Renvois forcés d’indésirables et «total-libéralisme». À propos de la création de dispositifs des politiques  de renvois forcés d’étrangers [1]

Marie-Claire Caloz-Tschopp

Tout de même les tremblements de terre, c’est étrange. Nous sommes convaincus, intellectuellement que le sol sous nos pieds est dur et stable. On dit même “ il a les pieds sur terre ”, pour parler d’une personne solide. Et pourtant un beau jour, soudain, on comprend que tout ça est faux : la terre, les rochers qui devraient être stables, se tordent dans tous les sens comme du liquide .

H. Murakami (2002) : Après le tremblement de terre, 10-18, 83.

Résumé
Le total-libéralisme mêle aux valeurs du libéralisme économique (progrès, compétitivité, mobilité, risque, flexibilité, etc.), une transformation radicale du, de la politique. Ces transformations vues depuis l’anthropologie philosophique et la philosophie politique, permettent de constater en quoi et comment il porte atteinte au socle ontologique de l’humain défini par Arendt pour décrire, évaluer, comprendre le système totalitaire et les enjeux qu’il pose. Après l’invention du mythe de la « surpopulation étrangère » (Ueberfremdung) la Suisse a mis au point de nouvelles pratiques de renvoi d’étrangers qui ont pour but d’en centraliser au maximum l’exécution et de lever les éventuelles résistances de tous les agents en charge de leur application à tous les niveaux. Les mécanismes de contrôle mis en place ne manquent pas d’évoquer les analyses de Michel Foucault sur la prison. Le nouveau mythe de l’« exécution des renvois » met en évidence la logique bureaucratico-policière qui régit la circulation des personnes et une stratégie de dépersonnalisation, de déshumanisation et de dépolitisation qui tend à définir des humains comme superflus et jetables. Dans l’exemple analysé, il ne s’agirt plus d’utilitarisme cynique. On se trouve devant une « situation-limite ». La question est posée des réactions des professionnels chargés de l’application de ces mesures et de leur analyse. L’article analyse un exemple en vigueur en 1998 et 1999. L’analyse de l’évolution a été poursuivie après la remise du rapport de recherche dans un autre travail publié en 2004 (voir bibliographie).

Il est intéressant d’observer la fabrication étatique et interétatique très concrète – tout d’abord par la police, dont les propositions sont en général avalisées sans opposition par l’ensemble du pouvoir exécutif et des autres pouvoirs – des mythes légitimant l’apartheid dans les politiques d’immigration et du droit d’asile en Europe et en Suisse. La création de deux dispositifs récents (le modèle des cercles en Suisse et dans l’Union européenne et la création d’un dispositif d’organisation des renvois en Suisse, mais peut-être est-il opératoire dans d’autres pays et dans l’UE ?) intrigue, à cause de ses effets observables sur l’ensemble de la structure étatique ou interétatique (pour l’UE), (structures, lois, ordonnances, directives, budgets, statistiques, cahiers des charges de professionnels, etc.) et donc sur la qualité du Service public et sur le travail des professionnels directement et indirectement concernés.

Dans le domaine de la politique d’immigration et du droit d’asile, il est arrivé à plusieurs reprises que le Département fédéral de justice et police (DFJP) suisse invente des mythes et construise des dispositifs, des outils, pour les mettre en œuvre (par exemple, outre le modèle des cercles, les empreintes digitales, le statut d’admission provisoire de réfugié de la violence, le système bonus-malus). Ces inventions, ces constructions réapparaissent ailleurs en Europe. La Suisse ne fait pas partie de l’Europe politique et, pourtant, on peut penser qu’elle est un laboratoire pour la construction de l’Europe des polices, la répression des populations en mouvement et trop timidement pour le crime organisé[2].

Le philosophe Cassirer (1993) nous a sensibilisés au poids souterrain des mythes[3] et des rites de l’État à l’époque historique du nazisme. Dès lors que l’on s’interroge sur la nature, les principes, les critères du régime, du système politique ou si l’on veut des princi­pes et de l’organisation du « vivre ensemble », que signifient aujourd’hui à la lumière de l’histoire du XXe siècle certains dispositifs qui sont autant de rites érigés en stratégie, en modèles de gestion de l’immigration articulés à deux mythes fondateurs, qui nous sont présentés comme faisant partie de l’ordre des choses ?

En Suisse, en effet, pour justifier des dispositifs bureaucratiques visant une plus grande efficacité évoquant l’absurde dépeint par Kafka, le mot clé d’Ueberfremdung (« surpopulation étrangère »)fait place à une nouvelle notion magique qui évoque le panoptique de Foucault : la Wegweisungsvollzug (« exécution des renvois »). Un mythe s’imbrique dans un nouveau mythe. Dans les dispositifs, dans les deux mythes, des clins d’œil au total-libéralisme sont observables, par exemple aussi dans l’instauration du provisoire dans le droit d’asile, le permis d’immigration « au mérite » qui a relayé la classification hiérarchique des permis d’immigration provisoires ordonnant la rotation plus ou moins accélérée de la main-d’œuvre étrangère, ou encore l’interdiction du travail pour les requérants. Cette mesure est une inci­tation à la criminalité de survie et un encouragement du travail au noir.

En me centrant sur la question de l’évolution récente du régime poli­tique observable à partir des politiques d’immigration, de droit d’asile, de sécurité en Suisse en résonance avec l’Union européenne[4], je pose la thèse exploratoire suivante : une tension est à l’œuvre entre le régime/système politique de démocratie sécuritaire et un autre régime politique, que je nomme, à défaut d’un concept théorique existant : le régime de total-libéralisme[5]. On peut se demander si le deuxième régime évoqué n’est pas en train d’advenir de manière sournoise derrière le premier. Ce régime/système politique est un régime de « zone grise » (Levi 1986, 1987) où dominent les paradoxes et l’ambiguïté comme règle du jeu des pratiques et des système de pensée. L’exclusion des droits, la des­truction, la mort semblent avoir plus de place que la vie, la dignité, la liberté et le respect des droits fondamentaux.

La potentialité du total-libéralisme évoque une combinaison entre le totalitarisme et le libéralisme économique postulant l’auto-régulation par le marché,  qui a envahi toutes les sphères de la vie sociale, tout en transformant l’Etat et le Service public et pris la place du, de la politique. Il nous faudrait alors penser qu’un noyau ontologique et éthique commun entre deux expériences historiques pourraient exister. Les inventions monstrueuses de l’expérience totalitaire (super­fluité humaine, banalité du mal en tant que mal politique, Arendt) se mêlent aux principes, aux valeurs du libéralisme économique (progrès, compétitivité, mobilité, risque, vitesse, flexibilité, efficacité, etc.). Il faudrait, dès lors, imaginer une telle perspective et accepter d’observer si elle existe en tant que poten­tialité et en tant que fait.

Le postulat est exploratoire. Il vise une exploration critique et ne signifie pas que l’on doive postuler une continuité linéaire, causale, déterministe entre l’invention d’un régime/système totalitaire « sans précédent » lors de la Seconde Guerre mondiale (thèse d’Arendt) et le libéralisme économique présent. En termes d’enjeux, la prise en charge du postulat exploratoire implique que l’on s’interroge sur la philosophie de l’histoire et donc sur la praxis politique, en intégrant le fait « sans précédent » dont a parlé la philosophe et théoricienne politique Hannah Arendt à une analyse de ce qui a lieu aujourd’hui.

De la « déchirure historique totalitaire » (Traverso 1997) pour analyser puis évaluer la situation actuelle, parmi les critères d’analyse fournis pour définir le système totalitaire, je retiendrai le critère philosophique central qu’a mis en avant Arendt : l’atteinte au socle ontologique de l’humain. Je ne peux entrer ici à relater la mise en lumière par Arendt dans son œuvre du critère philosophique central per­mettant de juger que la nature d’un régime/système politique a été « sans précédent » dans l’histoire humaine. Le rappel succinct de deux notions centrales de son oeuvre peut y conduire : la « superfluité humaine » et la « banalité du mal » en tant que mal politique.

Rappelons simplement en quels termes elle décrit tout d’abord la « superfluité humaine » : « Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que l’accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires. Le totalita­risme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un mode de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas le moindre soup­çon de spontanéité. Justement parce qu’il possède en lui tant de res­sources, l’homme ne peut être pleinement dominé qu’à condition de devenir un spécimen de l’espèce animale homme » (Arendt, 1973, vol. 2, 197).

Rappelons ensuite en quels termes elle décrit la « banalité du mal » qu’elle a observée chez A. Eichmann, le haut fonctionnaire SS d’Auschwitz : « Ce qui me frappait chez le coupable, c’était un man­que de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au niveau plus profond des racines et des motifs. Les actes étaient monstrueux, mais le responsable – tout au moins le responsable hautement efficace qu’on jugeait alors – était tout à fait ordinaire, comme tout le monde, ni démoniaque, ni monstrueux. Il n’y avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifique­ment malignes, et la seule caractéristique notable qu’on décelait dans sa conduite, passée ou bien manifeste au cours du procès et au long des interrogatoires qui l’avaient précédé, était de nature entièrement négative : ce n’était pas de la stupidité, mais un manque de pensée » (Arendt 1981, 18-19).

Le raisonnement d’Arendt pour nous montrer la nature « sans précédent » du régime/système totalitaire est de type paradoxal : un régime politique, c’est-à-dire d’une part le fait de définir, de mettre en œuvre les principes et les modalités du vivre ensemble des humains entre eux, a été défini dans le cadre du système totalitaire par le fait que les humains y sont superflus, et d’autre part le mal politique extrême est banal. L’usage du raisonnement paradoxal provoque l’esprit en pointant une aporie pour l’époque du totalitarisme et aussi pour aujourd’hui. Arendt nous invite à dégager des voies pour réfléchir à la thèse de l’existence d’un lien entre l’invention totalitaire et le libéralisme économico-politique qu’il s’agit d’observer et de décrire.

Je me propose de mettre à l’épreuve le postulat exploratoire de manière limitée ici en analysant un exemple dans les po­litiques d’immigration, de droit d’asile, de sécurité, à la lumière du libéralisme économique et de la « rupture historique » (Traverso 1998) repré-sentée par Auschwitz et aussi Hiroshima (Anders, Jaspers, Arendt, Oé, Inoué, etc.), points d’ancrage d’Arendt. Je centrerai mon propos sur l’articulation entre cet exemple qui mérite d’être mis en lien avec un autre exemple dont fait état un autre article[6] et surtout sur la signification de cet exemple, qui concerne une stratégie et des dispositifs de mise en œuvre efficace de la politique des renvois forcés, jusqu’alors considérés comme non efficaces (plus du tiers des requérants déboutés disparaissent dans la nature en Suisse et vont grossir les chiffres des clandestins en Europe).

Partons d’un fait qui a lieu dans d’autres domaines de la vie sociale pour élargir le cadre de la réflexion. Il n’est pas sans signification que dans le champ de l’action sociale et humanitaire, dans des lieux apparemment éloignés et différents, des humains partagent un sort commun tragique : la mort violente sans qu’ils puissent être désignés personnellement comme coupables des causes de la violence. On pense aux personnes massacrées en Ex-Yougoslavie, dans la région des Grands Lacs, en Tchéchénie, en Colombie, au Libéria, en Afghanistan, etc.. La liste n’est pas exhaustive. On pense aussi aux professionnels de l’humanitaire et de l’Etat et du service public en Europe (de police, social, santé, du monde éducatif). Dans des circonstances, des lieux différents, ils sont froidement assassinés par des guerriers cyniques ou alors par des exclus fragilisés, désespérés qui ont tiré dans des lieux de gouvernance publique (parlements, école). Dans l’action humanitaire, il faudrait parler aussi d’autres violences n’ayant pas entraîné la mort mais souvent la peur, la désespérance, l’insécurité, la maladie souvent à vie (terreur, torture, traitement inhumains et dégradants, viols, etc.).

Les morts des fosses communes tout d’abord que les familles, les amis et les professionnels tentent de sauver de l’anonymat[7] en préservant le culte de morts[8], la mémoire générationnelle[9]. Mais aussi des femmes bosniaques violées à Srebenica réfugiés en Suisse forcées au retour qui résistent au renvoi forcé pour elles et leurs enfants, des délégués du CICR rescapés de massacres (Tchéchénie) dont la sécurité devient une question vitale dans le travail, la femme-médecin de Nanterre faisant face à la situation après la mort de ses collègues assassinés, H.P. Uster, Chef de la police, conseiller d’Etat du canton de Zoug (Suisse), rescapé d’un massacre[10], qui dit “ qu’il a retrouvé le plaisir nécessaire pour gouverner ”. Des travailleurs du social et de la santé qui comme l’expliquent bien F. Cinter et J. Haller dans leurs textes ont des dilemmes et même ont peur. Ils ne peuvent  plus appliquer les normes de l’organisation de la santé et des baisses de prestations aux plus précarisés dans toucher une limite qui met en cause l’identité de leur profession. Le fait qu’une grande Institution d’assistance du canton de Genève ait dû placer un guichet pour protéger ses assistants sociaux de la  colère et du désespoir de requérants d’asile quand ils viennent toucher leur chèque d’assistance à la limite de la survie en le voyant diminué d’un 30% est lourd de symbole de l’évolution des dilemmes de l’action sociale dans un pays stable comme la Suisse.

Le système panoptique de Michel Foucault revisité pour observer le dispositif
des renvois.

Revenons en Suisse, là où nous attend l’invention d’un nouveau mythe après celui de la « surpopulation étrangère » visible dans une stratégie pour les refoulements. Soulignons qu’une telle invention intervient à un moment où la Swissair, compagnie d’aviation, a refusé d’effectuer dorénavant les renvois et où la police suisse étudie l’organisation de charters avec des compagnies privées. L’invention intervient alors que, par exemple, en Belgique, la police belge a déjà acheté un Boeing pour les renvois, qu’elle n’utilise pas pour l’instant à cause des craintes de réactions politiques à la suite de l’affaire dite « du coussin ».

Un document du DFJP concerne exclusivement les renvois de requérants d’asile déboutés. Un groupe de travail « exécution des renvois » a rendu public, le 31 mars 1999, un « rapport final » à l’attention du DFJP et de la Conférence des chefs de départements cantonaux de justice et police (CCDJP). La version allemande du rapport de vingt pages a été signée par J.‑D. Gerber, directeur de l’Office fédéral du délégué aux réfugiés (ODR) et par R. Ritschard, conseiller d’État, chef du Département de l’intérieur du canton de Soleure. Il comprend les parties suivantes : 1. une introduction (situation initiale, mandat, procédure commune) ; 2. les bases légales de l’exécution du renvoi ; 3. la représentation de l’état effectif ; 4. les besoins d’action ; 5. les mesures (Confédération, cantons) ; 6. les effets sur le plan du personnel, de l’organisation et des finances ; 7. la mise en œuvre ; 8. les propositions. Il contient une liste d’annexes (trans­mise uniquement en langue allemande) : I. acte d’institution du DFJP du 15 décembre 1997 ; II. composition du groupe de travail ; III. liste des mesures du groupe de travail « exécution des renvois » ; IV. planification de la mise en œuvre ; V. diagramme des fonctions « exécution des renvois dans le domaine de l’asile », déroulement et compétences ; VI. planification de la mise en œuvre ; VII. diagramme des fonctions « exécution des renvois dans le domaine de l’asile », déroulement et compétences ; VIII. diagramme des fonctions « marches à suivre et compétences lors de l’exécution des renvois ».

Les noms des dix-sept membres du groupe, ainsi que leur fonc­tion (ODR, polices cantonales, police des étrangers), sont indiqués en annexe.Il a écrit son rapport final daté du 31 mars 1998 (ODR, groupe de travail « exécution des renvois », 31.03.98). Le projet a été présenté aux responsables cantonaux de la politique d’asile. Il impliquait, comme nous allons le voir, des sanctions financières aux cantons qui tardaient à renvoyer des requérants séjournant sur leurs territoires, provoquant des réactions de certains chefs de police : « Inadmissible » (C. Ruey, chef du Département des institutions et des relations extérieures du canton de Vaud) ; « C’est choquant », F. Goetz, directeur de l’Office cantonal de la population du canton de Genève)[11].

Constatons d’entrée de jeu qu’il est fait mention d’une pratique, le « renvoi », mais non d’un fait juridique, le « refoulement ». Dans l’énonciation du concept clé du document décrivant la réalité, nous sommes déjà hors de l’État de droit.

Il est intéressant de prendre connaissance du rapport final du groupe de travail « exécution des renvois » en ayant en mémoire un autre plan récemment rendu public[12]. Il s’agit d’un plan d’une dizaine de pages du mois de juin 1998, rédigé par l’état-major général de l’armée et communiqué à A. Koller, chef du DFJP qui devra y donner suite. Il prévoit la création de régiments territoriaux, de grandes unités de plusieurs milliers d’hommes effectuant leur cours de répétition (en clair des membres de l’armée de milice armés de fusils d’assaut et de pistolets et dotés de matériel) avec les missions suivantes : l’assistance de l’armée aux réfugiés (et non l’envoi de l’armée aux frontières), appui des autorités civiles quand celles-ci seraient débordées, par exemple à la construction de cen­tres pour requérants d’asile. La presse soulignait que les autorités canto­nales n’y sont pas favorables, qu’elles préfèrent travailler avec leurs partenaires traditionnels (les œuvres d’entraide, plutôt que les mili­taires).

Revenons au rapport. En vingt et une pages, ledit rapport, éla­boré par un « groupe de travail » (mars 1998) et adressé à la CCDJP et au DFJP, fait état de « soixante-dix propositions d’amélioration, réunies en un catalogue de mesures » pour « l’exécution des renvois ». Ce document annonce diverses mesures : 1. la création d’un « service central pour l’exécution des renvois » ; 2. l’augmentation de l’effectif du personnel des organes cantonaux chargés de l’exécution des renvois ; 3. le ren­forcement et l’institutionnalisation de la collaboration intercanto­nale « dans le domaine de l’exécution des renvois au sens strict (escorte assurée par des professionnels, organisation de vols spéciaux, etc.) » ; 4. « la professionnalisation des organes cantonaux chargés de l’exécution des renvois sous l’angle linguistique et des connaissances spécifiques » ; 5. le renforcement de l’engagement du DFAE en matière de soutien à l’exécution des renvois. Il prévoit par ailleurs des mesures financières précises et un échéancier pour la réalisation des différentes mesures, ainsi qu’une évaluation de l’efficacité de la mise en œuvre du plan présenté.

D’autres « mesures incitatives » s’ajoutent à ces mesures. Voici en quels termes elles sont énumérées : encourager le dépôt des papiers d’identité dans les centres d’enregistrement ; accélérer les renvois avant la répartition des requérants dans les cantons (1/4 des demandes) ; désigner un seul interlocuteur par canton en matière d’exécution des renvois ; épuiser « dans le cadre des textes légaux cantonaux d’application, les possibilités offertes par la loi fédérale sur les mesures de contraintes » ; constituer un groupe « aéroport » pour les sanctions aux compagnies aériennes ; régler « la future indemnisation des prestations centralisées fournies par les cantons frontaliers ou dotés d’un aéroport » ; « examiner le soutien à l’exécution des renvois s’offrant aux autorités des affaires sociales ».

Afin d’ « optimaliser l’engagement des ressources, le groupe de travail propose de développer un système de contrôle de l’exécution des renvois, dans le but d’améliorer la transparence et d’obtenir des informations nécessaires à la conduite des affaires » (4). Il est prévu d’établir des marches à suivre avec des « critères quantifiables d’évaluation », une analyse des résultats en commun avec les parti­cipants, leur transmission aux chefs de département « afin qu’ils procèdent aux éventuelles adaptations nécessaires ». Il est suggéré finalement que le groupe à l’origine du rapport « accompagne le processus de mise en œuvre ».

Le rapport fait état de tensions, des divergences d’opinion entre la Confédération suisse (en fait l’ODR) et les cantons en matière d’exécution des renvois. La procédure suivie est « axée sur le consen­sus ». Il est prévu que « lorsque ses membres ne parviendront pas à s’entendre sur une procédure commune, il (le rapport) présentera les différentes opinions dans son rapport final à l’intention du DFJP et de la CCDJP, qui décideront » (7).

Le rapport souligne un autre problème dans le rapport cantons-Confédération en matière de renvoi : le droit en vigueur ne permet pas à la Confédération d’ « aider » les cantons pour les renvois d’étrangers, mais seulement de requérants d’asile. Le rapport annonce que la révision de la LSEE prévoit de lever une telle diffi­culté.

Les critères pour améliorer la pratique de l’exécution des ren­vois retenus par le groupe de travail sont les suivants : « importance, faisabilité compte tenu du facteur temps, base légale, ressources nécessaires » (13). Le groupe a ensuite établi un inventaire de sug­gestions susceptibles d’être optimisées. Puis il a classé les mesures en trois niveaux de priorités. La description détaille en fait les me­sures annoncées dans les premières pages.

La froide mise en scène de l’exécution des renvois

« Le problème majeur qui se pose aux cantons est le nombre élevé des renvois à exécuter. Ainsi, depuis l’introduction de la loi fédérale sur les mesures de contrainte jusqu’à aujourd’hui, le seul canton de Zurich a procédé à l’exécution de quelque 10 000 renvois, dont plus de la moitié concernait des personnes en séjour illégal » (9). Il y a de plus en plus de personnes en situation irrégulière, sou­ligne le rapport, et « le comportement récalcitrant, de plus en plus fréquent, des personnes tenues de quitter la Suisse pose des problèmes. Il en va de même de la sécurité de l’escorte, sérieusement compromise lors des rapatriements dans certains États ». Le cadre juridique existant est même un problème pour les auteurs du rap­port : « l’examen par le juge de la légalité des mesures de contrainte est souvent source de difficulté pour les autorités de police des étrangers ayant ordonné ces dernières ».

Un paragraphe de synthèse résume la situation en ces termes : « En résumé, on constate que, dans tous les cantons, l’exécution des renvois prend davantage de temps et nécessite plus de ressources ; “investissement” et “résultat” ne s’équilibrent plus. L’insolence paie : souvent ce sont les plus effrontés qui réussissent à se sous­traire à leur obligation de départ et à rester en Suisse, d’où une cer­taine résignation parmi les autorités chargées d’exécuter les déci­sions de renvoi » (9).

Le rapport décrit ensuite dans le détail « le soutien apporté par la Confédération à l’exécution des renvois » par la création d’une unité spéciale (Section VU – « Vollzugsunterstützung ») avec un cahier des charges spécial. La Section VU intervient à la demande d’un canton pour l’aider à exécuter les renvois (obtention des documents de voyage, négociations avec les autorités étrangères, fonctionnaires consulaires, ambassades, auditions de groupe pour établir l’identité et la nationalité des personnes, analyses linguisti­ques pour déterminer la nationalité, passeports diplomatiques pour l’escorte). De plus, elle « échange des expériences avec les autorités chargées de l’exécution des renvois des États voisins » (10), elle par­ticipe aux négociations des accords de réadmission.

Une autre série de mesures est prévue en rapport « au profes­sionnalisme et à la co-opération intercantonale » : répartition des charges financières entre les cantons par une péréquation intercan­tonale ; centralisation des décisions par la nomination d’un seul interlocuteur par canton.

Au niveau de la Confédération suisse, quand on observe la liste des mesures détail-lées, on relève que, avec la création d’un « service central pour l’exécution des renvois auprès de l’ODR », sont fixés des objectifs de quantité dès l’audition dans les centres (1/4 des person­nes) et une structure dans les deux aéroports pour les sanc­tions aériennes. Les mesures incitatives concernent notamment la remise des papiers par les requérants (contre quoi ?), les accords de réad­mission, « la diffusion de conseils ciblés sur la matière et la manière de procéder », l’adoption de mesures de formation adé­quates et l’unification des pratiques cantonales par des experts, l’instauration d’un « système de bonus pour les cantons faisant preuve de bonne volonté et de malus pour les autres », l’instauration d’une base de données dans les cantons et aux frontières, un statut encore plus restrictif que l’admission provisoire, l’obligation pour les cantons de remettre une copie à l’OFE et à l’ODR des décisions « qui abrogent celles prises par la police des étrangers », la signature d’accords spéciaux avec les compagnies aériennes pour « augmenter la capa­cité de transport et les contingents concernant les rapatrie­ments sur des vols réguliers » (16).

Au niveau des cantons suisses, la première priorité est décrite de la manière suivante : « La collaboration intercantonale, en parti­culier dans le domaine de l’exécution des renvois au sens strict (escorte formée de professionnels, organisation de vols spéciaux, etc.), est intensifiée et institutionnalisée au moyen d’arrangements administratifs » (16). La formation vise une meilleure connaissance linguistique et « le respect des directives émises par le DFJP et le DFAE dans le cadre des conseils sur la matière et la manière de procéder » (17). L’organisation de vols spéciaux est envisagée de la façon suivante : « Soutenue par l’ODR, l’organisation de vols spéciaux sous la responsabilité d’un canton permet d’augmenter le nombre des rapatriements. L’ODR et la police des aéroports fixent une marche à suivre et la communique aux cantons » (17). Il est prévu par ailleurs, face à certains juges récalcitrants dans l’application des mesures de contraintes, « un dialogue ciblé avec des juges » pour faciliter l’application des mesures de contrainte. Il est prévu, en matière d’assistance, d’introduire un « système de bonus-malus dans les relations avec les requérants d’asile asociaux ou délinquants » (17). Le groupe de travail écrit qu’il attend des propo­sitions des cantons à ce sujet.

« Le professionnalisme et l’engagement dont font montre les cantons dans l’accomplissement de leur tâche sont très divers. Afin de tenir compte de la politique du Conseil fédéral dans le domaine de l’asile et des étrangers et de respecter les directives de la Conf­édération, une plus grande transparence s’impose à l’avenir. L’introduction d’instruments de contrôle adéquats doit révéler, d’une part, quel canton a fourni quelles prestations et, d’autre part, quel canton n’a pas rempli sa fonction ou ne l’a remplie que par­tiel­lement » (13).

La question financière est « débattue en même temps que celle de la répartition des tâches entre la Confédération et les cantons ». Le bureau central d’un coût de 3 millions devra être financé par les cantons. Les incidences d’un tel coût sont notamment argumen-tées dans les termes suivants : « En outre, la Confédération et les cantons s’accordent à dire que toute amélioration des prestations d’exécution est bénéfique, les coûts directs et indirects en cas d’échec ou de retard dans l’exécution d’un renvoi étant de toute façon plus élevés » (18).

Une vue «synoptique» pour orchestrer d’en haut l’exécution des renvois
pour tous les acteurs

Le but central est d’institutionnaliser le « contrôle de l’exécution des renvois » au niveau du pouvoir central (Confédération)[13]. Un paragraphe à la fin du rapport explique très clairement le but en ces termes : « Pour optimaliser l’efficacité de l’engagement des ressour­ces, il faut instaurer un instrument de contrôle, qui assure la trans­parence et livre les informations nécessaires à la conduite. À cet effet, il appartient à la Confédération et aux cantons d’établir et de faire connaître les marches à suivre et les compétences, tout en défi­nissant des points quantifiables et des objectifs. Il serait alors possi­ble, dans chaque canton, de mesurer et d’apprécier, par exemple, la durée moyenne de l’exécution des renvois, le pourcentage de documents tenant lieu de passeport restés non utilisés, la participa­tion aux séminaires spécialisés de formation, etc. Les résultats obte­nus doivent être analysés en commun par les intéressés et mis à la disposition des directions compétentes des départements, pour que celles-ci puissent procéder aux corrections nécessaires. Il est recommandé de développer et d’implanter également en commun cet instrument de contrôle, en faisant appel, le cas échéant, à un conseil externe neutre » (19).

Il s’agit de lever les résistances de certains acteurs opposés aux renvois. On peut même penser qu’ils sont forcés, par des incitations financières, des propositions de formation ressemblant presque à des pratiques de bizutage où l’obéissance, la discipline, le sens de l’autre sont définis comme le résultat de la soumission à la force, etc. En clair, les acteurs sont appelés à appliquer la politique des renvois de la Confédération suisse par une stratégie impliquant la violence concertée de haut en bas et du début à la fin des renvois.

Le document fait état de trois acteurs qui s’opposent de manière diversifiée aux renvois : certains requérants qualifiés d’« insolents », des juges et surtout les cantons (leurs fonctionnaires). Pour lever leur résistance, les actions sont énumérées : créer un organe central à Berne, limiter le pouvoir des cantons, changer des lois ou les contourner, former les fonctionnaires cantonaux récalcitrants, débattre avec des juges pour qu’ils interprètent la loi de contrainte de manière plus restrictive, « procéder aux corrections nécessaires » (on imagine facilement ce que cela peut traduire en terme par exemple de politique du personnel), etc.

Le rapport précise pour finir : « Il paraît opportun de concevoir cet instrument sous forme d’un contrôle s’exerçant tout au long de la procédure, de l’entrée en Suisse jusqu’au règlement des condi­tions de séjour et de départ. Ainsi, cette formule garantirait une vue synoptique à la Confédération et aux cantons, tout en leur permettant d’affecter les ressources de manière optimale et souple » (19).

Le rapport montre le but que visent les dix-sept membres de la commission et le rédacteur du rapport. En tant que minorité nommée par un pouvoir policier pour mettre en œuvre des tâches policières (organiser les renvois), ils veulent disposer de la possibi­lité d’un contrôle transparent de l’agir, du jugement sur une majorité censée subir et exécuter les renvois. Les membres de la majorité récalcitrante sont censés s’autodiscipliner après qu’on les a transformés par la logique implacable de la stratégie des renvois et aussi la formation. Les dix-sept membres du groupe de travail se placent dans la position du directeur de prison de Foucault. On saisit bien dans le texte la volonté très explicitement exprimée. La stratégie est décrite en termes de désir d’efficacité (le but du renvoi et aussi le coût économique sont évoqués tour à tour), de transparence pour contrôler des humains – les victimes et les exécutants des renvois (les requérants, mais aussi les fonctionnaires de police, les juges peuvent-ils encore être des humains dans une telle stratégie et une telle vision ?) de leur arrivée en Suisse, jusqu’à leur renvoi.

On ne peut s’empêcher de mettre en rapport ces mesures du pouvoir directement policier faisant pression sur les acteurs en question avec les atteintes à la démocratie directe dans la révision de la loi de l’asile (Arrêté fédéral urgent – AFU – face au référen­dum) et aussi dans le domaine du chômage (AFU face au référen­dum). Mais la conception et la manière d’expliquer en toute « transparence » l’« instrument » évoque au lecteur surtout les analy­ses de Foucault sur la prison. Sauf qu’ici il n’est pas question de « surveiller et punir », mais de « surveiller pour renvoyer ».

Ce n’est pas une modification du contenu de la punition qu’a bien décrit M. Foucault (chap. III, 1975) allant de la torture du corps à la transformation de l’âme. C’est une combinaison de la contrainte du corps dans les limites de ce qui est toléré dans l’usage de la violence physique appliquée aux étrangers (on pense ici à l’affaire de la requérante d’asile nigérienne étouffée par un policier belge, aux requérants menottés, scotchés, ou mis sous calmant avant d’être mis dans des avions, par exemple). Il est aussi question de la transformation de l’âme des étrangers renvoyés pour qu’ils ne résistent pas à leur renvoi, et surtout de celle des juges, des fonctionnaires cantonaux. La politique des renvois, en matière de contenu de la punition, concentre en quelque sorte les deux siècles d’évolution de la prison de Foucault sur une même temporalité et une même scène « panoptique » en intégrant les différents acteurs concernés à des titres divers (victimes, exécutants).

La référence à la vue synoptique dans le rapport évoque plutôt le concept de « panopticon », figure architecturale que Foucault a empruntée à Jeremy Bentham, comme l’a bien rappelé un sociologue norvégien qui étudie, dans la perspective d’une sociologie du contrôle social, l’articulation entre les systèmes policiers européens de contrôle et les médias (Mathiesen 1997). L’effet majeur recherché est le suivant : « induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente par les effets, même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l’actualité de son exercice ; que cet appareil soit une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir in-dépendant de celui qui l’exerce ; bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs » (Foucault 1975, 202-203).

Plan du Panopticum de J. Bentham (Foucault, 1975, 18)

En ce qui nous intéresse, les réfugiés déboutés ne sont pas les seuls concernés par le système panoptique, mais l’ensemble des acteurs sont soumis à une telle conception du pouvoir en fonction d’un seul but.

«Wegweisungsvollzug» : se débarrasser des indésirables désignés

La dénomination du groupe de travail traduite en français n’est pas fortuite : « exécution des renvois », ou en allemand, (texte d’origine) : « Wegweisungsvollzug ». La formule revient tout au long du texte, comme la colonne vertébrale de la vision synoptique et des mesures incitant à une unique action finale : renvoyer, se débarrasser des indésirables. Elle est magique. Elle est chargée du fort contenu politique du conflit à propos des renvois, dont on devine l’importance pour les auteurs. Il est fait mention à de nombreuses reprises dans le texte de l’objectif central articulé à « l’exécution des renvois » : obtenir le consensus des exécutants.

Il s’agit en effet d’une action : renvoyer. L’action est renforcée par le préfixe en allemand weg indiquant la direction vers l’extérieur et le terme : exécution (des renvois), qui suppose qu’un ordre a été donné auquel il est dans l’ordre des choses d’obéir.

Quant au renvoi… Renvoi de qui ? (On a envie d’écrire, renvoi de quoi ?). La formule est si évidente, si chargée par le contexte de la politique d’immigration et du droit d’asile que la réponse s’impose d’elle-même. Du fait que le renvoi est celui de personnes humaines (hommes, femmes, enfants), il n’est fait allusion à aucun moment dans le texte. Sauf sous forme de l’action de la victime : « demande (d’asile) », requérants d’asile. Il est frappant, par ailleurs, de consta­ter la dépersonnalisation, déshumanisation également chez les nombreux exécutants formant une chaîne de haut en bas qui sont dénommés en termes de fonctions institutionnelles enchaînées les unes aux autres dans une logique imparable (groupe de travail, ODR, DFJP, CCDJP, Confédération, cantons, juges, autorités de police, autorités cantonales de police des étrangers), et aussi de fonction policière dénommée en terme bureaucratique (Section VU), Renvoyer où ? Le flou indique une sorte de trou noir des lieux de renvoi, si ce n’est qu’on apprend que les (certains, lesquels ?) pays d’origine ne sont pas d’accord avec la politique des renvois.

Depuis les années 1990, dans la pratique, la formule de Wegwei­sungsvollzung prend le relais de celle d’ «Ueberfremdung » qui avait été le mot magique de la politique d’immigration entre les années 1920 et les années 1970. « Wegweisungsvollzug » est en train de devenir la formule magique d’un régime politique qui instaure un nouveau mur entre le premier et le deuxième, voire le troisième cercle. D’ « Ueberfremdung », à « Wegweisungsvollzug », l’enchaînement articule deux étapes historiques des politiques d’immigration et du droit d’asile.

En arrière-fond, le fantôme de la «superfluité humaine» et de la «banalité du mal» (Hannah Arendt)

Dans une telle vision, un tel discours guerrier de l’exécution des renvois, impliquant la dépersonnalisation, la déshumanisation tant des victimes que des exécutants des renvois, le fantôme de la « superfluité humaine » et de la « banalité du mal » (Arendt 1973) plane en arrière-fond. On a vu que le modèle des cercles s’inscrivait dans le racisme biologique (enrichi d’une dichotomie des civilisations), qui avait préparé la Solution finale. La superfluité humaine, même si elle n’est pas mise en œuvre dans sa logique extrême (suppression de toute appartenance politique jusqu’au « saut qualitatif » (Traverso 1990) des camps d’extermination et chambres à gaz) imprègne un tel document sur la politique des « renvois ». Dans la politique des renvois telle qu’elle est décrite, les humains, loin d’être des sujets de droits, deviennent des choses, des objets, des pièces d’une mécanique bien huilée. Les uns doivent exécuter les ordres. Les autres doivent être renvoyés. Toute individualité est niée. Le pouvoir d’action, de pensée, de jugement doit être annihilé pour que le renvoi puisse avoir lieu.

L’apartheid concerne tout le monde, même si les places, les rôles, les positions sont diverses. L’ensemble des acteurs sont astreints par la logique du système de renvoi. D’un côté, les requérants d’asile déboutés, au sens où ils sont renvoyés, on ne sait pas toujours très clairement où. Si le pays d’origine ne les reçoit pas, ils deviennent « superflus ». Que fera-t-on d’eux, se demande-t-on lorsque la politique des renvois aura montré son inefficacité au sens où elle est inapplicable, ce qui a été reconnu par un ancien ministre de l’Intérieur français (Charles Pasqua) ? Nous ne vivons pas dans un régime qui envisage une autre Solution finale, des camps « d’extermination » pour requérants déboutés ou clandestins. Le régime politique de démocratie sécuritaire a cependant mis en place depuis les années 1980 et par étapes successives un modèle appelé de « dissuasion ». Celui-ci implique des camps de « concentration » (non tant au sens historique des modèles de la colonisation des Boers puis nazie, qu’au sens étymologique) pour les requérants proches des régions d’origine (qu’ils restent près de chez eux !), aux frontières suisses pour une minorité et l’interdiction de travailler, la réduction des forfaits d’assistance journaliers (ordonnance mise en consultation en janvier 1999 par le DFJP), la limitation des frais médicaux, etc.

De l’autre, tous les exécutants de la politique des renvois, réduits à leur tâche fonctionnelle, s’inscrire dans la dynamique du pouvoir, dessiner et exécuter (automatiquement en quelque sorte) les renvois, à qui, paradoxalement, on demande du « professionnalisme » et de « l’engagement » (13) (donc ils n’en ont pas toujours ?). On leur demande de consentir au manque de pensée de la « banalité du mal ». On leur demande d’anesthésier leur pensée réflexive à la base d’une conscience lucide. Malgré ce qu’exige leur fonction, certains d’entre eux resteraient humains face aux humains, des hommes, des femmes, des enfants qu’ils doivent renvoyer ? Ils cèderaient, mais ne consentiraient pas (Mathieu 1991) ? On peut le supposer. Il faudrait le décrire en détail. On connaît certaines données du conflit entre la Confédération et les cantons suisses (des cantons se sont opposés à la politique des renvois à diverses reprises). On peut supposer des conflits internes, psychiques et peut-être aussi institutionnels que vivent des professionnels engagés dans l’exécution des renvois dans les termes où elle est décrite dans un tel discours. Qui n’ont pas encore souvent éclaté au grand jour ?

Renvoyer devient jeter, dans la mesure où, dans la relation socio-politique du renvoi, les auteurs ignorent délibérément ce qui se passe à l’autre bout de la chaîne avec celles et ceux dont ils se débarrassent et qui ont perdu toute substance, toute identité. Peu importe où sont renvoyés les requérants déboutés, pourvu qu’ils acceptent le schéma prévu pour qu’ils s’en aillent. Le geste évoque celui du jeteur d’ordures faisant fi de ce que deviennent les ordures. Ce qui importe, c’est jeter, se débarrasser. Pour être jeté, ne faut-il pas, après un long processus de privation des droits renforcé par des mythes et des rites, être devenu en tant qu’être humain imaginé, considéré, traité comme superflu ?

Des figures : les vivants et les morts dans l’ordre du jetable

Il est possible grâce à des individus inaliénables qui deviennent des figures anonymes d’entrevoir ce que devient l’humain dans les politiques d’immigration et du droit d’asile, au sens philosophique du terme. Ces figures sont celles et ceux qui se font tuer ou qui en réchappent souvent gravement traumatisés. On a presque envie d’écrire, qui en réchappent provisoirement, en entendant certains témoignages de professionnels de l’humanitaire, de requérants d’asile qui vivent ce qui s’appelle la “ réinstallation ” après un retour forcé, les réfugiés des camps palestiniens ou des Grands Lacs, de la corne ouest de l’Afrique, etc.. Les populations au premier rang de la violence qui pâtissent la souffrance et même la mort ne se distinguent plus des professionnels du Service public dans ses zones les plus sensibles. Dans des places diverses, ils sont tous pris dans le cycle protection/contrainte et sa nouvelle donne. On peut se demander s’ils pré-figurent ce qui est en jeu pour l’ensemble du genre humain, ce que B. Ogilvie a décrit en terme d’hommes jetables.

Protéger, contraindre, mais à quoi ?

Arrêtons-nous un instant sur des constats concernant l’individuel qui rejoignent les logiques de pouvoir universel de la globalisation. Dans la pensée humaine, la logique de paradoxe indique une situation de crise sans issue qui confine à l’impossibilité de résoudre une aporie logique, à la folie  – à moins d’en sortir – celui qui en est prisonnier. La situation d’ambiguïté vue en terme psychique[14] est une situation de confusion, de non définition, de non distinction ancrée dans le besoin fondamental de sécurité face au monde chaotique de la violence, généralisée avec plus ou moins d’intensité selon le lieu où les individus se trouvent dans le monde.

Pour autant que le conflit psychique permettant la prise de distance, l’activité de pensée, de représentation, le détachement critique n’est pas consciemment vu, cerné, défini, vécu, élaboré, la situation d’ambiguïté induit chez les êtres humains, un accord, une symbiose aliénée avec la situation ambiguë inscrite dans l’inconscient et aliénant, déterminant l’autonomie de la conscience. Elle induit des attitudes de d’adaptation consensuelle renforcée par la puissance du système des médias aujourd’hui.  Elle induit à chercher des dépositaires des angoisses archaïques que produit une telle situation. Elle induit une paralysie conformiste, une position de non choix devant une situation embarrassante, inquiétante ou même objectivement dangereuse. Pensons au nucléaire, aux nouvelles formes de guerre, à la prolifération des armes, aux transformations de l’agriculture, à certaines formes de violence extrême dans les massacres, à des logiques de gestion des populations dans la politique des réfugiés, du SIDA, dans les politiques du chômage, aux rapports de travail dans ce qu’ils ont de violent aujourd’hui, par exemple.

Que faut-il comprendre depuis ce lieu où se trouvent aujourd’hui les professionnels, les frontières floues entre la protection et la contrainte et leurs acteurs? Vu depuis la philosophie, l’aliénation constitutive de la situation ambiguë cache un enjeu fondamental : l’oubli du fait que l’exigence d’égalité contenue dans l’unité du genre humain, est tributaire d’un nouveau pouvoir qui nie l’humain. Ce fait a été décrit sous divers angles et par différentes démarches par l’Ecole de Frankfort, H. Arendt[15], G. Anders[16], H. Jonas[17], M. Foucault[18], etc..

Après une longue genèse (conquête, colonisation, impérialisme), a émergé un nouveau pouvoir au XXe siècle, le système totalitaire, régime “ sans précédent ” (Arendt). Il  combine l’exploitation, la domination et la destruction de l’humain par l’humain sur la planète. La destruction est constitutive de la domination. La nouvelle donne des tensions entre l’égalité et l’inégalité décrite par J. Rancière n’est plus la même aujourd’hui que du temps de Socrate ou même de Hobbes. Les tensions, les conflits autour de l’inégalité contiennent non seulement la domination, l’exploitation, mais la destruction des humains par les humains, industriellement et à grande échelle.  La se trouve la nouvelle donne ontologique, politique, éthique. La situation n’est ni le fait, d’un Dieu, ni de la nature (hormis les catastrophes naturelles sans intervention humaine). Elle est le fait et la responsabilité des humains. Ceux-ci qui se trouvent devant une nouvelle limite, la possibilité de leur disparition. Elle exige un nouveau paradigme d’action et de réflexion. La question concerne aussi l’action sociale et humanitaire.

A ce propos, l’exemple considéré est parlant à propos des résistances à prendre en considération la transformation du pouvoir et l’exigence d’un nouveau paradigme. Il existe aujourd’hui, des travaux sur les migrations qui s’inscrivent dans les ombres et les lumières[19] de l’approche utilitariste[20] pour décrire les nouvelles formes d’exploitation comme étant des rapports essentiellement économiques. Mais d’autres travaux théoriques et empiriques des sciences humaines et sociales ces dernières années sur l’histoire, les nouveaux risques, les questions d’environnement, l’héritage des intellectuels[21], les politiques des étrangers, du chômage, de la santé, les analyses sur le racisme et la xénophobie permettent d’observer des tentatives d’analyses du pouvoir articulant l’économique et le politique, et la prise en compte d’une critique de la modernité, du progrès,  de la rupture historique du XXe siècle impliquant la destruction.

La disgrâce et les chiens fidèles et obéissants jusqu’à la mort

Déplaçons-nous un instant dans le champ littéraire pour mieux imaginer en lisant tun écrivain très sensible au monde contemporain ce qui se passe et qu’il nous faudrait mieux cerner. Un roman récent d’un auteur d’Afrique du Sud[22] dépeint un contexte, une ambiance qui m’a fait étrangement penser au climat de situations de paradoxe et d’ambiguïté vécues dans la vie quotidienne et la vie professionnelle aujourd’hui. Impossible de raconter le récit qui se passe dans l’Afrique du sud d’aujourd’hui dont le héros principal est un homme blanc, professeur d’Université à la veille de la retraite, qui fait l’expérience du harcèlement sexuel, du viol, de nouvelles formes d’insécurité et de violence dans une société où les règles se diluent alors qu’un nouvel ordre chaotique émerge sur de nouvelles bases, où les humains sont comme des chiens “ sans rien ”, fidèles etobéissants à leur maîtrejusqu’à la mort. On pourrait aller jusqu’à imaginer que les chiens du roman, sont en fait les figures de ce que sont en train de devenir les humains dans leur conditionet leur action, quand ils sont pris dans les changements en cours.

Le personnage central du livre travaille finalement dans un centre de protection des animaux, “ où on amène les chiens, parce qu’on ne veut pas d’eux, parce qu’on est trop, de trop. C’est à ce stade de leur vie qu’il intervient. Il se peut bien qu’il ne soit pas leur sauveur, celui pour qui ils ne sont pas de trop, mais il est prêt à s’occuper d’eux dès lors qu’ils sont incapables, totalement incapables, de s’occuper d’eux-mêmes (…). C’est lui maintenant qui est devenu un croque-mort pour chiens, un psychopompe pour chiens, un intouchable. C’est curieux qu’un égoïste comme lui se mette volontairement au service des chiens morts. Il doit y avoir d’autres façons plus productives, de se donner au monde, ou à une certaine idée du monde. (…). Il sauve l’honneur des cadavres parce qu’il n’y a personne d’autre qui soit assez bête pour le faire”. (p. 168-169). Il accompagne un vieux chien qui s’était attaché à lui et qui lui obéit,  à la mort et à l’incinération avec les autres animaux[23]

En arrière-fond de ce récit, on perçoit l’histoire de la deuxième guerre mondiale et les fours crématoires. L’auteur évoque un ordre chaotique, où aider les chiens fidèles et obéissants à mourir, sauver les cadavres, est un geste d’inscription du genre, de l’espèce dans un ordre ontologique d’où il a été écarté par l’histoire et qui a même écarté les animaux de l’ordre du monde. Dans un tel chaos, l’éthique de la parole se déroule dans des gestes ultimes d’accompagnement à la mort et du rite funéraire après la mort. La question ontologique quant à la place des humains que l’auteur évoque en mettant en scène des chiens comme figures de la condition humaine, tout en évoquant la place des animaux[24]. L’auteur met à la fois en scène ainsi la nouvelle figure des humains comme des chiens fidèles et obéissants conduits à la mort et des questions posées par des travaux de philosophie politique sur le respect des animaux.Derrière les chiens, on peut imaginer que c’est en fait la place des humains et aussi la destruction de l’ordre du monde fait par les humains qui sont évoquéesaprès la déchirure du XXe siècle et dans la globalisation. “ Fragile humanité ”[25]. L’état de chien fidèleet obéissant et le fait pour une femme de devoir devenir un chien[26] fidèle obéissant à la nouvelle réalité historique pour survivre dans la nouvelle société d’Afrique du sud destructurée est-elle à la fois la métaphore du devenir du genre humain devenu objectivement solidaire avec le genre animal d’une survie générale dans le désastre et de la fidélité et l’obéissance comme seules actions possibles dans le désastre? Dans un “ art réfractaire ”[27] stupéfiant, l’auteur nous amène à méditer sur l’action humaine dans une planète en profondes transformations. C’est la double question de la destruction du monde, de l’humain par les humains eux-mêmes  et de la fidélité, de l’obéissance, et aussi de la désobéissance des humains à ce fait dont l’auteur nous parle. Une telle alternative concerne aussi les professionnels du service public confrontés à des situations-limites.

En guise de conclusion ouverte

Après avoir analysé le document, de la structure, des mesures, du discours sur l’exécution des renvois situé dans le contexte du glissement silencieux – Ueberfremdung-Wegweisungsvollzug – , après avoir fait un détour par la littérature pour élargir notre intuition et notre compréhension,  on est amené à se demander si la vision sous-jacente tient d’un délire de toute-puissance très sectoriel (un groupe particulier appartenant au pouvoir policier désigné et peut-être en partie coopté) ou si et comment elle s’inscrit dans la réalité de la politique d’immigration, du droit d’asile. On se demande en quels termes elle pèse sur la vie politique suisse, européenne et internationale.

Une première impression se dégage pour le lecteur habitué aux documents du droit d’asile depuis une vingtaine d’années. Un pas supplémentaire d’une stratégie plus globale, construite, agressive, moins transparente (même si elle se réclame de la transparence) a été franchi. Un dispositif renforcé par un mythe a permis ce pas. Les principes, les limites de l’État de droit et d’une culture politique libérale et humaniste ont complètement disparu.

Il existe une continuité de fond entre le mythe d’Ueberfremdung des années 1920, les premières mesures de dissuasion à l’encontre des requérants d’asile du « Sud » des années 1980 en matière de droit d’asile, le modèle des « trois cercles » transformé en modèle des « deux cercles », le permis au mérite et le nouveau mythe du Wegweisungsvollzug présent dans le document analysé. En effet, le document est un exemple de la vie politique suisse (domaine bureaucratico-policier) qui désigne une dynamique de changement souterrain du cadre politique, c’est-à-dire du régime, du système, de l’imaginaire autour de l’enchaînement d’ « Ueberfremdung », « Wegweisungsvollzug », avec en arrière-fond la pression du libéralisme économique qui apparaît aussi dans les documents. Le contenu, la continuité et l’articulation au total-libéralisme, dont en Suisse Christoph Blocher est un des leaders avec les grandes multinationales, dénotent que, dans cet exemple, un glissement de plus vers un total-libéralisme sécuritaire en Suisse et aussi en Europe par des voies non transparentes[28].

L’expérience des conditions de la fabrication des dispositifs et des outils nous incite à la vigilance. Ce même pouvoir bureaucratico-policier avait créé l’Ueberfremdung, un passeport pour les réfugiés juifs avec la lettre J à une autre époque, puis  le modèle des cercles qui a été avalisé directement par la plus haute instance du pouvoir exécutif fédéral, le Conseil fédéral (1991), sans recul critique, sans débat parlementaire. Les réactions avaient mis du temps à s’exprimer (syndicats). Et le modèle a même été exporté en Europe. La même dynamique aura-t-elle lieu avec le nouveau mythe du Wegweisungsvollzug, pour l’instant confiné appa­remment au pouvoir bureaucratico-policier d’un pays (la Suisse) ?Si le processus d’exportation de tels dispositifs vers l’Europe se (re)produisait, il serait plus grave dans la mesure où il renforcerait un dispositif structurel des pratiques et des représentations de la politique d’immigration et du droit d’asile au niveau des renvois. Avec un tel pas en Europe, on bouclerait la boucle… de l’entrée au expulsions. Il servirait de base, non tant à l’usage des charters conçu comme un coup médiatique (époque des années 1980-1990 – Pasqua en France et E. Kopp en Suisse), mais à une institutionnalisation panoptique de charters gérés par des entreprises privées commanditées par les États avec des tractations douteuses avec les pays de transit et d’origine[29].

L’amalgame entre la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux sans contraintes, les références à l’efficacité, au mérite, à l’urgence, etc. est la façade du libéralisme économique. En fait, la déréglementation, la flexibilité, la privation sont la règle en matière de libre circulation des marchandises et des capitaux, alors que la liberté de circulation des personnes s’inscrit dans le cadre d’une volonté étatique policière de tri, de maîtrise, de contrôle, de freins, de répression, de hiérarchisation, d’exclusion hors des frontières à tout prix. En d’autres termes, les règles du marché régissent la libre circulation des capitaux et des marchandises. La logique bureaucratico-policière régit la (libre) circulation des personnes. L’amalgame paradoxal qui contient chacune à son niveau la « superfluité humaine » (objet économique pour une minorité, humains jetables pour la majorité par la pratique d’interdiction d’entrée, des renvois) et la « banalité du mal » est un puzzle censé assurer le bon fonctionnement du marché dans son ensemble et la sécurité de niches de privilégiés au niveau mondial. Mais que se passera-t-il lorsque les gouvernements des pays de transit ou d’origine refuseront ces charters ? Où se trouvent aujourd’hui les « Madagascar », lieu que les nazis avaient imaginé pour envoyer les Juifs avant de les exterminer industriellement ?

Au-delà de contradictions entre l’économie et la politique encore régie par les conventions internationales (par exemple les engagements internationaux de la Suisse et de l’Europe), les individus sont une chose économique manipulable comme les marchandises et les capitaux, dans la mesure où elle intéresse le système économique. Mais le document sur l’exécution des renvois va plus loin. Dans la description de la stratégie des renvois, on assiste à une stratégie d’institutionnalisation d’une dépersonnalisation et déshumanisation, d’une dépolitisation définissant une majorité d’humains en tant que superflus et donc jetables. La stratégie policière vise à s’inscrire au cœur du régime politique tout en le transformant insidieusement. En plus d’être définie avec des critères que l’on peut classer dans le postulat du total-libéralisme, la libre circulation des personnes est envisagée de manière complètement irréaliste. L’unique mouvement d’aller-retour devient la mise en scène étroite d’un débarras mythique d’humains jetables, on ne sait où dans une planète finie. Une telle vision est très éloignée de la réalité complexe du phénomène migratoire malgré les fantasmes de progrès, de maîtrise de la libre circulation des personnes. Dans un tel contexte, l’individu humain perd sa substance et sa réalité d’individu humain et politique définie par la liberté (spontanéité, mouvement) et la pluralité dans l’espace public (Arendt 1983) et même dans le monde (cosmie).

Tout le système policier de dissuasion et d’expulsion (impliquant des dispositifs, des outils de plus en plus bureaucratiques, technocratiques, abstraits – cercles, informatique, empreintes digitales sur système informatique, etc. –, les camps, la prison, les zones de parcage dans le monde) est un montage très préoccupant quand on le met en perspectives avec le total-libéralisme. Il transforme les objets économiques que sont devenus les humains dans le système dominé par le marché, non seulement en objets d’un jeu économique supposé sans contraintes, mais en objets de répression policière et même de l’armée (ce qui introduit non seulement le contrôle, mais la guerre sous la catégorie relationnelle ami-ennemi chère au philosophe politique Karl Schmitt).

Dans un tel cadre, à propos de la majorité de l’humanité en mouvement, l’immigration est qualifiée d’« illégale ». Mis au ban des règles dont se réclame l’État de droit libéral-national-sécuritaire – une contradiction dans les termes – ils sont devenus les ilégaux de la violence d’Etat, en étant désignés comme criminels (trafiquants de drogue). Fait aggravant en effet : en centrant le débat sur le crime organisé au niveau de la libre circulation des personnes et non des structures organisatrices du crime organisé, le « crime » de se mouvoir, éventuellement sans papiers, est assimilé aux crimes du trafic de drogue, d’armes. On peut craindre que les sans-papiers ne cachent l’ampleur du crime organisé, du trafic de drogue, d’armes.

Les populations en mouvement deviennent « criminelles » tout en dissimulant d’autres criminels bien plus redoutables. De plus, étant devenues par étapes successives exploitées, criminalisées, par l’étape des renvois, elles sont montrées comme des figures ayant un pouvoir maléfique qui tiendrait en quelque sorte à leur nature, celui de ne plus être des êtres humains à part entière faisant partie du genre humain, mais d’être superflues du genre humain. Il n’est dès lors plus possible d’être en relation avec elles (d’où la nécessité de l’apartheid des cercles) sous peine de devenir superflu à son tour (alors que plus haut, le rapport avec la chose pouvait être un rapport de jeu économique, d’exploitation, de concurrence). Au bout de la chaîne des renvois, l’Autre ainsi désigné, placé, est devenu une chose non plus utile mais jetable, à la fois hors du droit, criminelle (mauvaise) et superflue (négation d’existence). À ce titre, il désigne un double danger pour la minorité de privilégiés : la mise en cause de la sécurité économique, juridique, sociale et de la sécurité de base met en causeleur identité ontologique humaine. Les requérants déboutés, renvoyés, superflus sont le miroir des humains superflus qui pourraient  eux aussi superflus en étant exclus par le système économique (chômage) s’il leur arrivait de perdre leur statut de privilégiés dans leur niche privilégiée.

La « superfluité humaine » et la « banalité du mal » comme mal politique qui ont infiltré le système économique et politique ne sont donc pas un spectre pour auteur de science-fiction. Même si les camps de concentration de réfugiés d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier, même si l’expérience Auschwitz ne se répète pas en tant que telle (l’histoire ne se répète pas), on retrouve aujourd’hui, côtoyant la pression du libéralisme économique (dérèglement, flexibilité, privatisation, progrès, mobilité, risque, etc.), la gestion de l’État bureaucratique et policier (paradigme du progrès, de la maîtrise, abstraction bureaucratique, répression, racisme, renvoi, etc.) dans le glissement du mythe de l’Ueberfremdung vers le mythe du Wegweisungsvollzug des traces préoccupantes d’une invention historique caractérisée par la dépersonnalisation et la déshumanisation qui régissent les rapports que nos sociétés construisent aux étrangers, aux immigrés et aux requérants d’asile.

Tout n’est pas joué cependant. Pour devenir effectives, ces stratégies, ces dispositifs, ces outils, ces structures, ces mesures d’exécution des renvois proposées au DFJP et à la Conférence des chefs de départements cantonaux de justice et de police dans le document doivent être acceptées du haut en bas et du bas en haut de l’échelle dans la mise en œuvre en Suisse et peut-être… ailleurs. Les professionnels entreront-ils sans résistance dans la machine de guerre panoptique en consentant à un manque de pensée réfléchissante quant au sens de telles mesures ? Y aura-t-il des réactions des milieux politiques, syndicaux, de l’enseignement, de la recherche ? L’avenir nous le dira.

Nous avons décrit à l’œuvre, dans un exemple limité présent sur le terrain de la recherche, un des visages de la tension entre deux régimes/systèmes politiques et certains traits de l’infiltration souterraine du total-libéralisme qui imprègne la démocratie libérale-nationale-sécuritaire en matière de politique d’immigration et de droit d’asile. Visage masqué derrière le recours à la flexibilité, l’efficacité, au progrès, au mérite, à l’urgence, au contrôle, à la maîtrise, à la répression. À l’apartheid actif et sécuritaire. Visage de guerre. Appelant à la haine, au meurtre et non à l’hospitalité, à la protection, à la justice et à la solidarité. Individus humains transformés en choses du marché, de la répression. En choses. En déchets jetables. On se trouve dans une « situation-limite » qui met à l’épreuve fortement les professionnels qui y sont confrontés. L’institution imaginaire de nos sociétés en mouvement, dans la mesure où elle veut s’auto-instituer comme une société réellement « démocratique » peut-elle consentir à telles pratiques et représentations économico-technocratico-policières aux antipodes de la politique basée sur la liberté, la pluralité, l’espace public aux frontières ? La présence active, en mouvement des « sans-papiers », c’est-à-dire sans résidence et appartenance politique reconnue et luttant pour le « droit d’avoir des droits » (Caloz-Tschopp, éd. 1998), montre qu’il n’en est rien. Que la politique a encore un sens en tant qu’action individuelle et collective en Europe. Malgré la négation du « droit de cité » à des millions d’être humains (Balibar 1998). Malgré le détournement pervers du thème de la sécurité publique qui porte atteinte à la civilité. Et le fait que l’espace public aux frontières est trop précieux pour être laissé aux mains des agents économiques du total-libéralisme et des bureaucraties policières encadrées par l’armée. Imaginer alors que le total-libéralisme est à venir ? Il est déjà là dans certains dispostifs, outils, pratiques en matière de politique d’immigration et du droit d’asile (ici). Nous en avons cerné un exemple, celui des expulsions. Avant de pouvoir être vérifié, le postulat exploratoire mérite au moins d’être encore parcourue dans le labyrinthe des politiques d’immigration et du droit d’asile qui mêlent un utilitarisme cynique et une philosophie qui porte des traces totalitaires aujourd’hui. Ne serait-ce que pour ne pas y céder aveuglément.


Éléments bibliographiques

Livres et articles

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Sources

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– (1998) : Message concernant l’arrêté fédéral sur l’engagement de l’armée pour assu­rer l’encadrement de requérants d’asile au niveau fédéral du 4 novembre 1998, Berne.

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– (1998) : Groupe de travail « exécution des renvois ». Rapport final, 31 mars 1998, Berne.

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Informations sur les sigles d’institutions citées

DFJP : Département fédéral de Justice et Police.
DFAE : Département fédéral des Affaires étrangères.
OFE : Office fédéral des étrangers.
CFE : Commission fédérale des étrangers.
ODR : Office du Délégué aux réfugiés (fédéral).
LSEE : Loi sur le séjour et l’établissement des étrangers.
ONG : Organisations non gouvernementales.


[1] Cet article a été publié dans une première version dans les Cahiers du CEMRIC, n° 13, Strasbourg, 1999, p. 3-39. Il a été retravaillé dans certaines de ses parties pour la publication. Soulignons pour éviter toute équivoque,  que les faits ayant servi pour l’analyse datent d’avant 1999 et que l’institutionnalisation a continué depuis lors (ce qui est hors de notre propos ici).
[2] Le Groupe d’action financière sur le blanchiment d’argent sale (GAFI), institué avec la mise en vigueur en avril 1998 de la loi sur le blanchiment d’argent dans le secteur financier en Suisse, vient de rendre public son premier rapport. Les banques et intermédiaires financiers sont tenus par la loi à l’obligation d’avertir les autorités dès qu’ils soupçonnent un cas de blanchiment d’argent. 160 cas ont été annoncés par des banques en un an pour l’équivalent de 330 millions de francs, ce qui est considéré comme très « modeste », alors que les dénonciations par tous les autres intermédiaires sont considérées comme « minimes », par D. Thelesklaf, responsable du bureau de communication du GAFI, (Le Temps, 14 juillet 1999).
[3] « Détruire les mythes politiques dépasse le seul pouvoir de la philosophie. Un mythe est d’une certaine façon invulnérable. Il est imperméable aux arguments rationnels et ne peut être réfuté par des syllogismes. Toutefois, la philosophie est capable de rendre de grands services. Elle peut en effet aider à faire comprendre qui est l’adversaire que l’on combat. Il s’agit là d’un principe élémentaire de stratégie. Le connaître ne signifie pas uniquement connaître ses défauts et ses faiblesses ; cela signifie aussi connaître ses forces. En ce qui nous concerne, nous avons tous eu tendance à sous-estimer celles-ci. Quand nous avons pour la première fois entendu parler des mythes politiques, nous les avons trouvés si incongrus, si ridicules, si délirants et si absurdes, que nous avons eu du mal à les prendre au sérieux. Nous savons désormais qu’il s’est agi là d’une grave erreur. Il ne faut pas que nous la commettions une seconde fois. Et pour cela, il faut que l’on se mette à étudier soigneusement l’origine, la structure et la technique des mythes politiques. Il faut que nous apprenions à regarder l’adversaire en face afin de savoir comment le combattre » (Cassirer 1993, 400).
[4] J’effectue dans deux articles une analyse approfondie du document de l’Union européenne (1998, 1999c).
[5] Durant une période de tâtonnement alors que j’essayais d’interprétais des faits observés,  j’ai parlé de « totalitarisme néo-libéral », mais après avoir lu les travaux de P. Fiala et J. Rennes, je pense que l’usage de ce terme est plus opportun. Nous avons là un exemple du travail de relation entre chercheurs avec un aller-retour sur le terrain.
[6] Je ne reprends pas ici le premier exemple qui concerne le modèle des cercles, auquel je renvoie le lecteur dans ce même volume (Caloz-Tschopp M.C., La philosophie des (trois) cercles).
[7] Pensons aux travailleurs qui vont identifier les cadavres des fosses communes.
[8] Puget J. et al. (1989) : Violence d’Etat et psychanalyse, Paris, Dunod. (Réflexions de psychanalystes sur la violence d’Etat et les disparus dans le Cône sud d’Amérique latine. Nombreux autres travaux sur la question. Citons par exemple, dans un autre contexte, celui de mémoire de la deuxième guerre mondiale en Corée et au Japon, Chang-rae Lee (2001) : Les sombres feux du passé, Paris, L’Olivier. Ce roman japonais contemporain est hanté par des scènes du passé concernant les femmes forcées à la prostitution dans des “ maisons de réconfort ” pour les soldats japonais durant la deuxième guerre mondiale. “ Bien sûr, j’avais depuis longtemps entendu parler de contingents de ce genre, recrutés en Chine du Nord, aux Philippines ou ailleurs, et, comme tous les autres, j’avais trouvé logique qu’on fasse venir des jeunes femmes pour soutenir le moral des troupes. Cependant, je n’avais pas vraiment considéré le problème avant cette nuit-là. Comme tous les autres, je m’étais dit qu’il s’agissait d’une procédure courante, relevant de l’organisation de la vie d’un camp, parmi des centaines d’autres détails. Mais, avant que le soleil ne se lève, j’avais pris conscience de mon erreur ” (p. 171-172), description de l’ancien soldat japonais.
[9] Kaës R., Faimberg H. et al. (1993) : Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod.
[10] le 24.9.2000, ce Conseiller d’Etat très populaire dans son canton (Zoug) reçoit une balle en pleine poitrine, juste sous le coeur. Il est certain de mourir face à quelqu’un qui décharge son fusil. Il a été opéré longuement, il a encore très souvent mal aux côtes, il perçoit les changements de météo. Trois de ses collègues sont morts. Quelques jours après sa sortie d’hôpital, il fait une déclaration déroutante : “ au milieu de la mort nous sommes pourtant dans la vie et en vie ”. Il dit que les plaies de l’âme ne se referment pas à l’hôpital, il explique qu’il a dû faire un long travail psychique pour s’en sortir (voir Le Temps, 8.3.2001).
[11] Le Temps, 29 août 1998.
[12] Le Temps, 26 septembre 1998, 7.
[13] Rappelons que la constitution de l’État suisse a été une suite de tensions, de contradictions entre les cantons et la Confédération dans le cadre d’un système fédéraliste. La politique du droit d’asile a été un des lieux d’affrontement entre certains cantons et la Confédération au XIXe siècle, au moment de l’instauration du libéralisme économique et politique et depuis 1980 à propos des changements successifs des lois et de la pratique du droit d’asile. Actuellement, par exemple, le canton de Vaud s’affronte à la Confédération (pouvoir exécutif et judiciaire) pour arracher des permis de séjour annuels à d’anciens saisonniers d’ex-Yougoslavie qui ont perdu leur statut avec la suppression du statut de saisonnier (long débat en Suisse) et l’application du modèle des trois cercles, qui a exclu l’ex-Yougoslavie du deuxième cercle. C’est une des luttes actuelles des sans-papiers en Suisse, d’autres luttes étant la défense des droits des clandestins, en particulier des femmes clandestines et le statut des femmes prostituées.
[14] Amati-Sas S. (1997) : “ Ethique et aliénation. De l’inviduel à l’universel, Revue PTAH, 1/2, 81-91.
[15] Arendt H. (1972) : Les origines du totalitarisme (vol. III, surtout), Paris, Point-Seuil.
[16] Anders G. (2000) : Si je suis désespéré que voulez-vous que j’y fasse, Paris, Allia ; (2001) : L’obsolence de l’homme, Paris, Evrea ; Traverso E. (1995) : “ Pour un portrait intellectuel de G. Anders ”, Lignes, 7-34.
[17] Jonas H. (1990) : Le principe responsabilité. Une éthique de la civilisation technologique, Paris, Cerf.
[18] Foucault M. (1997) : Il faut défendre la société, Paris, Gallimard/Seuil.
[19] Baerstchi B. (1998) : “ Ombres et lumières de l’utilitarisme ”, Revue de théologie et de philosophie, 130, 357-383.
[20] Morice A. (2002) : “ L’utilitarisme migratoire en question ”, A l’encontre, 5, 12-25.
[21] Traverso E. (1997) : L’Histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, Paris, Cerf.
[22] Coetzee J.M. (2001) : Disgrâce, Paris, Seuil ; Disgrace (2000), London, Sunday Times.
[23] “ C’est de nouveau dimanche. Il amène les chats, l’un après l’autre, puis les chiens : les vieux, les aveugles, les handicapés, les infirmes, les mutilés, mais aussi des chiens jeunes, pleins de santé – tous ceux dont le sursis a expiré. Un à un, Bev les touche, leur parle, les réconforte, et les pique, puis se recule et le regarde tandis qu’il enferme leurs dépouilles dans le suaire du plastique noir. (…) Ce que le chien ne parviendra pas à comprendre (qu’il ne pourrait jamais comprendre ! se dit-il), ce que son nez ne lui dira pas, c’est comment on peut entrer dans ce qui semble une pièce ordinaire et ne jamais en ressortir. Il se passe quelque chose dans cette pièce, quelque chose d’innommable : c’est ici que l’âme est arrachée au corps ; elle flotte quelques brefs instants dans l’air, se tord, se contorsionne ; puis elle est aspirée et soudain n’est plus là (…). C’est de plus en plus dur, a dit un jour Bev Shaw. Plus dur, mais plus facile aussi. On s’habitue à voir les choses devenir de plus en plus dures ; on cesse d’être surpris de voir que ce qu’on croyait déjà terriblement dur à accomplir puisse devenir plus dur encore. Il peut sauver ce chien, s’il le souhaite, pour une semaine de plus. Mais l’heure viendra, sans échappatoire possible, l’heure où il devra l’amener à Bev Shaw dans sa salle d’opération (il le portera peut-être dans ses bras, il ira peut-être jusque-là pour lui) et devra le caresser, et rebrousser le poil pour que l’aiguille trouve la veine, et lui parler tout bas, et le soutenir au moment où, dans un mouvement stupéfiant, ses pattes s’affaisseront ; et puis, une fois l’âme partie, le ramasser et le fourrer dans son sac, et le lendemain pousser le chariot et le sac jusqu’aux flammes et s’assurer qu’il a brûlé, qu’il est consumé. Il fera tout cela pour lui quand son heure viendra. Ce sera peu de chose, pas grand-chose : rien du tout” (Coetzee 2001, 250-51).
[24] Coetzee J.M. (2000) : The Lives of Animals, Profile Books.
[25] Revault d’Allonnes M. (2002) : Fragile humanité, Paris, Aubier.
[26] “ C’est peut-être ce qu’il faut que j’apprenne à accepter. De repartir du ras du sol. Sans rien. Non, pas sans rien, sauf. Sans rien. Sans atouts, sans armes, sans propriété, sans droits, sans dignité. – Comme un chien. – Oui, comme un chien ”, (Coetzee 2001, 235-36).
[27] Habib C. (2001) : “ Disgrâce, l’art réfractaire de J.M.Coetze ”, Esprit, novembre,  28-38.
[28]Un personnage de la vie politique suisse cristallise aujourd’hui une telle évolution : Christoph Blocher, grand patron de multinationale, président de l’UDC puis Conseiller fédéral.
[29] C’est un des points que j’ai analysé dans le livre, Les étrangers aux frontières de l’Europe et le spectre des camps, Paris, La Dispute, 2004.