La Constitution fédérale, les droits de l’homme et les mesures de contrainte à l’égard des étrangers (1996)

Andreas AUER, Professeur à la faculté de droit de l’Université de Genève [1].

4421. Introduction.

Adoptée le 18 mars 1994, la loi fédérale sur les mesures de contrainte en matière de droit des étrangers[2] opère une série de modifications de la loi fédérale du 26 mars 1931 sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE)[3], ainsi que de la loi sur l’asile du 5 octobre 1979 (LA)[4]. Selon le Conseil fédéral, ces modifications ont pour but central d’assurer l’exécution du renvoi des étrangers qui ne détiennent pas d’autorisation de séjour ou d’établissement[5]. La question de savoir si ces mesures sont conformes à la Constitution fédérale et aux Conventions internationales liant la Suisse a été minutieusement examinée[6] par le Conseil fédéral qui a fait de la réponse affirmative à laquelle il est parvenu un argument politique central — devant les Chambres et l’opinion publique — en faveur des mesures de contrainte. Quant à la doctrine, à l’exception de l’un des experts consultés par les autorités fédérales[7], elle n’a pas encore eu l’occasion de se prononcer en détail même si, dans la presse, quelques voix discordantes se sont faites entendre[8].

Le présent article se propose de réexaminer cette question, à la lumière surtout de deux éléments clef de notre ordre constitutionnel, à savoir l’interdiction des discriminations (§ 4425) et la protection des libertés (§4424). Auparavant, il y aura lieu de résumer succinctement le contenu principal de la loi du 18 mars 1994 (§ 4422). Puis, il ne sera sans doute pas inutile de rappeler certains traits caractéristiques de l’ordre constitutionnel suisse en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois fédérales (§ 4423). Il apparaîtra ainsi que l’Assemblée fédérale, en votant la loi sur les mesures de contrainte, n’a pas correctement rempli le rôle — assurément difficile — de gardienne de la Constitution qui est le sien.

4422. Les mesures de contrainte

La première mesure est la détention dite préparatoire. Inconnue en droit positif, elle permet d’emprisonner un étranger sans autorisation régulière, pour une durée de trois mois au plus, si l’une des conditions énumérées à l’art. 13a let. a – e LSEE (nouveau) est remplie. Ces conditions visent ou créent des infractions administratives telles que le refus de décliner son identité, le non-respect d’une interdiction d’entrée ou le dépôt d’une demande d’asile après une décision d’expulsion administrative ou judiciaire. Particulièrement importante est la disposition de l’art. 13a lettre e LSEE (nouveau). Elle permet l’emprisonnement d’un étranger sans papiers qui menace sérieusement d’autres personnes ou met gravement en danger leur vie ou leur intégrité corporelle et qui pour ce motif, (…) fait l’objet d’une poursuite pénale ou a été condamné. La décision de détention est prise par l’autorité administrative cantonale, à savoir, selon les cantons, par un fonctionnaire de police. Sa légalité[9] et son adéquation  doivent être examinées dans les 96 heures — soit quatre jours — au plus tard par une autorité judiciaire au terme d’une procédure orale[10]. Selon la formule choisie, elle ne peut pas concerner un enfant ou un adolescent de moins de quinze ans[11].

La seconde mesure est la détention en vue du refoulement. Consacrée depuis 1986 à l’art. 14 LSEE qui exige cependant que la décision de renvoi ou d’expulsion soit exécutoire et qui limite la durée de la détention à trente jours, la nouvelle mesure privative de liberté peut être prise dès la notification d’une décision de renvoi ou d’expulsion — soit avant l’expiration du délai de recours —  et ce pour une durée maximale de neuf mois. La détention en vue du refoulement peut être prononcée pour les mêmes motifs que ceux qui justifient la détention préparatoire; elle est en outre possible lorsque des indices concrets font craindre que (l’étranger renvoyé ou expulsé) entend se soustraire au refoulement, notamment si son comportement jusqu’alors  mène à conclure qu'(il) se refuse à obtempérer aux instructions des autorités[12].

Comme troisième mesure privative de liberté, la loi du 18 mars 1994 introduit la possibilité d’arrêter, pendant une durée maximale de 72 heures, un étranger dont le renvoi peut être exécuté immédiatement et qui a déposé une demande de restitution de l’effet suspensif[13]. Il s’agit — dit le Conseil fédéral — d’éviter par ce moyen que les requérants qui ont fait l’objet d’une décision de non-entrée en matière ne passent à la clandestinité[14]. Prise par l’autorité administrative, cette mesure ne fait pas en principe l’objet d’un contrôle judiciaire.

D’autres mesures ne sont pas privatives mais restrictives de la liberté personnelle[15]. Aux termes de l’art. 13e al. 1 LSEE (nouveau), l’autorité cantonale peut assigner un étranger en situation irrégulière qui trouble ou qui menace la sécurité et l’ordre publics à un territoire ou lui interdire de pénétrer dans une région déterminés. Selon le message du Conseil fédéral, l’autorité cantonale doit jouir d’une large liberté d’appréciation, notamment pour déterminer l’aire géographique de l’assignation qui peut s’étendre à une région, un canton, une ville, un village ou un arrondissement urbain[16]. En cas de désobéissance, une détention préparatoire et/ou une détention en vue du refoulement peut être prononcée.

Enfin, la nouvelle loi étend considérablement la possibilité, pour les autorités administratives et judiciaires, d’ordonner la fouille de personnes et la perquisition de locaux. Les étrangers en procédure de renvoi peuvent être fouillés par les fonctionnaires de la police lorsqu’il s’agit de mettre en sûreté des documents de voyage et d’identité[17]. Suite à une première décision de renvoi ou d’expulsion, le juge peut en outre ordonner la perquisition d’appartements et de locaux lorsqu’il présume qu’un étranger faisant l’objet d’une telle décision s’y trouve caché[18]. Cette dernière disposition restreint donc la liberté personnelle de toute personne, suisse ou étrangère, qui en remplit les conditions.

Ajoutons encore que la loi du 18 mars 1994 supprime la possibilité, pour l’Office fédéral des réfugiés, d’interner des étrangers renvoyés lorsque l’exécution du renvoi n’est pas possible, n’est pas licite ou ne peut être raisonnablement exigée[19]. Seule reste alors la possibilité de l’admission provisoire. Les Chambres ont suivi à cet égard l’avis de l’expert du Conseil fédéral qui avait considéré que cette mesure d’internement, peu utilisée au demeurant, était contraire à l’art. 5 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)[20]. Sur ce point, la révision votée élimine fort opportunément une violation de la Convention que le Tribunal fédéral a pourtant laissé passer[21]. On verra que, malheureusement, ce petit rayon de soleil est obscurci par de gros nuages.


[1] Monsieur le professeur AUER remercie Mme Catherine TIREFORT, assistante, de l’important travail de réflexion, de critique et de vérification qu’elle a bien voulu fournir dans le cadre de la préparation de cette contribution. Quant à nous, nous remercions le professeur AUER d’avoir bien voulu autoriser la reprise de son article dans le cadre du présent rapport du Tribunal de Berlin sur le droit d’asile. La numérotation de l’article est celle adoptée dans le rapport général du Tribunal de Berlin.
[2] FF 1994 II 283.
[3] RS 142.20
[4] RS 142.31
[5] FF 1994 I 301, 302.
[6] FF 1994 I 333.
[7]  Stefan TRECHSEL, Zwangsmassnahmen im Ausländerrecht, AJP/PJA 1994 43-59; rédigé avant l’adoption de la loi par les Chambres, cet article ne traite pas de toutes les mesures proposées.
[8]  Voir un article de Bruno Clément dans Le Courrier du 22 mars 1994 ainsi que ma prise de position dans Domaine public No 1167 du 28 avril 1994.
[9] Le texte français de la loi du 18 mars 1994 est une traduction parfois très approximative de la version allemande. Ainsi le juge doit examiner non seulement la légalité mais la Gesetzmässigkeit, à savoir la conformité au droit, de la décision de détention. De même, la formulation de l’art. 13a premier paragraphe est grammaticalement erronée au point d’être incompréhensible.
[10] Art. 13c al. 2 LSEE (nouveau).
[11] Art. 13c al. 3 in fine LSEE (nouveau).
[12] Art. 13b al. 1 let. c LSEE (nouveau). Ici aussi, la traduction française est fort mauvaise.
[13]  Art. 47 al. 2 bis LA (nouveau) en relation avec l’art 17a LA (nouveau).
[14] FF 1994 I 330.
[15] Sur la distinction entre la privation de la liberté et la restriction à la liberté, voir TRECHSEL (note 6) 50-52.
[16] FF 1994 I 313/314.
[17] Art. 14 al. 3 LSEE (nouveau)
[18] Art. 14 al. 4 LSEE (nouveau).
[19] Art. 14a al. 1 LSEE (nouveau).
[20] TRECHSEL (note 6) 49.
[21] ATF 119 Ib 202, 207 Kolb; 110 Ib 1, 8 X..