Migration, colonisation, corps d’exception

Sidi Mohammed Barkat, philosophe, chercheur associé, CNAM

La présence des migrants en Europe ressemble beaucoup à une intempérie. Ce substantif, il faut l’entendre en son vieux sens : un dérèglement dans les conditions atmosphériques. Un dérèglement dans les manières d’être et de penser l’homme et le monde. Le côté grand large de la vision de l’histoire associé à la présence du migrant perturbe les mythes nationaux et étatiques. Cette perturbation revivifie. Elle dérègle les coordonnées du temps et de l’espace, et ouvre l’horizon sur un au-delà du théâtre du monde homogène, sur l’invention de lieux inédits, ceux de l’égalité.

Cependant, l’intempérie paraît plus souvent sous la figure infernale de l’abîme[1]. Sous les traits d’un choc meurtrier avec un monde étranger envahissant, mis en scène sous la figure même de ce qui est hideux, de ce qui mettrait en péril l’économie générale des lieux, la précieuse existence des frontières, la protection des propriétés morales de la nation. Le migrant d’aujourd’hui apparaît d’abord sous les aspects d’un individu coupable a priori, coupable d’être compromis avec la vie. L’accomplissement de la vie par le migrant, dans sa migration même, occupe dans cette perspective une place équivalente à celle de la pulsion dans l’économie psychique. La vie du migrant serait essentiellement pulsionnelle. Et l’accomplissement de la vie appellerait par conséquent sa canalisation, voire son effacement. C’est pourquoi il n’est pas exagéré de dire du refus de la présence du migrant dans les pays d’Europe qu’il se fait selon un mode légaliste dont la visée n’est rien moins que l’enveloppement ou l’enfermement de la vie, légitimée par un discours de promotion de la raison. D’une certaine façon, il s’agit de civiliser le migrant en neutralisant son côté vie. Le migrant est acceptable, mais sans le côté intempérie. C’est sans doute cela qui fait la singularité des politiques de l’État de droit en matière de migration. Elles n’ont pas pour objectif d’éliminer des corps, mais d’éliminer de ces corps la vie. Que pour atteindre cet objectif il faille en passer par la meurtrissure des corps eux-mêmes, voilà qui ne prête à aucune discussion. Civiliser ne veut donc rien dire d’autre que neutraliser, c’est-à-dire maîtriser. Or civiliser afin de neutraliser est un axiome du gouvernement colonial[2], rejoué dans le contexte qui est désormais le nôtre, celui de la mondialisation. Sur cet axiome viennent se greffer plusieurs mécanismes dont l’agencement donne sa particularité au système répressif qui s’acharne sur les migrants. Nous en examinerons deux. Le premier mécanisme concerne la question de la nomination.

Pour les États de l’Europe, en effet, la question du migrant est sans doute d’abord affaire de nomination. Le migrant est celui dont le nom d’appartenance à un État sert de marque et de preuve dans un dispositif signalétique de police. Rattaché ainsi à un État, il est identifié. À partir de quoi, semble être rendue possible toute opération de classification, d’accueil, de retour, etc. Le repérage par le nom permet de considérer l’opération étatique de contrôle comme une simple réactivation de la règle de différenciation des nations et des États, puisque au bout du compte, le migrant paraît devoir retrouver sa place au sein de sa nation et de son État en tant qu’elle serait son dû. L’institution réaliserait ainsi le bonheur des gens par l’accomplissement de sa fonction classique de police. Le migrant est ici supposé être accueilli par l’État et remis entre les mains de son institution de tutelle susceptible de prendre soin de lui. Il apparaît dès lors que le recours aux politiques d’aide au développement n’a pas tant pour objectif de contribuer à placer ces institutions de tutelle dans la possibilité de « prendre soin » de leurs ressortissants que de compter sur leur connivence afin de donner à la fonction de police l’autorité dont elle a besoin. Mais derrière cette façade, qui suppose l’existence d’une institution jouant le rôle de tiers et la présence d’individus considérés comme des sujets que l’on ne fait que rendre à leur conscience un moment égarée, le migrant sait qu’il existe une entreprise entièrement fondée sur l’idée selon laquelle il n’a pas de nom véritable. Une entreprise de hiérarchisation, de rétention, de détention, d’expulsion, etc. où l’institution est dans le duel avec les migrants et ne joue pas son rôle de tiers. Ne pas avoir de nom signifie ne pas être un sujet aux yeux de l’État. Pour que ce déclassement soit possible, le migrant où qu’il soit est avant tout supposé être présent à un territoire, mais non à un pays. De sorte que le mot frontière ne peut plus être compris seulement en son sens habituel, il renvoie aussi à la frontière de la peau. À l’intérieur de l’Europe, le migrant accepté est littéralement maintenu à l’extérieur, dans les limites de son corps. Le migrant n’est donc pas celui que l’on renvoie dans son pays ou bien que l’on autorise à rester dans le pays, il est avant tout, qu’il soit à l’extérieur ou à l’intérieur de la frontière traditionnelle des pays d’Europe, celui qui s’absente de tout pays. En ce sens, il est absolument sans nom, et la volonté des États européens de l’associer à un nom n’est rien d’autre qu’une manière de lui coller une étiquette, une sorte d’image, de décor sans fond, et de légitimer ainsi l’opération qui consiste à le tenir à distance de tout pays. Situé à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Europe, le migrant est continûment renvoyé à l’espace sans vie caractérisant le territoire sans consistance de pays : une réserve, qu’elle soit située à l’étranger ou constituée des corps mêmes. Quel que soit l’espace qu’il occupe, le migrant est un être pour ainsi dire en suspens, en attente, dans l’incertitude indéfinie de pouvoir jamais rejoindre un pays.

Le nom véritable ne dépend donc pas de son rattachement à un État, mais de la seule présence du migrant  dans le pays, qui est le témoignage d’une puissance de vie en train de s’accomplir. Mais ce nom-là lui est refusé. L’accomplissement de la puissance de vie du migrant l’institue en effet comme habitant du pays. L’attribution d’un nom-étiquette à la place du nom véritable, le renforcement de la frontière, la mise en représentation de la peau comme borne constituent ensemble le dispositif qui efface l’existence réelle du migrant, son existence en tant qu’habitant du pays. Ils interdisent qu’on le compte comme un habitant. Et le migrant qui persiste à demeurer là apparaît comme une sorte de présence d’absence dans le pays. De ce point de vue, il est du côté de la mort. Une mort paradoxale, une sorte de vie de mort.

Cet enveloppement de la vie par la mort est porté par la mise en scène d’une image du migrant sous la figure d’un être incapable indéfiniment d’accéder à l’âge de raison, c’est-à-dire d’être un sujet susceptible d’établir un rapport sensé avec le pays. Le mouvement vers d’autres terres, dont pour une petite partie celles de l’Europe, ne serait pas l’effet d’un réseau complexe de déterminations lié à la transformation du rapport de travail à l’échelle planétaire qui fait de certaines parties du monde de vastes régions de désolation ayant perdu leur visage de pays et à partir desquels des hommes et des femmes trouvent la volonté – en somme politique – d’accomplir tout de même la vie. Il ne serait que la simple conséquence d’une réalité de misère liée à l’identité de peuples particuliers.

C’est là le deuxième mécanisme du système, où l’emporte l’idée selon laquelle le migrant serait un être foncièrement hostile au principe de raison. Cette idée justifie la représentation du migrant sous la forme d’un corps sans envergure symbolique. Il ne s’agit cependant pas d’un sous-homme, car l’État de droit ne se compromet pas avec les représentations extrémistes, mais simplement d’un individu incapable de laisser s’accomplir en lui ses dispositions humaines. Il est important de remarquer ici qu’en Europe, l’État n’imagine pas le migrant du point de vue de ses déterminations ontologiques. La profonde division qui distingue la société humaine en migrants et gens du pays ne dépend pas, en effet, d’une métaphysique raciale confinant a priori les sous-ensembles qui la constituent dans des entités irréductibles l’une à l’autre. Ainsi qu’on vient de le voir, le procédé est plus subtil qui, bien qu’il inclue les migrants dans le monde des humains auquel appartiennent naturellement les gens du pays, leur dénie la capacité de se conformer à ses principes. C’est en ce sens que les mécanismes qui caractérisent l’institution de l’État de droit sont effrayants, car ils produisent un mode d’enfermement des hommes ne laissant que peu de chance à leur émancipation par leur accomplissement de la vie tout en se donnant à voir sous la figure d’un dispositif de liberté.

Dès lors, l’idée selon laquelle le migrant serait incapable de laisser s’accomplir en lui ses dispositions humaines est suffisante pour justifier l’emprisonnement durable de ce corps dans des modalités répressives et de contrôle relevant du régime d’exception[3]. L’institution du migrant, comme celle du colonisé, équivaut ainsi à sa réduction à ce que l’on peut appeler un corps d’exception. Largement soumise à la volonté de l’institution étatique, l’existence du migrant ne se donne plus à voir que sous la forme d’une réalité écrasée sous le poids d’un destin implacable. Avec sa réduction à un corps d’exception, le migrant relève en grande partie de l’ordre de la police où le fait et le droit sont confondus.

Dans cette perspective, l’institution de contrôle des migrants ne s’inscrit pas dans le cadre général des processus de normalisation, notamment par le droit commun, elle en est un cas limite. Supposés insensibles aux dispositifs habituels producteurs de la culpabilité subjective nécessaire au rapport fondé en raison avec le pays, les migrants devront se soumettre aux règles établies sous l’effet d’un conditionnement approprié. Sans doute faut-il souligner ce point décisif : le contrôle social des migrants ne met pas en œuvre des mécanismes institutionnels touchant la subjectivité humaine ; pour l’essentiel, il soumet les migrants à une logique de conditionnement. L’exercice de la force, mais aussi l’usage du paternalisme – bien connu dans l’univers colonial –, sont tout le contenu d’un dispositif de production de réflexes conditionnés supposés ajuster mécaniquement les comportements des migrants aux exigences du pays. C’est ainsi qu’il est devenu impératif d’inculquer matériellement la règle de différenciation, en l’inscrivant sur le corps même. Car, en effet, l’enfermement et le refoulement ne sont rien d’autre que l’expression de cette inscription. Ainsi donne-t-on toute son importance à l’idée, devenue courante, selon laquelle plutôt que de tenter d’attacher subjectivement le migrant à l’ordre du monde européen, il vaut mieux, conformément à sa condition, le contraindre à en respecter les règles.

Les deux mécanismes que nous venons d’évoquer succinctement indiquent bien que, dans le style de l’État de droit – c’est-à-dire sans que les choses soient dites explicitement –, la société continue d’être transformée dans ses fondements et ses principes mêmes, à la manière de l’époque coloniale. Et ce qui s’absente dans cette vaste entreprise, c’est l’idée que la vie seule singularise les hommes. Que l’existence se nourrit du sel de la vie en réinventant continûment l’égalité qui libère la puissance des hommes, égalité que l’histoire semble prendre plaisir à dénouer avec une mystérieuse obstination.


[1] Marie-Claire Caloz-Tschopp, Les étrangers aux frontières de l’Europe et le spectre des camps, Paris, La Dispute, 2005 ; notamment le tableau V : « Traces d’anéantissement dans les renvois forcés d’étrangers », pp. 139-171.
[2] Sur cette question, je me permets de renvoyer à mon livre : Le corps d’exception. Les artifices du pouvoir colonial ou la destruction de la vie, Paris, éd. Amsterdam, 2005.
[3] « La tradition des opprimés nous enseigne que l’« état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une  conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. […] » (« Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000, « thèse VIII », p. 433.