (y compris si on identifie implicitement « migration » et « mobilité économique », en faisant mine de croire que celle-ci résulte de « choix individuels » ou de stratégies de maximisation de l’utilité), et sans restes (comme va le démontrer de façon croissante la question des « réfugiés climatiques »). Elle ne cesse de produire l’injustice, aggravée par l’utilisation cynique qu’en font les Etats ou certains d’entre eux (cf. J. Valluy). Cependant, il y a un risque considérable à l’abolir purement et simplement, si cela doit conduire à invalider les Conventions de Genève de 1951 (et de 1967 : Protocole complémentaire) : c’est l’argument que développe la juriste Idil Atak dans son entretien avec le webzine « Vivre ensemble » du Centre Justice et foi de Montréal : « Que peut le droit pour la condition migrante ? »[21] : d’un côté, sans doute, les Conventions laissent de côté (ou peuvent servir à refouler) d’importantes populations en souffrance, de l’autre elles incluent dans l’accueil un élément fort d’hospitalité (droit au travail, droit de propriété, droit d’association, droit d’ester en justice, etc.). En bref elles font du « réfugié » un sujet de droits et même un quasi-citoyen (jouissant de ce que Hannah Arendt appelait le « droit aux droits », à l’exception toutefois des droits politiques, ce qui n’est pas rien). Cette question, toutefois, ne peut se discuter de façon intemporelle. Ce qui est mis à l’ordre du jour par les tragédies actuelles n’est pas seulement le respect des Conventions de Genève qu’il s’agirait d’imposer contre la mauvaise volonté et la mauvaise foi des Etats, ce n’est même pas simplement l’élargissement des critères d’obtention du statut de « réfugié » (ou de demandeur d’asile), compte tenu des nouvelles formes d’extrême violence qui se généralisent dans le monde, mais c’est une lutte systématique contre la solidarité négative qui unifie maintenant les Etats (soutenus par des opinions publiques plus ou moins majoritaires) en vue du « retournement de l’asile » et d’une utilisation répressive de ces dispositions « humanitaires »… D’où l’importance de démanteler, en particulier, la représentation négative du « mauvais migrant » par opposition à un « bon réfugié » dont l’existence est de plus en plus fictive.

Le second problème, c’est le dilemme qui semble s’installer entre « circulation » et « hospitalité » au regard des droits fondamentaux. D’un côté, l’accent est mis sur la mobilité, à la fois en tant que « condition » de plus en plus générale (et valorisée par l’économie comme par la culture de notre époque), et sur son opposition à l’enfermement dans un territoire ou dans des frontières, dont on peut faire la critique d’un point de vue « humaniste », ou d’un point de vue « utilitariste » (rationalité économique et administrative), ou d’un point de vue « internationaliste » (comme chez Sandro Mezzadra, qui oppose de ce point de vue la mobility au containment, formulation assez proche de celles de François Crépeau : c’est la violence des frontières qui rend la mobilité conflictuelle et meurtrière).[22] De l’autre l’accent est mis sur l’accueil au sein d’une « communauté » (de citoyens, qui sont aussi un « peuple », plus ou moins profondément divisé, mais constitué par l’histoire), donc sur la corrélation des deux notions de secours et de séjour (ce qui va évidemment beaucoup plus loin que la notion de « droit de visite » à laquelle Kant articulait son idée de l’hospitalité comme « droit cosmopolitique »).[23] A l’évidence, ces deux points de vue n’ont pas les mêmes exigences en matière d’articulation de l’éthique, du juridique et du politique. Ils ne font pas la même place au point de vue de « ceux d’en haut » et de « ceux d’en bas », ou si l’on veut des accueillants et des arrivants qui, par définition, n’occupent pas des positions symétriques dans un monde organisé en territoires séparés les uns des autres. Surtout, ils engagent deux traitements différents de la question des frontières et de la souveraineté ou pseudo-souveraineté étatique qu’elles incarnent. Or les frontières sont devenues le lieu par excellence de la parade de souveraineté violente, ostentatoire, totalitaire qui permet aux Etats de réclamer et d’exhiber un droit « absolu » sur les corps étrangers, et par là-même sur la vie des individus, sur les liens généalogiques parents-enfants (pensons aux séparations forcées mises en scène aux Etats-Unis et ailleurs, etc.). Ce sont aussi les lieux d’une parodie de gouvernement « efficace » (quand on pense au décalage entre l’excès de puissance exercée sur les vies des migrants, et à l’impuissance volontaire ou subie en matière d’évasion fiscale).

Le point de vue du « droit de circulation » et celui du « droit à l’hospitalité » conduisent apparemment à deux attitudes inverses envers l’institution frontalière comme telle : à la limite, le sens du droit de circulation universel est l’abolition ou la neutralisation des frontières (« No Borders »), tandis que celui du droit à l’hospitalité (et de l’hospitalité) devrait être l’ouverture des frontières (qui peut comporter des degrés, plus ou moins conditionnels ou démocratiques, mais ne peut évidemment aboutir en pratique à leur fermeture).[24] Or je ne choisis pas absolument entre ces deux logiques qui en réalité empiètent l’une sur l’autre, comme on le voit par exemple au fait qu’il est impossible de revendiquer le droit à la circulation en contexte de migrations structurelles, durables, sans l’assortir d’un droit de résidence, ou de séjour sans limitation préétablie, de même qu’il est impossible de définir l’hospitalité comme un droit sans remettre en question les interdits et les violences qui entravent la mobilité de catégories entières de population, appartenant à ce que j’ai appelé plus haut la « partie mobile de l’humanité ». Cependant – en dépit des critiques variées dont elle a fait l’objet (idéalisme, sentimentalisme, archaïsme, paternalisme…)[25] – j’attache une importance essentielle à l’idée de l’hospitalité aujourd’hui pour deux raisons. La première, c’est que l’urgence humanitaire a changé de sens : elle est corrélative d’une conception de la citoyenneté politique qui incorpore explicitement la résistance collective au « populisme » raciste et nationaliste. Le populisme (de « droite », et parfois « de gauche ») est explicitement une doctrine de contre-hospitalité ou d’inhospitalité institutionnelle, assortie d’une rhétorique de l’invasion (comme on l’a vu plus haut avec Stephen Smith et d’autres). On ne peut pas contourner ce conflit de valeurs… La seconde, c’est que la notion d’hospitalité ne fait pas abstraction de la « dissymétrie » qui est inhérente à la mobilité contemporaine, en se projetant dans un « nomadisme » imaginaire : elle conserve une relation constitutive à l’idée de territoire (voire même de terroir, comme le propose Bruno Latour)[26], et par conséquent aux idées de communauté et d’appartenance, tout en entreprenant de les retourner contre leur usage « exclusif » (et excluant), et même en liant leur légitimité à la capacité d’accueillir et de respecter l’étranger comme tel (c’est-à-direde lui éviter la violente alternative : assimilation ou expulsion…). Un territoire que « nous » habitons (quelle que soit historiquement la provenance ancienne ou récente, proche ou lointaine, des parties prenantes de ce « nous ») n’est pas un territoire que nous rétrécissons ou que nous isolons en en faisant une forteresse, un camp retranché, voire un settlement colonial : c’est un territoire que nous élargissons et aménageons en vue d’accroître ses capacités d’accueil à tous ceux qui, au bout du compte, en feront une « image » spécifique, locale, du monde d’aujourd’hui.[27]

Tels sont en particulier, je crois, les enjeux d’une lutte politique (qui est aussi une lutte de valeurs, ou de « civilisation ») contre le nationalisme et le racisme à l’extérieur et à l’intérieur des frontières. D’où la proposition que j’ai faite de définir un « droit de l’hospitalité », en formulant cinq classes d’interdictions comme moyen de garantir (dans les conditions d’aujourd’hui) que les étrangers ne deviennent pas des ennemis (ce qu’en réalité beaucoup d’entre eux sont en train de devenir, au-delà des conditions répertoriées par Kant) :

– interdiction de refoulement (sauf cas très particuliers, vérifiables et contrôlés juridiquement, d’individus « dangereux ») ;

– interdiction de brutalisation (ou de création d’un « environnement hostile » pour les migrants et les demandeurs d’asile, comme plusieurs gouvernements l’ont pratiquement officialisé)[28]

– interdiction de discrimination d’origine, fondée sur des critères nationaux, raciaux, religieux ;

– interdiction du sabotage des secours, que pratiquent notamment les états européens en Méditerranée, de façon revendiquée (Italie) ou honteuse (France) ;

– interdiction d’externalisation des demandes d’asile et de leur refoulement (comme le fait aussi officiellement l’Union Européenne, notamment par le biais de traités ou d’accords avec les pays riverains du Sud de la Méditerranée, qui sont des marchandages de vies humaines).

A ces propositions, la grande juriste française Monique Chemillier-Gendreau  a courtoisement opposé deux objections. [29] La première c’est que toutes ces interdictions existent déjà, comme conséquences déductibles des droits humains (fondamentaux) déclarés en 1948 ou comme effets des traités internationaux qui condamnent la dégradation et le traitement arbitraire des êtres humains « sans exception ». La seconde, c’est que l’obstacle de la « souveraineté » est en fait incontournable : les Etats, et particulièrement les plus puissants ou les plus violents d’entre eux, ne se laissent pas « discipliner » par le droit. Je voudrais répondre brièvement à ces deux objections, qui appellent toute une discussion, et d’abord pour en reconnaître la validité. Je me dois de les prendre en compte.

5) Réguler la mondialisation

A la première objection soulevée par M. Chemillier-Gendreau, je répondrai simplement que la conjoncture nouvelle et dramatique dans laquelle nous nous trouvons, ainsi que l’intensification du conflit politique à propos de la signification et des effets des migrations sur nos sociétés rend nécessaire (à mes yeux du moins) une proclamation historique qui s’applique spécifiquement à la condition des « errants » en général, de façon à leur étendre des protections qui valaient (en principe) pour les réfugiés. Il faudrait qu’une telle proclamation ait la même portée normative que les textes fondamentaux du lendemain de la IIème Guerre Mondiale (à commencer par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme elle-même), marquant ainsi que la « politique des droits de l’homme » – et avec elle l’humanité en tant que communauté qui tente de se « gouverner » elle-même – entre dans une nouvelle époque qui fait émerger de nouvelles conditions et de nouveaux lieux pour l’application des principes généraux de liberté, d’égalité ou de justice. L’histoire, en somme, fait apparaître l’humain comme porteur d’une nécessité de reconnaissance sous des formes toujours nouvelles, et la condition errante (ou la mobilité contrainte)appelle la même « subjectivation » spécifique que, en d’autres temps, la différence de culture ou de genre (avec lesquelles elle comporte d’ailleurs des recoupements), même s’il est possible de soutenir que cette reconnaissance procède de principes et de règles déjà établies. Je suis bien conscient des problèmes de formulation et de promulgation que soulève une telle idée, qui n’est réductible ni à une « charte » humanitaire, ni à un « manifeste » pour les droits des migrants comme il en existe déjà plusieurs. Je crois néanmoins qu’il est utile d’en discuter l’hypothèse sur la base et dans l’esprit de propositions déjà existantes.[30]

La deuxième objection de M. Chemillier-Gendreau soulève un problème de nature différente, auquel on ne peut pas répondre seulement par des formulations, mais qui enveloppe aussi des conjectures quant à l’évolution des rapports sociaux et de l’institution politique. Elle évoque deux raisons fondamentales qui font que le droit international est impuissant à faire appliquer ses propres dispositions : d’une part, le fait que les textes fondateurs réservent exclusivement la souveraineté aux Etats, qui sont donc institués détenteurs de la « norme fondamentale », puisque seuls ils ont la capacité de la mettre en vigueur ; d’autre part, le fait que les Etats utilisent le droit avec une « mauvaise foi » constitutive : signataires de traités qui proclament le respect des droits humains par affectation de vertu (donc recherche de légitimité), ils n’en tiennent jamais aucun compte en pratique. Cet écart n’est pas un accident, mais une situation générale.

Je me pose alors (comme M. Chemillier-Gendreau elle-même) la question de savoir comment on peut desserrer le « double bind ». La souveraineté des Etats peut être contestée de l’intérieur ou de l’extérieur, mais elle ne peut être limitée que par une instance juridique supra-étatique qui, pourtant (à la différence d’un « empire universel »), ne peut être mise en place que par des Etats reconnaissant la nécessité d’une « autolimitation » de leur pouvoir et de leur autonomie…[31] Ce qui appelle trois réflexions : d’abord qu’il faut généralement pour imposer de tels changements une circonstance critique, et même une « catastrophe » historique. La guerre mondiale, avec ses dimensions génocidaires, en a été l’exemple. Les résultats ne sont pas absolument concluants, mais ils comportent néanmoins des acquis irréversibles. Ensuite, que le cercle a aussi une signification positive : dans la mesure où les Etats ne peuvent pas (sauf exceptions temporaires) se prévaloir d’une légitimité qui repose uniquement sur la force, mais doivent la fonder juridiquement, les règles de droit ont une force de contrainte par rapport à la force elle-même. Mais ceci mène au même point que l’efficacité des catastrophes, qui suppose une prise de conscience : seule la pression des citoyens, s’efforçant de ressaisir son propre « pouvoir constituant » en face de l’Etat lui-même, constituerait un levier efficace en dernière instance, dans la mesure où elle verrait dans la limitation de la souveraineté étatique non pas la diminution, mais l’affirmation de sa propre puissance (c’est-à-dire où elle concevrait les Etats comme des institutions qui n’incarnent pas par essence la capacité politique des citoyens).

Il me semble que cette question est liée, plus généralement, à celle de savoir comment les déclarations ou les contraintes juridiques relatives à la condition des migrants pourraient s’inscrire dans la perspective d’une régulation, par le droit et la politique, des phénomènes de « mondialisation » actuels (dont je n’oublie pas qu’ils doivent leur accélération à des facteurs essentiellement économiques, – en clair une nouvelle phase de l’expansion du capitalisme qui a pris une dimension « catastrophique »). Mireille Delmas-Marty (dans l’article que j’ai cité) s’engage dans cette voie en associant une réflexion sur la condition des migrants qu’il importe de faire sortir de « l’état d’exception » permanent avec une réflexion sur l’organisation planétaire de l’usage des ressources communes (qu’elles soient « rares » ou « excédentaires »), comprenant à la fois les ressources matérielles et les ressources démographiques et culturelles. Il s’agit, en d’autres termes, de remettre à l’ordre du jour les modalités d’une altermondialisation qui représente pour notre époque ce que le « socialisme » n’a fait qu’esquisser dans la précédente, à la fois parce qu’il se concevait essentiellement (voire exclusivement) dans un cadre national, et parce qu’il n’envisageait qu’un secteur de l’activité humaine (la production et la distribution). Les grandes « régulations » auxquelles on peut penser (celles qui portent sur la préservation de l’environnement, sur la prévention des risques de crise inhérents dans la spéculation financière, sur la limitation des armements publics et privés, sur l’appropriation des données personnelles par les monopoles de l’information électronique, sur la circulation des migrants, sur les formes de l’esclavage industriel et domestique, etc.) sont interdépendantes les unes des autres. Elles n’ont d’efficacité que si elles sont globales, mais elles prennent effet et doivent être mises en vigueur localement. C’est pourquoi, si elles constituent à elles toutes une « gouvernance » opérant par en haut, ou de façon transversale, elles doivent aussi provenir d’une exigence et d’expérimentations pour « changer la vie » qui s’exprime d’en bas, dans les différentes « communautés » que forment entre eux les êtres humains. Telle est la « double entrée » que recouvre l’idéal d’une citoyenneté universelle, dont nous parle la tradition cosmopolitique.

6) Qui doit agir ? qui peut agir ? qui veut agir ?

C’est le grand problème de la politique démocratique d’aujourd’hui, en tant qu’elle ne se propose pas seulement de défendre des droits acquis (d’ailleurs de plus en plus fragilisés dans d’innombrables domaines de la vie publique), mais de « transformer le monde » pour le rendre vivable. Tous les rapports de forces semblent défavorables, mais aucun rapport de forces n’est par nature immuable. Il s’agit de trouver le point où peut s’enraciner la politique des droits de l’homme qui a pour motivation fondamentale le refus des conséquences « intolérables » (Foucault) du système dominant.

Dans un texte-manifeste rédigé à l’automne de 2018, à l’occasion du lancement du navire de secours en mer qui voulait compenser le blocage des opérations des ONG internationales par le gouvernement italien, le Mare Ionio, le philosophe Sandro Mezzadra écrivait : « Quant à la difficulté de la tâche, nous sommes sans illusions. Nous savons que nous sommes une minorité, face à l’opinion hégémonique de tous ceux qui démonisent la migration. Nous savons que l’identification du migrant avec l’ennemi a gagné du terrain, alimentée par des forces politiques qui pourtant ne se définissaient pas toutes comme de droite. Elle prend désormais des formes violentes, diffusant et légitimant dans tout le pays un racisme toujours plus agressif. Mais nous savons aussi que cette tendance peut être inversée, à condition de prendre les risques qu’il faut et de les assumer publiquement. Notre opération veut faire mouvement dans ce sens, c’est pourquoi elle est lancée à la date symbolique du 3 octobre. »[32] L’initiative dont il est question ici fait partie d’un ensemble d’actions de secours et de solidarité, plus ou moins vastes, les unes légales et les autres illégales, les unes essentiellement locales et les autre transnationales : chacune dans son genre, on pourrait lui comparer celle des « passeurs d’humanité » de la Vallée de la Roya à la frontière franco-italienne, ou celle des associations et des militants qui, depuis des années, construisent pour les migrants rassemblés autour de Calais et tentant de passer de France en Angleterre un « environnement amical », les gestes d’accueil et d’hébergement de familles et d’individus déplacés, d’autres encore.  Elles suivent le « parcours » des errants pour contrecarrer la sauvagerie des Etats et faire contrepoids aux mouvements d’opinion xénophobes. Toutes ensemble, elles constituent le socle des « inventions démocratiques » de demain en matière de circulation et d’hospitalité. Elles ont aussi une portée de civilisation : tout commence avec la main tendue, continue avec l’organisation de l’accueil et l’aide à l’intégration sociale par le travail et l’éducation, et débouche inévitablement sur le dialogue interculturel. Il s’agit des mille moyens de remettre en cause la criminalisation des migrations et de résister à la criminalisation des actions de solidarité ou de « fraternité » elles-mêmes.[33] Il s’agit de frayer un trajet au long duquel les errants sortent du statut de « victimes » pour entrer dans une action civique (et donc politique) partagée entre eux et ceux qui les aident. Au nom de quelle idéologie ? manifestement plusieurs discours (et plusieurs convictions) sont ici également disponibles et effectifs : celui de la charité d’origine religieuse, celui de l’internationalisme communiste, celui de la morale républicaine quand elle tire toutes les conséquences de ses principes d’égalité… Il n’y aucune raison de choisir dès lors que les conséquences pratiques qu’on en tire sont en réalité les mêmes, en situation. C’est ce que je suis tenté d’appeler l’équivalence des hypothèses cosmopolitiques, en pensant à d’autres circonstances historiques où la rassemblement des subjectivités a pu ainsi s’opérer.

Je n’oublie pas cependant qu’il m’avait semblé nécessaire de recourir à une actualisation des thèses de Marx sur l’armée industrielle de réserve du capital et les formes contemporaines de la « surpopulation relative » : elle me conduisait à la fois à reconnaître l’ampleur du phénomène de reprolétarisation (ou de prolétarisation généralisée) des classes « ouvrières » auxquelles viennent s’incorporer la plus grande partie des migrants et même des réfugiés, et l’intensité de la coupure matérielle et morale qui sépare les deux modalités de la « précarisation » constitutives de cette reprolétarisation, que j’ai appelées respectivement « désaffiliation » et « déracinement ». Il n’est pas difficile de comprendre que cette coupure constitue l’obstacle majeur au développement d’une solidarité cosmopolitique au sein du peuple des citoyens, dont le nouveau prolétariat constitue lui-même la partie la plus vulnérable et la plus instable, d’autant plus redoutable que sa partie « nationale » constitue potentiellement (ou actuellement, dans certains pays), comme ce fut le cas dans les années 1930, une « base de masse » pour un populisme xénophobe, c’est-à-dire un néofascisme. Ce groupe social est donc à la fois, en puissance, la ressource principale d’une solidarité de classe transnationale, entre sédentaires et nomades, et le plus grand danger qui la menace. C’est pourquoi aussi toute politique des droits de l’homme dans le monde d’aujourd’hui, pour qui la décimation des populations errantes apparaît comme une tragédie intolérable, devrait aussi considérer la réunification du prolétariat comme sa tâche stratégique.[34] Dans un pays comme la France, où une partie considérable des prolétaires sédentarisés est constituée de populations « issues de l’immigration » pour qui l’errance migratoire est une réalité proche ou une partie de leur histoire, peut-être y aurait-il là une grande force de construction et de médiation, sous la condition d’une lutte intransigeante contre le racisme.


[1] Ce texte reprend et complète la conférence que j’ai donnée le 22 octobre 2018 à l’Ecomusée du fier monde, Montréal, sous le titre « Le droit à la circulation et de l’hospitalité comme droits fondamentaux ». La première partie a été publiée dans la revue en ligne de ATTAC France : Les Possibles, N° 19, Hiver 2019, pages 11-17, https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-19-hiver-2019/
[2] François Crépeau: interview dans CBC Radio (Canada Broadcasting Corporation), December 24, 2017 : « Why nothing will stop people from migrating”, http://francoiscrepeau.com/why-nothing-will-stop-people-from-migrating-an-interview-with-francois-crepeau/
[3] Sandro Mezzadra et Brett Neilson: Border as Method, or, the Multiplication of Labor, Duke University Press, 2013; voir aussi Mezzadra, Sandro. “What’s at stake in the Mobility of Labour? Borders, Migration, Contemporary Capitalism.” Migration, Mobility, & Displacement 2 (1): 30-43, 2016
[4] E. Balibar : “Pour un droit international de l’hospitalité », Le Monde, 16 août 2018
[5] Voir les travaux et le communiqué issu de la session du Tribunal Permanent des Peuples sur la Violation des Droits Humains des Personnes Migrantes et réfugiées et son Impunité, tenue à Paris les 4 et 5 janvier 2018 :  https://blogs.mediapart.fr/claude-calame/blog/080118/pres-de-40000-personnes-exilees-mortes-en-mediterranee-un-crime-contre-l-humanite
[6] Jérôme Valluy : Rejet des exilés. Le grand retournement du droit de l’asile, Editions du Croquant, 2009.
[7] Le terme d’errants évoque non seulement des références mythologiques, mais une association avec des épisodes de rejet des Juifs fuyant les persécutions en Europe centrale et orientale à la veille et au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale auxquels le drame de l’Aquarius interdit d’accostage avec sa charge de rescapés du naufrage pendant l’été de 2018 ne pouvait manquer de faire penser.
[8] Etienne Balibar, article cité
[9] L’impératif d’une distinction radicale entre la condition d’étranger et celle d’ennemi constitue, on le sait, le critère fondamental du « droit cosmopolitique » que Kant, dans son célèbre essai de 1796 « Vers la paix perpétuelle », dénomme « hospitalité universelle ».
[10] François Crépeau, cit. ; Mireille Delmas-Marty : « Faire de l’hospitalité un principe », Le Monde : 12.04.2018 
[11] « The Empire Strikes Back », cette expression qui désignait l’épisode V de la série « Star Wars » (1980) avait fourni son titre à un livre sur les relations raciales en grande bretagne qui a fait date dans les études postcoloniales, publié en 1982 par Paul Gilroy, John Solomos et les membres du Centre for Contemporary Cultural Studies
[12] Voir dans La Vie des Idées, « Comment se fabrique un oracle. La prophétie de la ruée africaine sur l’Europe », par François Héran , le 18 septembre 2018 
[13] David Harvey, The New Imperialism, Oxford University Press 2003.
[14] Aminata Dramane Traoré: “Les migrants sont les réfugiés d’une guerre économique », L’Humanité du 28 juin 2018.
[15] Voir mes essais “Politics of the Debt”, in Postmodern Culture [Volume 23, Number 3, May 2013]; Towards a new critique of political economy: from generalized surplus‑value to total subsumption, in in Peter Osborne, Eric Alliez and Eric-John Russell, eds., Capitalism: Concept & Idea. The Philosophy and politics of Marx’s Capital today, CRMEP, Kingston University, London 2019.
[16] Karl Marx, le Capital, Livre 1, traduction de la 4e édition allemande sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, Editions Sociales 1983 (rééd. PUF, collection « Quadrige »), p. 686-782.
[17] Je pense, en Allemagne, au discours de Sahra Wagenknecht et de l’économiste Wolfgang Streeck, en France à certaines orientations de la « France insoumise » (y compris, à l’occasion, chez Jean-Luc Mélenchon) et au discours de l’économiste Jacques Sapir.
[18] Pierre-Noël Giraud : L’homme inutile. Du bon usage de l’économie, Odile Jacob 2015 ; Bertrand Ogilvie :  L’Homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Éditions Amsterdam,2012
[19] Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad. Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Les Editions de Minuit, 1964 ; Saskia Sassen :Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Gallimard 2016.
[20] E. Balibar : “Pour un droit international de l’hospitalité », Le Monde, 16 août 2018
[21] http://cjf.qc.ca/vivre-ensemble/webzine/article/que-peut-le-droit-pour-la-condition-migrante-entretien-avec-la-juriste-idil-atak/
[22] Voir aussi la contribution de Danièle Lochak : « La souveraineté étatique contre la liberté de circulation », dans la livraison Hiver-Printemps 2019 de Attac France « Les possibles » :    https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-19-hiver-2019/dossier-des-migrations-et-discriminations-aux-gilets-jaunes/article/la-souverainete-etatique-contre-la-liberte-de-circulation 
[23] Immanuel Kant : «Essai sur la paix perpétuelle » (1796), « premier article définitif »
[24] Voir la discussion approfondie de Charles Heller, Lorenzo Pezzani, and Maurice Stierl, ‘Toward a Politics of Freedom of Movement’, in Reece Jones (ed.), Open Borders: In Defense of Free Movement (Athens, GA: University of Georgia Press, forthcoming 2018).
[25] Voir par exemple, pour une argumentation rigoureuse, Magali Bessone : « le vocabulaire de l’hospitalité est-il républicain », Ethique Publique, Vol. 17, n° 1 (2015), « Penser l’ouverture des frontières ».
[26] Bruno Latour, Où atterrir — comment s’orienter en politique. La Découverte 2017. 
[27] La problématique du démantèlement de la « forteresse » (et de l’esprit de forteresse) a été très tôt formulée à propos de l’Europe, dans le cadre du « Groupe de Genève. Violence et droit d’asile en Europe » fondé en 1993 par Marie-Claire Caloz-Tschopp et Axel Clévenot, en particulier par le ,journaliste et essayiste suédois Nicholas Busch : cf. Les étrangers aux frontières de l’Europe et le spectre des camps, Paris : La Dispute, 2004. Au moment de l’ouverture des frontières allemandes aux réfugiés syriens par la Chancelière Merkel, j’avais parlé d’un « élargissement démographique » de l’Europe (cf. E. Balibar, Europe, crise et fin? Editions Le Bord de l’Eau, Bordeaux 2016).
[28] Le premier d’entre eux ayant été le gouvernement anglais, à l’époque où Theresa May était ministre de l’intérieur, mais la chose est aujourd’hui généralisée : elle fait partie de la « police ».
[29] Auteure en particulier d’Humanité et souverainetés. Essai sur les fonctions du droit international, La Découverte, 1995 (en 1999 nous avions publié ensemble, avec Jacqueline Costa-Lascoux, et Emmanuel Terray, Sans-papiers: l’archaïsme fatal, Editions La Découverte). Voir notre discussion sur le site : https://reseauhospitalite.org/actunationale/23
[30] Je pense à des textes comme la « Charte de Lampedusa » de 2014, au « Manifeste pour l’accueil des migrants » de septembre 2018, ou même au « Pacte de Marrakech » proposé par l’ONU, qui cependant comportent tous une avancée dans ce sens.
[31] L’autolimitation de l’Etat est ce que des théoriciens aussi opposés entre eux que Schmitt et Kelsen s’accordent à considérer comme une absurdité ou une contradiction dans les termes : le souverain est absolu, ou il n’est pas. Il me semble pourtant que c’est le ressort immanent de tous les processus de démocratisation.
[32] C’est-à-dire à la date anniversaire du naufrage de trois-cents migrants devant les côtes de Lampedusa en 2013. Le texte de Sandro Mezzadra a paru dans Libération du 14 octobre 2018 : https://www.liberation.fr/debats/2018/10/14/et-vogue-le-mare-ionio-dans-le-sillage-de-l-aquarius_1685256. Voir aussi le site https://mediterranearescue.org/ 
[33] Une importante décision de la Cour constitutionnelle française (6 juillet 2018) a « donné une effectivité juridique au principe de fraternité, pas dans le sens d’une obligation à produire une législation qui s’en inspire, mais dans celui d’une interdiction pour la législation d’en empêcher l’exercice » (Philippe Wannesson : « Le délit de solidarité : une figure de la répression des mouvements sociaux », in Les Possibles. N° 19, Hiver 2019, cit.
[34]  Il faut saluer à cet égard la position très claire du secrétaire confédéral de la CGT Philippe Martinez rappelant en pleine polémique sur l’ouverture ou la fermeture des frontières que le recours à la main d’œuvre immigrée à bon marché est un effet et non une cause de la pression sur le niveau général des salaires (cf. Le Monde du 6 octo­bre 2018).