Rencontre internationale de Genève, message de Diogo Sardinha

  Ancien président du Collège international de philosophie (2013-2016), Paris

J’ai eu le privilège de partager mes six années d’appartenance au Collège international de philosophie (CIPh), à Paris, avec Marie-Claire Caloz-Tschopp. De 2010 à 2013, nous avons travaillé en tant que directeurs de programme et, à ce titre, membres de l’assemblé collégiale de cinquante chercheurs. Puis, entre 2013 et 2014, Marie-Claire a pris la responsabilité de la vice-présidence du Collège, pendant que j’en assumait la présidence. Elle a ensuite souhaité revenir à ses fonctions de directrice de programme, non sans avoir longuement échangé avec moi sur qui pourrait prendre sa place : ce furent nos collègues Nadia Yala Kisukidi et Franck Jedrzejewski. Dans l’ensemble, de 2010 à 2016, j’ai intensément discuté et collaboré avec Marie-Claire et j’ai également beaucoup appris avec elle. Aujourd’hui, au moment où, comme elle me l’annonce, est enfin bouclé le programme qu’elle a dirigé au CIPh, avec une rencontre internationale à Genève et des publications, je suis honoré qu’elle m’invite à me souvenir de ces années vécues ensemble, de nos rêves, de nos réalisations et de nos engagements.

Son programme de recherches portait comme titre « Exil, création philosophique et politique. Repenser l’exil dans la citoyenneté contemporaine ». Censé se terminer à l’été 2016, il s’est finalement prolongé, hors les murs du CIPh pour ainsi dire, jusqu’à aujourd’hui. Et s’arrêtera-t-il un jour ? Cette question tire son sens du fait que Marie-Claire Caloz-Tschopp n’est pas une « chercheuse » comme les institutions en veulent aujourd’hui, pas plus que le Collège n’est une institution comme beaucoup d’autres. Nous savons ce qui est attendu de, et récompensé chez, un chercheur ou une chercheuse : qu’il ou elle produise selon des critères imposés, tombés du ciel de la productivité, conçus par des gens gris qui sont, pour employer une comparaison chère à Carlos Fernández Liria, comme les inquisiteurs de jadis, aux visages cachés, capables de juger et, le plus souvent, de condamner les travaux qui leur tombent entre les mains. Il faut du output et il faut être « excellent » – ou périr.

Avec raison, courage, détermination et intelligence, Marie-Claire Caloz-Tschopp s’oppose à ce fonctionnement. Elle n’est pas seule heureusement, et elle a trouvé au CIPh des collègues qui pensent comme elle. L’exil et le desexil n’est peut-être pas un sujet « excellent » aux yeux les inquisiteurs du savoir contemporain. Mais nous savons qu’ils ont tort, car la pensée de l’exil et, bien plus, du desexil touchent directement des vies individuelles et collectives autant que des processus et des tendances régionales et mondiales. Ce n’est donc pas un hasard si Marie-Claire réunit autour d’elle des personnes venant de pays et de régions différents, avant tout l’Amérique Latine qui a connu et continue de connaître des phénomènes tragiques qu’ils nous incombe de penser et, plus encore, sur lequel nous devons agir. En retour, Marie-Claire s’en nourrit : ses recherches personnelles (mais que demeure-t-il de personnel, au sens d’individuel, dans une entreprise qui n’avance que par le collectif?) mûrissent et s’approfondissent grâce à l’expérience qu’elle fait de ces pays et régions. Ici, à l’Amérique Latine, je ne peux manquer de joindre la Turquie.

En effet, c’est à Istanbul qu’il m’a été donné de vivre l’un des moments les plus remarquables du programme sur l’exil et le desexil au CIPh. Nous sommes en mai 2014, après les occupations populaires du parc de Gezi et de la place Taksim, et Marie-Claire organise une grande rencontre, très ouverte, avec des intellectuels et des militants turcs, inspirée par le traitement que donne Étienne Balibar à la notion de violence. Pendant plusieurs jours et dans des endroits différents (centres culturels, universités, cafés), nous discutons très librement à partir des événements récents. Des publications et des projets en sortent. À la fin de l’année 2014, le Collège international de philosophie connaît une grave crise financière, faute de financement par l’État français. Marie-Claire s’engage corps et âme dans la défense de ce lieu singulier qu’elle comprend, avec d’autres (dont moi) comme un espace civique qui pratique la philosophie pour tous. La bataille est intense et le Collège est sauvé. Dans un cas comme dans l’autre, à Istanbul comme à Paris, j’ai pu voir combien Marie-Claire Caloz-Tschopp s’implique, par la réflexion et l’analyse autant que par la franchise de ses positions (auxquelles elle ajoute une dose certaine de diplomatie), dans la défense et le renforcement des espaces de pensée qui sont aussi des espaces de liberté, de formation et d’émancipation. Je sais combien elle est armée pour imaginer, avec d’autres collègues et ami-e-s, « un espace d’université libre à Genève ». Aussi je vous adresse tous mes vœux de réussite pour cette rencontre, dont j’attends les résultats avec curiosité et impatience.

Diogo Sardinha, juin 2019.