Bertrand Ogilvie
Les remarques qui suivent dérivent en partie d’une surprise éprouvée à la lecture d’une page de Christophe Dejours, tirée de son livre Travail, usure mentale (Paris 2000).
Il est sans doute inutile de présenter Christophe Dejours et son travail (il aurait d’ailleurs dû être parmi nous, mais n’a pas pu venir et le regrette et me charge d’exprimer ce regret auprès de vous).
Son champ d’étude et d’expérimentation concerne le lien entre les subjectivités et les relations historiques dans le contexte actuel de ce qu’on peut appeler, en reprenant en français le terme anglais, la globalisation. Entendons par là, en renversant le terme employé habituellement dans notre langue, une dé-mondialisation, c’est-à-dire un processus de destruction de mondes signifiants et du monde comme horizon de signification, par le biais de multiples déréglementations qui produisent des effets de souffrance et de déstructuration (allant de troubles psychiques jusqu’à des somatisations et des lésions réelles au destin mortel) sur les individus.
Rappelons simplement que dans un certain nombre d’articles et de livres, dont le plus connu du grand public s’intitule Souffrance en France, Christophe Dejours s’est attaché à analyser la manière dont les nouvelles dispositions de l’organisation du travail contemporain, donc post-tayloriennes, produisent un style spécifique de souffrance et de subjectivité, et notamment de réaménagement des rapports entre travail et sexualité, qui aboutissent à ce qu’il a appelé, en reprenant la formule d’Hannah Arendt, une « banalisation du mal ». Cette banalisation se manifeste dans l’insensibilité croissante des individus au sort de leurs congénères et dans une capacité croissante et inquiétante à supporter autour d’eux, et même à leur propre égard, une dose de plus en plus grande de contraintes, de violence et d’injustice, ainsi que, d’un autre point de vue, dans une capacité tout aussi grandissante à exercer cette violence, alors même qu’aucune pathologie individuelle n’est en cause.
On rencontre donc ici le problème du consentement. On peut en dégager trois formes :
– Le consentement à appliquer des mesures qui sont clairement en contradiction avec un sentiment, une disposition morale, une conviction intime. Dans le vocabulaire de notre rencontre, je dirai que cette forme aboutit à un « déchirement tragique ».
– Le consentement à accomplir des actes qui sont objectivement contraires à un ethos personnel ou de milieu, mais sans que la contradiction ne soit thématisée ou conscientisée. On dira qu’on a alors affaire à un « clivage inconscient ou semi conscient dramatique ».
– Le consentement, enfin, à orienter son action dans un sens destructif ou même autodestructif, mais accompagné d’un accord explicite et d’un discours de légitimation (qui peut être celui de la fatalité, c’est-à-dire de la théologisation ou de la naturalisation des phénomènes sociaux, historiques, économiques, etc.). On rencontre ici la configuration de la « servitude volontaire », que je dirai, pour des raisons développées plus tard, « catastrophique ».
Cette analyse croise évidemment sur son chemin, entre autres, les célèbres analyses de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité (Obedience to authority 1974), qui montrent que dans des circonstances adéquates d’organisation de l’autorité, de sa visibilité, de sa légitimité et de ses modalités d’exercice (rassurantes et déresponsabilisantes), on assiste à une abolition du jugement individuel, qui transforme l’individu obéissant ordinaire en un relais sans limites du pouvoir le plus oppressif et le plus violent, dans des proportions effrayantes. Cette problématique n’est pas étrangère, à notre avis, à un autre type d’abolition du jugement, on pourrait dire du « bon sens », ce terme pris dans une acception particulière, celle des notions communes, qu’on peut constater dans ces « faits de sociétés » qui font les délices de la presse américaine de ces dernières décennies et de certains psychanalystes français qui trouvent à y alimenter leur antiaméricanisme viscéral. Je pense à la désormais fameuse anecdote du chien séché dans le four à micro-ondes, mais nous avons maintenant ce qu’il nous faut chez nous avec le procès intenté contre les fabricants d’alcool par ces femmes de Roubaix qui, après des consommations abusives d’alcool pendant leur grossesse. ont accouché d’enfants handicapés.
Dans les deux cas, on a affaire à une abolition du jugement, qu’il faudrait rapprocher également de ce que Dejours appelle « l’effacement des comportements libres » (Travail, usure mentale, p. 44-45) et qui conduit à l’identification d’une figure singulière qu’on pourrait dénommer « le sujet supposé ne pas savoir ».
Cette question du consentement nous conduit tout droit au problème de la structure étatique qui le permet, le favorise ou peut-être le laisse émerger du fait même de son hypothétique retrait (comme le laisseraient croire certaines analyses rapides du libéralisme qui irait de pair avec une marchandisation infinie et aliénante). Il me semble tout au contraire que nous avons affaire ici non pas à une disparition de l’Etat (peut-être un affaiblissement de son fantasme en tant que bien public, ou, mieux encore, un renversement en un fantasme de puissance négative, comme le soulignait déjà Kelsen), mais à l’affleurement visible des rouages de son pouvoir et à son renforcement technique sinon idéologique. La transparence cynique des formules de Percy Barnevik et de Patrick Le Lay, citées par Marie-Claire Caloz-Tschopp, montre qu’on est loin du très complexe travail « d’élaboration » (au sens freudien) de l’idéologie et de la théologie. On s’inscrit donc ici dans la perspective foucaldienne de la domination tendancielle du bio-pouvoir et de la normativité sur la souveraineté et la légalité.
Ce renforcement cynique des fonctionnements techniques sous forme de normalisation et donc de naturalisation, d’immanentisation des règles, s’accompagne inévitablement d’un affaiblissement de la demande de légitimation, on pourrait même aller jusqu’à dire de l’imaginaire de la légitimation, de la justification.
Qu’est-ce qu’un sujet qui admet et désire son inféodation absolue (corps et âme, activité et intérêt, raison et passion, travail et loisir) à une logique instrumentalisante et qui ne réclame plus, mieux : ne perçoit même plus, le sens d’un discours de justification ou de légitimation, remplacé par le constat, c’est-à-dire la croyance en la naturalité, la fatalité immanente du processus ? On peut dire que l’organisation du travail a conquis le champ de l’immanence dans la mesure où le travail n’est plus la conséquence de la malédiction biblique, ni la configuration historique éphémère du salariat, mais un fonctionnement immanent et universel, sans bord, sans dehors, qui s’auto-présente comme nécessité naturelle (voir dans le film de Michael Moore, Roger and me, la manière dont le patron de General Motors parle des entreprises comme de formes de vie qui, inéluctablement, naissent et meurent, comme les dinosaures, et qui doivent donc inéluctablement fermer, licencier, délocaliser, etc. Les métaphores de l’organisme, de la physique, de la météorologie reviennent sans cesse dans le discours de et sur les entreprises et le marché).
On peut dire encore, pour aller un peu plus loin qu’Arendt, que cette organisation ne produit plus seulement une superfluité des individus (qui consiste déjà en un déplacement et une radicalisation de l’idée de Marx de « surnuméraires »), mais aussi une superfluité de tout discours rendant compte (mentionnant, a fortiori justifiant) de leur superfluité. D’où cette expression d’ « homme jetable » qu’il m’est arrivé d’utiliser.
Dans ce contexte naturaliste de démondialisation (l’espace n’est plus un « monde », il est un pur espace neutre, non orienté, sans frontières, du moins pour les capitaux, les moyens de production et ceux qui les accompagnent), on voit se développer de nouvelles formes de subjectivation que j’appellerais « catastrophiques », toujours mortifères, terroristes ou autodestructrices, suicidaires, implosantes, parfois les deux à la fois comme on sait.
On pourrait se demander si, au-delà de l’organisation du travail, l’organisation militaire n’a pas conquis elle aussi le terrain de l’immanence. Malgré la rhétorique et les soubassements religieux et métaphysiques de la lutte du Bien contre le Mal, la vérité de ces opérations de police n’est-elle pas du côté d’un amour absolu de l’ordre, depuis l’ordre pulsionnel et domestique jusqu’à l’ordre national et international ? Cette domination de l’ordre sur la justice ferait alors comprendre cette utilisation croissante du droit, du juridique, pour la réparation d’un désordre local, au détriment de sa mobilisation en vue de la restauration d’un principe général ou universel : l’obsessionalité l’emporterait sur la paranoïa ?
On a clairement affaire, dans ces dernières remarques, à la troisième configuration du consentement, celle de la « servitude volontaire », à laquelle j’en viens à présent. C’est ici qu’on rencontre la surprise que j’évoquais au départ à la lecture d’un passage de Christophe Dejours.
« Il est nécessaire de se pencher maintenant sur les ressorts psychologiques de la domination (selon l’expression d’Alain Morice, 1997). Jusqu’à présent on s’est surtout intéressé au destin psychologique de ceux qui subissent les contraintes organisationnelles et qui ont à en souffrir, voire à s’en défendre. Mais on s’est insuffisamment préoccupé de comprendre et d’analyser les ressorts psychologiques de la domination non plus chez ceux qui la subissent mais chez ceux qui l’exercent. En effet, pour que fonctionne le système avec les nouvelles formes d’organisation et de gestion, il faut que les opérateurs, en grand nombre, y apportent leur concours, à tous les niveaux de la hiérarchie et pas seulement au niveau des cadres de direction.
Plusieurs types de réponses ont été apportées à cette question qui viennent soit de la sociologie (théorie de la violence symbolique, selon Bourdieu, 1987), soit de la psychologie (identification idéale à la culture d’entreprise et à l’excellence, Pagès, 1984), soit de la psychologie sociale (soumission à l’autorité selon Milgram, 1974), soit de la psychanalyse (perversion sadique ou structure paranoïaque de la personnalité chez les dirigeants), soit de la philosophie politique (La Boétie, 1574). » (Travail, usure mentale, p. 261).
Le surprenant est de trouver le renvoi au texte bien connu de La Boétie (Discours sur la servitude volontaire, rédigé entre 1546 et 1548, publié en 1574) mis sur le même plan que des travaux relativement récents ou tout à fait contemporains portant sur cette question du consentement et de la désobéissance, ou mieux de l’intériorisation des normes fussent-elles autodestructrices. Dejours inscrit sa réflexion dans une problématique générale de « l’aliénation » :
« L’investigation que nous proposons en psychopathologie du travail ouvre à nouveau la question tant controversée de l’aliénation. Aliénation au sens où Marx l’entendait dans les manuscrits de 1844, c’est-à-dire la tolérance graduée selon les travailleurs à une organisation du travail qui va à l’encontre de leurs désirs, de leurs besoins, de leur santé. Aliénation au sens psychiatrique aussi, de remplacement de la volonté propre du Sujet par celle de l’Objet. Ici il s’agit d’une aliénation qui passe par les idéologies défensives de sorte que le travailleur finit par confondre avec ses désirs propres l’injonction organisationnelle qui a pris la place de son libre-arbitre […]. L’aliénation serait peut-être l’étape nécessaire et première dont nous avons parlé à propos de l’assujettissement des corps. L’organisation du travail y apparaît comme le véhicule de la volonté d’un autre, à ce point puissante qu’à la fin le travailleur est comme habité par l’étranger [je souligne, BO]». (Ibid, p.175-76)
À certains égards, la manière dont La Boétie décrit la passion de l’asservissement allant jusqu’à la perte de soi et la mort de ses proches fait penser à une abolition du « sens commun ». Chez les chercheurs qui travaillent sur les modifications de l’organisation du travail, il n’est jamais question d’un jugement moral mais de la description d’une structure : c’est l’identification qui vient donner forme au sujet, dans la forme du « sujet supposé ne rien savoir ». Est-ce vraiment le cas chez La Boétie ?
Au sein de ces multiples configurations du consentement, celle de la « servitude volontaire » telle que la présente La Boétie comporte en effet des particularités qui interdisent de la réduire aux autres. Il faudrait sans doute rappeler d’abord (mais cela ne pourra être fait ici que très allusivement) le contexte historique et théorique dans lequel ce texte a été écrit. Schisme protestant, guerre civile, découverte et conquête du Nouveau Monde : moment de crise et de fracture dans les représentations, les systèmes de pensées, les identités et, ce qui nous concerne surtout ici, dans le langage de la pensée politique. Althusser a apporté des éléments d’analyse importants sur ce moment philosophique particulier dans un article intitulé « Solitude de Machiavel » (1977). On pourrait montrer que ces remarques sont pour une large part éclairantes en ce qui concerne aussi La Boétie (dont il ne parle pas, pour de multiples raisons tenant à la conjoncture politique des années 1970). Retenons l’essentiel (sans se cacher le caractère insuffisant de son schématisme extrême qu’il faudrait complexifier) : l’idée d’un espace théorique intermédiaire entre la domination des philosophies de l’essence ou de l’idée, héritées de l’Antiquité grecque et des philosophies du sujet et du droit naturel qui vont, dès la fin du XVIème siècle « recouvrir » le champ de la pensée occidentale, notamment de la pensée politique. Dans cet espace, le déploiement éphémère d’une rationalité non pas tant scientifique ou pré-scientifique (Machiavel serait le fondateur de la pensée politique moderne appuyée sur l’analyse de rapports de forces sans finalité morale) que spécifiquement « politique » au sens d’une implication de la vérité dans ses effets, d’une « double inscription » du discours comme énonciation d’une théorie du réel elle-même effet du réel qu’elle décrit. En ce sens le discours n’est plus seulement théorie mais symptôme, et symptôme d’un réel divisé par une dissymétrie irréductible (« mésentente », pour utiliser le vocabulaire, voisin, de Rancière).
Le Discours sur la servitude volontaire s’il prend place dans la série des grands textes de philosophie politique qui s’inaugure dans La République de Platon, n’y figure pas comme une œuvre parmi les autres. Sans doute peut-on l’inscrire dans une lignée qui se distingue à la fois des théories ontologiques et des théories contractualistes de la justice et se situe plutôt dans ce qu’on pourrait appeler une théorie « affective » de l’existence sociale (Spinoza pour une part, Freud) ou encore une théorie relationnelle (Foucault, l’idée que les relations de pouvoirs constituent un horizon indépassable de l’existence humaine et que le problème politique est de repérer et d’analyser les circonstances qui figent ces relations en rapports de domination, d’asservissement irréversibles). Mais il ne peut coïncider en tout point avec cette perspective, elle-même profondément diversifiée. Quoi qu’il en soit, il constitue une alternative atypique par rapport à toutes les théories classiques et modernes, quelque chose comme leur « hantise », ou comme une figure privilégiée de ce que Roberto Esposito a appelé « l’impolitique », l’hétérogénéité radicale du politique.
On peut essayer d’évoquer les éléments essentiels de cette théorie du « malencontre » en reconstituant l’argumentation générale du livre qui suit un rythme singulier et s’articule autour des trois concepts fondamentaux de l’identification, de la douleur et de l’amitié.
Tout part du constat d’une réalité que la langue se refuse à nommer, celle d’une autodestruction, d’un asservissement autodestructif qui peut aller jusqu’à la mort, et qui n’est pas simplement subi, résultat d’une répression (car le peuple est toujours plus nombreux que les grands), mais qui ne peut être que voulu, consenti, c’est-à-dire actif, activement entretenu. Nous sommes obligés de penser que les individus, et donc les peuples, participent activement à leur servitude et ne veulent pas de la liberté, puisqu’ils ne la prennent pas, alors qu’elle est pour eux à portée de la main. La Boétie forge alors (en français, car cette expression a une histoire grecque et latine) l’expression monstrueuse, oxymorique, de « servitude volontaire ».
À partir de ce point de départ, une double ligne argumentative se déploie en parallèle. La première, la plus classique, suit le mouvement qui sera résumé plus tard par la fameuse formule de Vauvenargues, moraliste spinoziste du XVIIIème siècle : « La servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer ». Cette analyse s’appuie sur une description de la servitude qui n’est pas seulement l’effet de la coutume, de l’habitude ou de l’oubli (La Boétie écarte ces causalités traditionnelles), mais comme inversion de la définition de la liberté (cause absente, ou structurelle, qui s’épuise dans ses effets : la passion de servir, l’amour de l’esclavage, c’est un amour de la liberté renversé, la liberté étant alors définie (renversée, déguisée, symptôme ?) comme pouvoir d’asservir l’autre. Plus j’asservis, plus je me crois libre, et, en réalité, plus je suis asservi (ici La Boétie rejoint sans le savoir l’étymologie européenne du mot liberté, pouvoir de posséder l’autre et de répandre en lui ma semence, grec leibein, latin libare). Il se produit ici une inversion du regard (qui interdit de se représenter l’édifice de la servitude chez La Boétie sur le modèle du pouvoir absolu du Léviathan, figuré dans le frontispice du livre de Hobbes par une foule incorporée dont les regards sont dirigés vers le souverain) : les individus ne regardent plus vers le haut qui les asservit, mais vers le bas sur lequel ils exercent ce pouvoir qu’ils prennent pour une liberté).
La deuxième ligne argumentative est plus complexe : le ressort fondamental en est l’identification. Ici, La Boétie part du constat de ce qu’on pourrait appeler, plutôt que « lien social », la « dépendance sociale », et il nomme cette dépendance « amitié ». Les hommes sont voués au compagnonnage, à l’amitié, c’est-à-dire qu’ils sont voués à se construire comme sujet dans la reconnaissance du regard de l’autre qui est pour eux comme un miroir (dans lequel ils sont amenés à « se mirer », écrit-il). Le ressort de l’existence sociale, c’est l’entre-connaissance, la reconnaissance affective réciproque. La Boétie exprime encore autrement cette idée à travers une formule énigmatique qui, en général, n’a pas été comprise par les commentateurs : « La nature a montré en toute chose qu’elle ne voulait pas tant que nous soyons tous unis que tous uns [je souligne, BO] ». Autrement dit la société n’est pas un organisme fusionnel, un ensemble d’emblée cohérent, mais une genèse dans laquelle chaque « un » n’est ce qu’il est que dans et par la rencontre avec le regard d’un autre ou de l’autre. Or, la conjoncture, l’horizon historique contingent, la « condition » (qui constitue le « malencontre »), c’est le règne de la force, des rapports de force (Machiavel), de la violence, de la domination et non pas de la justice. Autrement dit l’autre (qu’on peut bien écrire ici avec une majuscule, l’Autre) a toujours la forme de l’un (plus précisément « d’un un » écrit La Boétie). Si l’autre a la forme d’un un, le sujet ne peut plus se reconnaître en et par lui, il ne peut qu’être rejeté du côté de l’autre aliéné s’identifiant à l’un. Au lieu d’être un un s’identifiant à l’autre, il n’est plus qu’un autre s’identifiant à l’un, c’est-à-dire au tyran. Faute d’accéder à la forme de l’un par l’autre (tous des uns), il se rabat sur la posture de l’autre (aliénation) imposée par la présence de l’un qui l’amène à devenir à son tour un un pour d’autres (qu’il asservit). D’où la métaphore de la pyramide inversée et de la chaîne infinie des « tyranneaux » qui constitue le système général de la servitude volontaire.
Les commentateurs ont remarqué de longue date que, tout en représentant un brûlot subversif de par sa description même (et utilisé aussitôt en tant que tel par les contemporains, au grand dam de Montaigne, jusqu’à aujourd’hui tant en France que dans les pays anglo-saxons – le texte du Discours figure sur de nombreux sites anarchistes ou sur des sites favorables à la civil desobedience), ce texte ne constitue nullement un appel à la révolte, en tout cas certainement pas sous des formes politiques, puisque le seul acte de résistance que La Boétie semble évoquer est le fait de ne plus vouloir servir). En effet, La Boétie ne développe pas une théorie de l’État comme souveraineté oppressive ou répressive, au contraire, puisque tous sont responsables de la servitude à tous les niveaux. Par conséquent il est logique qu’il ne développe pas non plus une théorie du renversement et de la conquête du pouvoir d’État qui, à ses yeux, serait vaine en ce qu’elle ne ferait qu’inverser les rapports et perpétuer la servitude volontaire en changeant les hommes, les esclaves d’hier se retrouvant les maîtres de demain.
Si la pensée de La Boétie n’appartient pas à la famille des théories du droit de résistance ou de rébellion, où la situer ?
Une comparaison fructueuse avec Hannah Arendt et ses remarques sur la « désobéissance civique » (Du mensonge à la violence) peut nous aider à répondre à cette question. Par opposition à l’idée européenne de « droit de résistance », qui ne se développe que dans l’après-coup d’un pouvoir installé, Arendt souligne la spécificité américaine attachée à l’idée de civil desobedience qui est l’expression de crise du consentement fondamental qui fonde l’existence de toute société. Étrangère à la problématique de la souveraineté, cette idée serait au contraire liée au registre de l’association volontaire et des groupes de pression.
Quel rapport avec La Boétie ? La résistance, pensée comme mouvement spontané et non comme une organisation présentée en termes politiques, est articulée à une double théorie de la douleur et de l’amitié qui viennent en place de la « critique » et de « l’organisation ».
La douleur, celle dont La Boétie livre une si riche phénoménologie, c’est la perception au contact, qui fait éprouver ce qui est réellement contraire à soi, et donc qui est toujours épreuve concrète et non théorie générale (du droit ou de la justice). C’est une manière de dire que l’épreuve de l’injustice est première par rapport à l’idée de justice. Cette idée, à la manière de Benjamin, oppose à la critique appuyée sur la distance une critique fondée sur la proximité, c’est-à-dire la sensation de douleur que provoque le mal quand il s’approche trop près de soi. La douleur informe de l’incompatibilité. On se rapprocherait ici d’une phénoménologie de l’intime, située dans ses enjeux politiques, à la manière de ce que Marguerite Duras, sous une forme littéraire, développe dans La Douleur, ou encore de la notion foucaldiennne d’intolérable (dont une occurrence importante figure également dans « Lénine et la philosophie » (1968) de Louis Althusser, Petite Collection Maspéro, 1972, p.15, à rattacher à cette formule, et à ses italiques, du grand article sur « Idéologie et Appareils idéologiques d’État », 1969 : ‘L’immense majorité des ouvriers sont des ouvriers à vie.’, in : Sur la reproduction, Paris, 1995, p.62). On pourrait plus largement inscrire ce mode de repérage du « point de désobéissance » dans l’espace immanent et homogène du paradigme contemporain de la « lettre volée », par opposition au paradigme platonicien de la « caverne », espace hétérogène qui fait de la justice un principe (arkhè).
L’amitié, qui offre sa matière au déploiement de la résistance engendrée par la douleur de la plus grande proximité, provoquée par l’étranger qui m’habite, pour reprendre les termes de Dejours, fait l’objet, chez La Boétie, d’une théorie très complexe. D’une part il s’agit de la matrice de l’entre-connaissance en miroir qui est le ressort de l’identification et qui par conséquent ouvre à la fois, comme on l’a vu, sur la liberté ou sur la servitude volontaire. D’autre part, c’est une théorie de l’échange et de la bonne chrématistique, élaborée en référence à Aristote, et sur laquelle on ne peut s’étendre ici. Enfin c’est une théorie de l’union de l’esprit et du corps, de la pensée et des sens qui permet une véritable efficacité pragmatique de par sa manière de penser les choses ensembles (les choses à partir de leurs conséquences, par exemple) qui privilégie l’efficacité sur les principes, le singulier, l’universel concret ou construit (ce que La Boétie appelle par un paradoxe seulement apparent « la Nature »), sur l’universel abstrait, présenté comme donné, en fait imposé comme principe d’exclusion.
C’est par là que nous nous rapprochons de l’association volontaire d’Arendt et de l’idée de réseau qui prend aujourd’hui la forme d’une « alternative au politique », c’est-à-dire aux organisations politiques. Qu’est-ce qu’un réseau ? C’est un collectif non contractuel mais pulsionnel ou passionnel, articulé autour d’un refus spontané et commun d’un intolérable, mais qui ne se construit pas autour d’un chef ni d’une cause, mais d’une identification de refus (ceux qui ne veulent pas se laisser imposer telle ou telle chaîne). C’est dans un deuxième temps seulement qu’une telle résistance débouche sur un projet de redéfinition du politique, du droit, etc. D’où l’idée de « désobéissance civique », qui manifeste un saut du pulsionnel au politique par-dessus le niveau de l’intérêt subjectif articulé à l’économique (qui est celui de la société civile).
Mais on ne peut pas se cacher l’ambivalence fondamentale de cette spontanéité, qui permet, certes, de résister à l’abstraction universaliste, mais qui peut déboucher sur d’autres types de violence, parfois pires.
Eléments bibliographiques
Althusser L., 1969. Lénine et la philosophie, Paris.
id., 1995. Sur la reproduction, Paris
id., 1998. Solitude de Machiavel, Paris
Arendt H., « La désobéissance civile », in : Arendt H., Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine. Paris. (L’original en anglais date de 1970/71.)
Dejours Chr., Souffrance en France, Paris
id., 2000. Travail, usure mentale, Paris
Esposito R., Dell’impolitico. Bologne
La Boétie Et., 2001. Discours sur la Servitude Volontaire. rééd. Malcolm Smith, Genève.
Rancière J., 1995. La mésentente, Paris.
[1] Texte publié in, Caloz-Tschopp M.-C., Dasen P., Spescha F. M., L’action « tragique » des travailleurs du service public. Actes du colloque international de Genève 15/16/17 septembre 2004, Paris, L’Harmattan, p. 423-435.