L’étonnement

Hannah Arendt

 Thaumazein, l’étonnement pour ce qui est en tant que c’est, est, selon Platon, un pathos, quelque chose qui est enduré et qui, comme tel, est tout à fait distinct de doxadzein, de la formation d’une opinion au sujet de quelque chose. L’étonnement que l’homme endure ou qui lui arrive ne peut pas être rapporté en mots parce qu’il est trop général pour les mots. Cet étonnement ne peut donc être exprimé adéquatement. Platon doit l’avoir vu dans ces états traumatiques, souvent rapportés, dans lesquels tombait Socrate quand, comme saisi de ravissement, il devenait complètement immobile, regardant sans voir et entendre. Cet étonnement envers toute chose, ce qui est en tant que c’est, n’est lié à aucune chose spécifique et c’est pourquoi Kierkegaard l’a interprété en termes de no-thing, de rien. De là vient la généralité spécifique de l’affirmation philosophique qui la distingue des affirmations des sciences. La philosophie, comme discipline spéciale, est fondée sur cette expérience. Pour autant que l’état d’étonnement sans paroles puisse se traduire en mots, il commencera par formuler les variations infinies de ce que nous nommons les questions ultimes – qu’est-ce que l’Être ? Qui est l’homme ? Que signifie la Vie ? Qu’est-ce que la mort ?, etc.toutes ayant en commun de ne pouvoir être résolues scientifiquement. Le « Je sais que je ne sais pas » de Socrate exprime en termes de connaissance ce manque de réponse scientifique. Mais dans l’état d’étonnement, cette affirmation perd sa saveur sèchement négative ; le résultat laissé dans l’esprit de la personne qui a enduré le pathos de l’étonnement peut seulement être exprimé par : maintenant je sais ce que signifie ne pas connaître, maintenant je sais que je ne sais pas. C’est de cette expérience réelle de non savoir dans laquelle un des aspects humains fondamentaux de la condition humaine sur terre se révèle, qu’affleurent les questions ultimes, non du fait rationnellement démontrable qu’il y a certaines choses que l’homme ne connaît pas, un fait qu’on peut espérer démentir un jour par une progression obstinée, ou que le positivisme peut écarter comme non pertinent.

En posant des questions ultimes, les questions sans réponse, l’homme se constitue comme un être questionnant, et en ce sens il est vrai que, comme l’affirme Aristote, la science trouve son origine dans la philosophie (non pas nécessairement son origine historique mais cette origine qui demeure sa source permanente à travers les générations). Une chose, je pense, est certaine : si l’homme perdait la faculté de poser des questions ultimes, il perdrait du même coup sa faculté de répondre aux questions auxquelles on peut répondre, il cesserait d’être un être questionnant et ce serait la fin non seulement de la philosophie mais aussi de la science. Aussi loin que la philosophie est concernée, s’il est vrai qu’elle commence avec le thaumazein et finit avec l’absence de parole, alors elle finit d’une certaine manière là, où elle avait commencé. Le commencement et la fin sont ici le même, et c’est le plus fondamental de ce qu’on appelle les cercles vicieux qu’on peut trouver dans tant d’arguments philosophiques.

C’est ce choc philosophique dont parle Platon qui traverse toutes les grandes philosophies et sépare le philosophe qui l’endure de ceux avec qui il vit. Et la différence entre les philosophes, qui sont en petit nombre, et la multitude n’est d’aucune manière, comme Platon l’avait indiqué, que la majorité ne sait rien du pathos de l’étonnement, mais bien plutôt qu’elle refuse de l’endurer. Ce refus est exprimé par le doxadzein, en formulant, comme nous pouvons maintenant le dire, des opinions sur des matières à propos desquelles l’homme ne peut pas avoir d’opinions parce que les standards communs et communément acceptés du sens commun ne s’y appliquent pas. La doxa, en d’autres mots, n’est pas tant l’opposé de la vérité, que le doxadzein n’est l’opposé du thaumazein. Avoir des opinions, conduit à l’erreur quand il s’agit de ces matières que nous pouvons connaître en nous étonnant de leur être (…).

Dans ce choc, l’homme au singulier, pour ainsi dire, est confronté pour un moment fugitif avec le tout de l’univers, comme il le sera à nouveau seulement au moment de sa mort (…).

Le pathos de l’étonnement n’est pas étranger aux hommes : au contraire, il est l’une des caractéristiques les plus générales de la condition humaine. Cependant beaucoup y échappent, en ayant des opinions sur ces sujets comme sur d’autres, par le doxadzein. ».

Arendt H., « Philosophie et politique », 1954, Les Cahiers du GRIF, 1986, 33, 92.