La création de la démocratie et de l’asile par l’action politique contre le néolibéralisme sécuritaire

Marie-Claire Caloz-Tschopp

Je dédie mon texte aux 43 personnes (aux Zaïrois, aux deux Ivoiriens, au Ghanéen, au Sénégalais, au Colombien) qui, le mercredi 22 mars 1995 ont été refoulées de force (emprisonnées, menottées et scotchées) à Kinshasa depuis l’Allemagne, la France, la Hollande dans un Airbus, le premier « charter Schengen ».

I. INTRODUCTION

Dans mon exposé[1], j’envisage l’asile et la notion de réfugié – tant leur existence que la possibilité de la libre circulation de toute personne cherchant protection – comme dimension de la démocratie « radicale » (Castoriadis, 1986, 1989). Je me propose d’explorer le lien entre l’asile et la démocratie en tant que cadre, régime, projet, action politique nouvelle et spécifique pour les droits à des conditions d’existence[2]liées à la liberté et à l’égalité[3]dans une communauté politique. L’enjeu de la réflexion est une dénationalisation et une déterritorialisation de la démocratie en tant que projet et action politique, une redéfinition du pluralisme politique et de la citoyenneté et pour ce faire la mise en rapport de la notion de réfugié et la spécificité de la démocratie « radicale ». J’emprunte la définition de l’action politique à H. Arendt. Je l’articulerai à celle de la démocratie comme projet philosophique et politique de « rupture » mise en valeur par C. Castoriadis, C. Lefort, Ch. Mouffe, notamment.

L’asile – pratique et valeur de société et le droit d’asile – principe, droit et pratique des États nationaux et de la communauté internationale des États – en tant qu’actualisation du droit, de la valeur de protection et d’hospitalité[4], sont menacés en Europe et dans l’hémisphère nord (le lieu d’où je parle). Et pourtant, le droit d’asile est un droit des êtres humains en tant que sujets de droits, à « une validité universelle, loin d’être liés à la nationalité, à l’ethnie, à la “race”, au sexe, à la religion, etc. » (Tribunal des peuples, 1994, 9). En plus d’être structurel, un tel processus n’est pas étranger non plus au mouvement de déréglementation de l’État social et de l’État de droit, instauré par R. Reagan et M. Thatcher, représentants les plus en vue des courants conservateurs de l’ultra-libéralisme et de l’installation d’une « démocratie sécuritaire »[5] dans l’Europe de Schengen. Le droit des étrangers est l’aspect le plus aigu du processus, mais pas l’unique lieu de détérioration des droits[6]. Les atteintes au droit d’asile mettent en danger en cascade une pratique et une valeur aussi ancienne que l’humanité – l’hospitalité – dont le philosophe Scherer (1993) a fait l’éloge, La valeur d’hospitalité est fondée sur la pluralité sur l’échange où prend racine le principe de réciprocité, constitutive du rapport à soi, à autrui et au politique. C’est un des aspects inquiétants du processus.

Kant avait vu dans l’hospitalité le premier fondement du droit international[7]. S’il en avait souligné l’importance, c’est que les atteintes à l’hospitalité apparaissent comme une des ultimes étapes de la dégradation des autres droits. Le droit d’asile est le « droit qui est le plus nécessaire à cause du risque d’un retour en arrière. Il est la cible d’élection de cette pulsion régressive de la réalité contre le tissu normatif » (Senese, 1995, 40). On comprend dès lors pourquoi l’asile et le droit d’asile sont une charnière entre des principes juridiques et leur effectivité[8].Ou en d’autres termes, l’asile et le droit d’asile sont un baromètre de la qualité politique et anthropologique d’une société. C’est un baromètre qui informe et avertit d’un danger concernant la communauté politique elle-même, les êtres humains et non seulement le droit d’asile. Si le droit d’asile est touché, en tant qu’un des droits ultimes, c’est que d’une certaine manière le seuil démocratique est atteint pour toute la communauté politique et pour chaque être humain, Ce que l’on observe à propos de la notion du réfugié doit se comprendre dans ce cadre.

Au-delà d’une évaluation du seuil de dégradation, et en nous tournant vers l’avenir, on peut penser que la crise du droit d’asile est un des lieux d’observation d’une autre crise, celle du paradigme politique dominant basé sur la nationalisation, la territorialisation des droits, l’idée d’une « nature humaine » à laquelle correspondrait une unique forme de rationalité, de vérité et d’universalité. La crispation sécuritaire et identitaire, l’usage de la violence physique comme moyen politique dans le droit d’asile ne seraient dans ce sens qu’une fixation sur un modèle politique erroné et anachronique, dont les étrangers, les individus et les groupes sociaux les plus fragiles seraient la cible la plus accessible à la violence. En ce sens, l’action politique dans le domaine du droit d’asile, dans la mesure où elle prend en compte la mobilité en participant à la création de la notion de réfugié participe à la création d’un nouveau paradigme du et de la[9]politique qui intègre un des aspects fondamentaux et spécifiques de la démocratie « radicale » : son incertitude fondamentale et sa fragilité (Castoriadis, Lefort, Arendt). En ce sens, la notion de réfugié est une dimension essentielle de la démocratie « radicale ». Dès lors, il s’agit de penser ensemble la démocratie, la citoyenneté, le pluralisme, à partir des interrogations que nous fournit la pratique de la notion de réfugié.

À partir d’une démarche qui s’inscrit dans la philosophie politique et donc qui s’intéresse en priorité au politique, je vais montrer que dans une telle perspective et vu l’ampleur des enjeux :

  1. pour évaluer l’état et la possibilité de développement de la notion d’asile et de réfugié, il est nécessaire de penser et de juger le cadre, les structures, le régime politique et aussi les responsabilités individuelles et collectives à partir des critères de définition de la démocratie prise dans son sens philosophique et politique « radical » (Castoriadis) ;
  2. si l’on désire contribuer à la création de la notion de réfugié et non collaborer à sa perte, il s’agit d’identifier les formes de pouvoir en œuvre aux frontières de la démocratie ;
  3. dans la mesure où il existe une relation étroite entre la conception du et de la politique et la conception de la pensée, il s’agit d’identifier les formes que revêt l’activité de pensée jugement dans ses rapports avec le néo-libéralisme sécuritaire dans le domaine du droit d’asile ;
  4. pour saisir la construction de la notion de réfugié, il est nécessaire de réfléchir à un nouveau paradigme[10]du politique qui intègre la mobilité, qui dénationalise et déterritorialise la pensée, les principes, les valeurs, les pratiques, la responsabilité, etc., les droits, la notion de réfugié face à la nationalisation et à la territorialisation des États-nations et à’ un régime politique sécuritaire. Une telle dénationalisation et déterritorialisation contient l’exigence d’une nouvelle définition et d’une construction d’un espace public – c’est-à-dire politique – pluriel aux frontières ;
  5. en partant de la mobilité, il s’agit de contribuer à créer et à développer une nouvelle pensée de la démocratie – de l’auto-position, de l’auto-limitation, base de l’action et de la responsabilité dans le mouvement –, une nouvelle culture politique de l’incertitude, et de la fragilité qui intègre le pouvoir de l’imagination dans l’élargissement de la conscience individuelle et collective et dans les connaissances sur la mobilité des populations, base de l’espoir et de l’optimisme dans l’action politique.

II. LA DÉMARCHE ET SES QUESTIONS

« Es, cierto, con el pensamiento 10 sabemos todos, pero saberlo con el pensamiento es una cosa y saberlo con el corazón es Otra completamente distinta ».

S. Tamaro, Donde el corazón te lleve, 165.

A. Une perspective, un lieu et une position

Aujourd’hui, quand je réfléchis à la notion de réfugié, des réalisations littéraires et cinématographiques me reviennent à la mémoire : Terres d’Asile, film sur l’exil, les réfugiés et la pratique du droit d’asile des États-nations d’Axel Clévenot à qui j’aimerais rendre hommage ici ; le voyage dAna Blum dans « le pays des choses dernières » de Paul Auster ; le film Lamerica où se croisent les migrations italiennes de la dernière guerre et les migrations d’ex-Yougoslavie déferlant sur l’Italie contemporaine ébahie, La jeune fille et la mort,film de Polanski où est posée, dans un huis clos, la question de l’impunité[11] ; et finalement, Va où ton cœur te porte, de Susanna Tamaro, qui par une voie intimiste, avec un regard simple et décapant explore des énigmes de notre époque à travers la vie de trois femmes et de trois générations. La liste n’est pas exhaustive. Ces réalisations artistiques sont un condensé de situations et de questions très actuelles présentes dans la notion de réfugié et son rapport au politique.

Je réfléchis à la notion de réfugié à partir de la philosophie politique et de ma situation de citoyenne qui rejoint celle des autres citoyens en Europe et dans les pays des exilés avec ou sans État et territoire. Être citoyenne cela signifie revendiquer ma participation à la vie publique et aux affaires communes. La philosophe que je suis par plaisir et par activité est une citoyenne comme les autres, C’est à tous les citoyens que je m’adresse. En pratiquant la philosophie[12], J’essaie de ne pas oublier les avertissements ironiques d’E. Kant et de H. Arendt à propos des « déformations professionnelles » des philosophes, des Denker von Gewerbe (penseurs de profession). La philosophie que je pratique par la recherche et l’enseignement s’articule à ma pratique de citoyenneté, dans le domaine du droit d’asile en particulier. Le rapport spécifique théorie-pratique du domaine de la philosophie et ses difficultés incitent à penser que celles-ci ne sont en partie pas étrangères à la situation que nous vivons sur le terrain du droit d’asile. La question du point de vue de la philosophie politique découle de l’existence et de la position sociale, matérielle de la philosophie politique et de ceux qui y travaillent[13].

La crise de la pensée, les formes d’institutionnalisation et de bureaucratisation des savoirs, s’inscrivent aussi dans la crise du politique et de la définition du pouvoir. On sait depuis Platon, que lorsque le pouvoir est conçu en terme de domination « les uns sont chargés de commander et les autres contraints d’obéir » (Arendt, 1983, 285). Et que cela n’épargne pas la pensée.

La reconnaissance d’un tel fait implique que pour réfléchir et pour parler on choisisse un lieu, un projet et une position. Le lieu et le projet c’est le Groupe de Genève « Violence et droit d’asile en Europe ». C’est un lieu créé par des personnes. Un lieu fragile et plein d’espoir. C’est un projet défini par des personnes, qui en posant la nécessité de réfléchir sur et à propos du droit d’asile en Europe s’intéressent « aux transformations de nos sociétés et aux nouvelles formes d’exclusion »[14].

La position c’est considérer la philosophie politique en tant que philosophie de la praxis, en tant que participant à l’élaboration d’une « théorie[15]du pouvoir comme action de création[16] » dans laquelle interviennent des questions d’éthique politique, c’est-à-dire de sens, de validité, de critères, de choix. Lorsque le politique est défini en terme de domination, de stratégie, de rapports de force, d’usage de la violence, de conception univoque de la rationalité et de la vérité, etc., il y a une dissociation, une séparation des sphères de la politique et de l’éthique[17]. En envisageant le pouvoir en tant qu’action des êtres et des groupes humains et non en tant que domination, on concilie d’une certaine manière la philosophie politique et l’éthique, On pose la question du bien et de la justice, des fins et des moyens, des critères de choix, de la signification, à l’intérieur du champ politique, de l’action humaine qui est politique, c’est-à-dire qui concerne la vie en commun. L’éthique, la recherche du bien et de la justice – loin d’être le signe d’un malaise profond ou une transformation du symptôme en signe de guérison (Enriquez, 1993), n’est ainsi pas séparée de la politique, de la responsabilité individuelle et collective. L’éthique ne se substitue pas à la politique. Le vrai sens du politique, le choix entre des orientations divergentes quant au bien et à la justice subsiste. La vie politique n’est pas réduite « à la nouvelle chronique judiciaire »[18] ou à un appel à la morale. Le « devoir être » qui s’exprime en terme d’action, de création des lois, de choix, de critères, de processus d’auto-limitation dans l’action politique est alors lié à l’imagination, à la pensée, au « vouloir être », aux conditions de l’exercice de la souveraineté, de la volonté et de la responsabilité des individus et des groupes dans une communauté politique.


Un tel constat sur la place respective du politique et de l’éthique ne vise aucunement à discréditer les travaux actuels en éthique des relations internationales qui posent des questions pertinentes à partir des théories angloaméricaines contemporaines, des paradigmes et d’une dialectique de la philosophie politique constructiviste rawlsienne et des communautaristes (GerdGiesen, 1992), de l’agir communicationnel, de la démocratie procédurale (Habermas, Ferry), d’une éthique de la déconstruction dans les relations internationales en s’inspirant des travaux de E, Levinas, de J.-L. Nancy et de Derrida, ou encore de l’introduction de la question de la « communauté des réfugiés », de l’altérité dans le champ du droit d’asile, par les travaux de D. Warner, etc. La liste n’est pas exhaustive car les travaux dans une perspective éthique sont nombreux dans les relations internationales. Peut-être leur volume indique-t-il que ce détour par l’éthique est le signe d’une impuissance, d’un manque de volonté politique ou encore d’un cynisme qui préside aux règles réelles des relations internationales rendant les règles existantes de plus en plus formelles et vides[19].

B. Une pensée offensive

Je désire maintenant aborder les liens entre la notion de réfugié et l’action politique telle que je l’ai brièvement définie. Mais tout d’abord, revenons un court instant à la philosophie et donc à la pensée, puis posons deux références à la base de la démocratie.

La pensée se veut-elle défensive ou offensive ? La question n’est pas sans importance quand on se soucie de vérité plurielle, provisoire et surtout de signification à propos de la définition de ce qu’est l’asile, le réfugié et le droit d’asile en rapport au politique. Une attitude offensive pose la nécessité d’un déplacement des postulats et des catégories pour tenter de voir autrement la réalité que telle qu’elle se présente à nous. Une attitude défensive pose la possibilité d’un aménagement d’espaces tactiques à l’intérieur du cadre existant. À ce propos, sur le terrain du droit d’asile, depuis quelques années on a l’impression que l’attitude tactique qui s’est exprimée sous toutes sortes de formes (par exemple, lâcher du terrain sur la définition en participant à la création d’une cascade de sous-statuts et de sous-droits pour ne pas tout perdre, guérilla juridique et administrative, délégation de responsabilités politiques au secteur privé) est en train d’épuiser ses possibilités. Un déplacement et une pensée offensive sont nécessaires pour un changement positif de paradigme du politique, dans la philosophie politique, le droit international et interne.

C. Deux références à la base de la démocratie

Deux références générales du cadre politique s’imposent comme point de départ de la réflexion.

Première référence. L’auto-position individuelle et plurielle face à la vie incertaine, fragile et vulnérable, toujours recommencée et à recommencer. C’est dans la naissance que s’inscrit notre rapport d’immortalité en tant que mortels comme l’explique si bien H. Arendt et aux forces de mort, face à l’indéterminé et au déterminé. « La fragilité des institutions et des lois et généralement de tout ce qui a trait à la communauté des hommes provient de la condition humaine de natalité’, elle est tout à fait indépendante de la fragilité de la nature humaine » (Arendt, 1983, 249).

L’indicateur des peurs y incite, avec la peur de risques majeurs[20], du chômage sur lesquelles se greffe la peur des réfugiés. Les conditions d’existence ou, si l’on veut, la lutte pour l’effectivité plus grande et jamais atteinte de l’égalité et de la liberté envisagées ensemble, ce que Balibar (1992) appelle à la suite de Rawls (1.987), mais dans une autre perspective, « l’égaliberté ». Ou, pour le dire en d’autres termes, la vie et la survie de l’humanité impliquent le respect de la nature par « l’artificialisme prométhéen de la civilisation moderne »[21], la répartition des ressources naturelles, et que les êtres humains se considèrent comme des égaux, ce qui nous renvoie au type de société dans lequel nous vivons (tant à ses fondements métaphysiques et philosophiques qu’à son cadre, à son organisation et à ses choix politiques). Nous savons tous, ne serait-ce que par l’angoisse face au développement technologique, que la destruction et la mort sont installées au cœur de la société industrielle et technique. Que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les êtres humains ivres de leur puissance ont inventé la possibilité, non tant de dominer la nature que de la détruire[22]et de s’auto-détruire (désastre nucléaire, écologique, biologique, etc.). Qu’ils ont installé un nouveau rapport à la vie et à la mort, avec une nouvelle exigence, celle de dominer les tendances suicidaires existantes qui découlent des découvertes de la puissance prométhéenne. Si j’évoque ce point ici, c’est qu’il est présent dans la pensée et les représentations de la « maîtrise » des migrations et dans la manière de définir la notion de réfugié.

Deuxième référence. Tout être humain, « a le droit d’avoir des droits » (Arendt), c’est-à-dire, qu’il dispose du droit à la vie et à l’action en tant que conditions d’existence, à l’égale dignité, sans considération particulière (de nationalité, de territorialité, de sexe, d’ethnie, etc.). C’est une extension du principe de justice (liberté, égalité) à chaque être humain qui présuppose aujourd’hui la prise en compte d’une tension politique inhérente au projet démocratique : l’identité entre gouvernants et gouvernés et de nouvelles formes de pluralité. La dialectique de l’unité et la diversité du genre humain se redéfinit dans ce cadre. L’affirmation « du droit d’avoir des droits » peut paraître puérile. Nous n’en sommes plus à nous demander, comme les conquistadores et leurs théologiens, si les Indiens ont une âme. Et pourtant, nous n’en sommes pas loin. La preuve ? Nous savons qu’il n’y a pas « qu’un seul monde », mais que de nouvelles formes d’apartheid, de racisme sont inscrites au cœur de la pensée et des rapports sociaux depuis la Renaissance, dans la société industrielle et au XXe siècle. Récemment, le racisme ne se pratique plus au nom de la différence de race, mais de la « différence culturelle » (Guillaumin, 1992), légitimant une nouvelle différence et une nouvelle hiérarchisation pour légitimer l’exclusion politique. Il est intéressant de noter qu’en Suisse, par exemple, la pensée de la « différence culturelle » se développe dans le domaine de la politique d’immigration et du droit d’asile (Caloz-Tschopp, 1993), exprimant la difficulté pour le néo-libéralisme sécuritaire d’assumer la nouvelle tension entre des logiques contradictoires (logique de l’identité, logique de la différence) inhérentes au projet démocratique dans la mesure où celui-ci se veut pluriel.

D. Le nouvel horizon ontologique de la finitude-infinitude: la maîtrise et l’immaîtrisable de la mobilité des populations

La question de la maîtrise et de l’immaîtrisable est au cœur de la mobilité des populations, parce qu’elle est au cœur de notre civilisation en lui indiquant ses propres limites. Dans une civilisation fortement organisée, nous dit encore H. Arendt, l’étranger – comme tout élément extérieur non contrôlable dérange parce qu’il fait apparaître les limites de l’invention humaine et donc sa finitude. Il est en quelque sorte la présence cachée du non-maîtrisé, du non-domestiqué par notre société technicienne. Il rend visible le complexe de Prométhée dérobant le feu aux Dieux pour l’apporter aux hommes, condamné par le dieu suprême à être enchaîné à un rocher où un aigle lui dévore les entrailles. En ce sens, la modernité contient la xénophobie comme le révélateur de ses limites. Au niveau politique, il rappelle « qu’une société démocratique est une société qui a renoncé à l’hypostase de la maîtrise absolue, fût-elle celle de la volonté générale » (Lenoble et Dewandre, 1992, 314) et qu’à l’illusion de la maîtrise absolue succède l’exigence de l’ouverture face à l’infinitude, à l’inachèvement, à l’autolimitation et à la finitude dont l’image extrême est la mort comme attitude, exigence philosophique et choix politiques qui en découlent.

La mobilité des populations implique en soi, au-delà d’un rappel des limites de la modernité, un élément de surprise, de non prévisible, de non maîtrisable par la logique technicienne. Il est impossible de tout prévoir, de tout contrôler, contrairement à ce que postule la science quand elle devient idéologie. C’est en bref ainsi que H. Arendt définit l’événement. L’événement surprend, tant la conscience individuelle que la conscience collective. La nouveauté surprend la partie chez les individus et dans les sociétés qui est de l’ordre de la répétition, de la continuité, de l’habitude, du Même. Ce qui pourrait expliquer en partie que les êtres humains, les sociétés ont tendance à développer plutôt des « réactions » que des actions.

Avec les lunettes de la continuité, de l’habitude, on ne voit pas la nouveauté, l’infinitude qui advient au travers de la mobilité des populations. On ne voit pas les interpellations que posent les réfugiés actuels au politique et à la démocratie, lorsqu’ils font de la politique « avec leurs pieds », en étant mobiles (par choix ou par obligation). Ou alors, on la leur dénie. Ils font ainsi trembler sur leur base le cadre, les structures, notre définition, nos pratiques, les fondements peut-être de la démocratie, tant du côté des États-nations que de la société « civile », tous deux trop inscrits dans une logique territoriale du sol et du sang (à la base de la philosophie des États-nations et de Schengen). Ils nous obligent à penser, non tant les transformations de « l’identité dans ses rapports à la démocratie d’une Europe au soir du siècle » (Lenoble, Dewandre, 1992), qu’un nouveau cadre pour la démocratie permettant de penser le lien entre le et la politique (cadre, structure, processus) et la mobilité des populations au niveau mondial, l’infinitude, et les limites conçues non plus en terme de frontières, mais en terme d’intégration du mouvement et d’auto-limitation. Qu’est-ce que cela signifie pour la notion de réfugié ?

III. LE POUVOIR COMME ACTION, LA DÉMOCRATIE, LA SAUVEGARDE ET LA CRÉATION DE LA NOTION DE RÉFUGIÉ. L’EXIGENCE D’UN NOUVEAU PARADIGME DU POLITIQUE

A. À propos du projet, du cadre et des structures politiques

1. La domination des États-nations, l’instauration de la démocratie sécuritaire et la fin de l’État de droit dans le droit d’asile en Europe

« L’État de droit s’arrête où commence la raison d’État ».

Ch. Pasqua, ministre de l’Intérieur (France, pour justifier le charter des Maliens).

J’ai déjà développé l’essentiel de ma réflexion concernant ce point dans un autre texte (Caloz-Tschopp, 1994) dont je me contente de résumer brièvement les axes principaux. Comme deux plaques de glace d’un iceberg, la logique du national-non national renforcée par la logique du sol et du sang[23] s’articule avec les mécanismes mondiaux économiques et politiques d’inclusion/exclusion. Les exclus du droit d’asile rejoignent les exclus de la prospérité. Les restrictions du droit d’asile accompagnent les restrictions des droits sociaux (travail, logement, égalité hommes-femmes, droit à la vieillesse, à la santé, à l’éducation, etc.). À ce stade, c’est l’ancien paradigme politique qui domine.

1.a Les limites du cadre de l’État-nation

Plusieurs facteurs permettent de penser qu’en observant l’effectivité de la notion de réfugié, on se trouve dans un étrange mélange entre un état pré-démocratique ou pré-politique et une démocratie « sécuritaire ». Les catégories existantes de la philosophie politique ne nous aident pas à définir une telle situation politique. Le cadre de l’État-nation rend impossible l’effectivité de la démocratie, même libérale en ce qui concerne les étrangers, comme l’a bien expliqué D. Lockack (1985). En matière d’étrangers, on se trouve dans une zone « d’infra-droit ». Il y a un blocage au niveau de la définition du et de la politique, du cadre et de la structure. Dès que l’on considère la souveraineté au regard du mouvement dans l’espace – de la mobilité des populations – et non plus d’éléments fixes – du territoire (sol) et de la logique du sang – le paradigme atteint ses limites. L’État-nation, sous des formes diverses selon les États (Angleterre, France, Allemagne, Suisse, etc.) est en effet la matrice du politique qui a succédé à trois empires en Europe et aux frontières de l’Europe (Russe, austro-hongrois, ottoman). On sait qu’il a existé un lien étroit entre expansion capitaliste et nation. Aujourd’hui ses limites sont lisibles, non seulement dans les contradictions entre la mobilité des populations et l’État-nation, mais aussi dans les contradictions entre les nécessités internationales de l’économie de marché, les pouvoirs internationaux qui s’y rattachent et l’organisation politique de l’État-nation dominante au niveau mondial dont la légitimité est liée à un contrôle de son expansion dans le cadre de ses frontières[24].

Il y a un divorce, une contradiction indépassable entre État-nation et marché, État-nation et mobilité des populations, État-nation et démocratie. La définition et la pratique d’asile montre que l’État-nation, sa souveraineté territoriale nationale, sa définition du rapport politique en termes d’individu-État[25](HCR, 1979 pour les incidences sur le droit d’asile), la distinction discutable entre « réfugié économique » et « réfugié politique », la non-reconnaissance des critères d’appartenance à certains peuples, la discrimination sexuelle (Pheterson, 1994), la référence à une cohérence du récit des faits toute occidentale, etc. sont encore les catégories de base de la règle dominante du jeu structurel, malgré les tensions et les transformations par le biais des tentatives de l’extension des droits de l’homme. Si cette logique se fissure par endroits, elle est cependant aussi en cours pour « l’espace Schengen » La catégorie du national/non national ancrée dans le territoire définit les règles de l’organisation et de la participation politique (citoyenneté) et d’une manière plus radicale, du « droit d’avoir des droits » de ceux qui sont non citoyens.

Ce fait explique peut-être que l’État maître à l’intérieur de ses frontières a tendance à appliquer la même logique de souveraineté à l’extérieur en s’affranchissant de toute règle dans sa conduite des relations internationales, Il s’aligne ainsi sur les modes d’action des multinationales. On ne peut que constater la contradiction qu’il y a dans le fait que les Etats appliquent ces règles du et de la politique dans le droit d’asile (souveraineté territoriale, rapports politiques individu État) et que, dans le même temps, ils les violent en pratiquant un « devoir » transformé en « droit » auprès d’autres États. De plus, il y a une opposition entre souveraineté étatique et nationale et souveraineté populaire et des individus. En Europe, en se plaçant dans le cadre
 du rapport sujet-objet, il n’y a plus de droit subjectif à l’asile[26], le demandeur d’asile n’est pas sujet politique exerçant sa souveraineté de sujet mais un objet manipulable à ce niveau. Ce fait est illustré par le décalage entre le droit international qui reconnaît le droit à tout individu « de chercher asile »[27] et l’octroi du droit d’asile qui est un droit strict de l’État souverain, donc libre d’octroyer ou de refuser sa protection. En ce sens, un tel cadre politique, en plus d’être ethnocentrique, est une restriction structurelle au principe de justice.

Notons en passant que la philosophie politique qui préside à la définition du réfugié de l’OUA tout en s’inscrivant dans le paradigme national, le déborde. Il ne s’agit pas seulement d’une définition plus large de la notion de réfugié, mais de l’usage de la référence du déplacement des populations dans la pensée politique. La guerre, les conflits internes, la famine sont des causes d’éligibilité dans la Convention de l’OUA régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique[28]. Elle renvoie à une autre notion du et de la politique et de la persécution qui a sa base dans un élément épistémologique clé pour la définition de la notion du politique et du réfugié la mobilité forcée[29]. L’OUA indique une voie pour réfléchir à un nouveau paradigme du politique.

I.b Les traces d’une démocratie sécuritaire dans la transformation de la notion de réfugié

En bref, la démocratie sécuritaire est la tendance à confiner exclusivement le politique à l’intérieur du lien entre liberté et sécurité. En tant que tendance générale, dans laquelle il faut inscrire l’évaluation de ce qui se passe au niveau de la notion de réfugié et de la démocratie, on assiste à « l’abolition de mécanismes de redistribution et d’arbitrage de l’État-providence ressentis comme entraves au bon fonctionnement du système économique » (Busch, 1995, 9). Avec la déréglementation – un droit d’asile de plus en plus restrictif et provisoire – le sens de l’orientation sécuritaire change. Des dispositions légales précises sont de plus en plus souvent remplacées par des dispositions floues à caractère de clauses générales, avec une augmentation du pouvoir exécutif et répressif, Pour le dire en une formule : « Le policier prend la place du politique » (Busch, 1995, 10).

1 b.1 Les transformations de la notion de réfugié et les aléas du pluralisme politique

Certains faits au niveau de la définition du réfugié montrent les limites de l’ancien paradigme politique et l’émergence de fissures de ce paradigme. Au niveau normatif international, la définition de la notion de réfugié par l’ONU reconnaît cinq causes de persécution[30](notons que la persécution n’y est, par exemple, pas définie à partir du genre, ni à partir de la notion de peuple). La procédure d’examen de la demande d’asile stipule que la crainte doit être examinée en fonction du sujet qui se réclame de la protection. Quant au rapport individu/État, bien qu’il soit à la base du raisonnement juridique, certaines interprétations commencent à déplacer la vision politique étroite et ethnocentrique qu’elle sous-tend. Ainsi la persécution ne doit pas forcément être le fait d’un État. Il est tenu compte aussi du fait que l’État duquel se réclame le réfugié, ne peut plus le protéger[31]. Les instruments internationaux devraient être appliqués dans la lettre et dans l’esprit, c’est-à-dire tenir compte des changements politiques. On observe cependant dans les pratiques des pays européens une déconstruction effective de la notion de réfugié par une rigidification du mode de pensée dominant. L’état de la jurisprudence est un autre indicateur à ce propos. Le contenu et les modes de déconstruction indiquent les lieux des contradictions vives,

Les violations qui se succèdent, en plus d’une « interprétation incorrecte du concept de réfugié en introduisant dans la définition des conditions qu’elle ne comporte pas » (Tribunal des peuples, 1994, 13). Chacun connaît le poids démesuré de la charge de la preuve, le déplacement du débat de la notion de réfugié (notion positive) vers celle du principe de non-refoulement (notion négative) qui a accompagné l’institutionnalisation des politiques de renvoi et de retour avec la détention comme pratique de violence physique institutionnalisée. Une telle évolution a été précédée du constat d’échec dans l’enceinte de l’ONU d’un élargissement du concept de réfugié de la Convention de 1951 pour l’adapter, sans perte de sa substance (?), aux persécutions actuelles.

Si l’on en croit les experts et selon un rapport provisoire[32], une nouvelle classification et hiérarchisation de la notion de réfugié en quatre statuts intervient peu à peu dans les procédures des États européens. Une telle tendance est accompagnée d’un doublement de la procédure de « tri » des demandes (recevabilité et admissibilité, accès à l’examen sur le fond) :

  1. le statut de la Convention de Genève ;
  2. un statut B pour des motifs de persécution plus larges (risque de traitement inhumain ou dégradant ou lutte pour la liberté et la démocratie) ;
  3. un statut C « pour les motifs plus économiques relatifs aux conditions générales de la vie »’,
  4. un statut temporaire (pour l’ex-Yougoslavie).

Qu’indique une telle classification et hiérarchisation de la notion, au-delà des questions de procédures (entrer ou non sur le fond, accélération et simplification souhaitable, désignation de l’autorité responsable, etc.) ? On assiste à un élargissement de fait de la notion de persécution, qui s’accompagne en même temps d’une fragilisation du statut à mesure que la notion s’élargit en devenant, non seulement plus large, mais plus vague quant à la référence à la persécution (et donc au politique). Elle s’accompagne d’une reconnaissance de plus en plus limitée en nombre de requérants de la première catégorie et d’une augmentation des autres catégories en relation étroite avec le niveau précaire de la catégorie. On pourrait parler d’un émiettement du concept et d’une fragilisation effective de la notion de réfugié en tant qu’elle renvoie à la persécution et au droit de protection dans le cadre de l’État de droit. Modelée par la pratique, la définition de réfugié change. Au-delà de ce que cela nous apprend sur l’évolution de la notion de réfugié elle-même, c’est un indicateur important de la manière dont les États-nations définissent le contenu du politique, dont fait partie le rapport persécution-protection. On doit constater que le mouvement pour définir le politique est inversement proportionnel au degré de sécurité juridique. À mesure que la persécution devient de plus en plus vaste, elle devient de plus en plus floue dans sa définition politique et dans sa prise en charge juridique par les États dits de droit.

En clair et en bref, dans la perspective démocratique à laquelle je me réfère, la dynamique du contenu de la notion de réfugié devrait être intégrée, non tant dans une classification hiérarchique qui tend vers le provisoire du statut de réfugié, que dans un élargissement global de la prise en compte politique et juridique des persécutions qui s’articule aux transformations du politique et à l’émergence d’un nouveau paradigme politique de la démocratie « radicale ». Dans un tel paradigme s’inscrirait, non un éclatement de la définition, mais une unique définition élargie et cohérente. La « démocratie avec les pieds », agie par des millions de personnes dessine une telle perspective. C’est à ce niveau-là d’une mise en œuvre de la recherche de protection que de nouvelles formes de pluralisme politique apparaissent. Les nouvelles formes de persécution indiquent de nouvelles formes du et de la politique, à la fois comme domination et comme création démocratique. La pratique des États indique pour l’instant plus une crispation dans un paradigme sécuritaire avec une diminution effective du contenu du droit de protection, que la construction d’un nouveau paradigme.

1.b.2 L’évaluation du risque, ou la prise en compte de l’incertitude et de la fragilité dans la notion de réfugié

La notion de risque peut être mise en rapport avec la plus ou moins grande prise en compte de l’incertitude et de la fragilité inhérente à la démocratie « radicale » telle qu’on l’observe dans la notion de réfugié. Quand il s’agit d’évaluer le degré du risque, c’est-à-dire de définir la frontière de la persécution et donc la demande de protection, comment est mise en œuvre la démocratie « radicale » dans la notion de réfugié ? Une telle question est-elle formulée et en quels termes par les États et par les requérants d’asile ?

La pratique de la logique de la preuve et les critères retenus pour mesurer la persécution (quantité, qualité) donne des indications précieuses sur le degré de démocratie interne à la procédure d’asile. Tout d’abord, le fait que la jurisprudence n’aborde pas systématiquement cette question indique dans ce cas l’absence de prise en compte de l’incertitude et de la fragilité. Le principe ontologique et épistémologique d’incertitude devrait être introduit systématiquement dans la procédure. Différents éléments servent à des degrés divers à mesurer le risque : la crainte subjective du demandeur, le moment (passé, présent, futur) et le lieu du risque (pays d’origine qualifiés ou non de pays sûrs, pays « d’accueil »). Dans la pratique, il y a des liens entre le temps et l’espace où peuvent se lire l’incertitude et la fragilité Par exemple, la persécution n’est pas limitée à un acte passé dans un lieu donné (pays d’origine), mais est articulée à l’action du requérant partout où il « bouge » et où il cherche des conditions d’existence favorables.

En clair et en bref, ce qui est en jeu dans la perspective de la démocratie « radicale », c’est la prise en compte, au niveau de la définition de la notion et de la procédure, du mouvement, de la dynamique de la persécution dans le temps et l’espace (quand et où qu’elle ait lieu) en tant qu’expression de l’incertitude et de la fragilité.

1.b.3 Le cadre et les structures d’examen de la notion de réfugié et l’incertitude

Au niveau de la structure politique chargée de la mise en œuvre de la notion, on assiste dans les États et dans le processus de Schengen à une expansion du pouvoir de décision des autorités de police et de contrôle des frontières, à une extension des compétences de la police pour l’exécution de contrôles d’identité et des rafles afin d’identifier des étrangers en séjour illégal, à la mise en place de systèmes d’information avec un perfectionnement des techniques de surveillance et de contrôle des demandeurs d’asile, à la mise en place de nouvelles prisons modernes, les centres d’internement pour les demandeurs, au refus de toute prestation sociale tout en refusant le droit au travail, ce qui favorise le travail au noir, la xénophobie et la criminalité.

Une telle tendance structurelle nous montre que le droit d’asile a tendance à être confiné au domaine humanitaire[33], bureaucratique et policier. En clair, c’est tendance à la fixation et non au mouvement qui préside aux choix structurels, De ce fait, le droit d’asile en tant que droit de l’État est de plus en plus séparé de la pratique de citoyenneté par ailleurs réservée aux « nationaux ». Le droit d’asile fait partie de la Raison d’État policière et un fossé la sépare de l’exercice de la souveraineté, de la responsabilité politique par les citoyens, tant nationaux que non nationaux. Il existe des freins importants à l’exercice de la citoyenneté par les « nationaux » dans leur vie et aussi quand ils s’intéressent au droit d’asile. Les conditions d’exercice du droit d’asile ne sont pas étrangères à une telle tendance.

L’harmonisation « formelle », mais non « matérielle » des accords de Schengen – qui concernent la libre circulation des personnes et non seulement le droit d’asile – montre aussi la domination du paradigme sécuritaire. La forme d’État – « intergouvernementale » – qui s’articule aux structures policières des États-nations (ministères de l’Intérieur, multiplications des groupes policiers aux statuts peu clairs) et oublie les structures démocratiques (Parlements, ONG) est un autre exemple structurel. On le voit par exemple dans le mode de mise en place (sans contrôle parlementaire ni démocratique) de fichiers automatisés pour les étrangers qui institue de manière préventive « la discrimination et l’exclusion par le contrôle » (Busch, 1995)[34]. En se figeant dans une logique sécuritaire, il hypothèque l’émergence de la démocratie.

Peut-être à ce niveau, devrions-nous nous inspirer d’une décision du maire Antonin Mockus de Bogota (Colombie) qui a remplacé la police de la circulation par des mimes et des clowns, accueillis avec enthousiasme par la population d’une ville asphyxiée par les gaz de trafic. Il semble que la population respecte plus les clowns, les mimes que les policiers, Des clowns aux frontières pour décider de l’examen d’une demande d’asile et des passeports ? Des mimes pour effectuer la politique des refoulements ? Les paradoxes de la notion de réfugié et la démocratie sécuritaire deviendraient-ils plus visibles et plus lisibles par les citoyens ?

2. Le nouveau paradigme politique: la démocratie comme création historique, valeur et projet

En bref, en simplifiant les arguments, le politique concerne le cadre, le régime, les formes d’action et d’organisation de la vie en commun et surtout le projet, depuis que l’être humain a été envisagé comme un « animal politique » (Aristote). Les points d’orgue sont le et la politique[35]et le pouvoir envisagés comme action de création (Arendt) qui se caractérise par l’idée et le vouloir d’une « institution de la société comme communauté politique » (Castoriadis, 1986, 317). En ce sens, il est évident que « dès qu’une société dénie à un groupe la jouissance de ses droits, elle ne peut plus être tenue pour démocratique » (Tribunal de peuples, 1994, 15). Ce point de départ qui pose tout être humain comme son égal dans la liberté, dans la dignité, l’égalité et la pluralité, est remis en cause matériellement par les pratiques restrictives du droit d’asile, symbolisées par exemple par le premier charter Schengen cité dans l’exergue ainsi que la loi sur les « mesures de contrainte » (en fait l’emprisonnement d’étrangers non coupables) en Suisse.

Le droit d’asile est remis en cause – ce qui est peut-être plus grave à long terme – dans « l’imaginaire social » (Castoriadis) au moment où la démocratie est représentée non comme concernant la communauté politique de ta planète où chaque être humain a une place, mais comme le luxe de riches privilégiés, qui seraient dégagés de la responsabilité de la démocratie, c’est-à-dire de la définition, de la responsabilité des choix quant aux lois, aux actions et au respect effectif des lois et des droits qui s’y rattachent. En ce sens, une telle représentation de la démocratie la dénature et s’inscrit dans une pensée d’apartheid sécuritaire. La démocratie comme cadre, régime et comme projet est ainsi détournée. De fragiles acquis historiques risquent de se perdre et surtout l’émergence d’un nouveau paradigme d’une démocratie pluraliste est hypothéqué.

Ce point de départ s’inscrit dans un régime politique particulier (historiquement, spatialement et culturellement[36]), la démocratie qui, prise dans sa radicalité, est un système politique qui s’auto-crée et s’auto-institue, qui pose le pouvoir au milieu du peuple pluriel, qui n’est pas institué sur le principe cognitif de la clôture mais sur l’ouverture, sur la possibilité de l’imagination créatrice, sur l’incertitude. C’est un système politique où la question de la vérité, du bien et de la justice en général, et non seulement de telles ou telles vérités et justices particulières et univoques, « doivent rester ouvertes à jamais » (Castoriadis, 287, 283).

C’est un régime politique tragique, au sens où c’est le seul régime qui ne délègue pas l’incertitude et le risque à l’extérieur (à une transcendance, à une autorité, à un chef, même s’il est charismatique) mais contient intrinsèquement l’infinitude, l’incertitude, le risque, « affronte ouvertement la possibilité de son autodestruction » (Castoriadis, 1986, 417) et donc contient intrinsèquement la responsabilité de chaque être humain qui y participe. En ce sens, la démocratie a un point commun avec le développement scientifique et technique – sa fragilité et une différence. Elle vise à inclure l’infinitude, I « incertitude et la responsabilité partagée de la fragilité et de ses conséquences dans l’action politique. Au niveau du droit d’asile, la conscience tragique implique donc de penser cette imprévisibilité, cette fragilité du politique, notamment dans les formes qu’elle prend dans la mobilité des populations et à la vivre, individuellement et collectivement[37].

Un tel projet, une telle « culture » politique impliquent la création de nouvelles attitudes individuelles et collectives inconscientes et conscientes pour affronter l’incertitude de l’infinitude, la fragilité et le risque au cœur de soi-même, du et de la politique. Au-delà du fait qu’il existe un besoin inconscient de certitude et de sécurité qui est l’envers du projet démocratique dont il faut tenir compte, on peut se demander quels moyens se donne un projet démocratique pour que l’incertitude et la peur du risque et de la fragilité ne conduisent pas à son contraire, à de nouvelles formes d’aliénation et de violence. Quelles « expériences intersubjectives universelles de complémentarité protectrice » (Amati, 1993), nouvelles formes de solidarité, pour oser le risque et l’incertitude, peuvent être construites et à quelles conditions ? La question est peut-être d’autant plus cruciale que l’étranger, cet immaîtrisable, réveille la face noire de la démocratie.

3. La notion de réfugié et la démocratie

Il y a un lien étroit, intrinsèque, pas lisible au premier abord, entre la démocratie et l’asile et la notion de réfugié. Les trois notions contiennent intrinsèquement l’infinitude et donc l’incertitude, la mobilité et la fragilité. Les trois contiennent en elle-même l’exigence de la création et donc de l’action pour ne pas disparaître. Elles exigent qu’on leur applique le principe ontologique et épistémologique de l’ouverture et non celui de la clôture pour prendre en compte l’infinitude, la mobilité, la complexité, l’incertitude, la fragilité. Si l’on en vient à la notion de réfugié, on peut se demander quelles conditions sont posées pour que, tant dans le cadre politique, le processus de construction/déconstruction de la notion, de la procédure, on intègre l’exigence de l’infinitude, l’incertitude et de la fragilité démocratique.

Une telle notion ainsi que les valeurs qu’elle recouvre (protection de la vie, de l’intégrité corporelle et de la liberté, hospitalité, dignité, égalité, etc.) n’existe pas en soi, par nature. Elle n’est pas une création ex nihilo qui s’auto-engendrerait. Elle existe par la capacité de pensée, d’imagination, la volonté et la responsabilité des êtres humains et de la communauté politique qui ont Créé et (dé)construisent cette notion et qui veillent à sa survie et à sa création. C’est un choix qui s’inscrit dans la construction de rapports « politiques » (vie en commun). Dans la perspective d’une observation de la dialectique entre un pouvoir conçu et pratiqué en terme de domination et un pouvoir conçu et pratiqué en terme d’action ouverte et plurielle, on peut postuler que la définition et les conditions de l’exercice du pouvoir déterminent la sauvegarde et la création de la notion de réfugié, c’est-à-dire son adaptation aux circonstances historiques, son extension pour intégrer les nouvelles formes de persécutions ou sa perte irrémédiable. L’inverse est aussi vrai comme on l’a vu. Il existe des facteurs structurels qui font exister la notion de réfugié, la rendent vivante. Il y en a d’autres qui la mettent en danger.

Un tel processus nous renvoie à l’exigence d’une pensée de l’infinitude de la mobilité, de l’incertitude, de l’ouverture, de la limite, de l’auto-limitation (fragilité !) – à la base de la démocratie prise dans sa radicalité philosophique. Même s’il ne s’agit pas de l’ignorer, est-ce alors en des termes sécuritaires qu’il convient de penser l’infinitude, l’ouverture et l’auto-limitation qui accompagnent l’auto-position démocratique ? Un tel processus restrictif est-il compatible avec la démocratie ?

Une autre perspective et un nouveau paradigme sont nécessaires. Un nouveau paradigme qui inclut l’attitude philosophique, épistémologique et politique de l’infinitude. Imaginer la démocratie « radicale », cela signifie intégrer la libre circulation des personnes au même niveau que celle des capitaux et des marchandises. Le système international actuel n’est pas légitime lorsqu’il préconise la libre circulation des capitaux, des marchandises et tente en toute impuissance par des mesures policières de bloquer la libre circulation des personnes, tout en créant des effets pervers qui mettent en cause non seulement la construction de la démocratie dans les pays d’origine des exilés, mais les acquis partiels de la démocratie en Europe (le passage d’une démocratie libérale à une démocratie sécuritaire).

Penser la mobilité le mouvement de l’Être dans l’existence – dans ses multiples aspects comme un fait global et interdépendant, détacher les droits du sol – et de la souveraineté nationale — et du sang, pour fonder un nouveau paradigme de la philosophie politique, du droit international et même la citoyenneté. La réflexion sur les notions d’asile et de réfugié est, à ce niveau, une pierre d’angle. Elle nous oblige à réfléchir au politique et à la politique, par l’une de ses extrémités qui au premier abord apparaît superflue mais qui cependant détermine et qualifie l’ensemble. Là où l’extrémité rejoint la loi générale du système dans sa globalité.

En bref, cela signifie intégrer les incertitudes, la fragilité et la possibilité d’autodestruction de l’asile et du droit d’asile et, par delà l’asile et le droit d’asile, des autres droits et donc du politique. Cela signifie ne pas atténuer les capacités d’indicateur du signal d’alarme que représente la crise de la notion de réfugié, mais de la prendre au sérieux, non seulement au niveau du droit d’asile, mais aussi au niveau du politique et de la politique dans son ensemble. Cela signifie, au niveau structurel, désenclaver la politique d’asile de son lieu réceptacle de toutes les contradictions d’autres non-choix structurels, comme l’explique bien Withol de Wenden (1995). Cela signifie intégrer les actions pour la création de la notion du réfugié à une préoccupation pour les conditions structurelles et matérielles de la démocratie aux frontières nationales ou continentales (lien structurel et non seulement occasionnel entre luttes pour la définition du réfugié et luttes pour les causes d’exil et d’inégalités dans nos sociétés ; liens entre politiques économiques, militaires, des droits sociaux des « nationaux » et politiques d’immigration et d’asile ; liens institutionnels dans les Etats entre la politique étrangère, les politiques d’immigration et d’asile et dessaisissement des polices du dossier du droit d’asile et de l’immigration ; luttes pour une démocratisation dans la construction de l’Europe de la libre circulation des personnes en ne laissant plus l’initiative aux seuls acteurs de l’Europe des polices, par exemple). La démocratie comporte ses illusions, ses débordements, ses limites. Cela signifie donc également une redéfinition de l’activité de pensée et du jugement, la nécessité de l’intégration de l’imagination pour un élargissement de la conscience individuelle et collective.

On aura compris que je ne désire pas restreindre la discussion sur la notion de réfugié à un débat juridique. On peut penser que ces dernières années le débat scientifique et technique s’est surtout concentré dans la sphère du juridique, un tel mouvement a peut-être accompagné les crises et les limites de l’État de droit. La prégnance du discours juridique a peut-être exprimé aussi d’une certaine manière l’enfermement du droit d’asile dans la démocratie libérale, nationale et territoriale confrontée aux tendances sécuritaires. Il s’agit d’élargir le débat aujourd’hui, de le placer dans une perspective où la question du politique et de la politique a sa place. Ou pour le dire en d’autres termes, tout en luttant contre les tendances sécuritaires où l’on se situe au-delà du droit, de passer d’une citoyenneté conçue comme un statut juridico-politique (conception libérale) à une citoyenneté dans sa dimension réellement politique (vertu, démocratie, pluralité au-delà du national et du territorial, etc.). La citoyenneté sera ainsi enrichie et renouvelée par le droit d’asile. C’est ce que je désire montrer maintenant.

4. Le réfugié, métaphore du mouvement de la démocratie, bouleverse la citoyenneté et exige de repenser l’espace public

Pour développer la citoyenneté, la perspective institutionnaliste est importante (politique de naturalisation, d’immigration, d’asile et analyse des principes et des processus qui les sous-tendent tant pour les nationaux que pour les non-nationaux quant à l’exercice politique). Il est évident que la notion de citoyenneté constitue le principe organisateur du passage d’une démocratie libérale et sécuritaire en matière d’étrangers à une « démocratie plurielle » (Mouffe). C’est un des enjeux majeurs pour les États européens au niveau politique de ces prochaines années. Le passage d’un système d’États-nations avec une relation directe entre nationalité et citoyenneté à un système de démocratie plurielle exige que l’on s’interroge sur la signification et la portée de la souveraineté politique face de la multiplication des identités et des allégeances. Comment bâtir la citoyenneté ? Avec quels principes et quels critères ? En suivant quelles procédures pour ne pas nier les conflits et les contradictions, mais les reconnaître, les analyser et saisir leur signification ? Il est évident que « …l’idée de démocratie pluriculturelle implique la recherche d’une conception de la citoyenneté qui soit compatible avec l’idée d’une pluri-allégeance de la part des citoyens » (Gianni, 1994, 17) et que cela devrait être aussi appliqué quand il s’agit de la notion de réfugié.

Quel est le lien entre mobilité (libre circulation), protection et citoyenneté ? Des questions se posent à ce niveau : « une citoyenneté est-elle encore envisageable ? La libre circulation à travers le monde n’est-elle qu’un privilège reconnu à certains ? Quels sont les fondements du droit d’asile dans un monde en mutation ? » (Wihtol de Wenden, 1995, 2). La protection a un lien étroit, non seulement avec la citoyenneté conçue comme participation politique[38], mais radicalement avec la reconnaissance de la mobilité comme la trace ontologique de l’infinitude inhérente à la démocratie au sens « radical » et antérieurement la liberté et la possibilité de se mouvoir, d’avoir une place, d’appartenir à une communauté politique (par l’accès à la protection qui est la condition d’accès aux autres droits). Dans un système d’États-nations souverains sur le territoire terrestre divisé en frontières, en étant confiné à un statut d’étranger au système politique, en plus de ne pas bénéficier des droits politiques, d’un côté l’étranger non national n’a pas le droit de quitter son pays, de l’autre il n’a plus d’accès au territoire de la communauté politique (« d’accueil » ou de résidence provisoire). Un des signes les plus évidents en a été ces dernières années, les difficultés de plus en plus grandes à quitter son pays sans visa, à déposer une demande d’asile, au fait d’installer « l’accueil » aux frontières et même au-delà des frontières de l’État-nation et de l’espace Schengen (Caloz-Tschopp, 1988).

Un des lieux de lecture privilégiés de ces phénomènes sont les zones de transit aériennes et terrestres (Julien-Laferrière, 1993) érigées en zones de non-droit et aussi les zones de protection de pays-frontières (zone réservée aux Kurdes en Irak par exemple). Dans ces zones, les réfugiés disposent-ils d’une protection effective, ou sont-ils des otages ? Dans les zones de transit, en arrivant, les pieds pourtant sur terre, dans un train ou dans un avion, mais considéré hors de tout territoire juridique, le réfugié devient ainsi un « réfugié sur orbite » (métaphore onusienne très parlante !), Il est exclu non seulement de ta possibilité de la citoyenneté, mais de la mobilité, d’une place et de l’appartenance politique, avant même toute possibilité de participation politique. La figure de l’apatride apparue dans les années 20 et qui réapparaît aujourd’hui illustre bien la situation. Avec une différence. Le droit à la mobilité diminue. Les limites de l’appartenance se déplacent, se durcissent. Les 149 réfugiés kurdes (pour la plupart) fuyant l’Irak, ballottés durant six mois d’une frontière à l’autre qui viennent de passer quinze jours entassés dans des wagons en Lettonie en sont une des images tragiques les plus récentes.

Dans les cas où est en jeu la vie en tant qu’exigence de mouvement, la liberté, l’intégrité corporelle, la non-mobilité, la non-appartenance politique par le refus de statut politique de protection préalable à l’accès aux autres droits, ont comme conséquence non seulement l’exclusion politique, la non-citoyenneté, mais plus radicalement par l’impossibilité de la mobilité et de l’appartenance à toute communauté politique, le processus de l’exclusion politique, et ainsi l’exclusion de toute communauté humaine. H. Arendt a très bien décrit ce processus historique à propos du nazisme qui a conduit à la Solution finale. Un tel fait nous oblige à repenser les liens entre le droit d’asile et la citoyenneté.

Plus radicalement, au-delà de ce passage de la démocratie libérale et sécuritaire à la démocratie plurielle, lorsque celle-ci est mise en rapport avec la notion de réfugié, on ne peut faire l’économie de l’ensemble des limites structurelles du paradigme basé sur la territorialité. La création d’un nouvel espace public passe par une citoyenneté définie aussi par le mouvement. Elle ne peut être uniquement rattachée au territoire. Il s’agit de déterritorialiser le et la politique, la citoyenneté et les droits en repensant l’espace public. L’espace public est un espace territorial plus vaste que celui de la Cité grecque, un espace créé par l’action et détaché du territoire. En ce sens, l’espace public se construit comme un espace pluriel. La polis n’est plus la cité physique. « Où que vous alliez, vous serez une polis » (Arendt, 1986, 258), Le « déménagement » de D. Karahasan (1995) écrit dans un Sarajevo en guerre nous fournit une métaphore puissante pour imaginer l’absence d’un tel espace politique aujourd’hui.

Cela implique plus fondamentalement d’introduire une nouvelle pensée, une ontologie du mouvement dans l’espace et le temps, de penser ensemble la citoyenneté, la mobilité et l’appartenance politique en tant qu’accès à des conditions d’existence et donc au et à la politique et donc aux droits pour des millions de personnes. Cela implique d’une part, le détachement des droits de la logique territoriale (sol) et du sang, l’inscription dans le et la politique, du mouvement, de la mobilité. Un tel processus passe par l’intégration de la diversité culturelle dans les États « d’accueil », mais ne commence, ni ne s’épuise à ce niveau. Si on en restait là, on considèrerait l’intégration en oubliant ce qui se passe lorsque les réfugiés peuvent ou ne peuvent pas « bouger », lorsqu’ils arrivent aux « frontières de la démocratie » ces non-lieux où sont radicalement exclues des millions de personnes aujourd’hui. Ou pour le dire en d’autres termes d’un débat bien connu, il ne s’agit pas d’opposer la politique d’intégration dans le territoire de l’État-nation à la politique du droit d’asile et des droits fondamentaux, contenus dans la Déclaration des droits de l’homme, aux frontières.

En résumé, c’est la définition ontologique du politique et de la politique, en tant qu’action de mouvement qui est en cause et non seulement son cadre et ses structures institutionnelles. En ce sens, peut-être s’agit-il de repenser les bases de la démocratie « radicale » (infinitude, incertitude, risque, création, processus continu, espace public distinct du territoire) à la lumière de la mobilité, en tant que projet politique. Je pense qu’une incorporation de l’ouverture, de l’incertitude et du risque implique aujourd’hui l’intégration du mouvement dans l’action politique, c’est-à-dire la prise en compte du mouvement des populations, la place et l’appartenance politique de tous les êtres humains à une communauté politique définie aussi par la mobilité. Le mouvement a été fantasmé (en terme d’afflux, de vagues, etc.), il n’a pas été pensé ni ontologiquement, ni épistémologiquement, ni politiquement dans la perspective d’un nouveau paradigme. C’est une tâche urgente.

B. À propos de l’activité de pensée. L’imaginaire dans la conscience politique

« C’est le propre des régimes dans lesquels tout le pouvoir vient d’en haut et où aucune critique ne peut venir du bas, d’affaiblir et de confondre la capacité de jugement et de créer une vaste zone de consciences grises à mi-chemin entre les grands du mal et les victimes pures… ».

Primo Levi (1987) Lilith, éd. Liana Levi, 86.

5. L’activité de pensée et la démocratie

L’activité de pensée est étroitement liée à l’action humaine et politique. H. Arendt écrit à ce propos : « Un des traits marquants de l’action humaine est qu’elle entreprend toujours du nouveau, ce qui ne signifie pas qu’elle puisse alors partir de rien, créer à partir du néant. On ne peut faire place à une action nouvelle qu’à partir du déplacement ou de la destruction de ce qui préexistait et de la modification de l’état des choses existant. Ces transformations ne sont possibles que du fait que nous possédons la faculté de nous écarter par la pensée de notre environnement et d’imaginer que les choses pourraient être différentes de ce qu’elles sont en réalité » (1986,9).

Reconnaître la pensée en tant qu’intellect et non raison[39], l’activité de pensée en tant que recherche de vérité (principes) et de signification (comprendre le sens) est reconnaître le fait qu’il n’existe pas un système de savoir unique et définitif, comme il n’existe pas un univers totalement fini et ordonné. L’ouverture, l’infinitude, la part de chaos de l’univers et de la pensée correspond à l’ouverture et à l’infinitude démocratique du politique[40]et de la notion de réfugié. Pour comprendre à quoi réfère la notion de réfugié, il serait illusoire de se confiner à une raison dont l’unique critère est un critère de « vérité » importé des sciences exactes[41]et non à une pensée qui combine recherche de la vérité et de la signification (Arendt). Pas plus qu’on ne peut exiger de l’éthique qu’elle remplace le politique, on ne peut demander à la science avec une normativité interne et une finalité, celle d’un savoir authentique (exigence de vérifiabilité) avec ses exigences épistémologiques et méthodologiques liées à des procédures de définition des objets, des démarches, des critères pour ce qui n’est pas de son domaine de pertinence[42]. Un physicien l’explique bien[43]. Peut-être même, la référence à la science comme support technique ou idéologique (on le constate par le biais de la référence à l’efficacité bureaucratique dans le droit d’asile), dans la mesure où elle introduit une « culture de l’artificiel », déstabiliserait non seulement l’éthique, selon les termes de Ladrière (1994, 60), mais le politique lui-même.

Lorsque l’activité de pensée s’attelle à l’action humaine, la prise en compte du pouvoir de l’imagination (Castoriadis), du statut provisoire de la vérité et de la signification dans l’activité de pensée, est fondamentale. H. Arendt résumait son projet de l’étude de la pensée, de la « vie de l’esprit » par une phrase dans laquelle j’inscris ma réflexion : « l’exigence de raison n’est pas inspirée par la recherche de la vérité mais par celle de la signification. Et vérité et signification ne sont pas une seule et même chose » (Ve1, 30). Les conséquences sont à mesurer tant dans la définition de l’activité de pensée que dans un renouvellement du rapport des savoirs à l’action. L’expérience de la liberté de pensée, et le lien entre pensée et politique, est à ce prix.

La pensée qui s’intéresse à la signification est une forme de pouvoir d’action parmi d’autres démarches d’action. Là aussi interviennent la vie, la liberté, l’égalité, la volonté, la responsabilité, le choix. Dans ce sens, quand on pense, quand on s’interroge sur la nature et la signification des faits et des actes, on pose aussi la possibilité de l’existence d’une réalité autre que celle qui est devant nos yeux, ou si vous voulez, on imagine le Même et l’Autre, la réalité telle qu’elle est et aussi la nouveauté. On met en : route « l’action politique instituante » (Castoriadis, 1986, 285). C’est en ce sens aussi qu’il y a un lien étroit entre l’activité de pensée et la démocratie. C’est la perspective que l’on retrouve par exemple chez Arendt et Castoriadis et qui m’intéresse.

L’activité de pensée concerne le cadre, la structure, le régime politique et aussi les responsabilités individuelles et collectives à partir des critères de définition de la démocratie comme projet.

6. L’urgence d’une philosophie du jugement politique. L’imaginaire, dans la conscience politique pour pouvoir créer la notion de réfugié.

« En somme pour dire la vérité, je n’ai pas rencontré de monstres, mais des fonctionnaires. Ils se comportaient comme des monstres ».

Primo Lévi, 1995, Le devoir de mémoire, éd. Mille et une Nuits, 65-66.

Pris dans la crise du droit d’asile, devrions-nous nous limiter à une éthique et une esthétique existentielle de l’absurde, merveilleusement décrite par Camus dans Le mythe de Sisyphe ? La beauté du mythe et le travail harassant de Sisyphe symbolise si bien l’existence vécue dans la vie quotidienne de l’asile, où l’on doit constater la disproportion entre le travail et ses résultats, qu’elles nous y inciteraient. En situant l’existence des êtres humains dans le lieu du politique, il nous faut ailer de Sisyphe, de l’éthique tragique de la conscience à une interrogation sur l’activité de pensée dans une perspective d’élargissement – par l’imagination – de la pensée et de la conscience politique qui accompagne l’émergence du nouveau paradigme politique. Et cela devient d’autant plus urgent à un moment, où se concentrent les décisions en mains policières et où, avec l’Europe de Schengen, un petit fonctionnaire de Galicie peut décider sur un territoire qui va de la Belgique au sud du Portugal.

Faut-il penser, avec Castoriadis, que « le juger et le choisir, en un sens radical, ont été créés en Grèce, et (que) c’est là l’un des sens de la création grecque de la politique et de la philosophie » (1986, 282) ? Quelle qu’en soit l’origine, en acceptant provisoirement ce point de vue gréco-occidental, au risque d’être ethnocentrique par méconnaissance, centrons-nous sur le fait que l’activité de pensée part du fait que la pensée comme l’action est « autoposition » à partir de l’imagination, et que dans ce sens la force de l’imagination, la volonté sont nécessaires à la liberté. La pensée contient aussi l’exigence de la délibération, du jugement et de choix. Il s’agit d’élucider les significations qui sous-tendent l’action. Comment lire les nouveautés contenues dans les significations, si notre imaginaire social est prisonnier des cadres anciens, si notre conscience est piégée dans « la banalité du mal » (Arendt) ? La voie de la mentalité élargie de Kant est séduisante, mais insuffisante[44]. Comment intervient la question du jugement et du choix entre différentes institutions, voies, critères de la société, et aussi chez les sujets politiques, voilà la question politique par excellence, comme l’écrit Castoriadis (1986, 282). C’est dans un tel cadre qu’on peut considérer la dialectique obéissance/désobéissance présente sur le terrain du droit d’asile où intervient concrètement la liberté et la volonté politique.

L’activité de pensée ne s’exerce pas dans le vide. Elle est inscrite dans l’histoire (passée, présente, future) et dans l’espace (divisé, planétaire, interplanétaire dans l’infinitude de l’univers). Sans pouvoir aborder ici les rapports entre modernité et pensée, je désire centrer mon propos sur l’activité de pensée et sur son aliénation en relation à la pratique d’asile actuelle. H. Arendt, les penseurs de l’École de Frankfort, le groupe Socialisme ou Barbarie, notamment, ont décrit les transformations de la pensée, le processus de massification et d’uniformisation des comportements qui ont accompagné le « totalitarisme », l’aliénation de l’imaginaire individuel et social. Ils ont montré que gouverner les hommes par la terreur et la manipulation avait été ramené à une technique rationnelle. La pensée avait été réduite à une technique. L’aspect créatif, l’aspect du jugement avait été pratiquement éliminé[45].


Il y a différentes formes d’aliénation du pouvoir de pensée qui ont été pensées et décrites par H. Arendt[46]et qui peuvent nous être utiles. Je me limiterai ici à indiquer une forme d’aliénation radicale de la pensée qu’elle a décrite : la destruction de l’activité de pensée par le système totalitaire. La deuxième renvoie à une forme de la pensée unique dont on constate actuellement la présence dans la mise en œuvre du droit d’asile par les États et qui n’est pas sans lien avec la première.

7. L’aliénation de la pensée, de l’imaginaire et de la conscience politique. À propos de formes de la pensée unique dans le droit d’asile
3.a La « banalité du mal » ou la destruction de l’activité de pensée par le système totalitaire

« La musique cesse d’exister en dehors des hommes ».

M. Rostropovitch[47]

H. Arendt décrit et analyse le mal, non en termes métaphysiques, religieux, juridiques, mais en tant que mal politique[48], en relation à un régime politique de « domination totale » représenté par le système totalitaire, où non seulement « tout est permis », mais « tout est possible »[49] et en relation aux acteurs humains. Elle écrit : « Ce dont a besoin le règne totalitaire pour guider la conduite de ses sujets, c’est d’une préparation qui rende chacun d’entre eux apte à jouer aussi bien le rôle du bourreau que celui de victime » (Arendt, 1972b, 215).

En bref, la domination totale est une transformation radicale du système politique et des êtres humains, une tentative d’élimination de la spontanéité en tant qu’expression de la vie elle-même, du maintien de la vie et aussi de la liberté. Ce qui signifie l’annihilation de la capacité d’action et de pensée. C’est en quelque sorte, l’absorption par le pouvoir politique, de toute capacité de pensée autonome, et l’alignement sur une « pensée unique »[50] celle du pouvoir totalitaire, qui en l’occurrence ici n’est pas prioritairement économique, mais politique.

La forme politique la plus radicale de « pensée unique » est peut-être la « banalité du mal » dans le sens où l’a défini H. Arendt (1966) à propos de Eichmann : la présence d’une attitude à la base d’une coopération, d’une complicité qui existait chez les fonctionnaires dans une large couche de la population allemande, chez certaines des victimes désignées et qu’elle interprétait en terme d’une pensée an-éthique, d’un manque de penser, se caractérisant par une irresponsabilité, une indifférence à la question du sens dans l’acte de pensée, un manque de Grundgesinnung.

Elle décrit le système totalitaire par le biais des artisans pris dans le système totalitaire chez qui « l’absence de la force de juger est aussi grandiose que la bêtise »[51] (Dummheit, mot emprunté à Kant qui signifie l’interruption du jugement, l’incapacité de relier un particulier à une règle générale universelle adéquate). En résumé, pour H. Arendt, il existe un lien direct entre un système politique de domination totale et la disparition de la capacité de pensée et de jugement personne1[52], Sans pouvoir débattre ici de la thèse de H. Arendt et de ses implications, soulignons qu’aujourd’hui, nous ne vivons plus dans une situation politique extrême de type « totalitaire ». Mais on peut cependant soulever la question des liens entre une expérience historique sans précédent, ses effets sur la pensée, et les traces « sécuritaires » dans l’imaginaire et la mémoire collective que l’on constate en matière de politique des étrangers et du droit d’asile (mais pas seulement). En quoi, la création de la Solution finale par un système politique, par les traces qu’elle laisse dans l’imaginaire individuel et collectif, le rend-il plus perméable aux tendances sécuritaires et néo-libérales qui mettent en danger la notion de réfugié et de démocratie ? Sans postuler un lien causal entre la Solution finale, l’épuration ethnique en ex-Yougoslavie, au Ruanda, au Burundi, il s’agit de penser le lien en termes d’empreintes, de traces. En ce sens, le concept de la « banalité du mal » est une matrice de base pour penser la responsabilité individuelle et collective, dans le sens où il décrit la destruction de l’activité de pensée et donc du jugement. Quelles sont les traces et les formes actuelles d’atteintes et de destruction de la pensée que l’on observe dans le régime sécuritaire qui domine dans le droit d’asile ? La question est ouverte.

3.b La pensée de « l’efficacité »[53] accompagne les pratiques de refoulement. Une forme de la pensée unique qui dénie le politique

Un long exposé sur la genèse et la construction de la pensée de l’efficacité en rapport avec la notion de réfugié s’imposerait, mais dépasse le cadre de cet article. Je me contenterai de signaler à titre d’exemple, une des formes contemporaines de la « pensée unique » de l’efficacité[54]au sens d’I. Ramonet qui pénètre les Sciences sociales (sociologie, psychologie, etc.) et les pratiques. C’est une pensée qui se réfère au libéralisme économique. Elle est basée sur le rapport coût/efficacité avec son cortège de disqualifications implicites des pratiques divergentes (sur le respect des droits par exemple). Une telle pensée ne permet donc pas de penser les transformations du politique et de la notion de réfugié. Elle ferait plutôt partie du même mouvement de destruction de la notion de réfugié. Elle n’est pas distincte du processus, elle en fait partie. Elle apparaît au moment où « la politique d’asile de la Suisse troque le bâton pour la carotte ».[55] J’aimerais en donner un exemple illustratif dans le droit d’asile.

À l’heure du déplacement du débat de la notion du réfugié, à celle du principe de non-refoulement qui a accompagné l’institutionnalisation de la politique de refoulement en Suisse, à l’heure de Schengen, à l’heure de la loi de contrainte en Suisse qui a officialisé la détention en vue du refoulement, apparaissent de plus en plus fréquemment des références à une pensée et à des pratiques qui se revendiquent de l’efficacité (effectivité des renvois, traitements courts qui visent à diminuer le traumatisme du départ forcé définis en termes de « deuil de la Suisse » à faire par les réfugiés déboutés, baisse des coûts, changement du système de représentation des exilés pour rendre moins attractif l’eldorado suisse en l’occurrence). Celles-ci sont largement diffusées par la presse en Suisse actuellement. Dans le domaine de « l’aide au départ » des réfugiés, en Suisse, on voit par exemple apparaître des thérapies qui se réfèrent explicitement à la psychologie comportementaliste. La PNL (programmation neuro-linguistique) et d’autres modes de thérapie courte s’y réfèrent. Il n’est pas sans signification que de telles techniques soient utilisées pour d’autres « traumatismes » de victimes de violences, de viol. Destinées aux réfugiés déboutés, elles tendent à être aussi utilisées pour les fonctionnaires de l’humanitaire et pour « les fonctionnaires confrontés à la détresse des requérants d’asile »[56].

Face à la violence physique liée aux conflits qui se généralisent et atteignent nos sociétés par des voies indirectes, la référence au biologique devient prédominante. Le psychisme humain est ancré dans le biologique comme l’a bien montré Freud, mais se réduit-il au biologique, se demande-t-on, confronté à cette pensée qui se présente comme celle de l’efficacité à court terme ? À violence de choc, traitement de choc. Au refoulement manu militari, parfois avec menottes et scotch, succède l’outil psychologique « efficace » qui diminue les tensions. Tout en affirmant n’être « ni complice des services de police ni militant pro-réfugiés »[57] (à quoi renvoie la référence implicite à une pseudo objectivité ?), ceux qui se réclament de telles approches et techniques cherchent à obtenir une nouvelle part du « marché de l’asile » payé par la Confédération, le marché de l’organisation des départs forcés. Il est préoccupant que dans les milieux professionnels de la psychologie, une évaluation de ces choix épistémologiques et éthiques, de ces méthodes en regard à leur finalité ne soit pas intervenue à ce propos. Les psychologues seront-ils les nouveaux « bras droits » des policiers qui rechignent à utiliser la violence physique lors des refoulements[58]?

8. À propos de l’impunité des violations du droit d’asile, des droits fondamentaux et de l’oubli

L’imprescribilité des crimes contre l’humanité, et l’impunité nous renvoient à l’activité de pensée et de jugement en tant qu’action politique dans le temps (histoire) et l’espace. L’impunité a des liens étroits avec la démocratie. Le travail du Tribunal international de La Haye à propos de l’ex-Yougoslavie et du Ruanda en est une illustration. Les récents débats argentins et chiliens à propos de crimes de la dictature et de la responsabilité des auteurs où s’affrontent ceux qui pensent que des procès mettraient en danger la démocratie et ceux qui posent l’exigence de la reconnaissance des faits pour son retour en sont une autre illustration. Le refus de l’impunité pose l’exigence d’une reconnaissance de faits qui ont eu lieu, pour qu’il y ait questionnement, sanction, réparation et aussi une reconnaissance de la douleur des survivants. Reconnaissance indispensable à un travail psychique de symbolisation pour « situer sa vie dans une continuité », comme l’explique bien J. Altounian[59]. En parlant d’impunité, j’aimerais tout d’abord rendre hommage ici au président du Tribunal des Peuples, François Rigaux, grâce à qui a pu finalement avoir lieu la Session sur le Droit d’asile en Europe à Berlin en décembre 1994 et dont je me suis inspirée des considérants et de la sentence pour réfléchir à la notion du réfugié. « Qu’est-ce qu’une démocratie, quelles que soient ses inégalités et ses tares, sinon le régime où chacun et, en premier lieu, ceux qui détiennent l’autorité, sont en devoir de rendre compte de leurs actes ? » (Lefort, 1994, 389). L’irresponsabilité et la responsabilité non seulement individuelles, mais politiques. Voilà qui définit un cadre pour penser l’impunité.

Il nous faut « apprendre à l’autre que l’impunité n’est jamais si sûre » (Le Doeuff, 1989, 311), ce qui est loin d’être une évidence. J’aimerais souligner des liens entre la notion de réfugié et l’impunité qui peuvent inspirer l’action pour la création de la notion de réfugié. La notion d’impunité, en relation à la notion de réfugié, peut être envisagée dans une vision globale, temporelle et spatiale – mobile – de la responsabilité (passée, présente, future, liens du passé au présent, intervention sur les causes de persécution, sur la mise en œuvre de la notion de réfugié et sur les conséquences de sa non-application). Elle concerne donc tant les responsables des États d’origine, de transit que des Etats qui appliquent le droit d’asile.

Deux faits évoqués brièvement[60]montrent qu’il existe un lien de plus en plus manifeste entre les causes d’exil, le droit d’asile et l’impunité et que l’impunité n’a pas de frontières ni dans le temps ni dans l’espace. Ils soulignent deux attitudes différentes à propos de l’impunité : dans un cas une pénalisation et dans l’autre une action directe d’un haut responsable du gouvernement suisse pour couvrir un grand criminel contre l’humanité. Et finalement, ils posent l’exigence de poser l’impunité à la fois en regard des responsables des pays d’origine, du système international et des pays européens quant à leur pratique d’asile et à leur collusion avec les tortionnaires. En Suisse notamment, nous savons qu’il n’existe pas de possibilité légale de punir les responsables de violation du droit et d’abus, malgré la gravité des conséquences (atteinte à la vie, torture, emprisonnement de requérants refoulés). La déclaration du Tribunal de Berlin est très importante à ce propos, en ouvrant des perspectives d’action pour l’avenir : « Le Tribunal déclare que les demandeurs d’asile et les réfugiés ont le droit d’obtenir la réparation des dommages qui leur sont causés par la violation de leurs droits » (1994, 17).

Ils nous obligent à reformuler la question de l’impunité et à inventer de nouvelles formes d’action collectives en rapport avec les pays d’origine. Aujourd’hui, en constatant l’inaction et l’impuissance des pays européens face aux faits de plus en plus insoutenables en ex-Yougoslavie, au Ruanda[61], au Burundi, en Algérie, le peu d’échos que soulèvent actuellement en Europe, certaines actions et certains procès intentés à des tortionnaires, à des responsables directs d’exil en Amérique latine qui ont produit « l’afflux » d’exilés en Europe, je me demande si nous ne sommes pas prisonniers de la logique du national de nos États-nations, dessinée récemment dans le cadre des frontières Schengen (le « nord » et le « sud ») ? Je me demande qu’est-ce qui empêche que notre système de pensée, de représentation historique et spatial change et que nous considérions les liens matériels existant entre ces procès et la pratique d’asile? N’est-ce pas une des formes insidieuses de la « banalité du mal » qui nous a atteint ? Je me demande, si dans notre réflexion et notre pratique, il ne nous faut pas construire des ponts plus solides et systématiques entre ces actions et les nôtres ? Il nous faut reformuler l’impunité en l’articulant à notre pensée actuelle et à nos actions.

9.  5 Remarques sur la désobéissance civile comme action politique et la notion de réfugié

« En sortant du tribunal, j’ai enlevé mes chaussures et j’ai marché à pied nu sur l’herbe du parc. J’ai pensé en moi-même. – cette terre m’appartient autant qu’à ceux qui m’ont condamnée »[62].

Marguerit Spichtig, condamnée en Suisse pour avoir hébergé des réfugiés kurdes déboutés.

La question de la désobéissance civile a un lien avec la notion de réfugié, dans la mesure où elle a été historiquement une des formes d’action (actions institutionnelles multiples (juridiques, politiques, etc.) pour renforcer I’État de droit[63], défenses tactiques de la notion de réfugié, objection de conscience, parrainages de requérants, etc.) pour défendre la notion de réfugié. Elle mérite une attention particulière au moment où, en écho à la fermeture des frontières, dans divers pays européens s’instaure une transformation de la solidarité aux réfugiés en « délit de solidarité »[64]. Elle n’indique pas que le « droit est mort »[65], bien au contraire, mais qu’il est en crise.

L’histoire nous ouvre le chemin. Ces dernières semaines en Suisse, des noms émergent dans la mémoire collective pour être réhabilités : Paul Grüninger, Karl Lutz, Friedrich Born, Peter Surava, Louis Haefliger, ancien délégué du CICR. Et la liste n’est pas close. Ces Suisses ont sauvé des milliers de personnes durant la Deuxième Guerre mondiale et ont exercé leur liberté d’expression. Ces héros hors norme ont pris des initiatives d’action « hors la loi » face à Eichmann qui organisait le massacre des Juifs de Hongrie (Lutz, Born), ou aux frontières suisses (Grüninger) et dans la presse (Peter Surava). Pour certains, ils ont été condamnés pour leur acte. Pour d’autres, ils sont morts dans l’amertume et la misère, sans aucune reconnaissance. Plus tard, ces dernières années et encore tous les jours, des citoyens organisent des refuges, des parrainages, des réseaux de mandataires pour suivre la politique d’asile dans les centres d’enregistrement et dans les aéroports. Ou encore de manière anonyme refusent d’effectuer certains actes. Ainsi certains commandants d’aviation ont refusé de prendre à leur bord des requérants déboutés, menottés et scotchés. Quand on parle avec eux, ils décrivent combien la défense du droit d’asile exige un degré d’engagement énorme mais combien elle est un apprentissage fantastique de la citoyenneté mobile au cœur du national et dans une remise en cause du national.

En considérant la désobéissance civile, on ne peut pas parler d’une action politique au sens où se construirait un rapport de forces politiques. Tout au plus certains l’ont qualifiée de « guerrilla administrative » contre une bureaucratie policière, où l’absurde et la violence gratuites deviennent la règle, où « le droit n’est pas respecté par les gens que l’on paie pourtant pour respecter le droit », selon les mots de M. Ottet, ingénieur et membre du réseau ELISA[66] à Genève. Les résultats sont en effet dérisoires par rapport à l’ampleur des moyens de l’Europe des polices de Schengen. En considérant le travail des mandataires de la « société civile », on peut parler d’une action politique d’avertissement, en tant qu’action qui par son existence même inscrit l’interrogation quant à la signification des actes posés. Le travail s’inscrit très étroitement dans le rapport obéissance/désobéissance. À ce titre, il concerne en partie la désobéissance civile.

Une des tâches de la philosophie politique est d’expliciter ces actes, de contribuer à les rendre visibles, lisibles, pensables (nommables, évaluables). Sans pouvoir développer ce thème très vaste, je reprends brièvement ce qu’écrit H. Arendt et aussi en partie J. Rawls sur la désobéissance civile sa portée politique et les critères retenus quant à son opportunité et à sa validité politique. Je m’interrogerai en particulier sur certaines particularités du processus et de la définition de la désobéissance civile quant à la défense de la notion de réfugiés.

La désobéissance civile, pour H. Arendt (1972) et J. Rawls (1987), n’est pas seulement un acte individuel (subjectif, privé) pour être en accord avec soi-même (Socrate) ou pour protester contre les lois parce qu’elles dérangent la conscience individuelle, religieuse ou laïque (Thoreau, objection de conscience). Pour H. Arendt, c’est un acte collectif de désobéissance à la loi, qui est d’ordre public[67]et non-violent, sanctionné ou non en fonction de critères[68], avec l’acceptation de la sanction par ceux qui « désobéissent »[69]. Dans le cadre d’un consentement critique, c’est un acte qui rompt la « Konkordanzdemocratie » le consensus politique pour exprimer un désaccord. En principe, « si la désobéissance civile existe et n’est pas destinée à disparaître, le problème de sa compatibilité avec la loi est essentiel » (Arendt, 1972, 84). Le débat est ouvert non seulement quant au statut de la désobéissance civile dans le politique (rapport avec le consentement aux règles de la communauté politique, droit d’exprimer son désaccord inscrit ou non dans la Constitution), mais quant à sa finalité qui renvoie au régime politique, à sa conception de l’autorité, de la souveraineté, etc. : exiger le respect de la loi, de l’État de droit ou demander le changement de la loi (la stabilité ou le changement définissent-ils le droit en vigueur ? L’État de droit est-il disposé à améliorer son outil des droits et le cas échéant à modifier la loi en vertu de changements extrajuridiques ?). Je n’entre pas dans le débat ici,

En quoi la désobéissance à la loi est-elle désobéissance politique et non criminelle dans la défense de la notion de réfugié ? La désobéissance n’est pas politique en soi, rappelle H. Arendt. Dans le domaine du droit d’asile, en Suisse ces dernières années[70], on a constaté une augmentation d’actes individuels d’objection de conscience, d’actes collectifs de désobéissance civile pour motifs religieux (les plus fréquents et les plus proches de l’objection de conscience) et aussi pour motifs politiques. En cas de désobéissance civile, les trois critères (acte collectif, public et non violent, avec acceptation de la sanction) ont été applicables, avec cependant quelques réserves, sur les modes d’appréciation, la possibilité de négociation, de médiation qu’offrent le système politique[71]. Mais quant à la remise en cause du cadre politique, il est évident qu’un acte de désobéissance civile dont le contenu des revendications concerne le droit des étrangers ou le droit d’asile, peut à la fois être une revendication du respect de l’État de droit (en matière de droit d’asile, de la définition de réfugié, du respect du principe de non-refoulement, du respect des droits de l’homme), et la demande d’une remise en cause du droit (violations du droit interne, des droits de l’homme), au nom de principes déliés de la logique de la souveraineté territoriale et nationale.

Tout d’abord, on peut se demander, pour que la désobéissance civile soit reconnue comme un droit politique (et non seulement militaire, ce qui est le cas en Suisse et en France, par exemple), s’il ne serait pas opportun d’en demander l’inscription dans la Constitution, pour les États où cela n’existe pas. Cela est d’autant plus important à un moment où la solidarité devient un délit. La définition des motifs de désobéissance devrait répondre à la violation de l’État de droit et aussi aux manques flagrants du droit en matière d’étrangers et de droit d’asile. En ce sens restreint, un acte de désobéissance civile peut déjà être une création politique. Il faudrait développer une analyse des principes et des critères à partir des cas qui ont eu lieu, ce qu’il est impossible de faire dans le cadre de cet article.

Une réflexion quant au processus et à la finalité de l’acte de désobéissance civile peut être proposée en matière de droit des étrangers et du droit d’asile. D’une part, un acte de désobéissance civile devrait permettre une première globalisation : la construction publique d’un lien entre le respect du droit d’asile, les causes d’asile et les conséquences du refoulement[72]. Par ailleurs, un acte de désobéissance civile devrait être l’occasion d’une reconstruction précise et globale des responsabilités, des gestes étatiques et politiques dans un domaine bureaucratique où règne une très forte division du travail et où la bureaucratie et le « marché de l’asile » ont tendance à banaliser et à dépersonnaliser[73]les actes. De tels actes s’inscrivent dans la construction d’un espace public « réel » en lien étroit avec la citoyenneté.

IV. EN GUISE DE CONCLUSION

Un nouveau paradigme du politique qui intègre le mouvement dans le politique et la politique, la mobilité forcée ou choisie de millions de personnes, l’incertitude, la fragilité, est nécessaire pour assurer la création politique et épistémologique de la notion de réfugié. C’est dans cette perspective générale que je me suis intéressée à effectuer une évaluation des alternatives des politiques d’immigration et d’asile et que je propose une réflexion au Groupe de Genève « Violence et droit d’asile en Europe ». Autorisons-nous à sortir du paradigme politique existant et de la tactique Imaginons un instant un autre paradigme, une autre Convention de 1951 et non son rétrécissement comme une peau de chagrin et sa disparition ! Voyons-la en construction dans l’action politique par l’entremise de la défense de l’asile, la notion de réfugié et du droit d’asile.


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11.2 Sources

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Convention de Genève relative au statut des réfugiés du 28 juillet 1951 et protocole du 31 janvier 1967 relatif au statut de réfugié.

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Convention d’application de l’Accord de Schengen du 14 juin 1985 entre les gouvernements des États de l’Union économique du Benelux, de la République fédérale d’Allemagne et de la République française relatif à la suppression graduelle du contrôle aux frontières communes, conclue à Schengen le 19 juin 1990.

Convention de Dublin du 15 juin 1990 relative à la détermination de l’Etat responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres des Communautés européennes.

Coordination Asile Suisse (1994) : Rapport sur les infractions imputées à la Suisse en matière d’asile pour la période 1979-1994 déposé dans le cadre de l’accusation à la séance sur le droit d’asile du Tribunal permanent des Peuples (Berlin, décembre 1994), Berne.

Le Guilledoux D. (1995) : “Un policier algérien témoigne sur la sale guerre”, Monde, 7 mars 1995.

Déclaration universelle des droits des peuples du 4 juillet 1976.

Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948.

Tribunal permanent des Peuples (1994) :

  • Sentence prononcée le 12 décembre 1994 à Berlin, Rathaus Schöneberg. BassoTribunal, Session sur le droit d’asile en Europe, Berlin.
  • Actes publiés en allemand : Basso-Sekretariat, Festung Europa auf der Anklagebank. Dokumentation des Basso-Tribunals zum Asylrecht in Europa, Munster, Westfälishes Dampfboot, 1995.

Europe and Refugees: A Challenge? / L’Europe et les réfugiés: un défi? Brill, Nijhoff, 1997, 292 p., www.brill.com/brill-nijhoff


[1] Je remercie Christophe Tafelmacher, Léonard Okitundu membres de SOS-ASILE (Lausanne), Michel Ottet du réseau ELISA (Genève), Liliana Valiña, conseillère juridique de l’Association pour la prévention de la torture (Genève) pour leurs informations et les éléments qu’ils ont amenés lors de discussions au moment de l’élaboration de mon texte. Je remercie aussi Tania Ogay pour la lecture formelle du texte.
[2] Les conditions d’existence renvoient aux causes d’exil : « En général, ce n’est pas volontairement que les êtres humains quittent leur patrie, mais souvent parce qu’ils obéissent à une pression politique ou parce que les conditions économiques d’existence sont insuffisantes voires catastrophiques » (Tribunal permanent des Peuples, Sentence prononcée le 12 décembre 1994 à Berlin, 7).
[3] Ce sont des normes historiquement, matériellement construites par l’action politique, par les luttes et à construire, et non des normes formelles.
[4] L’asile et l’hospitalité sont à la fois des acquis historiques, des valeurs et des références normatives. Nous ne pouvons faire le parcours de leur construction historique ici. Quand l’asile devient droit d’asile, cela signifie que l’asile s’inscrit dans le système politique et juridique de l’État-nation.
[5] Par exemple en Suisse, au-delà des violations du droit d’asile, des « affaires » sont apparues comme autant d’exemples de dérive démocratique : affaire des fiches, des services secrets ou de la P26, en matière d’asile, loi sur les mesures de contrainte.
[6] Voir Groupe de Genève (GGE) : Violence et droit d’asile en Europe : Asile – Violence — Exclusion en Europe : l’asile, une pratique en voie de disparition, document no. 1. Document de réflexion, 20 pages. Peut être commandé à l’adresse du GGE, Université de Genève, FPSE, 9, route de Drize, CH-1227 Carouge-Genève (fax ++ 41 22 342 89 24). Existe en français, anglais, allemand, espagnol.
[7] Kant (1795, 1986) : Projet de paix perpétuelle, Œuvres III, Les derniers écrits, NRF-Gallimard, Paris, 350-353.
[8] « Le droit d’asile se trouve très en tenaille entre principes et effectivité car, d’un côté, il fait partie des principes mais, de l’autre, il exprime un principe provisoire qui sert justement de remède au défaut d’effectivité des autres principes – Le droit d’asile devrait être un droit auquel on devrait avoir de moins en moins recours dans la mesure où les principes clés sont réalisés et appliqués, un droit qui devrait fonctionner aussi comme un indicateur de l’implantation des droits de l’homme et de la démocratie. Il se trouve donc dans une situation très délicate en ces temps de décalage accentué entre les grands principes et leur effectivité » ; S. Senese, « Modernité démocratique du droit d’asile », Revue Nouvelle, avril 1995, 40.
[9] Je reprends ici la distinction établie par C. Castoriadis : le politique, ce qui concerne la dimension du pouvoir dans une société, son exercice et l’accession à celui-ci ; la politique, qui a affaire avec l’institution in toto de la société, y compris la dimension du pouvoir. Voir son texte « Pouvoir, politique et autonomie », Revue de métaphysique et de morale, 1, 1988,
[10] Notion introduite par Kuhn en épistémologie au début des années 60 pour décrire et interpréter le développement scientifique. Kuhn y a défini ainsi le cadre, les théories, les schémas de lois, les modèles, les procédures, les valeurs, les croyances, les exemples à la base du passage entre science normale, science extraordinaire et révolution scientifique. C’est une notion à la fois sociologique et philosophique.
[11] En voyant ce film, on ne peut s’empêcher de le mettre en relation avec un fait rappelé récemment par la presse. En Argentine (1976-1983, 30.000 disparus), un certain commandant Silingo vient de témoigner sur son travail : les personnes arrêtées et torturées étaient montées de force dans un avion, droguées et jetées vivantes en haute mer.
[12] Ce qui ne va pas sans problèmes, vu la situation institutionnelle et aussi l’histoire de la philosophie. Je ne peux pas aborder cette importante question ici.
[13] Quelle est la position du philosophe politique par rapport à l’État de droit, à ses potentialités, à ses limites ? À l’économie de marché et aux valeurs qui le sous-tendent (individualisme) ? Admet-il que la question du bien et de la justice soit confinée dans ce cadre ? Ou alors quel est le cadre dans lequel une telle question devrait s’inscrire ? Dans la vision juridico-politique de la loi ou dans le pouvoir de la norme, des stratégies inconscientes et conscientes, cognitives et politiques interviennent. Il s’agit d’analyser le dispositif d’un art de l’hospitalité, mais aussi des rapports politiques qui le déterminent. Peut-être ces problèmes sont-ils pré-politiques, plutôt que directement politiques. Peut-être faut-il passer par là, vu la crise du Politique ? L’objet et le terrain ont une particularité : ils nous montrent les limites de nos connaissances, mettent nos connaissances en crise. Il interrogent autant la théorie en tant que pratique et ses institutions d’ailleurs aussi. L’asile comme l’immigration est encore de manière dominante (à cause des crédits alloués et leur orientation) un des impensés des institutions universitaires, hormis le champ juridique ; (rareté des fonds de recherche, autonomie de la recherche). Dès lors, comment dans l’activité de pensée, avoir une attitude intrinsèquement « démocratique » (qui assume l’incertitude, la signification plus que la vérité, l’autonomie, qui ne revendique à aucun moment la suprématie de la théorie sur d’autres formes d’action) ? Au minimum, il s’agit d’adopter une position d’extraterritorialité – pas forcément d’universalisme – en ce sens H. Arendt définissait la pensée « errante », de la démarche face à la territorialisation des droits, pour dégager un espace public de pensée et de débat sur l’hospitalité, la définition du réfugié qui en est une des formes, l’asile, le droit d’asile,
[14] Le texte d’appel à la rencontre du groupe (avril 1993) se terminait par ces phrases : « Notre projet s’inscrit dans un désir. Celui de l’existence et d’un lieu collectif où puisse exister non tant la sagesse que l’amour de la sagesse (Castoriadis). Un lieu où soit exploré, à propos du droit d’asile et des contextes où il se déroule, ce qui peut être connu (décrit) et aussi ce qui ne peut épuiser la connaissance : les interrogations ouvertes que nous pose l’histoire présente. Parce que… penser, c’est déjà changer. Penser un fait, c’est déjà changer un fait (Guillaumin). Penser c’est résister. Penser collectivement, c’est se donner les moyens de changer collectivement » ; voir M.C. Caloz-Tschopp, A. Clévenot, M.P. Tschopp, eds., Asile – Violence – Exclusion en Europe. Histoire, analyse, prospective, Ed. Université de Genève, GGE, 1993, VII.
[15] On peut se demander si H. Arendt a défini une « théorie de l’action humaine », ou si elle en a déterminé quelques fondements et aspects. Je n’évalue pas cette question ici, mais je tiens compte des apports de H. Arendt quant à sa définition du pouvoir politique comme action.
[16] « La création veut dire précisément la position de nouvelles déterminations – l’émergence de nouvelles formes, eidé, donc ipso facto l’émergence de nouvelles lois, les lois qui appartiennent à ces modes d’être » ; C. Castoriadis, « Fait et à faire », Revue européenne des Sciences sociales, XXVII, 1989, (457) 464. M. Maesschalck définit aussi l’action philosophique comme « philosophie de l’action politique » ; M, Maesschalck, « “Solidarisme” libéral et éthique Nord-Sud », Document de travail 9, Université catholique de Louvain, 1992, 4.
[17] On ne peut alors même plus accepter le postulat de J. Rawls : les principes politiques exigent eux-mêmes, comme base réelle, des fondements de type moral. Un examen axiologique et éthique de la vie politique est nécessaire.
[18] Crainte exprimée par P. Rosanvallon à propos de la montée du débat sur la justice en France, « La justice, nouvelle scène de notre démocratie », Libération, 6 avril 1995.
[19] « La dimension donnée à l’opération des 35.000 hommes de l’armée turque au nord de l’Irak durant plusieurs jours n’est plus une simple opération de police. C’est une opération de guerre dont les méthodes tombent sous le coup des règles internationales », A. Bosshard, Journal de Genève, 24 mars 1995. On peut se demander à quelles règles se réfère le journaliste.
[20] L’empoisonnement collectif par le gaz du métro de Tokyo (rappel de la guerre de 1914 !), fait écrire à un journaliste : les produits de serre chaude que sont tous les habitants des pays industriels doivent reconnaître la permanence de risques majeurs résiduels contre lesquels rien ni personne ne peut les prémunir et avec lesquels il faut donc apprendre à vivre (au risque de mourir tous ?) Pascal Garcin, Journal de Genève, 21 mars 1995. À cette peur, il faudrait ajouter celle liée aux innombrables trafics de matériaux liés aux industries atomiques depuis l’effondrement de l’URSS, pour ne citer qu’un risque parmi la liste des risques. À propos de la peur liée au risque de chômage, un Européen sur dix se considère comme un exclu (5 % des Européens de l’Union européenne ont été sans domicile fixe à un moment de leur vie). Sur 12.800 personnes interrogées par l’Union européenne, 300/0 ont déjà été au chômage au cours des cinq dernières années. Le sentiment de pauvreté est beaucoup plus sensible et il engendre le ressentiment (source : Journal de Genève du 24 mars 1994).
[21] Le terme est emprunté à Louis Dumont, Entretien, Le Monde 23-24 avril 1995,
[22] Deux exemples peuvent illustrer nos propos, 1. L’hypothèse du changement climatique recueille l’adhésion prudente de la plupart des spécialistes. L’autre grande mutation climatique est à l’origine de notre civilisation. Ce serait la migration de pasteurs chassés par la désertification de l’Arabie vers les terres du Croissant fertile qui aurait provoqué la grande révolution néolithique, fondée sur l’agriculture, la sédentarisation et la domestication des animaux. L’éventuelle crise climatique que nous traversons serait la première à avoir été provoquée par l’activité humaine, Une lutte contre le réchauffement implique que l’on diminue l’usage des combustibles (choix entre reprise des programmes nucléaires et développement des énergies renouvelables). 2. Du 17 avril au 20 mai 1995 s’est ouvert à New York une conférence diplomatique pour décider de la prolongation ou non du Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP).
[23] Sous des modalités différentes selon les pays, ce que je ne peux pas décrire en détail ici.
[24] « Un territoire limité par des frontières n’est plus une référence stable pour l’action politique lorsque la plupart des événements qui s’y produisent sont influencés par des facteurs externes : flux financiers, taux de change et d’intérêt déterminés par des facteurs échappant au contrôle des gouvernements ; entreprises multinationales et leurs stratégies, progrès technologiques et réseaux de communication qui connaissent leur propre rythme de changement ; problèmes mondiaux de l’environnement et coûts de production indirects. Les populations migrent vers les zones de plus forte croissance emportant avec elles la référence stabilisatrice classique de l’identité nationale, affaiblissant les sociétés qu’elles quittent et perturbant celles où elles veulent s’intégrer », I. Aguiar, « La crise de l’État-nation et les institutions européennes » in J. Lenoble J., N. Dewandre, eds., L’Europe au soir du siècle. Identité et démocratie, Paris, Esprit, 1992
[25] Certains pays comme la Suisse et la France considèrent ainsi – cela est visible dans les catégories qui organisent la procédure d’asile – que la persécution ne peut venir que de l’État et que le persécuté ne peut être qu’un individu. Or, l’organisation mondiale du politique et donc de la persécution n’obéit pas forcément à ces catégories, mais à celle de peuple, de groupes para-étatiques, non-étatiques, de genre, etc.. (cf, Liban, Sri Lanka, Algérie, Kurdistan, etc.).
[26] Le droit d’asile qui existait à la fin de la deuxième guerre mondiale dans la Constitution de plusieurs pays, a disparu récemment en tant que droit subjectif des constitutions de trois pays européens, sous des modalités diverses (France, Allemagne, Italie).
[27] En plus de l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui stipule que : « l. Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État ; 2, Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien et de revenir dans son pays. » L’article 14, alinéa 1 définit le droit à chercher asile : « l. Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays ».
[28] Article 1, alinéa 2 de la Convention de l’OUA régissant les aspects propres aux problèmes des réfugiés en Afrique de 1969 : « Le terme “réfugié” s’applique également à toute personne qui, du fait d’une agression, d’une occupation extérieure, d’une domination étrangère ou d’événements troublant gravement l’ordre public dans une partie ou dans la totalité de son pays d’origine ou du pays dont elle a la nationalité, est obligée de quitter sa résidence habituelle pour chercher refuge dans un autre endroit à l’extérieur de son pays d’origine ou du pays dont elle a la nationalité ». L’alinéa I reprend mot pour mot la définition de la Convention de Genève de 1951.
[29] Un tel déplacement épistémologique a été reconnu comme valable par le Parlement européen. Voir JOCE, 09/167, Résolution et rapport Vetter, Doc. À 2-227/86/B.
[30] La Convention relative au statut des réfugiés de 1951 définit la notion en ces termes : « Le terme réfugié s’appliquera à toute personne craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité,de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays…. ». Une telle définition définit cinq causes de persécution.
[31] Canada v. Ward [1993] 2 S.C.R. 689 (Supreme Court of Canada), International Journal of Refugee Law, 1994, 368, cité par le Tribunal permanent des Peuples, Sentence prononcée le 12 décembre 1994 à Berlin, 10.
[32] J.Y. Carlier : « Rapport général pour la recherche sur une lecture jurisprudentielle de la notion de réfugié telle que définie à la Convention de Genève », Namur, Centre de recherche Droit et Sécurité d’existence, Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix, 1995 (projet non publié). Texte définitif in J.Y. Carlier, D. Vanheule, K. Hullmann et C. Peña Galiano, Qu’est-ce qu’un réfugié ?, Bruxelles, Bruylant et Who is a Refugee ?, Dordrecht, Kluwer Law International, 1996,
[33] Dans les relations internationales et dans le droit d’asile, le voile éthique qui couvre souvent le visage politique est celui de « l’humanitaire ». L’action politique, la volonté, les choix politiques s’expriment par le biais du « devoir » devenu « droit » d’ingérence. C’est le « retour en force, à la faveur du droit d’ingérence, de la morale dans la littérature consacrée aux relations internationales (…) a vrai dire la nouveauté n’est d’ailleurs réelle que dans un environnement européen, qu’une manière de positivisme rendait depuis plusieurs décennies largement insensible à l’éthique des rapports internationaux » (Verhoeven, 1994, 376). Comme l’explique bien cet auteur, les droits de l’homme, l’humanitaire et le fait qu’ils soient centrés sur la dignité des personnes plus que sur la pratique des États, n’est qu’un des éléments pour juger de l’éthique des rapports internationaux. Il ne faut pas ignorer les autres facteurs, Les droits de l’homme ne remplacent pas une politique étrangère (choix, décisions).
[34] Voir Nr Busch, « Les fichiers automatisés et les étrangers : la discrimination et l’exclusion par le contrôle. », papier présenté dans le réseau Cost, 10-11 mars 1995, Bruxelles (à paraître).
[35] Ce qui signifie en bref que je considère que dans une perspective d’action, le politique est surdéterminant par rapport à l’économique, ce qui ne signifie nullement une non-prise en compte de l’économique, mais sa subordination à une action et des choix politiques.
[36] La démocratie « radicale » est une création et une tradition gréco-occidentale, selon Castoriadis, ce qui n’est pas sans poser des questions spécifiques quant à la possibilité de la démocratie « radicale » d’être plurielle, sous peine d’ethnocentrisme politique. Je ne peux pas aborder ici cette importante question et les débats qui ont eu lieu à ce propos. Voir C. Castoriadis, « La polis grecque et la création de la démocratie », Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1986, 261-307.
[37] La diversité des systèmes et des acquis politiques, d’autres références, d’autres valeurs, d’autres projets politiques dont se revendiquent notamment certains exilés pour déposer une demande d’asile ou dans les politiques d’intégration en Europe, nous pose la question de la confrontation de cette fragilité de la démocratie avec d’autres références et d’autres pratiques, d’autres habitudes politiques. Je n’aborde pas cette importante question ici. Tout au plus faut-il souligner que certaines tendances à l’instauration d’une démocratie sécuritaire dans l’Europe des polices de Schengen sont un abandon du projet de la démocratie dans sa radicalité, c’est-à-dire aussi dans son exigence de pluralité et rejoignent objectivement d’autres atteintes à la démocratie ailleurs.
[38] Les limites imposées aux activités politiques des réfugiés en rapport avec le pays d’accueil ou d’origine sont le signe le plus évident qu’un tel lien n’est pas un acquis « naturel ».
[39] Distinction de Kant reprise par H, Arendt dans La vie de l’esprit, tome l, Paris, PUF, 1981.
[40] « …si les êtres humains ne pouvaient créer quelque ordre par eux-mêmes en posant des lois, il n’y aurait aucune possibilité d’action politique, instituante. Et, si une connaissance sûre et totale (épistèmé) du domaine humain était possible, la politique prendrait immédiatement fin, et la démocratie serait tout à la fois impossible et absurde, car la démocratie suppose que tous les citoyens ont la possibilité d’atteindre une doxa correcte, et que personne ne possède une épistèmé des choses politiques » (C. Castoriadis, « La polis grecque et la création de la démocratie », Domaines de l’homme, Paris, Seuil, 1986 (261) 285).
[41] Avec une des tendances qui en découle : « le scientifique opère dans le visible, et ne se pose pas la question de la finalité de ce qu’il voit », N. Mahfouz, « Mes doutes portent sur la paix », Le Nouveau Quotidien, 21 mars 1995.
[42] Il est important de le souligner au moment où les modalités sociales de la recherche en sciences politiques se rapprochent aujourd’hui de celles qui existent dans les sciences de la nature. Voir à ce propos, Politix, no. 29, 1995.
[43] « Nous comprenons assez bien comment l’univers s’est dilaté et refroidi par la suite, formant des noyaux atomiques au bout de trois minutes, des galaxies au bout d’un million d’années, avant de devenir, après dix milliards d’années environ, cet univers dans lequel nous vivons actuellement, mais les conditions initiales du tout début, restent un mystère, Il se peut bien qu’en comprenant également les conditions initiales, nous comprenions la constitution de I “univers tout au début, mais à l’heure actuelle nous ne pouvons concevoir que cela soit possible. Selon des théories récentes il n’y a pas de commencement, simplement une prolifération sans fin d’expansions locales, à l’une desquelles nous avons donné le nom d’univers. Dans un tel scénario, il n’y a pas de conditions initiales ; si nous habitons cette expansion locale parmi tant d’autres, ce n’est que par accident. Quelque problème que puisse résoudre la découverte des lois ultimes de la nature et des conditions initiales, il est sûr que certains problèmes resteront sans solution. La science peut nous apprendre à obtenir certaines des choses auxquelles nous accordons de la valeur, mais elle ne peut nous apprendre auxquelles accorder de la valeur. (…) il y a un abîme insondable entre l’être de la science et le devoir-être de l’éthique et de l’esthétique, Si la science a joué un rôle dans la constitution de nos valeurs, cela n’a été qu’en illuminant cet abîme. (…) Si l’étude de la nature ne peut fonder une éthique, elle ne peut pas non plus l’invalider, Rien dans les perspectives scientifiques ne nous empêche d’apprécier la beauté ou de nous aimer les uns les autres. »; Steven Weinberg, “Pourquoi la pesanteur existe-t-elle ? Nous l’ignorons”, Le Nouveau Quotidien, 22 mars 1995.
[44] Le mode de pensée élargie joue un rôle capital dans la Critique de la faculté de juger. On y parvient en « comparant son jugement aux jugements des autres, qui sont en fait moins les jugements réels que les jugements possibles, et en se mettant à la place de tout autre », Kant, Critique de la faculté de juger, par. 40.
[45] Dans d’autres contextes historiques de dictatures, la construction imaginaire de la subjectivité dans les situations extrêmes a été décrite par des psychanalystes. Ils ont montré que la dépersonnalisation psychique, la règle du conformisme et de l’obéissance aux ordres des supérieurs hiérarchiques devenait la norme. Piera Aulagnier (1979) a expliqué cette aliénation, en tant que l’appareil psychique, le moi du sujet s’identifie avec le discours social, essaie d’éviter le conflit, le doute, et récupère ainsi une certitude. Ils se sont posé des questions : quelles ressources mentales mobiliser pour éviter cette dépersonnalisation ? Comment décoder les mythes d’adhésion ? Comment ne pas être soumis, ni fusionné avec le système politique ?
[46] Dans La vie de l’esprit, tome 1 La pensée, Paris, PUF, 1981, HP Arendt a effectué une évaluation critique de la tradition et de la démarche philosophique elle-même et aussi une description de sa forme « banale », 10 années auparavant dans Eichmann à Jérusalem ou la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966. Je ne reprendrai ici que le deuxième apport de H. Arendt.
[47] Interview du musicien, Le Nouveau Quotidien, 5 mai 1995.
[48] « …Pour penser les violences historiques, il a fallu les extérioriser en processus, les détacher de la supposition métaphysique d’un “mal” dans les individus qui présente la commodité d’incriminer les abîmes des individus en mettant hors de cause les rapports entre eux » (Tort, 1995).
[49] H. Arendt se réfère explicitement à une citation de D. Rousset, dans son témoignage sur les camps : « les hommes normaux ne savent pas que tout est possible ».
[50] 1. Ramonet définit en effet la pensée unique dans son rapport au pouvoir économique international : « …la prétention universelle des intérêts d’un ensemble de forces économiques celles, en particulier du capital international », Le Monde diplomatique, janvier 1995. En ce sens, un simple usage analogique du concept serait inapproprié, On peut noter cependant que les deux pensées ont en commun la négation de toute diversité et divergence.
[51] H. Arendt, Compréhension et politique, cité par Heuer (1993, 150).
[52] Dans une autre partie de son œuvre, H. Arendt montre une autre figure du manque de pensée et de l’incapacité de jugement, l’état de non-pensée qui semble tellement se recommander dans les affaires politiques et morales présente aussi certains aléas. En soustrayant les gens au danger de l’examen critique, il leur enseigne à s’accrocher solidement aux règles de conduite, quelles qu’elles soient, d’une société donnée à une époque donnée. Ce à quoi ils s’habituent alors est moins le contenu des règles, dont l’examen serré les plongerait dans la perplexité, que la possession de règles dans lesquelles on peut faire entrer les cas particuliers. Qu’apparaisse un individu qui, pour une raison ou une autre, prétend abolir les anciennes « valeurs », les vieilles vertus, il ne rencontrera guère de difficultés, pourvu qu’il apporte un nouveau code, et il n’aura besoin que d’une force relativement réduite et d’aucune persuasion – j’entends par là faire la preuve que les nouvelles valeurs sont supérieures aux anciennes – pour imposer ce code. Plus les hommes se cramponnent fermement à l’ancien, plus ils seront pressés de se fondre dans le nouveau, ce qui signifie dans la pratique que les plus prompts à obéir seront les piliers les plus respectés de la société, les éléments les moins enclins à penser, subversivement ou non, tandis que ceux à qui, selon toute apparence, il ne fallait pas se fier sous l’ancien système seront les plus intraitables’ (H. Arendt, La vie de l’esprit, tome l, Paris, PUE 1981, 202).
[53] Soulignons en passant que le recours à la paire coût/efficacité n’est pas le seul apanage du droit d’asile, mais traverse l’ensemble des politiques publiques actuelles. Il s’inscrit dans le contexte de la sauvegarde des droits sociaux et du « moins d’État ».
[54] D. Hameline en a décrit certaines des modalités dans les Sciences de l’Éducation. Voir : « La société comme un vaste atelier de production », Bulletin de la société suisse pour la recherche en éducation, Berne, 1994/3, 34-38.
[55] Titre d’un article de P. Hazan dans Le Nouveau Quotidien, 2 juin 1995, qui décrit de nouvelles mesures de rapatriement pour les requérants turcs et prochainement pour les Erythéens.
[56] Selon l’information transmise à la presse par G. Perren-Klingler, dans sa promotion de la PNL. Voir Le Nouveau Quotidien, 28 mars 95.
[57] L. Giroux, du Bureau d’aide au départ et d’immigration du canton de Genève, citée par Le Nouveau Quotidien du 7 avril 1995 : Genève pourrait servir de « modèle » pour l’aide au départ.
[58] Dans un cas récent de résistance d’un requérant qui n’a pu être refoulé, malgré l’usage de violences policières (passage à tabac, menottage, scotchage), la police du canton de Vaud s’est adressée à l’autorité fédérale pour faire état, outre des risques de mort, d’un « noyau dur de la liberté personnelle non écrite du droit constitutionnel suisse », qui l’empêche d’augmenter les moyens de violence pour tenter un nouveau refoulement (voir lettre du chef de département de la justice et des affaires militaires du canton de Vaud concernant le cas K. du 27.3.1995).
[59] Qui parle de la non-reconnaissance par les Turcs du génocide arménien, de ses effets politiques et psychiques sur les survivants des générations suivantes. Voir : « Los genocidios no se explicitant en documentos », Brecha, 11 marzo 1995, 11.
[60] Deux faits suisses récents ont un lien avec la responsabilité et la notion de réfugié, Premier fait : le 7 avril 1995, deux agresseurs (appelés « loups gris », c’est-à-dire des partisans de l’extrême-droite turque) ont été condamnés respectivement à cinq ans et deux ans et demi de réclusion pour avoir roué de coups, Peter Zuber, médecin à Berne, connu pour son engagement auprès des réfugiés tamouls dès les années 1985. Le deuxième fait concerne une aide directe apportée par le président de l’Office fédéral des Étrangers, aujourd’hui en retraite anticipée mais pas sanctionné, Hunziker, à l’homme d’affaires F. Kabuga, fondateur de la radio « Mille Collines », directement responsable de massacres au Ruanda, Actuellement F. Kabuga dispose d’un compte en banque confortable à la filiale de la banque néerlandaise ABN-AMRO et vit dans le quartier Kumarock à Nairobi (Kenya), entouré d’anciens responsables (ex-ministres, évêques, militaires) du génocide rwandais. Ce que certains appellent « l’incohérence de la politique des visas » a permis à un criminel de guerre de passer des jours tranquilles en Suisse puis de s’enfuir, tandis que d’autres étrangers plus infortunés étaient bloqués aux frontières. Avant F. Kabuga, Mobutu, comme Duvalier en France, dictateurs « producteurs » notoires de réfugiés ont disposé de la complicité gouvernementale de pays européens.
[61] Le tribunal vient d’être mis en congé sine die.
[62] M. Spichtig a raconté ce fait lorsqu’elle a été interviewée pour le film d’Axel Clévenot, Terres d’Asile
[63] On peut citer en exemple ici, l’usage des moyens de la démocratie directe (droit de référendum en Suisse), la création d’une commission indépendante de recours en matière de droit d’asile en Suisse, qui a fait suite à des actions de désobéissance civile (refuges accompagnés de pétition). Notons qu’une décision du Département Féderal Justice et Police limite drastiquement le travail de la Commission de recours en matière d’asile : perte de 40 % de ses 190 places jusqu’en 1996, dont 40 en 1995,
[64] En France, dans le Journal Officiel du 28 décembre 1995, on peut lire le texte de la Loi no. 94-1136 du 27 novembre 1945. Le titre I est ainsi libellé : « Toute personne qui, alors qu’elle se trouvait en France, aura par aide directe ou indirecte facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irrégulier d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de 5 ans et d’une amende de 200.000 Francs ». Voir appel du MRAP dans Le Monde du 7 avril 1995.
[65] H. Arendt introduit sa réflexion par la question : « le droit est-il mort ? » (1986, 53).
[66] Sigle d’une association de défense du droit d’asile où a été simplement inversé le mot asile.
[67] Donc répondant à l’ordre politique et juridique qui n’a pas les mêmes critères d’appréciation de la justice que l’individu (Kant, Rousseau).
[68] Par exemple, la conception de l’autorité (partagée ou non), le principe de proportionnalité.
[69] Ce qui suppose une reconnaissance de la loi existante, en ce sens la désobéissance civile est un acte réformiste et non révolutionnaire explique H. Arendt.
[70] Malgré le fait que la désobéissance civile n’est pas un droit inscrit dans la Constitution, mais dans le code militaire.
[71] Pour évaluer le bien-fondé de l’acte et la sanction, on doit souhaiter qu’il y ait une stricte séparation des pouvoirs et en particulier une séparation entre le pouvoir exécutif, bureaucratique et policier, et le pouvoir judiciaire.
[72] Le cas Spichtig en Suisse en a fourni une illustration. Certaines des personnes engagées dans l’acte de désobéissance civile ont suivi les requérants kurdes déboutés dans leur patrie en informant sur la situation du Kurdistan et sur les dangers encourus par les requérants déboutés.
[73] Un exemple significatif m’a été fourni par Ch. Tafelmacher : lors d’un refus d’asile, un citoyen suisse a écrit à l’autorité fédérale, pour demander pourquoi la signature de la décision était illisible. Il lui a été répondu : « quant à votre interrogation déplacée sur l’illisibilité de la signature, nous vous rappelons qu’une signature n’engage que responsabilité de notre Office en tant qu’organe de l’administration fédérale » (Lettre E. Pagani, Office fédéral des réfugiés à P. Gilliand du 12 août 1994. Réponse de P. Gilland (28 août 1994) : « Mon “interrogation déplacée” ? Si une signature a la forme de griffe ou d’arabesque illisible, alors le nom de celle ou celui qui signe doit apparaître clairement, s’agissant de problèmes et de décisions gravissimes. Cela relève, Madame, de l’élémentaire correction ».