Big bang des marchés et migrations. Une perspective historique longue, 18e-21e siècles

Jean Batou (Université de Lausanne)

Dès l’automne du Moyen Age, par poussées intermittentes, suivant des rythmes et des ordres de succession différents, la grande majorité des petits producteurs, essentiellement ruraux, ont été privés des conditions matérielles qui leur permettaient jusqu’ici de produire eux-mêmes leurs propres moyens d’existence: un toit, une terre, des animaux d’élevage, du bois à brûler, des outils de travail, etc. C’est ce processus d’expropriation systématique, que Marx a appelé l’«accumulation primitive».

Depuis le dernier tiers du 15e siècle au moins, avec la reprise qui succède à la grande dépression médiévale (1300-1460), les petits producteurs, la domesticité féodale et même parfois le clergé séculier, ont été ainsi réduits en nombre croissant à l’état de «prolétaires sans feu ni lieu»,[1] le plus souvent par la violence. Ainsi, le salarié procède-t-il directement du vagabond, qui représente en quelque sorte sa forme «pure» ou son «essence négative», comme le montre éloquemment Robert Castel. Celui-ci se manifeste d’abord comme s’il avait «déshabité ce monde».[2]

Dans cette généalogie du travail déraciné, je me concentrerai ici sur l’Europe de la seconde moitié du 18e siècle à la fin du 19e siècle, pour étendre mon analyse au monde, à partir du 20e siècle. Je laisserai donc de côté les quatre premiers siècles de ce processus, du milieu du 14e siècle au milieu du 18e siècle, ainsi que les diverses formes de contraintes directes qui le jalonnent, liées notamment à l’internement pénal, à la guerre ou à la colonisation, pour me concentrer essentiellement sur les mécanismes de marché.

En faisant l’histoire de la séparation des travailleurs de leurs conditions matérielles de production, avant tout de la terre, depuis la révolution industrielle, je tenterai de montrer en effet que la violence politique joue un rôle second, certes indispensable, mais subordonné à l’action corrosive de forces anonymes plus profondes. Enfin, je ne ferai pas de distinction entre migrations nationales et internationales, les deux obéissant fondamentalement aux mêmes déterminants économiques.

I. «Une tourbe de nomades»

Durant cent vingt ans, de 1760 à 1880, la diffusion de la révolution industrielle accélère brutalement le déracinement des travailleurs, déjà amorcé par les mutations sociales des trois siècles précédents. Le développement de la fabrique rime en effet avec une hausse continue de la productivité du travail, certes inégale selon les branches, tandis que la croissance démographique ne cesse de s’accélérer. Désormais, les pôles décisifs de l’économie reposent sur le salariat, qui postule une mobilité de la main-d’œuvre jusqu’ici inconnue. Mais, comme le dit le proverbe, pierre qui roule n’amasse pas mousse: la migration, c’est l’industrie du pauvre.[3]

En France, en 1800, ce ne sont pas moins de 200’000 nationaux qui participent aux travaux agricoles sur une base saisonnière; au milieu du siècle, ils seront 350’000, sans compter les 900’000 journaliers requis pour les vendanges.[4] De même, dans les années 1830-1870, la construction des chemins de fer européens fait appel à de forts contingents de ruraux. Généralement, des ouvriers étrangers sont requis pour les travaux de terrassement et de génie civil les plus dangereux (ponts, tunnels, etc.):  Irlandais en Angleterre, Belges dans le Nord de la France, Polonais en Allemagne, et Italiens en Allemagne, en France et en Suisse, tous véritables «Chinois de l’Europe».

En même temps que l’industrie, l’agriculture est bouleversée. Parmi ses mutations, on notera la suppression de la jachère, la sélection des semences et du bétail, la diffusion de nouvelles plantes, l’accroissement des cultures fourragères et de la fumure, l’amendement des sols, le perfectionnement des outils (charrue, semoir, faux), la substitution du bœuf par le cheval de trait, etc.[5] Autant de facteurs qui concourent à la hausse de la productivité d’une agriculture de plus en plus capitalisée. Et si ces progrès ne reposent pas sur des innovations décisives, ils nécessitent d’importants capitaux, notamment en vue du remembrement et de la concentration de la propriété.

Par ailleurs, ils se traduisent par un déséquilibre croissant entre travaux d’été et travaux d’hiver: d’un ratio de 1,4/1, on est passé à 1,9/1 avec la pomme de terre, puis à 2,6/1 avec la betterave à sucre.[6] D’où un déclin rapide des emplois annuels, remplacés par une embauche de plus en plus saisonnière. Les ruraux précarisés intensifient leur quête d’ouvrage pour «manger hors de la région»: tandis que hommes et femmes s’activent aux champs ou à la fabrique, les premiers affluent sur les chantiers et les secondes se mettent au service des familles aisées. La pauvreté s’accroît, bien illustrée par la substitution des céréales par la pomme de terre au Nord et le maïs au Sud de l’Europe.[7] Que la «tubercule miracle» tombe malade, à la fin des années 1840, et ce sont des millions de femmes et d’hommes qui sont frappés par la faim et contraints à l’exil. Voilà ce prolétariat en perpétuel mouvement, décrit par Proudhon, «dont une partie va régulièrement s’éteindre sur les grands chemins».[8]

Dès les années 1840 – selon les branches et les régions –, l’industrie rurale décline brutalement, privant nombre de petits tenanciers d’un revenu indispensable. On assiste alors à une «ruralisation» de la campagne, privée de ses activités non agricoles. Les fileuses à main, touchées dès la fin du 18e siècle, devancent les tisserands, d’où une désynchronisation de la crise selon le sexe: dans le village normand d’Auffay, on observe alors une nette progression du célibat féminin et des naissances illégitimes.[9] L’industrie du lin périclite dans toute l’Europe, frappant de plein fouet l’Irlande, la Flandre et la Silésie, et réduisant les campagnes à la famine.

A l’Est de l’Elbe, l’abolition du servage se traduit par le déracinement rapide de millions de paysans, auxquels n’échoit souvent qu’un petit lopin de pommes de terre. De leur côté, les gros propriétaires clôturent les communaux – jusqu’à 50% des surfaces utiles –, précipitant les petits tenanciers dans la misère. L’accumulation primitive progresse à pas de géants: en 1843, 79% de la population rurale de Saxe est ainsi prolétarisée.[10] Une partie de ces ruraux cherchent des revenus de substitution dans l’industrie à domicile. Au lendemain de l’unification allemande, ils n’en seront que plus durement frappés par la concurrence des produits manufacturés. Désormais, les paysans de l’Est sont condamnés à trouver du travail à l’Ouest ou en Amérique, tandis que des Polonais les remplacent pour la récolte de la betterave à sucre.

Pour Teodor Shanin, c’est bien la désintégration de la paysannerie et la pression extrême qu’elle subit, qui permettent l’industrialisation et l’accumulation du capital. En effet, «elle a mis à disposition un travail manuel endurci, bon marché, éminemment exploitable, dont les coûts de reproduction sont imputés ailleurs (c’est-à-dire portés par leurs propres villages)».[11] Il s’agit là d’un point crucial, dans la mesure où l’emploi et la reproduction de la force de travail sont encore partiellement séparés sur le plan spatial: le premier échoit à la fabrique et à la ville; le second au village et à la paroisse.[12] Cette réserve de travail latente, disponibleau gré des besoins, va se concentrer de plus en plus dans les agglomérations.

Ainsi, de 1800 à 1850, le taux d’urbanisation progresse de 23 à 45% en Angleterre, de 18 à 34% en Belgique, de 12 à 19% en France, et de 9 à 15% en Allemagne. Pour l’ensemble des pays industrialisés, le nombre de villes de plus de 100’000 habitants passe de 28 à 58.[13] Cette augmentation doit beaucoup à l’exode rural. Plus précisément, l’observation trahit des mouvements de va-et-vient incessants entre ville et campagne: au cours des années 1870, dans les agglomérations de la région Rhin-Ruhr, 20 à 54% de la population se renouvelle entièrement chaque année![14] De 1831 à 1850, l’essor de la population parisienne repose aussi sur une osmose permanente avec les régions rurales. Saint-Marc Girardin évoque ainsi les Barbares qui campent dans les faubourgs manufacturiers des grandes villes, tandis que le Baron Haussmann compare le petit peuple de la capitale à «une tourbe de nomades».[15]

II. L’armée de réserve industrielle

«La misère existe (…) dans le centre même des foyers les plus actifs de l’industrie et du commerce», note Eugène Buret, en 1840. Elle a pour principale cause «l’accroissement et l’agglomération des classes d’individus qui n’ont d’autre moyen d’existence que le salaire, souvent insuffisant, toujours incertain [souligné par moi]». En effet, «les crises dites commerciales, si fréquemment renouvelées qu’elles deviennent, on peut le dire, l’état permanent de l’industrie», de même que «les fluctuations désastreuses dans la demande du travail» font rimer «l’extrême opulence» avec «l’extrême dénuement».[16]

En 1839, Proudhon estime ainsi le nombre des ouvriers parisiens sans occupation à 150’000, qui «travaillent tour à tour deux jours par semaine, sans que cette succession ait d’ailleurs rien de fixe».[17] Gareth Stedman Jones montre qu’une situation analogue prévaut aussi à Londres, et ceci au moins jusqu’à la fin du 19e siècle.[18] L’armée de réserve industrielle y vit en symbiose étroite avec ses unités d’active. Dans le premier livre du Capital, Marx évoquera cette réserve de travail stagnante, «qui se recrute surtout dans les sphères de production où le métier succombe devant la manufacture, celle-ci devant l’industrie mécanique». C’est le cas d’Anvers, en 1850, où le textile traditionnel s’effondre, provoquant une baisse généralisée des salaires.[19] Cette nouvelle pauvreté «devient la large base de branches d’exploitation spéciales, où le temps de travail atteint son maximum et le taux de salaire son minimum».[20]

Pourtant, avec la révolution industrielle et la généralisation du salariat, la manufacture mécanisée devient peu à peu, le levier principal de la création de richesses. Si elle peut ruiner les employeurs les plus fragiles, victimes de la concurrence, et jeter leurs ouvriers à la rue, elle nourrit surtout l’essor des entreprises et des branches industrielles les mieux équipées, suscitant un ajustement permanent de la main-d’œuvre à une demande toujours fluctuante. Dans ce sens, la détresse des travailleurs ruraux sans terre et des ouvriers paupérisés se mêle à un nouveau type de précarité, celle du salariat de la grande industrie.

En Angleterre, où la fabrique moderne se développe très tôt, elle recrute des ouvriers flexibles à l’extrême. L’accumulation du capital et le progrès technique qu’elle génère se traduisent par un excédent chronique de la demande sur l’offre de travail. Elle alimente ainsi un pool de main-d’oeuvre flottante, alternativement absorbée et rejetée par la ligne de front de la grande industrie, dévoreuse insatiable de troupes fraîches. La durée de vie de la force de travail y est fonction d’une usure rapide, tandis que son effectif oscille avec la conjoncture. Ce secteur tend certes à se développer plus vite que les autres, relevant ses effectifs épuisés par un apport toujours supérieur de nouvelles recrues. Il part cependant d’un niveau très modeste: en 1850, 5% seulement des ouvriers britanniques travaillent en fabrique, contre 4% en Belgique et 3% en France.[21] Celle-ci draine les hommes les plus jeunes, mais aussi les femmes et les enfants vers les grands bassins industriels.

Avec la crise des années 1840, de nombreuses régions connaissent les premiers symptômes du sous-développement: hémorragie de capitaux, paupérisation, exode rural et précarité urbaine. C’est le cas de l’Irlande, de la Flandre belge, du Mezzogiorno italien, mais aussi du Vieux Sud des Etats-Unis. Des tendances analogues sont à l’oeuvre dans les Highlands écossais et au Pays de Galles, dans l’Est et le Sud de l’Allemagne après son unification, ainsi que dans le centre et l’Ouest de la France avant la Première guerre mondiale.[22] Les slums de Dublin préfigurent alors ceux du futur tiers-monde. Dans le Lancashire, les Irlandais, qui représentent un tiers de la population et ne peuvent prétendre à aucune forme d’assistance de leurs paroisses d’origine, incarnent aussi «la misère noire la plus effrayante qu’ait connu l’Angleterre du début de l’ère victorienne».[23] Il en va de même de l’indigence urbaine de Naples au temps du Risorgimento, où «des dizaines de milliers de personnes subsistent en vendant des pacotilles à la sauvette le long des rues et des allées crasseuses de la ville».[24]

L’accumulation primitive prend alors une dimension planétaire inédite. D’abord, les «sans terre» du Vieux Continent commencent à s’embarquer pour l’Amérique. En Irlande, l’émigration en masse est nourrie par le partage très inégal de la propriété, la hausse continue des loyers, la monoculture de la pomme de terre, l’expansion de l’élevage laitier, stimulée par la demande britannique, et le déclin de l’industrie rurale: de 1840 à 1851, la population totale de l’île décroît de 8,3 à 6,5 millions d’habitants. En Allemagne, ce sont les petits paysans du Sud, fortement endettés, ainsi que les petits artisans et salariés agricoles du Nord-Est qui partent les premiers outre-mer, rejoints par un nombre croissant de paysans émancipés, dès la seconde moitié des années 1860. [25] Par ailleurs, les artisans du Sud les plus directement touchés par les exportations d’articles manufacturés européens – en particulier en Amérique latine et au Moyen-orient –, sont aussi précarisés.[26]

III. Prolétaires et colons

Les années 1870-1880 annoncent le début d’une seconde révolution technologique, marquant la naissance de la sidérurgie, de l’industrie des machines et de la chimie modernes. Le coût des produits intermédiaires – acier, aluminium, soude, acide sulfurique, colorants artificiels, etc. – ne cesse de baisser. Cet essor nécessite des investissements sans précédent. De 1850 à 1870, l’extension des chemins de fer avait largement préparé ce tournant, notamment en raison de l’importance des capitaux mobilisés, mais aussi parce qu’elle avait contribué à imposer plus profondément aux campagnes les prérogatives d’un monde industriel en constante expansion.

Pendant la période de diffusion de la première révolution industrielle, la mobilité des marchandises avait joué un rôle de premier plan. En même temps, celle des hommes et des capitaux était restée plus confinée à l’espace local ou national. Pourtant, cette situation avait déjà commencé à changer dès le milieu du siècle. De 1840 à 1870, le stock des investissements étrangers de l’Angleterre, de la France et de la Hollande, alors véritables banquiers du monde, progressait de 1200 à 7900 millions de dollars, parallèlement aux grandes migrations outre-mer, dont l’importance passait de moins de 50’000 à quelque 300’000 individus par an.[27]

Les migrations intra-européennes de cette période sont plus difficiles à mesurer: elles affectent quelque 10 millions de personnes qui accompagnent surtout l’essor de l’industrie lourde du Vieux Continent. Dès le milieu du 19e dans des régions en plein développement, notamment le sillon Haine-Sambre-et-Meuse, le Valenciennois, les bassins britanniques, le patronat fait appel à des ouvriers d’autres régions comme l’Irlande et la Flandre, frappées par la crise agricole et le déclin de l’industrie rurale (1846-1848), mais aussi à de petits contingents de migrants venant de très loin, à l’image ces Lituaniens qui travaillent dans le bassin industriel du Nord-Est de l’Angleterre ou ces ouvriers prussiens dans le bassin liégeois.[28] On trouve aussi des concentrations significatives de travailleurs étrangers dans certains quartiers des grandes villes, comme les Allemands de La Villette à Paris.[29]

A partir de 1870, commence véritablement le grand ébranlement des capitaux et des hommes à l’échelle mondiale. Le stock des investissements des pays industriels à l’étranger s’enfle rapidement, passant de 7900 millions de dollars en 1870 à 38’800 millions en 1914. En même temps, les migrations transatlantiques explosent, de 320’000 individus par an en 1871-80 à 1’130’000 en 1901-10. Désormais, plus de deux immigrants sur trois sont issus des régions les plus pauvres, en particulier d’Europe méridionale et orientale: 70% d’entre eux deviendront ouvriers d’industrie.[30]  Parmi eux, quatre millions de Juifs quittent le Yiddishland. C’est que le «capitalisme périphérique» détruit beaucoup plus d’emplois qu’il n’en crée et constitue un terreau favorable à l’oppression politique. Dans les régions plus avancées, ce sont les zones montagneuses et insulaires qui produisent le plus de candidats à l’émigration.

De 1860 à 1914, l’Europe «exporte» ainsi quelque 55-56 millions de personnes, soit un septième de sa population en milieu de période, ou encore un quart de sa croissance démographique: 37 millions vers Amérique du Nord, 11 millions vers l’Amérique du Sud et 7-8 millions vers les empires coloniaux (dont 3,5 millions en Australie et en Nouvelle-Zélande et 2 millions en Afrique du Nord). En 1910, un cinquième de la main-d’œuvre des Etats-Unis et un tiers de ses travailleurs d’industrie sont nés en Europe. Comme l’a montré Williamson, de 1870 à 1900, l’importance de ces migrations transcontinentales contribue à réduire de moitié les écarts de salaires réels entre la vielle Europe et les pays neufs.[31] Une histoire contrefactuelle reste à faire du sort qu’aurait pu connaître l’Europe sans une telle issue de secours.

Certes, une partie de ces émigrants – plus de quatre sur dix – reviendront à terme au pays.[32] D’autres choisiront un travail saisonnier outre-atlantique. Ainsi, de 1880 à 1914, de 25’000 à 100’000 journaliers espagnols et italiens participent dès octobre à la moisson et à la cueillette des fruits en Argentine, puis offrent leurs services aux plantations de café du Brésil, avant de regagner l’Europe pour les travaux agricoles d’été.[33] De même quelques centaines de maçons et de tailleurs de pierres britanniques travaillent-ils du printemps à l’automne aux Etats-Unis, avant de reprendre leur activité en Angleterre.[34]

Ces mouvements de population ont leur pendant matériel dans les avancées de la navigation: en 1867, un navire à voile fait la traversée de l’Atlantique en 44 jours, un vapeur en deux semaines; en 1880, ces derniers ne prennent plus que dix jours. De 1860 à 1880, le coût du voyage a aussi baissé de près de moitié. Parallèlement, les chemins de fer, les équipements portuaires et les lignes télégraphiques des pays extra-européens ne cessent de se développer, contribuant à ouvrir des champs d’investissement et à susciter des débouchés nouveaux pour les biens d’équipement, mais aussi pour les produits de consommation des pays industriels. De 1860 à 1913, le réseau de voies ferrées des Etats-Unis progressent ainsi de 49,3 à 407,9 milliers de kilomètres; celui des pays du futur tiers-monde, de 3,1 à 223,4 milliers de kilomètres.[35] En 1869, le canal de Suez est inauguré, réduisant de 41% le trajet de Londres à Mumbai.

Les grandes sociétés de transport s’intéressent à ces nouveaux migrants qui constituent un marché en pleine expansion. Ainsi le village de Maszkienice, en Galicie occidentale, peuplé de paysans-ouvriers occupés aux travaux agricoles, à la récolte de la betterave sucrière au Danemark, à la construction de la ligne de chemin de fer Vienne-Cracovie-Lvov ou aux charbonnages du bassin industriel d’Ostrava en Moravie attirent l’attention d’une compagnie maritime, après le départ de l’un d’eux pour les Etats-Unis. Douze ans plus tard, des dizaines de villageois ont traversé l’Atlantique: un dense réseau de communications a été établi avec les centres miniers de Pennsylvanie.[36]

Pourtant, les conditions du voyage sont absolument épouvantables. En juillet 1896, le député italien Eduardo Pantano précise ainsi au Parlement, que les navires à vapeur qui transportent les émigrants de son pays ont en moyenne 23ans d’âge. Les passagers de troisième classe y sont le plus souvent entassés dans l’obscurité de soutes à charbon sommairement aménagées, sans aération, qui ne disposent que de cinq à six latrines pour mille personnes. Dans un rapport consacré spécifiquement à la question, le député Ferruccio Macola fait ce constat désabusé: «La lugubre traversée de l’océan est jalonnée de cadavres, que la mer accueille comme un vestige honteux de notre inqualifiable indifférence et de notre manque absolu d’humanité».[37]

IV. Nations et immigrés

Sur le vieux continent aussi, la mobilité ne cesse d’augmenter, tandis que les communications s’intensifient. De 1871 à 1913, le nombre de passagers du rail se voit ainsi multiplié par plus de six, celui des télégrammes émis par 7,5.[38] Comme le déclare Paul Deschanel à l’Assemblée Nationale en 1897: le chemin de fer est un aimant qui attire à lui toutes les limailles de l’humanité.[39] Ainsi, l’«industrie des nourrices» vit ses heures de gloire, son rayon d’action s’élargissant de plus en plus autour des villes.[40] La circulation des ouvriers non qualifiés s’accélère aussi et touche des espaces plus étendus.  Signe des temps, à Düsseldorf, de 1904 à 1907, 61% de la population totale des hommes célibataires se renouvelle chaque année![41]

L’exode rural connaît une vive accélération du fait de la seconde révolution agricole, celle du machinisme et des engrais, qui occupe la deuxième moitié du 19e siècle. L’essor de vastes zones de monocultures produit aussi des retombées inattendues: les affections de la pomme de terre, du ver à soie, de la vigne, etc. Dans ses mémoires, Jeanne Bouvier témoigne de l’impact brutal du phylloxera sur sa famille de petits vignerons, contrainte de brader son exploitation pour prendre la route en quête d’emploi.[42] La récolte de la betterave à sucre fait appel à ce prolétariat flottant: en 1914, elle attire quelque 433’000 journaliers slaves et italiens en Allemagne.[43] D’autres travaux, comme la coupe des fleurs et la récolte des fraises, mais surtout les services domestiques, sont plus exclusivement confiés aux femmes. Ainsi, en 1901, Paris compte moins de 9 hommes pour 10 femmes: sur 166’600 servantes, 131’100 sont des provinciales nées hors de la ville.[44]

L’essor des nouveaux bassins industriels suscite aussi des migrations transfrontalières de plus en plus importantes. Dans la seconde moitié du 19e siècle, le textile de Manchester ou de Roubaix, les charbonnages du Pas-de-Calais, mais aussi les mines de fer et les usines sidérurgiques de Longwy ou de Duisburg, disposent d’une main-d’œuvre très cosmopolite. Les charbonnages de la Ruhr, qui doublent leurs effectifs entre 1890 et 1900, comptent 34% d’ouvriers des provinces orientales, essentiellement polonais.  Ces étrangers sont majoritaires dans les puits les plus dangereux du Nord.[45] Dans l’industrie lorraine, plusieurs journaux ouvriers sont publiés en polonais, tandis qu’à Anvers, la presse à l’usage des dockers paraît en néerlandais, en anglais, en danois et en allemand. Pour le travailleur italien, «le monde entier est un pays».[46]

Avec la taille et la complexité croissantes des nouveaux centres industriels, une tendance à l’unification et à l’homogénéisation du marché du travail s’impose. L’imputation d’une fraction des coûts de reproduction de la force de travail à la famille ou au village d’origine répond de moins en moins aux besoins des entreprises les plus modernes, qui nécessitent une large couche de travailleurs adultes, plus stables et qualifiés. Dans les années 1880, ce sont leurs enfants, notamment, qui bénéficient de la généralisation de l’école primaire obligatoire, tandis que les lois sur les fabriques et les premières formes de sécurité sociale sont développées pour eux. Fondées sur l’emploi, et parfois sur la nationalité, elles ne couvrent qu’une minorité de la population des pays industrialisés à la veille de la Première guerre mondiale: un tiers des actifs pour les accidents du travail et près de 20% d’entre eux pour la maladie, la vieillesse et l’invalidité.[47] Ce n’est pas un hasard, s’ils constituent alors le fer de lance d’une organisation syndicale en plein essor.

De leur côté, les travailleurs étrangers tendent à se confondre avec les couches les plus précaires du prolétariat «national». En 1907, le théoricien socialiste Otto Bauer note ainsi que «l’immigration des Juifs d’Europe de l’Est (…) a des effets analogues à l’immigration agraire de type familial».[48] Le saisonnier polonais ou italien est alors l’archétype de ce nouvel immigré, souvent délibérément «importé», corvéable à merci, qui n’entretient généralement pas de famille dans le pays d’accueil. Etant donné que le niveau des salaires, au-delà d’un minimum physiologique, est déterminé «dans chaque pays par un standard de vie traditionnel», qui constitue un «élément historique ou social» variable, l’immigration offre la possibilité de réduire cette valeur, au moins pour une partie des salariés.[49]

En France, durant la seconde moitié du 19e siècle, la faiblesse de la croissance démographique et de l’exode rural provoque un fort afflux d’immigrés: de 379’000 en 1851 à 1’160’000 en 1911, sans compter ceux qui ont obtenu la naturalisation.[50] A la veille de la Première guerre mondiale, ils sont 3% de la population du pays, mais forment plus de 16% des ouvriers de la mine et de l’industrie.[51] C’est dans ces circonstances, que la bureaucratie de la Troisième république, qui a érigé la nationalité en instrument de contrôle de la population au moyen de la carte d’identité, invente le concept d’«immigration», tout en optant pour la solution «assimilatrice» du ius soli, dès 1889.[52] En Allemagne, en revanche, pays d’émigration attaché à une conception «tribale» de la nation,[53] le ius sanguinis s’impose, tandis qu’une Polenpolitik, obsédée par l’Überfremdung (surpopulation étrangère), préconise l’attribution de permis saisonniers: les Polonais sont obligés de quitter l’Allemagne durant l’hiver.[54] Dès 1908, les immigrés sont aussi astreints à une place de travail fixe (Inlandlegitimierung).

Dans tous les cas, comme l’a montré Benedict Anderson, le développement de l’identité nationale, comme lien communautaire «imaginaire», quelle qu’en soit la nature, va de pair avec «l’exil de millions de villageois de leur terre nourricière: il est le pendant de «leur concentration dans les quartiers pouilleux des villes anonymes, où la plupart d’entre eux devront être finalement enterrés».[55] Le sentiment national apparaît donc comme une réponse au déracinement de larges secteurs de la population, lui-même tributaire de l’essor international du capitalisme industriel. Il ne peut se comprendre, que «dans un contexte pleinement mondial, comme le fruit de forces profondes et puissantes qui ne s’attachent à aucune nation».[56]

V. Gastarbeiter et croissance

Dès le début des années 20, les migrations «volontaires» du travail sont fortement entravées par les difficultés conjoncturelles et les restrictions légales; elles seront pratiquement interrompues dans les années 30. Ainsi, après avoir constaté l’explosion du chômage «dans tous les pays industriels», Antonio Gramsci note que «la fonction italienne de production de réserve ouvrière pour le monde entier est terminée».[57] La France constitue une exception en Europe, puisqu’elle compte encore 1,6 million de travailleurs étrangers en 1930.[58] C’est aussi le cas des pays neufs, qui reçoivent 8,7 millions d’immigrants dans les années 20, dont plus d’un tiers reviendront à terme dans leur pays d’origine.[59]

Par ailleurs, les pays développés extra-européens présentent une situation assez contrastée. Aux Etats-Unis, de 1910 à 1930, 1,25 million d’Afro-américains des onze Etats confédérés quittent les campagnes du Sud pour les villes du Nord. En même temps, le nombre d’ouvriers agricoles mexicains double en Californie,[60] avant d’être remplacés par les réfugiés intérieurs du Dust Bowl (sécheresse et tempêtes de sable), victimes de la concentration foncière et de la mécanisation agricole des plaines du Sud-Ouest dans les années 30.[61] Le Japon occupe enfin une position exceptionnelle, puisqu’il connaît une croissance massive de sa population d’origine coréenne, de 5046 en 1915 à 27’340 en 1918, de 35’995 en 1919 à 387’901 en 1929, puis de 419’009 en 1930 à 1’911’307 en 1944. Certes, il s’agit plus de coolies coloniaux et de travailleurs forcés que de migrants «volontaires», en particulier pendant la Seconde guerre mondiale.[62]

Après la Deuxième guerre mondiale, ce tableau change du tout au tout. Le monde est désormais entré dans une longue période de croissance. On assiste à la consécration de la ville, au moins dans les pays industrialisés. En 1973, la part de l’emploi dans le secteur primaire n’est plus que de 2,9% au Royaume-Uni, 4,1% aux Etats-Unis, 7,5% en Allemagne Fédérale, 12,2% en France, 13,4% au Japon et 17,4% en Italie. Vingt-trois ans plus tôt, la France comptait encore 28,3% d’agriculteurs, l’Italie 44,3% et le Japon 48,3%! Quant aux taux d’urbanisation du monde développé (URSS comprise), il s’envole littéralement, de 46% en 1950 à 66% en 1980, ce qui représente un surcroît de 380 millions d’urbains.[63] C’est «la fin des paysans» du Nord, pour reprendre le titre de la thèse d’Henri Mendras, publiée en 1967.

Cette expansion économique durable repose sur le maintien d’une offre quasi-illimitée de travail bon marché et flexible.[64] Au sortir de la guerre, les salaires sont faibles, après des années de crise, de régimes autoritaires, de guerre ou d’occupation. En même temps, pendant les Trente Glorieuses, leur augmentation pourra être maintenue en dessous de celle de la productivité, garantissant le maintien de profits élevés. En Italie, les salaires réels de 1960 ne dépassent ceux de 1922 que d’un quart![65] L’exode rural rapide explique une telle évolution: pour la première fois dans l’histoire, le nombre absolu des actifs agricoles recule durablement – de 3% par an pour l’ensemble des pays développés, entre 1960 et 1980.[66] A cela, il faut ajouter une immigration «willig und billig» («qui en veut» et bon marché) et l’embauche massive des femmes. Ces phénomènes sont d’ailleurs étroitement liés.

L’exemple du Japon est le plus spectaculaire. Les salaires y ont plongé pendant la guerre. Le retour des soldats et des colons contribue à les maintenir à un bas niveau dans l’immédiat après-guerre, avant que l’exode rural et l‘afflux des femmes sur le marché du travail ne prolongent cet effet dépressif au cours des année 1950 et 1960. En 1957-1959, le Japon consomme moins de sucre par habitant que Ceylan et moins de calories animales que le Mexique. De 1953 à 1960, la part des salaires dans le produit brut de ses industries manufacturières recule de 39,6% à 33,7%.[67] C’est pourtant le pays qui connaît le plus fort taux de croissance de 1950 à 1970.

De 1950 à 1972, les actifs agricoles reculent de plus de moitié en Italie, en France et au Japon, des deux tiers en Allemagne Fédérale et en Belgique. En Italie, les migrations vers le Nord industriel représentent quelque 9,1 millions de personnes, soit quelque 5 millions d’actifs potentiels, et Turin fait figure de «troisième ville du Sud». Aux Etats-Unis, 4 millions de fermiers, de métayers et d’ouvriers agricoles vont chercher un emploi urbain; parmi eux, un tiers d’Afro-américains.[68] Au Japon, malgré la réforme agraire radicale des années 1946-1947, ce sont plus de 9 millions de paysans qui disparaissent.[69] Comment expliquer qu’un nombre à ce point réduit de ruraux aient pu nourrir des villes toujours plus grosses? La raison en est simple: dans le monde développé, «la productivité agricole s’est accrue environ deux fois plus vite que celle de l’industrie» (au préalable, c’était l’inverse):[70] de 1950 à 1980, elle a été multipliée par cinq, autant que pendant toute la période 1800-1950. Paul Bairoch met ainsi en évidence une troisième révolution agricole, liée à la diffusion massive du machinisme et des engrais artificiels, mais surtout à l’introduction des herbicides et des pesticides.[71]

La progression du salariat féminin contribue à détendre le marché du travail et à accroître sa flexibilité, tout en exerçant une pression à la baisse sur les rémunérations. Par ailleurs, elle permet de contrecarrer la tendance historique à la hausse de la valeur de la force de travail en comblant l’écart qui se creuse entre les dépenses jugées indispensables à une famille – les biens de consommation durables – et les revenus d’un seul salarié, en général le père. Aux Etats-Unis, le taux d’activité des femmes passe ainsi de 27,4% en 1940, à 42,6% en 1970 (de 16,7% à 41,4% pour les femmes mariées), contre 59,7% en Suède, 52,1% au Royaume-Uni et 48,6% en Allemagne Fédérale. Au Japon, le nombre de femmes «actives» augmente de 3 à 12 millions, de 1950 à 1970.[72] Cette progression est concomitante à l’essor rapide des secteurs secondaire et tertiaire dans les villes.

Dans certains pays, comme l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France ou la Hollande, l’afflux massif de réfugiés de l’Est ou des ex-colonies (Européens ou autochtones) a contribué à accroître fortement la disponibilité de main-d’oeuvre, en particulier dans les années 1950 (au début des années 60 en France). Mais, sans aucun doute, par la suite, ce sont les immigrés qui ont clairement pris le relais, en particulier pour les travaux les moins valorisés et les plus pénibles: au début des années 1970, ils sont 40% sur les chaînes de montage de Ford à Cologne, 40% chez Renault en France et 45% chez Volvo en Suède; en Suisse, ils forment 40% de toute la main-d’œuvre industrielle. Onze millions d’entre eux vivent en Europe occidentale (Angleterre non comprise).[73] Comme leurs ancêtres de la fin du Moyen Age, on les affuble de noms à coucher dehors: «bohémiens, racaille, chameliers, mangeurs de serpents, ratons, bicots, melons… ».[74]

John Berger et Jean Mohr leur ont consacré un magnifique poème sociologique, alternant récits et photographies: Le Septième homme, paru d’abord en anglais, en 1975. «Pour ce qui concerne l’économie de la métropole, relèvent-ils, les travailleurs immigrés sont immortels: immortels parce que continuellement interchangeables. Ils ne sont pas nés. Ils ne sont pas élevés. Ils ne vieillissent pas, ils ne se fatiguent pas, ils ne meurent pas. Ils ont une fonction unique: travailler. Toutes les autres fonctions de leur vie sont sous la responsabilité du pays d’où ils viennent».[75] Cette main-d’œuvre, le plus souvent célibataire, est sommairement logée – six mètres carrés par personne selon la loi allemande –, souvent dans des baraquements d’entreprise. Elle est totalement flexible, puisqu’elle repose sur l’attribution de permis de durée limitée: de septembre 1966 à janvier 1968, l’Allemagne en récession peut ainsi débarrasser d’un tiers de ses immigrés en quelques mois, soit de 437’000 personnes![76]

Aux Etats-Unis, de 1940 à 1960, le nombre de Porto-Ricains passe de 70’000 à 1,4 million. Pendant la même période, le Bracero Programme conduit à l’immigration légale ou illégale (les «dos mouillés») de 4,5 millions de paysans mexicains.[77] De 1960 à 1978, les statistiques de l’immigration dénombrent encore près de 7 millions de nouvelles entrées, dont un tiers de Latino-américains.[78] Le Japon, par contre, ne connaît pas de nouvelles migrations significatives, après les quelques centaines de milliers de travailleurs forcés «importés» de Corée pendant les années de guerre. Mais l’existence d’une communauté discriminée de 3 millions de burakumin, descendants de la plus basse caste de l’ère Tokugawa, joue un rôle analogue: au début des années 70, ils sont largement surreprésentés parmi les emplois les moins qualifiés.[79]

VI. La longue marche des «sans terre»

Dans la première moitié du 20e siècle, de puissants obstacles politiques barrent l’accès à la ville aux ruraux du Sud. Par exemple, la colonisation restreint généralement le droit des autochtones de s’établir en zone urbaine. En Chine, dès 1953, le régime maoïste instaure aussi un contrôle strict des migrations internes au moyen du hukou – enregistrement des ménages –, inspiré de la période impériale. Le lieu de résidence est désormais régi par l’appartenance à une unité de travail fixe: les mondes urbain et rural sont étanchement séparés.[80] De surcroît, au cours des années 60, plusieurs dizaines de millions d’habitants non autorisés sont déportés à la campagne, ce qui fait reculer le taux d’urbanisation de 20% à 12,5%. Enfin, en Amérique latine, les autorités des années 50 et 60 mènent une guerre à l’habitat informel au moyen du bulldozer, visant en particulier les Indiens et les Afro-descendants.[81]

Au cours du demi-siècle suivant, les indépendances, le remodelage des frontières, les guerres coloniales, la taxation des ruraux et l’industrialisation favorisent plutôt une accélération de l’urbanisation. La décolonisation de l’Afrique, la partition de l’Inde, la sécession du Bengladesh et la guerre du Vietnam stimulent aussi l’exode rural. En Algérie, la population profite du départ des colons pour investir la ville. En Turquie, les investissements dans l’agriculture et l’industrie poussent les ruraux d’Anatolie aux portes des grandes agglomérations, où ils établissent des bidonvilles, dès les années 50. En Amérique latine, une plus grande tolérance vis-à-vis de l’habitat informel s’impose aussi dès les années 60. Enfin, à partir des années 60-70, les slums poussent comme des champignons en Iran, en Egypte, au Pakistan, au Yemen, en Irak, en Jordanie, etc. Ils vont alimenter un flux migratoire important en direction des pays pétroliers du golfe, dont la population de travailleurs migrants passe de 1,1 million en 1975 à 5,2 millions en 1990.[82] Enfin, au cours des années 80 et 90, la Chine desserre l’étau du hukou, tandis que l’Afrique du Sud abandonne l’apartheid.

Au milieu des années 80, les migrations internes sont responsables de près de la moitié de l’accroissement démographique des villes du tiers-monde.[83] Cet ordre de grandeur reste toujours valable aujourd’hui, même si le solde naturel de la population urbaine a progressé fortement depuis lors. En même temps, un nombre croissant de paysans sont chassés chaque jour des campagnes par la concentration de la propriété foncière, la privatisation des terres collectives et les gains de productivité d’une agro-industrie mécanisée, de plus en plus tournée vers les marchés d’exportation.[84] Les femmes, dont le statut est encore fragilisé par les règles de succession et de divorce, sont les premières victimes de ces évolutions.[85]

Au fil des deux dernières décennies, ces tendances se sont même renforcées du fait de la crise de la dette, des plans d’ajustement structurel et de la généralisation des politiques néolibérales, qui pénalisent particulièrement les ruraux. Ainsi, la baisse des cours des produits de base, l’abandon des protections douanières, la hausse des taux d’intérêt, la suppression des subventions agricoles, la détérioration des équipements collectifs et la privatisation de la santé et de l’éducation contribuent conjointement à la ruine des paysans. Au Mexique et aux Philippines, l’abandon des politiques de soutien à l’agriculture céréalière, au cours des années 90, a détruit l’emploi de centaines de milliers d’ouvriers et de petits producteurs.[86] Au Cambodge, 60% des petits agriculteurs qui vendent leur terre pour gagner la ville le font pour s’acquitter de frais médicaux indispensables.[87] Quant au Brésil, en 2004, il était le champion de l’exode rural, en même temps que le premier exportateur de café, de tabac, de sucre brut, de jus de fruit et de viande. En effet, les pôles les plus dynamiques de ces activités sont dominés par de gros investisseurs étrangers, en particulier états-uniens, dont une quinzaine contrôlent plus de 40% des produits exportés. Rien d’étonnant donc à ce que la faillite des petits paysans et leur éviction massive ponctuent de tels succès commerciaux.

Dans ce contexte, les catastrophes «naturelles» contribuent aussi à la fragilisation des petits agriculteurs et pêcheurs du tiers-monde. Et il est bien rare qu’elles ne renvoient pas à des causes économiques et sociales, en particulier l’exploitation à outrance de certaines ressources dans une optique de rentabilité maximale à court terme, compte tenu de l’importance des capitaux investis, mais aussi des marchés financiers, par le biais du service de la dette. Il suffit pour s’en convaincre d’étudier les causes de la déforestation, de l’usure accélérée des sols et du réchauffement de la planète. Par exemple, la destruction de la mangrove, véritable ceinture côtière de forêt tropicale, mais aussi de la barrière de corail, par le tourisme de masse, l’aquaculture de la crevette et la pêche à la dynamite, explique l’impact inédit des tsunamis en Asie du Sud-Est. De même, les perturbations climatiques et les progrès de la déforestation justifient la brutalité accrue des ouragans en Amérique centrale et dans la Caraïbe, qui favorisent à leur tour l’exode rural.

De surcroît, l’urbanisation accélérée est à son tour génératrice de retombées négatives pour les zones rurales. Ainsi, la demande croissante de protéines animales pour nourrir les mégalopoles du tiers-monde suscite la multiplication et la concentration des élevages de porcs, de poulets et de canards, souvent en contact étroit avec de vastes réservoirs d’animaux sauvages. Et tandis que les oiseaux migrateurs disséminent certains germes, comme le virus H5N1 de la grippe aviaire, le gibier de brousse peut mettre en circulation de nouveaux virus, dangereux pour le bétail comme pour l’homme. Ainsi le HIV-1 a été probablement mis en circulation par la consommation de viande de chimpanzé; le HIV-2, par celle du mangabey; tout récemment, un nouveau type de HIV a été identifié dans un spécimen de gibier du Cameroun.[88]

Aujourd’hui, plus que jamais, les travailleurs ruraux sans terre sont donc refoulés en grand nombre vers les villes, avec leurs familles, où ils forment chaque année une part importante des 65 à 70 millions de nouveaux «citadins». Mike Davis a ainsi raison d’affirmer, que c’est parce les régions rurales perdent brutalement leur «capacité de stockage» que l’habitat informel urbain les remplace comme pôle d’attraction du travail superflu en lutte pour la survie, qui se livre à une auto-exploitation plus intense encore.[89] Enfin, une fraction croissante des déracinés du Sud, souvent après une étape plus ou moins longue en ville, alimente aussi les migrations internationales. Comme plusieurs enquêtes internationales l’ont montré, ce ne sont pas les plus démunis, en termes de ressources matérielles et culturelles.

Au Nord, ils travaillent de plus en plus nombreux dans l’agriculture, la construction, l’industrie et les services. Pour l’essentiel, ils répondent à une offre de travail non qualifié: en Californie, qui produit le quart des fraises vendues dans le monde, le travail délicat de la récolte ne pouvait être mécanisé: il a été «mexicanisé».[90] Cette globalisation des migrations intervient dans le contexte d’un rétrécissement apparent des distances entre pays et continents, et ceci sous de nombreux rapports. De 1930 à 1990, les coûts des transports aériens ont été divisés par 5, ceux des conversations téléphoniques transatlantiques par 300, sans parler de la multiplication des liaisons internet. A cela, il faudrait ajouter l’effet de démonstration, plus difficilement mesurable, qui fonctionne comme une anticipation.[91] «Ces promesses ne sont pas transmises d’une seule façon, note John Berger. (…) Par les machines, les voitures, les tracteurs, les ouvre-boîte, les perceuses électriques, les scies. Par les vêtements de confection. Par les avions qui traversent le ciel. Par la grande route la plus proche et les cars de touristes. Par des bracelets-montres. Elles sont dans la radio. Dans les nouvelles. Dans la musique. Dans la construction de la radio elle-même. (…) Elles ont en commun cette qualité: l’ouverture».[92]

VII. Mégalopoles et bidonvilles

Dans les deux premières décennies du 21e siècle, la population mondiale progressera encore de 25% pour atteindre 7,6 milliards d’habitants. 95% de cette inflation démographique devrait se concentrer dans les zones urbaines des pays en développement. En Indonésie, aux Philippines, en Iran ou en Chine, on s’attend même à une contraction en termes absolus de la population rurale, en contrepartie d’une expansion sans précédent des agglomérations. Ainsi, de 2000 à 2020, le seul surcroît de population des villes d’Indonésie devrait excéder la population totale de celles du tiers-monde (sans la Chine) en 1900; en Chine, elle pourrait dépasser la population urbaine totale de l’Inde  d’aujourd’hui![93]

En Amérique latine et dans la Caraïbe, les zones rurales ont déjà été largement vidées de leurs habitants. Ainsi, en 2000, le taux d’urbanisation du sous-continent était supérieur à celui de l’Europe; en 2010, il devrait tutoyer celui de l’Amérique du Nord, même si cette urbanisation ne renvoie pas aux mêmes réalités sociales. Aujourd’hui, au Brésil, le pourcentage des citadins est plus élevé qu’aux Etats-Unis ou en France; en 2010, il devrait approcher celui de l’Allemagne! Avec deux mégalopoles de plus de 20 millions d’habitants – Mexico et São Paulo – l’Amérique latine surclasse l’Amérique anglo-saxonne, l’Europe et l’Asie. Son essor urbain se poursuit cependant, surtout au profit des petites et moyennes agglomérations, notamment dans les régions les plus pauvres (Amérique centrale, Antilles, Nordeste brésilien, pays andins, etc.).

C’est cependant en Asie et en Afrique, que l’explosion urbaine s’apprête à changer la face du monde. De 2000 à 2020, les villes asiatiques devraient accueillir près de 900 millions d’habitants supplémentaires, contre quelque 150 millions en Afrique. En 2025, l’Asie pourrait compter 10 à 11 mégalopoles de la taille de Mexico (Mumbai dépassant probablement les 30 millions d’habitants). En Afrique, à l’horizon 2020, sur une bande de terre de 600 kilomètres, le golfe de Guinée pourrait disposer, avec Lagos, d’une agglomération monstrueuse de plus de 20 millions d’habitants et d’un réseau de 300 villes de plus de 100’000 habitants, au coeur d’une population urbaine de 60 millions d’âmes.

Cette formidable poussée urbaine se traduit surtout par l’essor sans limite des bidonvilles, caractérisés par la concentration extrême, la précarité et l’insalubrité de l’habitat. Plus de 200’000 entités de ce type regroupent déjà un milliard d’êtres humains et devraient passer la barre des deux milliards d’ici 2030. Pour un chercheur de l’OIT, l’habitat informel représente plus de 80% du nouveau parc de «logements» des pays en développement.[94] A Mexico, depuis les années 70, 60% de la croissance urbaine repose sur l’essor de ce type de constructions, largement développé pas les femmes. A Dehli, ce sont quatre nouveaux résidents sur cinq qui s’entassent aujourd’hui dans la misère la plus absolue. Durant les années 90, au Kenya, sur vingt nouveaux habitants, dix-neuf ont trouvé place dans les slums de Nairobi et de Mombasa.[95] Pour Mike Davis, «le milliard de citadins qui habitent ces bidonvillespostmodernes peuvent bien regarder avec envie les restes des grossières maisons de boue de Çatal Hüyük en Anatolie, bâties à l’aube de la vie urbaine, il y a 9000 ans.[96]»

De surcroît, il semble bien que la frontière urbaine a touché à sa fin: il n’y a plus de terrains disponibles sur lesquels de nouveaux squatters puissent librement s’installer. Dans un nombre croissant d’agglomérations, la location ou la vente de micro-parcelles aux occupants des bidonvilles est une affaire très lucrative. Compte tenu de la concentration extrême de l’habitat, le mètre carré se négocie souvent plus cher que dans le secteur formel. Le contrôle du domaine foncier est aussi très concentré: dans seize villes d’Asie du Sud-Est, 5% des plus gros propriétaires possèdent 53% du sol, contre 17% en Allemagne.[97] A Mumbai, 91 riches familles se partagent la majorité des parcelles urbaines non occupées. En Egypte, les détenteurs de capitaux investissent plus dans le secteur immobilier que dans l’agriculture! En effet, la crise des économies périphériques pousse les capitalistes du tiers-monde à se tourner plus que jamais vers la spéculation foncière.

Partout, la tendance est la même, ce qui amène Salgado à ce constat troublant: «Je n’aurais pas dû être surpris du fait que São Paulo et Mexico se ressemblent tant: les deux villes ont été marquées par les ‘invasions’ de migrants des zones rurales et aucune des deux n’a su relever ce défi. A São Paulo, ce sont les favelas; à Mexico, les ‘cités perdues’ – identiques par leurs masures de planches et de tôles métalliques, par leurs fils électriques précaires, d’où arrive le courant dérobé sur les lignes principales, par leurs gamins jouant au football sur des terrains boueux ou poussiéreux, à proximité de dépôts d’ordures. (…) Cette expérience latino-américaine m’a fait me sentir étrangement chez moi dans les mégalopoles asiatiques. (…) De temps à autre, je n’arrivais pas à savoir où je me trouvais. Le Caire? Djakarta? Mexico? (…) Partout cette même lutte pour la survie pour des millions d’habitants, récemment arrivés, se bousculant pour trouver un lieu de vie décent, un emploi sûr, une école pour leurs enfants, une consultation dans un dispensaire médical bondé.[98]»

Mais quel est le nouveau statut économique des paysans déracinés et de leurs enfants? Celui d’une humanité superflue (Hannah Arendt), celui d’une formidable armée de salariés de réserve (Marx), ou celui d’une pépinière de «petits entrepreneurs» luttant pour la survie (Hernando de Soto)? Dans la mesure où les deux tiers des actifs du tiers-monde tirent leur subsistance du secteur informel, et où la très grande majorité des nouveaux «emplois» y sont créés, il vaut la peine de mieux comprendre la dynamique sociale de ces couches labiles qui comptent peut-être un milliard de travailleurs dans le monde. Notons d’abord que la croissance explosive de ce secteur coïncide avec la généralisation des politiques néolibérales, depuis les années 80. Il s’inscrit aussi dans un continuum par rapport aux situations de plus en plus précarisées du secteur formel.

Les «micro-entrepreneurs» mis en évidence par l’économiste péruvien Hernando de Soto ne sont donc, le plus souvent, que d’anciens salariés qualifiés, qui ont perdu leur emploi par suite de la crise des services publics et de l’appareil productif, et qui n’ont pas d’autre choix que de tenter de s’employer eux-mêmes. Mais la majorité des habitants des slums travaillent directement ou indirectement pour d’autres, qui réalisent de substantiels profits sur cette main-d’œuvre dépourvue de tout droit et privée de toute capacité de négociation, de surcroît largement composée de femmes et d’enfants. Le secteur informel ne crée pas de nouveaux emplois, il fractionne plutôt le travail disponible entre un nombre illimité de bras qui se livrent à une compétition féroce, minant les solidarités préexistantes et stimulant souvent la montée de la violence.[99]

Avant de conclure, une question doit encore être posée. La Chine n’incarne-t-elle pas une dynamique différente? Dopée par une offre illimitée de travail, elle consomme aujourd’hui 40% du ciment, 31% du charbon et 27% de l’acier mondial; c’est le premier client étranger de Boeing et le second marché d’automobiles de la planète. Elle produit 70% des jouets, des lecteurs de DVD et des bicyclettes, 60% des appareils de photo numériques, 50% des ordinateurs portables et des chaussures, 30% des systèmes de climatisation, 25% des machines à laver et 20% des réfrigérateurs; selon l’OMC, d’ici la fin de la décennie, elle devrait produire plus de 50% des textiles du monde.[100] Pendant ce temps, des millions de nouveaux migrants convergeaient vers la ville. Comme le note un expert: «les gratte-ciel de la Chine et son économie tirée par les exportations ont été construits à la sueur du travail rural».[101] 

Selon les sources statistiques, 100 à 150 millions de ruraux ont déjà quitté leurs villages. Certains auteurs parlent même de 200 millions de migrants en tout.[102] Les taux d’urbanisation du pays sont ainsi passés de 20,9% en 1982, à 26,4% en 1990, pour atteindre 36,2% en 2000, et sans doute plus de 40% aujourd’hui. Pékin compte 11 millions d’habitants, dont 4 millions de non résidents enregistrés. A en croire le professeur Cheng Li, nous assistons «au plus grand mouvement [de population] de l’histoire de l’humanité».[103] Certains experts anticipent un total de 300 millions de migrants d’ici 2020.

La majorité des salariés des deux provinces les plus industrielles, le Guangdong et le Zhejiang (au sud de Shangaï), sont ainsi d’origine rurale. Les salaires des travailleurs issus des campagnes sont, bien entendu, inférieurs à ceux du prolétariat urbain établi. La plupart des migrants vivent dans des dortoirs et n’ont pas accès aux services publics et aux prestations sociales réservées aux ouvriers urbains. Ils disposent rarement d’un contrat en bonne et due forme et perçoivent souvent leur salaire à la fin de l’année, quand ils le perçoivent.[104] Ils sont considérés comme «des étrangers sans droits»; et même lorsqu’ils disposent d’un permis de résidence temporaire, qui dépend du bon vouloir des autorités, celui-ci peut leur être retiré à tout moment.[105]

Dans ce sens, l’accumulation primitive qui se développe aujourd’hui en Chine renvoie sous bien des aspects à celle des autres pays de la «périphérie». Ainsi, une part importante des ressources produites par les 800 millions de travailleurs chinois n’est ni consommée ni nécessairement réinvestie dans le pays, dans la mesure où elle alimente les profits du capital étranger. En réalité, seul un taux d’exploitation très élevé du travail permet à la fois de maintenir un rythme d’accumulation rapide au sein des entreprises nationales, tout en assurant des profits records aux investisseurs étrangers, responsables de la moitié des exportations.

De surcroît, il faut rappeler que l’économie chinoise est pénalisée par une productivité industrielle plus faible que celle de ses principaux partenaires commerciaux – cinq fois inférieure à celle des Etats-Unis[106] –, ce qui lui inflige un drainage de ressources constant par le biais de l’échange inégal. C’est pourquoi, dans tous les cas, même si la Chine devait poursuivre sa croissance rapide pendant plusieurs années encore, cela ne pourrait se faire qu’aux dépens de centaines de millions de travailleurs, à l’intérieur de ce pays-continent d’abord, mais aussi au sein des nombreuses économies émergentes qui devraient nécessairement lui abandonner des parts de marché croissantes, comme les difficultés industrielles du Mexique et du Bangladesh le montrent déjà aujourd’hui.

Depuis le 14e siècle, le travailleur déraciné, requérant d’emploi, a entamé sa longue marche. Ayant adopté le masque du migrant par nécessité, il est constamment en quête d’un abri et d’un travail. Des Mendiants de Bruegel l’ancien (1568) aux figures d’Exodes de Salgado, en passant par le Wagon de troisième classe d’Honoré Daumier (1863-1865) ou l’American Exodus (1940) de Dorothea Lange, les plus pauvres sont toujours en mouvement. «Ne pensons à rien, le courant fait toujours de nous des errants», susurre une rengaine des années 30.[107] Réduits au statut de marchandises, ces «mercenaires du travail» n’en sont pas moins des êtres humains, «qui peuvent réagir (au moins jusqu’à un certain point) à ce que le marché tente de leur imposer».[108] Dans ce sens, leur mobilité n’est pas que subie, obéissant aux injonctions des employeurs: elle donne aussi naissance aux résistances les plus acharnées.


[1] Le terme de «prolétaires» vient de la Rome antique, où il désigne les éléments les plus pauvres de la population: pour toute richesse, ils ne possèdent que leurs fils (en latin: proles), destinés aux légions. Au terme d’un édit de Charles IX, daté de 1566, «ils ne servent que de nombre» (cité par Geremek, Bronislaw, Truands et misérables dans l’Europe moderne, Gallimard-Julliard, 1980, p. 349). Le qualificatif «sans feu ni lieu», accolé par Marx au terme «prolétaires», fait ressortir leur déracinement.
[2] Castel, Robert, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995, p. 101 & 112.
[3] Weber, Eugen, La Fin des terroirs. La transformation de la France rurale, 1870-1914, Fayard, Paris, 1983, p. 403-422.
[4] Liss, Catharina et Soly, Hugo, « Poverty and Capitalism » in Pre-industrial Europe, The Harvester Press, Hasocks, 1978, p. 189; Chatelain, Abel, « Les Migrants temporaires en France, de 1800 à 1914 », 2 vol., Publications de l’Université de Lille III, Lille, 1977, vol. 1, p. 107-14; Poussou, Jean-Pierre et al., « Migrations et peuplement », in Dupâquier, Jacques, Histoire de la population française, 4 vol., PUF, Paris, 1988, vol. 2, 1988, p. 171 & 178.
[5] Bairoch, Paul, Le Tiers-Monde dans l’impasse (1971), Gallimard, 3e éd., Paris, 1992, p. 49-54.
[6] Hochstadt, Steve, cité par Leslie Page Moch, Moving Europeans. Migrations in Western Europe Since 1650, Indiana U.P., Bloomingtoon & Indianapolis, 1992, p. 112.
[7] Lis & Soly, Poverty…, p. 180-181.
[8] Proudhon, Pierre-Joseph, Qu’est-ce que la propriété?, Paris, 1840.
[9] Gullickson, Gay, Spinners and Weavers of Auffay: Rural Industry and the Sexual Division of Labor in a French Village, 1750-1850, Cambridge U.P., Cambridge Mass., 1986.
[10] Moch, Moving…,p. 109-110.
[11] Shanin, Teodor, Defining Peasants, Basil Blackwell, Oxford, 1990, p. 144. Ma traduction.
[12] Winter, Anne, « Divided Interests, Divided Migrants. The Rationales of Policies Regarding Labour Mobility in Western Europe, c. 1550-1914 », Woking Papers of The Global Economic History Network, LSE, Londres, juin 2005, p. 38.
[13] Bairoch, Paul, De Jéricho à Mexico. Villes et économies dans l’histoire, Gallimard, Paris, 1985, p. 288 & 294.
[14] Jackson, James Jr., « Migration in Duisburg, 1867-1890: Occupational and Familial Context », Journal of Urban History, n°8, 1982, p. 244-245.
[15] Tourbe: du latin turba, signifie foule, dans un sens très péjoratif. Elle évoque aussi la violence primitive.
[16] Buret, Eugène, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, 2 vol., Paulin, Paris, 1840.
[17] Proudhon, Pierre-Joseph, Correspondance, A. Lacroix, Paris, 1875,  t. 1, p. 118.
[18] Stedman Jones, Gareth, Outcast London (1971), Penguin Books, Londres, 1992, p. 19-155.
[19] Lis & Soly, Poverty…, p. 178.
[20] Marx, Karl, Capital, Livre I, Septième section, chap. 25.
[21] Lis & Soly, Poverty…, p. 159.
[22] Mandel, Ernest, Le troisième âge du capitalisme, éd. de la Passion, Paris, 1997, p. 74-75.
[23] Mathias, Peter, The First Industrial Nation. An Economic History of Britain, 1700-1914, 2e éd., Methuen, Londres & New York, p. 178-179. Ma traduction; Lowe, William J., The Irish in Mid-Victorian Lancashire: The Shaping of a Working-class Community, Peter Lang, New York & Berne, 1989, p.. 47 ; Power, Jonatan, Migrant Workers in Western Europe and the United States, Oxford U.P, Oxford, 1979, p. 13.
[24] Snowden, Frank, Naples in the Time of Cholera, Cambridge, 1995, p. 35. Ma traduction.
[25] Glazier, Ira A., « L’emigrazione dal XIX secolo alla seconda metà del XX », in Bairoch, Paul & Hobsbawm, Eric J. (dir.), Storia d’Europa, vol. 5: L’Età contemporanea, Einaudi, Turin, 1996, p. 86-91.
[26] En 1840, les deux régions reçoivent déjà 3 à 6 mètres carrés par habitant de calicot de coton, essentiellement britannique (8 à 11 mètres carrés en 1860) (Batou, Jean, Cent ans de résistance au sous-développement. L’industrialisation de l’Amérique latine et du Moyen-Orient face au défi européen, 1770-1870, Droz, Genève, 1990, p. 386).
[27] Woodruff, William, Impact of Western Man, St. Martin’s Press, New York, 1967, p. 106 & 150.
[28] Leboutte, René, « Mondialisation et migrations internationales. Le retournement historique des migrations internationales en Europe entre 1900 et l’an 2000 », in Economie appliquée. An International Journal of Economic Analysis. Numéro spécial: La mondialisation: perspectives historiques, vol. 55, n°2, juin 2002, p. 91-120.
[29] Weber, La Fin…, p. 421.
[30] Nugent, Walter, Crossings. The Great Transatlantic Migrations, 1870-1914, Indiana U.P., Bloomington, 1992; Ferenczi, Emerich, Die Arbeitlosichkeit und die internationalen Arbiterbewegungen, Jena, 1913, p. 14.
[31] Williamson, Jeffrey G., « The Evolution of Global labour Markets Since 1830: Background Evidence and Hypotheses », Exploration in Economic History, n° 32, 1995.
[32] Bairoch, Paul, Victoires et déboires. Histoire économique et sociale du monde du 16e s. à nos jours, vol. 2, Gallimard, Paris, 1997, p. 183-184.
[33] Mörner, Magnus & Sims, Herold, Adventurers and Proletarians: The Story of Migrants in Latin America, United Nations Education, Scientific and Cultural Organization, Paris, 1985, p. 43.
[34] Samuel, Raphaël, « Comers and Goers », in Dyos, H. J. & Wolff, W. (dir.), The Victorian Cities: Images and Realities, 2 vol., Routledge and Kegan Paul, Londres, 1973, vol. 1, p. 124.
[35] Woodruff, Impact…, p. 253; Bairoch, Victoires…, vol. 2, p. 24-25.
[36] Morawska, Eva, « Labor Migrations of Poles in the Atlantic Economy, 1880-1914 », Comparative Studies in Society and History, n° 31, 1989, p. 256-261.
[37] Ciuffoletti, Zeffiro & Degl’Innocenti, Maurizio (ed.), L’Emigrazione nella storia d’Italia, 1868-1975, Vallecchi, Florence, 1978, p. 347-348. Ma traduction.
[38] Mes estimations pour l’Autriche, l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, la France, l’Italie et le Royaume-Uni d’après, Redman Mitchell, Brian, International Historical Statistics. Europe 1750-1988, New York, 1992.
[39] Cité par Weber, La Fin…, p. 412.
[40] Weber, ibid., p. 410-411.
[41] Hochstadt, Steve, cité par Moch, Leslie Page, Moving…, op. cit., p. 129.
[42] Bouvier, Jeanne, Mes mémoires: ou cinquante-neuf années d’activité industrielle, sociale et intellectuelle d’une ouvrière, 1876-1935, Maspero, Paris, 1983.
[43] Perkins, John A., « The Agricultural Revolution in Germany, 1850-1914 », Journal of European Economic History, n° 10, 1981, p. 704.
[44] Moch, Moving…, p. 140.
[45] Potts, Lydia, The World Labour Market. A History of Migration, Zed Books, Londres et New York, 1990, p. 135-136.
[46] Coletti, Francesco, Dell’Emigrazione Italiana, Ulrico Hoepli, Milan, 1912, p. 180.
[47] Mes calculs d’après Flora, Peter, State, Economy and Society in Western Europe, 1815-1975, 2 vol., Londres, 1983-1987.
[48] Bauer, Otto, « Migrations prolétariennes » (1907), Pluriel, n° 23, 1980, p. 81.
[49] Marx fait remarquer que le paysan de Livonie vit moins bien que son congénère allemand, et que, dans sa quête d’un emploi salarié, il aura donc des prétentions inférieures (Salaire, prix et profit, Editions sociales, Paris, 1966, p. 68-69).
[50] Lannes, Xavier, L’Immigration en France depuis 1945, La Haye, 1953, p. 3.
[51] Blanc-Chaléard, Marie-Claude, Histoire de l’immigration, La Découverte, Paris, 2001, p. 9-11 & 18-21; Lequin, Yves, « Labour in the French Economy Since the Revolution », in Mathias, Peter & Moïssey Postan, Michael, The Cambridge Economic History of Europe, vol. 7, partie 1, Cambridge U. P., Cambridge, 1968, p. 296-346.
[52] Noiriel, Gérard, « Surveiller les déplacements ou identifier les personnes? Contribution à l’histoire du passeport en France de la Ière à la IIIe république », Genèse, n° 30, 1998, p. 77-100; Le Creuset français. Histoire de l’immigration, 19e-20e siècles, Seuil, Paris, 1988, p. 71-124.
[53] Arendt, Hannah, L’impérialisme (1951), in Les origines du totalitarisme – Eichmann à Jérusalem, Paris, Quarto Gallimard, 2002,p. 424-431.
[54] Katsoulis, Haris, Bürger zweiter Klasse – Ausländer in der Bundesrepublik, Campus, Frankfurt/Main & New York, 1978, p. 16. Voir aussi Herbert, Ulrich, A History of Foreign Labor in Germany, 1880-1980: Seasonal Workers, Forced Laborers, Guest Workers, University of Michigan Press, Ann Arbor, 1990, p. 9-13 & 23-30.
[55] Anderson, Benedict, L’Imaginaire national (1983), Paris, La Découverte, 2002, p. 10.
[56] Anderson, Benedict, ibid., p. 14.
[57] Gramsci, Antonio, cité par Ciuffoletti, Zeffiro & Degl’Innocenti, Maurizio, op.cit., p. 202.
[58] Page Moch, Leslie, Moving…, p. 166.
[59] W. S. & E : S : Woytinsky, World Population and Production, New York, 1953, tableau 36.
[60] Guenin-Gonzales, Camille, « The International Migration of Workers and Segmented Labor: Mexican Immigrant Workers in California Industrial Agriculture, 1900-1940 », in The Politics of Immigrant Workers. Labor Activism and Migration in the World Economy Since 1830, Holmes & Meier, New York et Londres, 1993, p. 159-160.
[61] Leur exode a été immortalisé par la plume de Steinbeck,John (Les Raisins de la colère, 1939), les chansons de Guthrie, Woodie (Dust Bowl Ballads, produit par Wheatherald, R. P., 1940) et les photographies de Lange, Dorthea (An American Exodus, A Record of Human Erosion, en collaboration avec Taylor, Paul, éd. bilingue anglais-français par S. Stourdzé, Jean-Michel Place, Paris, 1999).
[62] Totsuka, Hideo, « Korean Immigration in Pre-war Japan », in Conze, Werner et al., Les Migrations internationales de la fin du 18e siècle à nos jours, CNRS, Paris, 1980, p. 263-279.
[63] Bairoch, De Jéricho…,p. 390.
[64] Kindleberger, Charles, Europe’s Postwar Growth – The Role of Labour Supply, Cambridge U.P., Cambridge, 1967; Mandel, Le Troisième âge…, p. 138-147.
[65] Mes calculs d’après Sylos-Labini, Paolo, cité par Mandel, Le Troisième âge…, p. 132.
[66] Bairoch, Paul, « New Estimates on Agricultural Productivity and Yields of Developed Countries, 1800-1900 », in Bhadury, Amit & Skarstein, Rune (dir.), Economic Development and Agricultural Productivity», Edward Elgar, Cheltenham RU & Lyme US, 1997, p. 53.
[67] Mandel, Le Troisième âge…, p. 132-133.
[68] Mes estimations, d’après Seavoy, Ronald E, , Southern Agricultural Labor and Its Legacy, 1850-1995. A Study in Political Economy, Greenwood P., Westport & Londres, 1998 et Platt Boustan, Leah, «Was Postwar Suburbanisation ‘White Flight’? Evidence from the Black Migration», Harvard, avril 2006 (www.people.fas.harvard.edu/~platt/papers/whiteflight.pdf).
[69] Bernier, Bernard, « The Japanese Peasantry and Economic Growth Since the Land Reform of 1946-47 », Bulletin of Concerned Asian Scholars, vol. 12, 1980, p. 41, tableau 2.
[70] Bairoch, De Jéricho, p. 393.
[71] Bairoch, «New Estimates…»,p. 55-57.
[72] Mandel, Le Troisième âge…, p. 146.
[73] En Allemagne, le nombre de travailleurs immigrés passe de 127’000 en 1958, à près de 2 millions en 1971, dont les principaux contingents viennent de Turquie, de Yougoslavie, d’Italie et de Grèce. En Angleterre, les ressortissants du Nouveau Commonwealth, en particulier des Antilles, de l’Inde, du Pakistan et du Bangladesh, dominent largement ces flux: ils passent la barre des 1 million en 1968, 1,5 million en 1973 et 2 millions en 1979. Il faut certes diviser ces chiffres par 1,5 ou 2 pour se faire une idée de leur participation à la population active. En France, les Maghrébins représentent un quart des migrants, les Européens les trois quarts (Booth, Heather, The Migration Process in Britain and West Germany. Two Demographic Studies of Migrant Populations, Avebury, Aldershot, etc., 1992).
[74] Berger, John et Mohr, Jean, Le Septième homme. Un livre d’images et de textes sur les travailleurs immigrés en Europe, Maspero, Paris, 1976.
[75] Ibid, Le Septième…, p. 68.
[76] Potts, The World…, p. 142.
[77] En 1954-1955, 2,9 millions d’entre eux seront expulsés au cours de l’Operation Wetback («Dos Mouillé»). Ce terme vient du fait que ces clandestins franchissent souvent le Rio Grande à la nage (ibid. p. 148-151).
[78] Ibid, p. 150.
[79] Ibid, p. 153-154.
[80] Wang, Fei-Ling, Organizing Through Division and Exclusion: China’s Hukou System, Stanford U.P., Palo Alto CA, 2005.
[81] Relevons l’action particulièrement brutale du dictateur vénézuélien Marco Pérez Jiménez et du maire de Mexico, Ernesto Uruchurtu (Davis, Mike, Planet of Slums, Londres & New York, Verso, 2006, p. 52-53).
[82] Stalker, Peter, Workers Without Frontiers. The Impact of Globalization on International Migrations, Lynne Riener, Boolder, 2000, p. 29-30.
[83]  Bairoch, De Jéricho…, p. 566.
[84] Bryceson, Deborah, « Disappearing Peasantries? Rural Labour Redundancy in the Neoliberal Era and Beyond », in  Bryceson, Deborah, Kay, Cristóbal & Mooij, Jos (ed.), Disappearing Peasantries? Rural Labour in Africa, Asia and Latin America, Londres, 2000.
[85] Un-Habitat, The Challenge of Slums, Londres & Sterling (Va), 2003, p. 26.
[86] Stalker, Workers…, pp. 48-49.
[87] de Dianous, Sébastien, « Les Damnés de la terre du Cambodge », Le Monde Diplomatique, septembre 2004, p. 20.
[88] Davis, Mike, The Monster At Our Door. The Global Threat of Avian Flu, New York & Londres, The New Press, 2005.
[89] Davis, Mike, « Planet of Slums », New Left Review, 26, mars-avril2004, p. 27.
[90] «Strawberries and Circuit Boards», The Economist, 27 mars 2003.
[91] Stalker, Workers…, p. 7.
[92] Berger et Mohr, Le Septième…, p. 25.
[93] Mes calculs d’après Un-Habitat, The Challenge…, p. 246.
[94] Oberai, Amarjit S., Population Growth, Employment and Poverty in Third-World Mega-Cities: Analytical and Policy Issues, New York, St. Martin’s Press, 1993, p. 13.
[95] Davis, Planet…, chap. 1.
[96]  Ibid., p. 9.
[97] Ibid., p. 83.
[98] Salgado, Sebastião, Êxodos, São Paulo, Companhia das Letras, 2000, p. 7-8. Ma traduction. Exodes et Enfants de l’Exode ont été publiés en français par les éditions de la Martinière, Paris, 2000.
[99] Davis, Planet…, p. 178-185.
[100] Lo, Chi, Phantom of the China Economic Threat, Palgrave Macmillan, Houndmills, etc., 2006, p. xviii ; Shenkar, Oded, The Chinese Century. The Rising Chinese Economy and Its Impact on the Global Economy, the Balance of Power and Your Job, Wharton School Publishing, Upper Saddle River, NJ, 2005, p. 2; CRI Online Deutsch, 16 janvier 2006.
[101] Wright, Daniel, cité par Glain, Stephen, « China Is on the Move », Newsweek International, 12 décembre 2005.
[102] Dongping, Han, « Rural Reforms… », op. cit.
[103] Yardley, Jim, « In a Tidal Wave, China’s Masses Pour From Fram to City », The New York Times, 12 septembre 2004.
[104] Kuhn, Anthony, « Dark Side to China’s Economic Boom – Migrant Workers », Far Eastern Economic Review, 22 janvier 2004. L’auteur signale que la dette des employeurs à l’égard des travailleurs migrants se montait à 12 milliards de dollars en décembre 2003.
[105] Rocca, Jean-Louis, « Labour Regimes and Socio-Spatial Disparities in Contemporary China: Preliminary Assessment », Paper prepared for the Conference « The Labor of Reform: Employment, Workers’ Rights, and Labor Law in China », 21-22 March 2003, University of Michigan, Ann Arbor.
[106] Shenkar. Oded, The Chinese…, op. cit., p. 131.
[107] «Le Chaland qui passe» est inspiré de l’italien et chanté par Lys Gauty en 1933. Il donnera toute sa force à la bande son de l’Atalante de Jean Vigo.
[108] Mandel, Ernest, Long Waves of Capitalist Development. A Marxist Interpretation,  éd. révisée, Verso, Londres, New York, note 13, p. 161.