De quoi est-il question ? Explorer un schème dans le Service public: soumission/résistance/adhésion. Une entrée en matière, texte de recherche

Marie-Claire Caloz-Tschopp, Université de Genève, 2 avril 2001

…ma conviction est que la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter

Hannah Arendt, (1972): La crise de la culture, Gallimard, 26

Rappelons ici que nous sommes partis d’une question de départ du mandataire. Elle a été formulée par deux Conseillers d’Etat de deux Départements (le Département d’Action Sociale et de la Santé et le Département de Justice, Police et des Transports dans les termes suivants quand ils s’adressaient aux professionnels concernés : « La justice et l’humanité sont-elles compatibles dans l’action des professionnels du service public, dans ce cas, auprès des chômeurs, des migrants, des requérants d’asile ? » ; «  les travaux y relatifs (de la recherche) devront tenter en particulier de définir les conditions dans lesquelles les employés du service public (personnel médical, travailleurs sociaux, policiers, fonctionnaires à tâche d’autorité, etc.) peuvent avoir une position éthique et remplir leurs obligations professionnelles tout en respectant la liberté de leur clientèle et en intégrant les problèmes d’inégalité liés à la problématique interculturelle ». 

Au-delà des informations de départ au lecteur sur la situation du chômage et du droit d’asile dans le canton de Genève à l’époque du déroulement du mandat, de quoi est-il question dans la recherche ? D’un point de vue philosophique au sens d’une démarche critique impliquant les activités de la pensée, et du jugement, que recouvre les questions  formulées pour définir le mandat de recherche ? Comment fallait-il les entendre ? Dans quel cadre théorique, épistémologique, méthodologique les situer, les traduire pour cadrer les préoccupations à la base de la recherche ? La formulation très générale du mandat nous a laissé une certaine liberté pour situer le questionnement et nous avons donc décidé de prendre les questions au sens le plus général et le plus fondamental, ce que nous formulons ci-dessous de manière synthétique et que nous élaborons dans la réflexion théorique qui a accompagné les entretiens. . 

L’action humaine, la force et le droit,  la (re)création continue de l’humain et de la justice

Le thème central de la recherche est l’action et le jugement dans le service public dans des situations de travail du service public et pour certaines d’entre elles particulièrement difficiles.  Il est question de l’action humaine en rapport avec la sauvegarde, la (re)création incessante de la justice et de l’humain dans la vie en commun dans une Cité – Genève – en devenir, son Service public. 

La question de l’action humaine ainsi énoncée est aussi vieille que l’humanité. Elle est à prendre dans sa radicalité, c’est-à-dire quand elle concerne, comme on va le voir, la puissance et l’impuissance d’Etre dont traite Spinoza dans l’Ethique notamment.  Elle a été complètement reformulée depuis l’histoire de la colonisation, de l’impérialisme et à la suite “ d’événements sans précédent ” du XXème siècle inscrits dans la modernité, sa genèse et ses redoutables énigmes. Aujourd’hui, l’action humaine est prise dans une tension entre la force et le droit. La contrainte sécuritaire semble prendre le pas. De plus, la force n’est plus seulement une question de pouvoir « nu », une domination traditionnelle, mais un nouveau type de domination impliquant la possibilité de l’auto-destruction des humains et de la nature par les humains eux-mêmes (Auschwitz, Hiroshima et leur suite historique dans la mondialisation). 

Dans la recherche, il a été question de l’action humaine de professionnels de domaines spécifiques du Service public particulièrement sensibles : le service aux chômeurs et aux requérants d’asile. Le cadre, les contraintes de l’Etat, des lois, le “ service ” de professionnels de certains Départements de l’Etat de Genève seraient censés assurer à la fois un “ Service public ” humain et juste (égalité de traitement) et une place à des êtres humains de passage ou installés plus ou moins provisoirement à Genève et parmi les plus, précarisés (étrangers, chômeurs) dans la citoyenneté. Notons que dans les domaines (politique d’immigration, droit d’asile, chômage) le poids de l’Etat fédéral est important

De tout temps, les communautés humaines ont débattu à propos de la place, du cadre – ici l’Etat –,  des tâches publiques et de la place –citoyenneté  qu’une communauté accorde aux étrangers et aux plus précarisés en son sein, comme le montre divers articles de ce volume et du volume II. Aujourd’hui, on verra que donner leur place dans une « communauté politique organisée » aux travailleurs étrangers, aux requérants d’asile et aux chômeurs interroge de manière significative les transformations de l’Etat, du service public, avec une présence de la force utilitariste et aussi de la force destructrice. Les étrangers, les requérants d’asile et les chômeurs et aussi la place du Service public dans la Cité nous font tenir en main ce fil rouge dans le parcours du labyrinthe du monde d’aujourd’hui observé sur le terrain genevois.

Le rapport entre la force et le droit a été, est un des conflits fondamentaux de la vie politique à Athènes qui définissait ses frontières entre un “ dedans ” et un “ dehors ”. Calliclès, au moment de la crise de la démocratie en Grèce, apparaît comme un défenseur de la force nue (texte en miroir ci-après). A distance, il nous éclaire sur des défenseurs contemporains de la force (profit à court terme, utilitarisme, licenciements, mérite, concurrence, sanctions, détention plutôt que prévention, mise en cause de l’Etat de droit et de protection et renforcement de l’Etat sécuritéaire, etc.) au mépris du droit et même parfois de la loi et du débat. Calliclès défend la position d’une justice ancrée dans la force et la nature, face à Socrate qui s’interroge sur les fondements sociaux, politiques de la loi et la nécessité du droit. Etrangement, au moment où Calliclès débat avec Socrate de ce qu’est la justice au regard de la nature ou de la société, il s’en prend au statut de la philosophie (voir deuxième discours de Calliclès mis en scène par Platon en miroir). Il y aurait donc un lien entre l’action, la justice, la création et la pensée ou en d’autres termes, entre la démocratie, la tragédie et la philosophie comme le rappelle C. Castoriadis qui à son tour décrit la démarche philosophique aujourd’hui (voir texte en miroir). 

Le devoir de fidélité, le hiatus revisités

L’action des professionnels est contrainte à la fois par le contexte de la mondialisation, la marchandisation total-libérale et par la tension entre protection et contrainte par l’Etat qui pèse sur le Service public. Etre employé du Service public implique un “ devoir de fidélité ” à l’Etat (voir article de B. Voutat, vol. II). Dans le “ devoir de fidélité ” à l’Etat, un “ hiatus ” peut exister pour les professionnels du Service public dans la subordination, explique le juriste et sociologue politique Bernard Voutat. Son contenu ici concerne les tensions autour du respect de l’Etat de droit et l’application des droits fondamentaux à la fois aux chômeurs précarisés et à diverses catégories d’étrangers. Que faut-il voir aujourd’hui dans le hiatus possible entre le “ devoir de fidélité ” et le “ défi humanitaire”, dans le choix entre être “ agents ” ou “ acteurs ” dans le Service public ? On verra que le hiatus classique lié au devoir de fidélité impliquant la subordination à l’Etat, après les événements du XXe siècle, se double d’un nouveau contenu concernant l’avenir. On verra jusqu’à quel point il est redéfini par les professionnels à la lumière d’une double question pour la citoyenneté, celle des liens entre la force et la justice et celle de la force contenant la destruction et la transformation radicale de l’humain. 

Un schéma dynamique : les positions de soumission, de résistance, d’adhésion

L’action des professionnels s’inscrit dans un mouvement général de l’action humaine, qui se peut se traduire, comme nous en sommes arrivés à le faire, en  positions de soumission, de résistance d’adhésion à l’Etat fédéral et cantonal en place.Ces trois modalités de l’action schématisées abondent dans les textes de la tradition philosophique, de la psychologie, de la sociologie, du droit etc., les mythes, la littérature et même dans les romans policiers et la science fiction. Soulignons que les récits, les descriptions de soumission sont moins nombreux que celles concernant les conflits dans la  résistance et l’adhésion.  

Dans ce cadre, l’action des professionnels du Service public, qu’ils soient dans une fonction de direction, d’intermédiaire ou d’exécutant, se joue dans des secteurs délicats (droit des étrangers, droit d’asile, chômage), dans la complexité des circonstances, de l’urgence, de zones juridiquement et moralement grises, de situations-limites. Le schéma dynamique de ces trois modalités de l’action s’est peu à peu dégagées en prenant connaissance des entretiens. 

On verra que les professionnels dans leur action dessinent des zones de tabous, de silence, d’ombre, de contradictions, de conflits le plus souvent cachés, qui aujourd’hui sont présentées à la réflexion et au débat public. Qui seraient les Calliclès et les Socrate aujourd’hui et de quoi débattraient-ils? Au-delà d’eux, qui seraient les Oligarques qui contraignent le Service public et les Péryclès qui le défendraient aujourd’hui ? Dans leur attaque ou leur défense de la démocratie, comment intègrent-ils l’énigme redoutable du XXème siècle pour (re)définir le Service public aux étrangers et aux chômeurs (ici) ? 

L’action tragique des professionnels dans le Service public

Aujourd’hui, les avatars de la modernité nous ont fait passé de “ l’étonnement ” socratique émerveillé au doute désenchanté pour repenser la notion d’action humaine, ce que montrent mieux que des mots, les deux dessins de Martial Leiter qui tissent la continuité de la recherche). 

On verra aussi que j’ai aussi imaginé peu à peu un modèle en lien étroit à l’action des professionnels et à ses caractéristiques. Le modèle donne une place centrale à la parole et à la pensée. Un tel choix qui s’est peu à peu imposé dans le cours de la recherche en écoutant les personnes dans les 200 entretiens et en réfléchissant à ce que j’avais entendu et aussi au contexte. 

Tout en observant attentivement de ce qui se passe à Genève aujourd’hui, j’ai aussi opté d’entrée de jeu pour un double mouvement, de déplacement, de décentration dans le temps et l’espace.  

Le lecteur de la recherche invité à participer à l’action Le lecteur/spectateur est aussi invité à parcourir le paradoxe de Ménon tout lisant. Ce paradoxe concerne la réflexion, le regard, les conditions de la réussite du parcours. En bref, il faut qu’il sache ce qu’il cherche pour pouvoir le trouver et qu’il l’ignore pour que ce soit utile. Comment se résout ce paradoxe ? Par la passion (de connaître et d’agir). Quand je suis passionné, j’ignore jusqu’à mon ignorance, dont je ne soupçonne pas l’existence. Mais… qu’est-ce qui produit mon ignorance, en d’autres termes, ma passion ? Question ouverte. 

Un jeu de miroirs, des références, un lexique pour imaginer

Tout d’abord, le lecteur prendra connaissance tout au long du présent volume, d’un cadrage et d’une progression de textes “ en miroir ” qui sont des références permettant d’élargir la réflexion en se plongeant dans la tradition philosophique, littéraire et aussi dans des textes contemporains où des auteurs se sont confrontés aux questions que le lecteur se pose. Le choix de ces textes a été fait après un long travail de dialogue entre des faits de la réalité du travail des professionnels du Service public dans certains secteurs et des textes qui ont abordé des réalités proches dans d’autres contextes. Le miroir permet de (se) regarder et de réfléchir le chatoiement des ombres et les éclats de lumière de l’action. 

Pour que l’imagination puisse prendre la place indispensable qui lui revient dans la démarche, deux livres ont été distribués aux chercheurs, aux responsables et au commanditaire de la recherche :  Le Château de Franz Kafka, Hamlet de Shakespeare. Vu les circonstances, un troisième livre s’est glissé au fil des lectures parmi les références-clés, Les Oligarques du professeur d’histoire et spécialiste de la Grèce ancienne Jules Isaac, livre écrit à un autre moment historique charnière de l’histoire européenne et mondiale (1943) comme l’a rappelé Nicole Loraux, historienne, spécialiste de l’histoire athénienne. Le lecteur en repèrera quelques traces dans la prise de connaissance des résultats écrits de la recherche. Il pourra s’essayer lui-même au parcours de ces œuvres.