Bertrand Ogilvie, Paris
Résumé
Entreprendre une redéfinition de l’humain et de sa production est la tâche dans laquelle est engagée depuis quelque temps déjà l’anthropologie politique qui s’appuie pour cela sur un certain nombre de tournants survenus dans l’histoire et dans les sciences, notamment dans la biologie. Le paradoxe actuel consiste en ce que la reconnaissance de la dimension historique, c’est-à-dire l’indétermination fondamentale de l’humain, qui fonctionnait depuis deux siècles comme argument pour l’émancipation politique contre la pseudo-naturalité de l’ordre établi, est aussi devenu le ressort de l’argumentaire néo-libéral qui, croyant pouvoir se passer désormais de toute entreprise de légitimation théologico-politique, entreprend d’investir sur le mode instrumental le champs de la mutabilité indéfinie des structures individuelles et collectives, produisant par là dans le champ du politique et de l’économique un inquiétant effet d’affleurement du réel. A l’inverse, la résistance à cette formidable révolution marchande globalisatrice et dé-mondialisante est guetté sans cesse par le risque de ne plus trouver à se dire que dans les termes d’une naturalité passéiste (droits de l’homme entendus comme droit naturel, idée qu’on trouve parfois dans le champ psychanalytique, d’un « ordre symbolique » entendu comme coordonnées d’une reprise à peine décalée de l’idée de nature humaine, thématique du respect de la personne et de l’identique saisi comme identités différentielles). Ce développement est profondément ambivalent en ce qu’il consiste à la fois en une sacralisation de ce qui est précisément détruit, ne pouvant éviter le statut de déni, et en même temps lieu d’une résistance possible à cette destruction par la prévalence inverse de l’instance du politique : c’est l’intérêt de l’idée de bio-politique chez Foucault que de contenir à la fois l’idée d’un pouvoir sur la vie et par la vie, mais aussi d’un pouvoir de la vie elle-même comme ouverte à toute réinstitutionnalisation.
Pour dépasser ce repli, il faut reconquérir l’idée qu’il n’y a d’humain qu’institué, (et ne pas la laisser au néo-libéralisme) c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de trouver et de protéger une définition donnée pour toujours, mais au contraire de proposer de nouvelles institutionnalisations, inédites et déconcertantes peut-être, mais prioritairement orientées vers la recherche de nouvelles conditions de possibilité de l’existence collective, au lieu de céder aux conditions d’impossibilités qui nous sont faites.
Il se trouve que dans la période la plus récente, mais en revenant à des lectures anciennes des années 70, c’est à un sujet pris dans une violence institutionnelle, un enfant dit autiste, que je me suis longuement intéressé, sujet éminemment paradoxal puisque radicalement extérieur au langage, sujet non sujet, et pourtant être humain à part entière et pas seulement reconnu tel pour des raisons humanitaires. Sans revenir ici sur l’argumentation de Fernand Deligny dont toute l’œuvre révolutionnaire et inclassable est issue de la vie partagée avec cet enfant silencieux, on peut dire qu’il est remarquable que l’exposé de cette analyse ait pu arracher à un philosophe contemporain l’exclamation « mais quand même, le héros de cette histoire, c’est un mutique ! », formule qui renouvelait à quatre siècle de distance la fameuse phrase de Descartes « mais quoi ce sont des fous ! » autour de laquelle Foucault et Derrida se sont longuement expliqués. Il faudrait donc croire que cette absence radicale de langage, l’être humain qui ne parle pas, reste pour la pensée philosophique qu’on dira classique, une source de scandale. On pourrait alors en dire autant de l’être humain qui ne parle pas comme nous ou de ce qui en nous-mêmes êtres parlants ne parle pas ou pas encore ou jamais, ou qui parle autrement, par le corps par exemple. Je me contenterai ici de dire que le privilège du logos, comme trait d’humanité et indice de rationalité est loin de perdre son statut d’exclusivité tant dans la philosophie que dans les sciences humaines, dont la plus radicale d’entre elles, la psychanalyse avec Lacan, dans les pas de Heidegger, a même fait du langage le réquisit en deçà duquel il n’y aurait soi-disant rien à penser. Pourtant langage et logos ne sont pas tout à fait la même chose, et l’œuvre de Deligny qui s’est attachée à nous donner à penser et à voir d’un même geste un monde jusque là inconnu nous montre bien ce qu’il en est d’une écriture capable de désigner et de dessiner ses propres bords et surtout de leur faire produire des effets. Il est vrai que cette écriture s’entrelaçait inextricablement avec des tracés et des images cinématographiques que la philosophie a plus l’habitude de considérer comme des objets de commentaires ou comme des illustrations que comme des actes de pensée qui inversement feraient d’elle-même, de la philosophie, leur objet, pour désigner ses limites.
Pourtant ce renversement dérangeant et apparemment scandaleux ne me semble pas exceptionnel, et je n’ai nullement le sentiment d’être un « nouveau mystique », comme le disait Sartre de Bataille, en faisant remarquer qu’il constitue bien plutôt l’un des gestes les plus féconds qui caractérise plusieurs œuvres majeurs du XXème siècle. Sans doute l’enfant muet de Deligny est un cas limite, mais limite dans une série où l’on trouve le montage d’images d’Aby Warburg, le rêveur de Freud et le sauvage de Lévi-Strauss. Pensée sauvage, pensée du rêve, pensée par juxtaposition rejoignent cette pensée spatiale ou pensée en espace, ou cette « pensée sensible », qui trouve du pensable jusque dans ce qui semble la non pensée même, et font par là éclater un paradigme dominant mais illusoirement exclusif. Pascal Séverac dans un texte récent a pu inscrire subtilement le travail de Deligny dans le prolongement de la remarque de Spinoza selon laquelle « nul ne sait ce que peut un corps », montrant par là que l’Éthique n’était pas étrangère à l’idée d’une mise en œuvre d’un agir de l’esprit entendu comme appareil psychique saisi en deçà de toute activité linguistique, comme appareil à repérer, étranger à toute téléologie et par là à toutes les finalités que lui attribue ou que lui impose notre culture. Et ce corps susceptible de nous surprendre n’est sans doute pas étranger au sort particulier que Deleuze réservera au « corps sans organe » d’Antonin Artaud. Au lieu d’une absence de pensée, on trouve alors une pensée qui agit sa propre absence, c’est-à-dire qui pense toute seule, avant qu’on la pense et avant qu’elle ne se pense elle-même, qui pense en geste, en déplacements, en image, ou en organisation de l’espace. Je ne peux ici développer les rapports qui s’imposeraient avec ces deux œuvres majeurs que sont l’Interprétation du rêve de Freud et La pensée sauvage de Lévi-Strauss qui ont fait valoir définitivement ce qu’il pouvait en être d’une autre pensée, la discursivité des mythes, je le répète, n’étant qu’un cas limite du silence de l’autiste, et inversement.
Mais je ne peux éviter de mentionner, au cœur même de l’âge classique, le projet très singulier qui conduisit Hobbes à consacrer un temps et une réflexion considérable au frontispice du Léviathan, image qu’il plaçait sur le même plan que la version écrite de son livre et dont il attendait non pas un commentaire mais des effets, en l’occurrence des effets de sidération sur les lecteurs, destinés à les convaincre qu’il est préférable de craindre une fois pour toutes et tous ensemble un pouvoir unique plutôt que de passer son temps à se craindre les uns les autres.
Or, qu’en déduire ?
On peut en déduire qu’en deçà de la problématique classique du langage comme condition de la pensée, qui n’en est nullement invalidée pour la vie courante, on trouve alors une autre problématique qui est celle de la condition de la condition, c’est-à-dire du rapport du langage avec son autre, non plus seulement articulé sous la forme de l’aliénation structurelle et originaire qui constitue le tissu même de la névrose, et donc de la cure analytique, mais qui renvoie à une tout autre dimension, qui est celle, et Freud et Lacan nous fournissent ici le vocabulaire qui permet de les contourner eux-mêmes, du déni. Déni non pas du corps par le langage, évidemment, qui nous maintiendrait dans une problématique intra-langagière, mais, si l’on peut dire, déni du corps sans langage par le langage sans corps. Cette manière de dire permet d’entrevoir que les enjeux de cette autre pensée, dont nous venons d’évoquer si rapidement l’émergence contemporaine, sont politiques, car le corps sans langage, c’est, bien sûr, comme on le sait depuis Aristote, l’esclave, et le langage sans corps, c’est le maître qui a son corps dans l’esclave qui est comme son prolongement ou sa prothèse.
Politique donc, la découverte de la pensée sauvage qui ruine la légitimité de l’ordre du monde, politique, celle de l’inconscient qui ruine la légitimité de l’illusion contractualiste, politique, la réflexion de Deligny qui interroge à un degré de radicalité inégalé la question de ce qu’une société fait de ses monstres. C’est à partir de ces horizons de pensée m’a-t-il semblé, et non plus seulement à partir des catégories de la pensée politique classique, que peut être tentée, avant même toute explication, au moins une description et une caractérisation d’une époque marquée par ce que j’ai appelé, reprenant le mot en un sens différent à l’historien anglais Thompson, l’exterminisme, et dont l’événement le plus symptomatique plusieurs fois répété a consisté dans l’extermination d’un peuple par son propre État.
En d’autres termes, je voudrais faire entrer en résonnance, sans les confondre, ces deux exterminations contemporaines, l’extermination économique des sans parts et l’extermination politique de ceux à qui était attribués un trop d’identité, en y voyant deux configurations du déni de la condition, deux tentatives réitérées d’inaugurer de manière fantasmatique un peuple pure, une identité sans altérité, c’est-à-dire en fin de compte une identité sans identité. Pour aller vite, le nouage propre à la période contemporaine (c’est-à-dire au capitalisme mondialisé, ou pourrait-on dire dé-mondialisant) repose sur le fait que c’est des instances instituantes elles-mêmes, tant sur le plan politique qu’économique, l’État et l’organisation du travail, qu’est venu l’organisation de l’extermination, et non plus de la figure extérieure de l’ennemi. Ce passage de la persécution et de l’exploitation à l’extermination et à la généralisation de la destructivité, théorisé notamment par des historiens comme Robert Moore, a fait entrer en crise la question de l’institution de l’humain en tant que tel, conduisant à une représentation dénaturalisée, aux antipodes de toute théorie de l’aliénation au sens marxien, de l’existence sociale.
On pourrait évoquer de nombreux exemples d’un tel échange d’argumentaire entre des positions critiques et des positions conservatrices devenues ultra-révolutionnaires dans le contexte néo-libéral : Marx déjà soulignait la dimension révolutionnaire contenue dans la bourgeoisie quand elle s’attache à bouleverser de fond en comble les conditions d’existences physiques et humaines, pour le meilleur mais surtout pour le pire. Il ne s’agit pas ici d’une simple instrumentalisation extérieure des disciplines par des pouvoirs, mais d’une rencontre objective de problématiques communes. À beaucoup d’égards le néo-libéralisme a aujourd’hui besoin non seulement d’utiliser mais de se reconnaître dans certains développement de la psychanalyse, de la linguistique, du marxisme (je pense à l’acceptation par le néo-libéralisme d’un conflit d’intérêt insoluble entre les classes). Il y a de plus en plus ce qu’on pourrait appeler un « accord disjonctif » ou une « rencontre disjonctive » entre le néo-libéralisme et certaines disciplines des sciences humaines et sociales.
Un problème nouveau se pose alors : si cette institutionnalité anthropologique radicale ne se réfère plus à aucune norme, au sens d’une normalité fondamentale, d’une naturalité (et encore moins à une norme transcendante ou à une morale naturelle ou révélée), au nom de quoi construit-on les droits (et le droit, le juridique) ? On est obligé de penser cette construction à partir d’un rapport de force historique (sur le modèle de la genèse des rapports de la force et de la justice telle que Pascal la théorise), d’une situation de guerre, et pas du tout à partir d’un consensus social, d’un « contrat », ou de la « normalité » naturelle d’un tout qui serait le social. C’est une question qui divise aussi les sciences sociales et humaines entre elles, et qui pose la question d’un autre critère, de l’intolérable, de l’intoléré, de la révolte et des conditions de possibilité de la vie même…
J’évoquerai maintenant rapidement différents points, sans hiérarchie, concernant ces déplacements de paradigmes épistémologiques dans les sciences humaines à l’époque de la bio-politique mondialisées (ou en voie de mondialisation). Il s’agit d’interroger le rôle que les sciences sociales peuvent jouer dans l’analyse de ces nouveaux développements du capitalisme et dans la recherche de voies de résistances à ces développements. Ce rôle possible pose à mon sens la question de la dimension anthropologique de ces disciplines, c’est-à-dire de leur inscription éventuelle dans l’horizon d’une anthropologie (philosophique), ou tout simplement d’une politique.
Pour mémoire, les développements auxquels je fais allusion sont ceux qui sont propres à la deuxième moitié du XXe siècle et aux débuts du XXIe, c’est-à-dire la disparition progressive, ou la domination du paradigme de la souveraineté par celui de la bio-politique. Par souveraineté entendons ici suivant Foucault, une figure du pouvoir comme fondé en nature, en droit (au singulier) ou en raison, ou comme légitime du point de vue d’un ordre juridico-moral, d’un ordre juridique pensé comme le prolongement ou l’expression d’un ordre moral. L’effacement de ce paradigme s’effectue depuis longtemps dans les faits, dans l’histoire, dans l’organisation des sociétés et dans les disciplines qui les analysent, mais la souveraineté continue d’être le modèle imaginaire, le paradigme idéologique de nos sociétés prétendument « démocratiques ». La bio-politique, comme gestion des populations, des forces sociales et économiques et comme repérage des compétences anthropologiques l’emporte largement, mais l’idéologie politique, même critique, n’en prend pas la mesure. Comme l’a écrit Foucault dans La volonté de savoir, « nous n’avons pas encore coupé la tête du roi » dans notre pensée du pouvoir (c’est particulièrement vrai en France ou le signifiant royal continue de produire ses effets).
En d’autres termes je voudrais évoquer des analyses qui permettraient de déplacer la formule que Foucault utilise pour désigner le passage des régimes de souveraineté aux régimes de bio-politique (« au lieu de faire mourir et de laisser vivre, il s’agit maintenant de faire vivre ou laisser mourir »), en une autre formule plus contemporaine encore : il s’agit maintenant de faire vivre « à mort » et de laisser, mais aussi de « faire mourir » « en masse ». Déplacement destiné à prendre en compte a) les formes les plus récentes de la réorganisation profonde du travail au niveau mondial, b) la politique de relégation et d’abandon de populations et même de continent entier (une production mondiale d’ « hommes jetables ») et c) la forme dominante prise par la politique mondiale au XXe et au XXIe siècle : non plus, pour reprendre les termes de l’historien Robert I. Moore, une politique de la persécution, née en Europe au XIIe siècle, mais une politique de l’extermination.
Les formes d’extrême violence et d’extrême autodestruction prises par les sociétés modernes parvenues à ce degré très élevé de progrès de l’humanité qui caractérise la période contemporaine posent des problèmes fondamentaux d’objets et de méthodologie pour les disciplines qui s’efforcent d’être à la hauteur de ces objets. J’évoque donc ces problèmes, sans les développer, en neuf points.
- Tout d’abord le problème d’appellation de ces disciplines : sciences sociales, sciences humaines, ou de l’homme ? Le social, et surtout l’humain sont-ils des objets scientifiques ? Ne doit-on pas remarquer au passage que les sciences du monde physique dites « sciences dures », sont devenues des sciences en renonçant à être des sciences « de la nature » pour définir des objets inédits ?). D’autre part ces disciplines peuvent-elles être nommées en bloc comme un ensemble cohérent, ou complémentaire, alors que des antagonismes insurmontables opposent certaines (par exemple, il n’y a pas de problématique, ni de vocabulaire, ni d’objectif communs entre la psychologie, la psychanalyse et la psychiatrie, mais au contraire des oppositions irréductibles).
- Avant de savoir quel peut être le rôle social, politique, critique des sciences « sociales », il faut sans doute essayer de comprendre quelle est leur « place » sociale, dans leur histoire et leur présent, quelle est leur « généalogie ». De ce point de vue, elles occupent des places très différentes et souvent opposées les unes aux autres (exemple classique : le rapport entre l’ethnologie et le colonialisme qui s’est transformé sous l’influence de Leiris, Lévi-Strauss et d’autres). La question actuelle la plus frappante est celle du renversement et du chiasme qui s’est produit depuis les années 60 dans le rapport entre certaines disciplines et l’idéologie dominante. Dans la pensée classique et l’idéologie traditionnelle jusqu’au XXe siècle, la « nature » fonctionne comme référence de légitimation et d’éternisation, d’immobilisation des rapports, tandis que l’histoire, l’historicité soutient le discours critique, politique et scientifique (Hegel citant Goethe : « Tout ce qui existe mérite de périr »). Aujourd’hui c’est l’inverse : si l’idéologie politique la plus courante s’alimente toujours aux catégories traditionnelles naturalistes, la pensée et le discours néo-libéral ont adopté les résultats de certaines des sciences sociales et ont renoncé à toute naturalité. Ce discours prône la fluidité et la plasticité infinie de l’humain, du social, son historicité radicale, son absence de toute naturalité, pour mieux le déréguler et planifier son instrumentalisation incessante. La pensée de Foucault a pu ainsi, paradoxalement, inspirer en profondeur la pensée du patronat français qui a repris tout son projet de société à partir de ses analyses et de ses catégories (par l’intermédiaire d’un de ses élèves, François Ewald). Inversement, certaines disciplines, pour résister à cette historicité plastique néo-libérale, se sont rabattues parfois ou ont fait retour vers une anthropologie naturaliste (c’est le cas par exemple en France où certains psychanalystes se sont mis à défendre de manière surprenante la famille traditionnelle comme un ensemble de coordonnées anthropologiques, incontournables sinon au prix des pires catastrophes, contre les nouvelles formes de parentalité). On pourrait évoquer de nombreux autres exemples d’un tel échange d’argumentaire entre des positions critiques et des positions conservatrices devenues ultra-révolutionnaires dans le contexte néo-libéral : Marx déjà soulignait la dimension révolutionnaire contenue dans la bourgeoisie quand elle s’attache à bouleverser de fond en comble les conditions d’existences physiques et humaines, pour le meilleur mais surtout pour le pire. Il ne s’agit pas ici trop facilement d’une instrumentalisation des disciplines par des pouvoirs, mais d’une rencontre objective de problématiques communes. À beaucoup d’égards le néo-libéralisme a aujourd’hui besoin non seulement d’utiliser mais de se reconnaître dans certains développement de la psychanalyse, de la linguistique, du marxisme (je pense à l’acceptation par le néo-libéralisme d’un conflit d’intérêt insoluble entre les classes). Il y a de plus en plus ce qu’on pourrait appeler un « accord disjonctif » ou une « rencontre disjonctive » entre le néo-libéralisme et certaines disciplines des sciences humaines et sociales.
- L’humain n’a plus aucun rapport avec aucune nature : c’est la modernité qui s’affirme ici, aussi bien dans les sciences humaines que dans le droit (dissociation par exemple entre l’institution du mariage et la procréation, autorisation de l’IVG, etc.). Je voudrais interroger les enjeux politiques, économiques et épistémologiques de cette thèse très générale. La question remonte loin, à la Révolution Française, mais elle se présente à nous sous la forme du mystère d’une amputation. 1789 : Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. 1945 : Déclaration des droits de l’homme (tout court), devenue une sorte d’idéologie mondiale. Le rapport entre l’homme et le citoyen, et la disparition de ce dernier dans la dernière version de la déclaration pose des problèmes d’interprétation qui engage toute une anthropologie et toute une politique. Le texte de 89 est le résultat, sous la forme d’un compromis, d’une longue bataille théorique et politique : on ne peut la résumer ici, mais on peut en évoquer le noyau en constatant que le « et » (« et du citoyen ») peut être entendu au moins en deux sens opposés. Soit il signifie « donc », et l’homme est alors défini comme détenteur à l’origine d’un droit de nature fondamental qui doit « donc » se retrouver dans le statut de citoyen : dans ce cas, ce droit originel est un idéal en vue d’une citoyenneté seconde et en fin de compte inatteignable mais vers laquelle il faut tendre sans cesse (c’est un idéal régulateur kantien). Soit il signifie « c’est-à-dire », et l’individu citoyen est alors au contraire défini en premier à partir des droits réels, historiques qu’il conquiert ou qu’on lui accorde concrètement, et à partir desquels on peut dire qu’il y a alors une humanité possible, nullement donnée à l’origine, mais résultat d’un processus d’institutionnalisation. C’est plutôt du côté de Hegel qu’on pense ici l’homme comme être institutionnel, « étatique » pour reprendre son mot, pas naturel ; il faut le construire, sans norme préalable, et sans garantie, dans une aventure historique et politique ouverte. Cette ambiguïté s’exprime particulièrement bien en français parlé (mais en espagnol, la prononciation orale au contraire force à choisir) : « les hommes sont libres et égaux en droits », est-il écrit dans la suite de la Déclaration, ce qui désigne la construction concrète, factuelle de droits (au pluriel) qui donnent un contenu à cette liberté et à cette égalité. Mais comme le pluriel en français ne se prononce pas, on peut aussi bien entendre que « les hommes sont libres et égaux en droit (au singulier) », ce qui signifie, bien entendu, tout à fait autre chose : que les hommes sont sans doute libres et égaux « en principe », en nature, mais que pour ce qui est des faits et de l’existence sociale, de l’histoire, il en va différemment, cet idéal régulateur ne peut passer sans reste et sans délai dans la réalité concrète. Cette ambiguïté orale peut parfois même modifier rétroactivement l’orthographe de la version écrite, jusque dans des textes officiels.
On peut donc relever une contradiction flagrante entre la « Déclaration universelle des droits de l’homme » de 1948, qu’on ne peut véritablement penser comme un texte antilibéral, et l’anthropologie des sciences humaines qui pense la genèse et la construction de l’humain à partir d’une déficience et d’une histoire, et non à partir d’une nature. Un problème nouveau se pose alors : si cette institutionnalité anthropologique radicale ne se réfère plus à aucune norme, au sens d’une normalité fondamentale, d’une naturalité (et encore moins à une norme transcendante ou à une morale naturelle ou révélée), au nom de quoi construit-on les droits (et le droit, le juridique) ? On est obligé de penser cette construction à partir d’un rapport de force historique (voir la genèse des rapports de la force et de la justice telle que Pascal la théorise), d’une situation de guerre, et pas du tout à partir d’un consensus social, d’un « contrat », ou de la « normalité » naturelle d’un tout qui serait le social. C’est une question qui divise aussi les sciences sociales et humaines entre elles, et qui pose la question d’un autre critère, de l’intolérable, de l’intoléré, de la révolte et des conditions de possibilité de la vie même…
4 — De nombreux théoriciens du politique ont remarqué que la fin du XXe siècle est marquée par un changement de paradigme d’émancipation. Là où le modèle de l’égalité dominait largement les réflexions et les tentatives pratiques de remise en cause de l’ordre social dominant, c’est aujourd’hui celui de l’identité qui l’emporte en prégnance et en pugnacité théorique et pratique. La plupart des luttes contemporaines, et notamment celles qui ont obtenu des résultats favorables sont celles qui se sont appuyées sur la défense et la promotion de traits identitaires. Quelle que soit la manière dont on apprécie politiquement le phénomène, ce déplacement fait apparaître un enjeu épistémologique. Au modèle moderne de la démocratie comme rassemblement des volontés et explicitation de leurs différends viennent se mêler les problématiques de l’identification et de la subjectivation, chacune de manière différente. La « psychologie des masses » doit trouver sa place dans, à côté ou en tension par rapport à l’analyse de la bio-politique.
5— La description par l’anthropologie contemporaine de l’être comme animal non pas sociable, mais social et dépendant implique un réexamen de la question de l’obéissance et de l’autorité, notamment à travers le concept de La Boétie de « servitude volontaire ». La dépendance anthropologique et la dimension majeure de l’étayage langage/autorité (le langage est la première puissance que rencontre le vivant humain et elle n’est pas une puissance à laquelle il peut se soustraire, car il est une condition de possibilité) conduit à substituer à une logique simple de la liberté la question cruciale de savoir comment « choisir » ou déterminer son Autre (Loi, institution, amour, échange, marché, individu, etc.), ainsi qu’à la compréhension du fait que ce sont selon les mêmes procédures que s’échafaudent les dictatures comme les régimes de liberté. L’aliénation, pour être structurelle, n’est pas toujours équivalente, et inversement l’émancipation pour être effective, n’est jamais dépourvue d’ambiguïté.
6— L’éducation, qui est la grande affaire de toutes les civilisations, mais dont nos sociétés ont une constante tendance à vouloir se dissimuler l’importance en en confiant la théorie et la pratique aux spécialistes des enfants (au sens péjoratif, l’enfant ayant ce double statut de non sérieux et de sacré), doit s’affronter, pour s’en dissocier à la problématique de l’évaluation qui rejoint profondément celle de l’expertise. Au lieu de la constitution d’une subjectivation académique, qui n’est jamais que l’envers d’une subjectivation d’exclu, il faut penser des subjectivations plurielles et autodidactes, en un sens encore inédit, mais dont les tentatives pédagogiques du siècle dernier posent des jalons. Là encore, dans la réflexion sur l’autorité et sur la structure et le fonctionnement des institutions, les sciences humaines sont amenées à rencontrer leurs limites, leur contestation, en même temps qu’un défi à relever.
7— La question de la laïcité, qui semble souvent se limiter à une singularité, pour ne pas dire une bizarrerie, française mériterait au contraire d’être repensée et étendue bien au delà du champ de l’opposition entre rationalisme et religion jusqu’au problème général de la production institutionnelle de l’autonomie de la pensée par opposition à toute autorité, non seulement pédagogique mais aussi politique et surtout économique. Si l’économie est bien aujourd’hui l’équivalent d’une théologie contemporaine, le principe de laïcité doit construire en priorité l’indépendance de la pensée par rapport à ses fausses évidences. Par ses procédures de mises en question et de déplacement des principes d’autorité, elle est l’un des facteurs clefs d’une démocratie conçue comme remise en cause permanente des identités.
8— Si le paradigme dominant, depuis Platon, pour penser le rapport entre la vérité et l’erreur, l’aliénation et la liberté a été ce qu’on peut appeler le paradigme de la caverne qui situe ces instances dans des espaces séparés et hétérogènes, celui de la modernité ne peut être que celui de la lettre volée (en référence à Edgard Poe/Lacan), ou encore celui de l’anamorphose : le principe d’organisation et de résistance est toujours immanent à l’ordre des choses, il est visible sous la forme de son invisibilité. Faire varier le point de vue dans le même espace et non pas changer d’espace, tel est le nouveau paradigme des disciplines. La conséquence en est un passage radical de la morale à la politique : ne plus juger, déplorer, condamner mais comprendre (Spinoza), c’est-à-dire apprécier dans un plan d’immanence des rapports de force.
9— La prise en compte du point de vue bio-politique, à la fois science de la population et anatomo-politique, permet de réviser profondément la référence traditionnelle en politique au « peuple ». La question du peuple est indissociable de celle de sa production pratique. Cette notion doit cesser d’être considérée comme une notion descriptive (sociologique) qui rapporterait des formes à leur origine sociale et désignerait l’existence possible d’un consensus ou d’une communion dans une même émotion, pour trouver son statut de formule programmatique ou impérative traçant un véritable programme politique concernant ce que le « peuple » peut être d’autre, en différent sans cesse de lui-même. Aussi la pensée du politique ne peut s’articuler à un peuple donné, mais à un peuple à venir, et plus précisément sans cesse à venir, c’est-à-dire « un peuple qui manque », et manque sans cesse à lui-même (Klee/Deleuze). Aussi peut-on mettre en question l’idée que « science politique » et « philosophie politique » suffisent à rendre compte des exigences d’une pensée du politique. On peut s’interroger sur le statut même de la philosophie politique en se demandant si c’est bien la philosophie qui est la mieux placée pour aborder le politique, comme on le croit depuis Platon, ou si c’est l’art, idée que le même Platon s’est efforcé par tous les moyens de disqualifier. L’art en effet qui, entendu ici en un sens in-esthétique, n’est pas un discours théorique à vocation spéculative et fonctionnant par concept, mais une pensée pratique visant à produire des effets concrets, un travail sur la redistribution des coordonnées de la perception collective, de l’ « aisthesis », un « partage du sensible » (Rancière) occupe une place déterminante comme dispositif singulier de mise en œuvre d’une communauté momentanée susceptible de servir de modèle ou d’exemple ou de terrain d’expérience.
Pour en revenir enfin à cette question de l’autre pensée ou mieux des autres paradigmes de pensée dont on pourrait attendre qu’il contribuent à lutter contre le déni de la condition, je n’irai pas jusqu’à dire que les philosophies sont les instruments par excellence de cette entreprise de déni, précisément parce qu’il n’existe pas quelque chose comme la philosophie en général mais des philosophies situées très différemment les une et les autres par rapport à cet enjeu, et toujours en réalité habitées chacune pour son compte par un conflit interne qui les conduit à dénier ce qui surgit en elle-même et qu’elle s’efforcent de repousser. L’exemple le plus frappant se trouve dans la deuxième méditation cartésienne au moment où l’énonciation de la pensée a-subjective fait l’objet d’une réappropriation subjectivante ou plutôt égologique dans l’énoncé même de la phrase. Nietzche, comme Lacan avait remarqué ce basculement sans voir néanmoins qu’il faisait l’objet d’un traitement spécifique au niveau de la traduction du latin au français.
Pour résumer ce mouvement, je me servirai d’une formule de Judith Butler, que je détourne peut-être légèrement de son contexte, et je m’en excuse par avance, mais que je trouve particulièrement synthétique et éclairante :
« Les exigences grammaticales de la narration travaillent contre le récit de la formation du sujet » (La vie psychique du pouvoir, Paris, éditions Léo Sheer, 2002, p.188)
Je rapprocherai cette formule de ce que Bataille et Deleuze appelait tous deux la méthode de dramatisation. Pour Deleuze il s’agit de percevoir toujours sous le logos le drama, pour Bataille il s’agit de passer du discours à l’expérience et de tordre la langue pour lui permettre d’être à la hauteur, ou à la bassesse, de l’inconsistance de l’être. Cette méthode vise, chez Deleuze la mise en œuvre d’une autre connaissance tandis que Bataille cherche à produire une expérience, mais qui doit aussi faire l’objet d’une écriture et d’une communication. Mais ces orientations ne sont pas incompatibles.
C’est d’une certaine manière, pour revenir à lui, ce qu’a fait Deligny, mais en privilégiant plutôt dans cette opération la recherche pratique des possibilités d’une existence commune, pour ne pas dire d’un communisme, d’un communisme de l’impropre, puisque la condition de possibilité et de survie de cet appareil à repérer que nous sommes, en deçà de tout logos, c’est l’institutionnalisation d’un espace commun qui ménage la place d’un autre dont on puisse se considérer comme la variation, et non la définition d’une norme générale a priori dont les intentions sont toujours douteuses. Comme le disait le cinéaste américain Vincente Minelli, dans une phrase que Deleuze aimait citer : « il n’y a rien de pire que d’être pris dans le rêve de l’autre ».