Sabah CHAIB (Sociologue), Mohammed Karim ABBOUB (Psychanalyste)
Résumé
Abdelmalek Sayad, sociologue et fin clinicien, fut un chercheur engagé : son œuvre et sa posture intellectuelle illustrent pleinement la formule éclairante de P. Bourdieu selon laquelle « pour être un savant engagé, il faut engager un savoir ». L’œuvre abondante, riche et éclairante de A. Sayad témoigne pleinement de l’engagement dans la distanciation d’un chercheur et d’un homme d’origine algérienne.
Il a interrogé à travers son œuvre, la relation dialectique, voire même symétrique entre le national et le non-national. Il a en effet, conféré à la sociologie de l’immigration, le statut de la meilleure introduction à une sociologie de l’Etat, et partant de la sociologie du pouvoir au sens le plus générique du terme.
Si le national, c’est-à-dire la société française, a besoin des immigrés – ces « non nationaux » – pour pouvoir se percevoir psychiquement et politiquement comme telle, cette intériorisation psychique consciente et inconsciente s’avère d’autant plus prégnante que nombre de représentations portant sur les immigrés sont en réalité, entâchées de l’idée d’anomalie, d’anomie dans le cadre de l’Etat-nation…
Une entrée en matière
A. Sayad a fait son entrée dans la Cité de l’immigration, musée dédié à l’histoire des immigrations en France. La Cité de l’immigration fonde la justification de son existence et la finalité de son projet en s’appuyant sur l’analyse de A. Sayad selon laquelle : « Travailler sur les immigrés, c’est travailler sur la France : sur la France d’hier, donc sur l’histoire de France, l’histoire de la population française et, plus encore, sur l’histoire de la nation française, sur la France de demain, sur l’intégration de la France et dans la France, sur la puissance d’assimilation de la France, de la société française, de l’école française, de la langue française, etc. (…) Travailler sur les immigrés, c’est travailler sur l’identité de la France, quelle que soit la manière dont on la comprend et la manière politique dont on la définit ». (Abdelmalek Sayad, entretien avec Jean Leca, « Les maux à mots de l’immigration ». In Politix, n°12, 1990). Non seulement la concrétisation du projet de musée ne fut pas un long fleuve tranquille entre les différentes parties concernées (associations poussant le projet, administrations en place et hommes politiques se succédant au pouvoir), mais le fin mot de l’histoire fut donné à travers une ironie ou une ruse de l’histoire, qui aurait sans doute fait sourire A. Sayad : le jeune musée de l’immigration a installé en effet, ses locaux dans l’ancien musée des colonies !
Un centre universitaire de ressources documentaires consacrées à l’immigration porte désormais son nom et une Association de défense des immigrés à Nanterre a milité en vain pour que le nom de A. Sayad fut donné à un collège nouvellement sorti de terre : une vive polémique s’en est suivie entre le conseil général au couleur de l’UMP et sarkozyste (c’est en effet, le fief de N. Sarkozy) et la municipalité communiste en appui de la demande de l’association. Finalement, le nom de baptême choisi pour le collège a été : « République » ! A défaut de porter un nom, ce fut le choix pour une République au fond, désincarnée, qui se prive de la figure d’un grand républicain. Comme souvent une lutte peut en cacher une autre, la polémique à propos du choix du nom du collège, a révélé une seconde polémique, celle portée sur la place publique par une association berbère locale : cette dernière a croisé le fer médiatique avec un journaliste du journal Le Monde qui a eu le malheur de qualifier A. Sayad d’intellectuel arabe et pas d’intellectuel kabyle ! Par ailleurs, les formules selon lesquelles A. Sayad serait le père de l’immigration se multiplient. Enfin, la propension à faire de A. Sayad un intellectuel organique des mobilisations militantes immigrées, sont autant d’exhortations pour certains militants à un savoir « utile » tiré de son œuvre et à un volontarisme de l’action. Sans doute que tous ces faits et anecdotes auraient fait sourire et pétiller les yeux lumineux d’intelligence d’A. Sayad, lui à l’humour parfois féroce, à la discrétion légendaire et à une existence fort éloignée de toutes vanités ! La démarche patrimoniale initiée autour d’une œuvre et la démarche de reconnaissance d’un auteur dans le panthéon des intellectuels, ouvre le champ miné de la question de l’héritage et des héritiers et plus généralement des modes d’appropriation d’une pensée (liquidation par instrumentation, conservatoire au sens fort ou réappropriation et étonnement ?) et de transmission.
De quoi hérite t-on vraiment ? A l’instar de la mémoire qui met en rapport des considérations du présent avec un passé sur laquelle elle s’interroge, comment prendre à bras-le-corps un héritage, qui plus est une pensée en héritage, constitué d’un héritage matériel (les textes laissés par l’auteur) et plus encore, d’un héritage à bien des égards immatériel et inestimable (l’activité critique d’une pensée complexe). Comment hériter par ailleurs d’un auteur à bien des égards inclassable, lui qui aimait à dénoncer la méconnaissance qui pouvait se nicher au cœur même de l’activité même de la pensée, comme le dénonçait également un philosophe qu’il appréciait, V. Jankelevitch : « La méconnaissance est opaque, lourde de préjugés et bardée de lieux communs ; elle récite une leçon apprise par cœur et ne s’exprime qu’en stéréotypes et idées toutes faites ; le méconnaissant s’attribue à lui-même une science qu’il ne possède pas ; mieux, il la revendique sottement. Le méconnaissant en somme a tort d’avoir raison ».[2]
Méconnaissance, malentendu : l’œuvre de A. Sayad témoigne sans aucun doute des (fausses) certitudes et des illusions dressées autour de l’objet « immigration ». Il laisse incontestablement un héritage intellectuel inestimable pour tous, et en premier lieu, à ces « enfants illégitimes » (In Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1979, n°2 et n°26-27), ces déshérités par excellence, ceux qui sont éternellement définis du côté de l’entre-deux, du manque, de la perte, de l’incomplétude, au fond, ceux inaptes à recevoir un quelconque héritage si ce n’est à bricoler des bribes du passé avec celles du présent…
Sayad est mort, vive Sayad ! Si A. Sayad nous a quittés, il demeure dans nos cœurs et dans nos esprits : il nous incombe à tous d’être à la hauteur d’un héritage lourd et considérable : si certains héritages peuvent paraître encombrants pour leurs héritiers, le sien est sans aucun doute libérateur : la pensée sayadienne ne donne t’elle pas à ces « enfants illégitimes », les voies de la sortie de leur condition illégitime : la vie et l’œuvre de A. Sayad n’illustrent-elles pas combien la pensée peut être une activité de résistance et le lieu d’un agir fondamental qui nous fait pleinement homme, l’exercice critique de la pensée…
I. QUI EST ABDELMALEK SAYAD ?
Un sociologue algérien
S’il est un nom attaché à l’immigration algérienne, il s’agit sans conteste de celui du sociologue Abdelmalek Sayad. Parce qu’il était Algérien (originaire d’Aghbala, village près de Bougie, en petite Kabylie) et qu’il l’a demeuré toute sa vie, conforme à une génération d’Algériens qui ne pouvait envisager la naturalisation. Il appartenait également à une génération d’individus, arrivée à l’université dans un contexte politique particulier, la guerre d’Algérie. Ce contexte politique a marqué toute sa vie, ses rencontres, son amitié avec Pierre Bourdieu. Ce contexte a fait naître en lui sa vocation intellectuelle de sociologue, il a aiguisé son sens critique et fait découvrir l’Algérie au travers d’enquêtes conduites par Pierre Bourdieu : « Dans ce contexte (la guerre d’Algérie), je découvrais aussi quelque chose d’autre, une chose inconnue jusque-là, ignorée dans notre monde parce que ce n’était pas un monde intellectuel. À savoir qu’on pouvait écrire scientifiquement sur la réalité sociale, donc sur la réalité politique. On était trop habitué dans ce qu’on lisait alors, dans ce qu’on aimait lire, à l’écriture politique ou, pour le moins, à l’écriture engagée. Cette écriture-là, une écriture de combat, de militantisme pouvait être une écriture de justice et, pour cette raison, on la tenait pour l’écriture de la vérité, pour la seule écriture de vérité, donc pour l’écriture de la science, pour une écriture scientifique. On assimilait vérité (sous-entendu vérité morale, vérité politique, vérité appelant et contribuant au rétablissement de la justice) et science : toute science est vérité, donc toute vérité est science. Notre environnement social, politique, intellectuel nous condamnait à cette confusion très réconfortante pour notre moral, pour notre manière de penser, pour notre être en son entier. Il nous condamnait à confondre axiologie, dans laquelle on se noyait, et axiomatique dont on ne soupçonnait pas même l’existence en cette matière, en matière sociale, en matière d’objets sociaux. Il fallait découvrir tout cela, il fallait apprendre cela ». (Histoire et recherche identitaire, Paris, Editions Bouchene, 2002, p. 65).
Et dans une « Algérie 60 » où le sacre des martyrs pour la lutte de l’indépendance nationale[3] fait déjà courir après les honneurs et les gratifications matérielles et symboliques, il part en 1963 pour sauver sa tête comme il l’a confessé plus tard. Il n’y retournera qu’en 1971 puis à l’occasion de visites familiales ou de travaux de recherche…
S’il est un nom attaché à une sociologie de l’immigration, il s’agit sans conteste de celui d’Abdelmalek Sayad qui a consacré toute sa vie à l’analyse d’un acte qui a bouleversé et qui continu à bouleversé la vie de millions de personnes, l’acte d’émigrer et son corollaire, l’immigration. Acte dont il convenait de rendre compte sur un registre discursif et analytique autre que le registre livré par la littérature d’exil, tout en partageant une part de vérité. Cette vérité, Mohamed Dib la révèle dans son roman Habel (1977), du nom de son héros, un émigré parti pour l’Europe : Caïn aujourd’hui ne tuerait pas son frère Habel mais il le pousserait sur les chemins de l’émigration ! Si la littérature d’exil met en lumière le déplacement de l’acte sacrificiel de la mort vers la tragédie de l’émigration, Abdelmalek Sayad a lui aussi su rendre compte – sans misérabilisme et sans pathos – de ce qui s’apparente effectivement à une tragédie au sens d’ailleurs le plus théâtral du terme à savoir, la perte de l’unité de temps, de lieu et d’action pour l’émigré-immigré jusqu’à devenir cet être a-topique : un être d’aucun temps parce que d’aucun lieu, une sorte d’être suspendu en l’air, déplacé au sens moral du terme, tout cela symptomatique de « la double absence »[4]. Et si hier, les héros de la tragédie grecque s’en remettaient à Zeus, Dieu tout puissant, pour apaiser le courroux de quelques autres Dieux de l’Acropole, aujourd’hui, les immigrés, anti-héros des temps modernes, s’en remettent en quelques lieux qu’ils soient, à la protection ou à la clémence du puissant et omniprésent Dieu « État »…
Un sociologue engagé
Si le nom d’Abdelmalek Sayad est attaché à l’immigration algérienne, c’est que son œuvre témoigne sur ce sujet de l’empreinte d’un homme et d’un chercheur qui a manifesté tout au long de sa vie, un souci de vérité et de justice qui témoigne de son engagement : un engagement scientifique selon le sens qu’en donne Norbert Elias à savoir, un engagement dans la distanciation[5]. L’engagement étant du côté des affects (quand on s’engage, on engage son être social, on y met une part de soi et l’idée que l’on se fait du monde social), la distanciation traduit le travail constant d’autonomisation par rapport à ces affects et aux jugements de valeurs qui ne manquent pas de biaiser les travaux des chercheurs. Si certains analystes veulent voir en Abdelmalek Sayad, la figure de « l’intellectuel organique » proposée par le théoricien Antonio Gramsci, la formule utilisée par Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant à savoir, « l’ethnologue organique de la migration algérienne »[6] nous paraît plus appropriée par la subtilité introduite dans la caractérisation du savant, analyste que fut Abdelmalek Sayad et la portée politique de son travail sociologique. Si pour Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, Abdelmalek Sayad fut en effet, un « observateur-témoin du drame silencieux de l’exode massif des paysans berbères de Kabylie vers les bas-fonds industriels de leur ancien maître colonial »[7], la connaissance produite était aussi pertinente que pénétrante car véritablement « incarnée » (sic) par ce dernier. Abdelmalek Sayad étant conscient lui-même que « (sa) position, (ses) origines, (ses) investigations antérieures (lui) permettent, peut-être plus facilement qu’à un autre, de tenir les deux bouts de la chaîne »[8], l’engagement implique d’autant plus une distance aux Autres car appartenant au groupe dont il se fait l’observateur, c’est la nature du lien organique qui détermine la tension entre engagement et mise à distance. Outre la division du travail auquel le schéma organiciste renvoie dans la tradition durkheimienne, c’est la manière dont le chercheur s’engage dans la distanciation qui rend possible « la solidarité », « la complicité sans naïveté », et « la compréhension sans complaisance et sans condescendance » évoquées par Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant à propos d’Abdelmalek Sayad. Nombre d’anthropologues ont consacré une grande partie de leur existence scientifique à restituer l’univers de groupes méconnus ou en voie d’extinction et le fait que leurs noms soient attachés à ces groupes, les institue d’une certaine façon, en tant qu’hommes du groupe voire dans certains cas, la relation s’inverse puisque seule la volonté ethnographique de l’anthropologue fait exister et connaître ces groupes au-delà des frontières du groupe et leur assure une postérité.
Un écrivain public, solidaire du mode de génération de l’émigration
Si le nom d’Abdelmalek Sayad est attaché à l’immigration algérienne, c’est bien parce que les émigrés-immigrés, longtemps personnages délaissés, en quête d’auteur pour paraphraser Luigi Pirandello, ont pu trouver à travers lui, leur écrivain public, un « scribe » dont l’empathie et la sensibilité à leur sort se traduisent dans un style simple, sans préciosité ridicule ni signe extérieur de scientificité ; l’écriture d’Abdelmalek Sayad est rythmée par une scansion, celle imprimée par la vie et la vitalité des émigrés-immigrés, par la complexité, le paradoxe et les situations contradictoires vécues par ces derniers… La position du sociologue ne pouvait tourner en relation de domination symbolique car profondément attaché à dévoiler les ressorts et les manifestations de la relation de domination subie par les émigrés-immigrés, Abdelmalek Sayad a cultivé tout au long de sa vie, une vigilance épistémologique nourrie par le doute, le scepticisme et une sincère modestie quant à l’apport de sa propre contribution scientifique dans le champ académique ou encore, quant à l’impact de son œuvre sur les intéressés eux-mêmes.
Propriétaire de rien et encore moins, de « ses » immigrés, Abdelmalek Sayad a tenu à distance toute sa vie, les tentations du scientiste volontiers démiurge, celles de l’observateur dont la compassion le dispute à la charité et reproduit de ce fait, la relation de domination au cœur même de la mission scientifique ; ou encore, les tentations du pouvoir caressées par le Conseiller du Prince qu’il raillait avec verve, le dit conseiller cultivant sa légitimité par l’artifice d’une doxa tantôt à droite tantôt à gauche selon les moments et les lieux ! Si ces postures un tant soit peu impostures sont inconnues du sociologue, c’est qu’il s’est maintenu toute sa vie dans une attention au monde, une sorte d’émerveillement désenchanté propre au « miraculé social de l’école » comme il se qualifiait lui-même et autre transfuge de classe : la position sociale occupée par le miraculé social implique de fait, une posture pour le moins inconfortable mais propice à une lucidité sociologique qu’elle contribue à développer chez un individu particulièrement sensible comme l’était Abdelmalek Sayad ; posture qui est une épistèmê en elle-même puisqu’elle place l’individu dans une ambivalence structurale et une relation dialectique du dedans et du dehors, du Même et de l’Autre, de la distance et de la proximité par rapport aux « siens » et à soi-même, par les épreuves de la singularité et de la communion avec ces Autres aux destins improbables. De ce point de vue, l’on peut dire qu’Abdelmalek Sayad est solidaire du « mode de génération de sa génération » et qu’il est resté un homme de la communauté tout en éprouvant la singularité de son parcours, singularité renforcée par un travail de distanciation qui vise au fond à devenir étranger à son propre groupe et à soi-même. Et il n’est pas jusqu’à son objet d’étude qui n’ait accentué la tension entre l’intériorité et l’extériorité car comme le souligne Georg Simmel, « bien que ses attaches ne soient pas de nature organique »[9], l’étranger est néanmoins membre du groupe. Mais cette dialectique du dedans et du dehors est enrichie dans le cas d’Abdelmalek Sayad par le fait qu’il a incarné par sa position et sa posture épistémologique, une figure de « l’homme-frontière ». Si le personnage de « l’homme frontière » a été développé abondamment en littérature (et significativement, dans le moment colonial)[10], ce sont les multiples variantes incarnées par la diversité de ces personnages (le semblable, le frère, le cousin, le voisin, le camarade, l’autre, le marginal, l’étranger, l’hôte, l’ennemi, etc.,) ou certaines variantes condensées en un seul personnage, qui présentent un intérêt heuristique pour comprendre les rapports complexes qui peuvent se nouer entre le chercheur, son objet et l’environnement social qui constitue une toile de fond déterminante. L’homme-frontière est de fait en interrelation constante avec différents groupes (ou sociétés) en présence et cette situation posée comme condition d’existence éclaire d’autant plus les traits saillants qui se dégagent des manières d’être, d’agir, de penser de « l’homme-frontière » : la posture de l’homme-frontière éclaire « les paradoxes de l’altérité »[11] en se soumettant radicalement à l’exercice de l’altérité. Comme la première démarche du psychanalyste, A. Sayad s’est interrogé sur lui-même. Une manière d’être qui lui est propre sans jamais « céder sur son désir ».
Un déplacé, un émigré-immigré algérien
Ainsi, s’engager implique une distance aux Autres comme la distance aux Autres induit un rapport distant à soi, aboutissant en quelque sorte à un relatif « désintéressement » qui force à lever le voile sur la nature des intérêts en jeu dans l’activité scientifique : c’est une manière de rappeler la condition pour ne pas dire la nature fondamentalement réflexive des sciences humaines. Abdelmalek Sayad savait parfaitement combien les travaux de recherche reflètent bien souvent les interrogations qui travaillent le sociologue voire trahissent l’homme ou la femme qui se cachent derrière le chercheur en sciences sociales : les travaux retracent un itinéraire épistémologique en ce que la maturation intellectuelle de l’observateur se réfléchit sur l’objet observé. Par ailleurs, les terrains d’étude choisis tendent souvent le miroir de la mise en abîme du chercheur lui-même. Et l’on peut dire de ce point de vue que la connaissance intime de la migration pour Abdelmalek Sayad trahissait le fait qu’il a vécu lui-même sa vie, voire qu’il s’est considéré à bien des égards, comme un « immigré »[12], un « déplacé », dont l’œuvre elle-même peut paraître inclassable, à nulle autre pareille. C’est sans doute pour conjurer cette mauvaise foi qu’il en appelait à un indispensable travail réflexif, gage d’une sociologie objectivement honnête ou honnêtement objective, particulièrement lorsque le sujet d’étude parle doublement au chercheur (un intérêt professionnel et personnel à le choisir) et que cet intérêt double opérant en quelque sorte comme une doublure, risque de le conduire à « parler de soi à son insu » selon l’expression de Gérard Mauger. Pierre Bourdieu a formalisé cette position particulière du chercheur engagé/dégagé dans sa formule de « l’objectivation participante »…
Une relation socratique
Être proche ou familier de son objet, tout en le tenant à distance et sans jamais le perdre de vue, ni oublier pourquoi l’on entreprend cette sociologie : ces éléments étaient en effet, imbriqués et définissaient bien la conception de l’engagement scientifique d’Abdelmalek Sayad. Quand le sujet prend aux tripes, quand l’éthique porte au plus haut point le respect de son objet, il ne faut pas perdre de vue l’ambition qui doit animer le chercheur à savoir, faire de la sociologie avant tout et se plier aux exigences scientifiques de son métier ! Tout cela se traduisait d’ailleurs dans la relation qu’il entretenait avec les étudiants – particulièrement « les issus de l’immigration » selon la formule consacrée – qui venaient le voir et qui avaient ambition de travailler « sur » l’immigration. L’attention qu’il leur portait, ses mises en garde et ses mises à l’épreuve de la motivation des étudiants, tout cela manifestait un souci sincère de ne pas embarquer des individus dans des mésaventures, particulièrement lorsque la vocation sociologique fait défaut et que le sujet d’étude passionnel s’il en est, pour un étudiant concerné personnellement – ne manque pas de troubler et d’entrainer dans une quête à défaut d’enquête ; laquelle quête engendre en outre, un coût psychologique élevé pour ces enfants d’immigrés qui investissent tout leur être social au risque de s’abîmer. Et faut-il le préciser, pareil coût psychologique n’est pas consenti par bon nombre d’étudiants, lesquels manient mieux la langue et le jeu académique à travers le choix de sujets d’étude valorisants pour eux et valorisés dans le monde académique. Abdelmalek Sayad avait pleinement conscience que la fameuse démocratisation scolaire n’effaçait pas les inégalités sociales à travers l’inégalité des titres scolaires et des diplômes ainsi que leurs rendements sociaux, surtout pour des étudiants qui se destinaient à travailler sur un objet et un champ académique – la sociologie de l’immigration – situé au bas de l’échelle sociale… et reproduisant de ce fait les rapports sociaux globaux.
De l’intérêt des émigrés-immigrés
Son engagement dans la distanciation se traduisait ainsi dans le rapport à son objet et aux sujets rencontrés, les émigrés-immigrés. Si Emile Durkheim a pu écrire dans La division du travail social, l’assertion suivante :« nous estimons que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif », Abdelmalek Sayad faisait écho à cette assertion en précisant que « la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine » si elle ne servait pas en premier lieu les intéressés. La nuance ou plutôt le complément apporté par Abdelmalek Sayad témoigne bien du fait qu’il ne perd jamais de vue son objet et la défense de son intérêt si l’on peut dire. Les textes d’Abdelmalek Sayad mettaient effectivement à l’honneur des entretiens d’immigrés (des vignettes cliniques) qui tournaient bien souvent à l’auto-analyse et permettaient d’élever les intéressés au rang d’analyste de leur propre histoire et pas seulement d’acteur ou de témoin. Ainsi la fonction de libération ou d’émancipation par l’auto-analyse était une des fonctions assignées par Abdelmalek Sayad à la sociologie, et témoignait avant tout chez lui du souci de l’Autre, celui au centre de ses préoccupations et à qui il destinait son savoir : l’émigré-immigré.
Pierre Bourdieu disait qu’avec Abdelmalek Sayad, la sociologie se faisait « science de service public » tant il avait en effet la volonté de porter à la conscience de ceux qui subissent les bouleversements liés à la migration, ce savoir ; un savoir qui ne vient pas d’en haut et qui s’impose aux autres sur le mode du « je vais vous dire ce qui vous arrive » mais sur le mode du partage. Il réalisait pleinement le sens étymologique du mot « comprendre » à savoir, « être avec » : si Abdelmalek Sayad était un homme dans le monde, fréquentant les lieux de vie des immigrés, s’investissant pour eux dans des démarches administratives, leur prodiguant des conseils, c’est surtout dans le cadre de l’entretien sociologique qu’Abdelmalek Sayad montrait sa capacité d’écoute et d’échange avec ses interlocuteurs, une sensibilité, une empathie, au fond, sa capacité à être véritablement avec : interroger sur le mode du bavardage pour s’effacer progressivement, laisser son interlocuteur parler et nouer un dialogue avec lui-même. « Analyste de l’inconscient[13]« , « Socrate d’Algérie[14]« , les hommages qui lui ont été rendus, ont bien saisi l’idée selon laquelle pour Abdelmalek Sayad, la sociologie relevait aussi d’une maïeutique, d’un art d’accoucher les esprits. Il est d’ailleurs significatif que ses textes denses, longs, fouillés frappent par ses formules fortes, formules qu’il a su précisément recueillir de ses interlocuteurs : « Le village est mangé par la France », « La France nous pénètre jusqu’aux os, la France nous pénètre jusqu’aux ténèbres », ou encore « venir produire Français pour réaliser un jour qu’on est venu aussi produire des Français »…Abdelmalek Sayad avait pleinement conscience que ce travail de réflexivité n’était pas à la portée de tous. Aussi, la densité exceptionnelle des entretiens qu’il a réalisés avec ses enquêtés, compensait leur nombre en leur conférant une valeur représentative. Surtout s’agissant des entretiens, il serait erroné de croire qu’Abdelmalek Sayad considérait la parole de ses interlocuteurs comme vérité absolue ; il ne nourrissait pas en cela un fétichisme ou une idolâtrie de l’entretien, comme l’historienne Arlette Farge a pu critiquer l’idolâtrie des archives. Non, son propos était de reconstituer un tableau le plus exhaustif possible des réalités sociales et psychiques, et son intention était précisément le dévoilement – en cela il était en accord avec Pierre Bourdieu – à savoir, fonder une dialectique entre réalités et vérités. La réalité disait Abdelmalek Sayad, est un phénomène qui se dérobe souvent face à l’analyse insistante du chercheur et le travail du chercheur précisait-il lors d’une conférence, visait à restituer la réalité de ces réalités, c’est-à-dire la vérité autour de ces réalités que les intéressés eux-mêmes ont intériorisé…
II. QU’EST L’OEUVRE DE A. SAYAD ?
Une œuvre inclassable
Abdelmalek Sayad a publié une centaine de textes et d’ouvrages (recensés) entre 1960 et 1998 dont l’agencement ressemble à un puzzle. Chaque texte éclaire un autre texte, comme chaque nouveau texte approfondit une idée déjà évoquée dans un autre texte : on peut vraiment parler d’une pensée circulaire à son égard tout comme cette pensée met en œuvre le concept même de « configuration », chère à Norbert Elias. Une centaine de textes marqués par la diversité des thèmes, par une dynamique de va-et-vient de la focale sociologique balayant le bas et le haut de l’échelle sociale, et par des méthodes d’approche qui témoignent d’un regard sociologique et analytique qui embrasse, rassemble et approfondit les phénomènes d’émigration-immigration là où ils sont pensés séparément. La métaphore des lunettes revêtait une grande importance chez Abdelmalek Sayad : « l’important, c’est les lunettes » répétait-il tout en ajustant ses propres lunettes, et il ne faisait en effet pas bon loucher avec lui ! Le strabisme divergent équivalait pour lui à la duplicité et à l’illusion puisque celui qui louche, croit « investir » simultanément deux lieux[15], tout comme celui qui louche, déforme, éloigne, crée en quelque sorte des artefacts…
Une sociologie du changement social
La construction de son objet était inscrite dans sa démarche méthodologique et analytique : démarche qui traduit bien un ancrage dans une anthropologie véritable. Sur ce sujet, il a été à bonne école. Ses travaux menés en Algérie alliant ethnologie et sociologie, dépassaient ainsi la fausse dichotomie entre une ethnologie qui serait chargée de rendre compte de données stables, homogènes, et une sociologie devant rendre compte des discontinuités et des ruptures : le contexte historique dans lequel il évoluait, de même que son approche du terrain plaçaient d’emblée la sociologie d’Abdelmalek Sayad dans une sociologie du changement social. C’est un aspect important pour comprendre son rapport à l’objet d’étude et aux émigrés-immigrés qu’ils savaient pris, de gré ou de force, dans cette dynamique. Même si les acteurs bâtissaient un mur d’illusions autour d’eux, la dynamique du changement était entretenue par le fait même que l’émigration entraîne toujours plus d’émigration ; et la place prise par la stratégie des acteurs qui existe en réalité, à chaque âge de l’immigration, sous les formes les plus diverses (stratégie contrainte, dissimulée, différée, ouverte, affichée, stratégie collective ou individuelle, etc.,) traduit précisément du point de vue des acteurs, la conscience de cette dynamique à l’œuvre. La restitution de cette dynamique sociale est rendue dans plusieurs textes et à la manière de Norbert Elias, les travaux d’Abdelmalek Sayad s’inscrivent dans une pensée dynamique, systémique, qui cherche à saisir les relations, les interdépendances, et les configurations sociales. Le texte « les trois âges de l’immigration »[16] constitue de ce point de vue, un cadre programmatique à l’analyse de cette dynamique, mais tous les textes portant sur les trajectoires des immigrés et analysant « le mode de génération des générations immigrées »[17] éclairent la dynamique induite pas seulement par la migration mais de façon plus générique, par « la dynamique de l’Occident » à l’œuvre en terrain colonial et aux dynamiques propres et néanmoins interdépendantes de sociétés se faisant face de part et d’autre des rives de la Méditerranée…
Une sociologie vue d’en bas
Sa démarche repose sur des matériaux privilégiés qui renseignent sur les univers sociaux des immigrés : les récits de vie, les témoignages, les courriers et les cassettes adressés aux familles restées « là-bas », les généalogies, la sociographie de réseaux, mais aussi l’usage de données de seconde main (statistiques, ouvrages). Surtout, il faudrait dire une grande attention aux données historiques qui explique une culture historique très vaste et approfondie chez Abdelmalek Sayad, qu’elle porte sur l’Algérie ou sur la France : les innombrables notices bibliographiques réalisées par l’auteur témoignent de sa curiosité insatiable. Son attention pour l’histoire s’apparente à une « archéologie » : le travail du chercheur consiste à explorer les processus de sédimentations sociales qui se déposent dans le regard que l’on pose sur le monde social, et dans les mots que l’on utilise, ce qui implique de partir de la racine des mots et faire l’histoire appliquée de ces mots. Cette archéologie rappelle celle du philosophe Michel Foucault[18], et les voies tracées par ce dernier : partir d’un lieu (d’enfermement – l’hôpital psychiatrique ou la prison[19]), rétablir la symétrie des rapports sociaux foncièrement dissymétriques en donnant la parole aux sans voix ou aux voix marginalisées face à une institution dont la parole est donnée pour seule légitime et vraie et par ce travail archéologique, fonder une pensée critique qui permette de retracer une sociohistoire de ces institutions. Abdelmalek Sayad va procéder de même, en partant du point de vue des immigrés et des discours portés sur ces individus, pour arriver à l’institution étatique et à la question du pouvoir, pouvoir légitime de l’Etat mais aussi pouvoir diffus et diffusé dans la société (Michel Foucault prend l’image de la toile d’araignée) à travers des actes et des normes sociales. Michel Foucault souligne que le discours est un ensemble de pratiques qui règlent un rapport social : « Le discours ne doit pas être pris comme l’ensemble des choses qu’on dit, ni comme la manière de les dires. Il est tout autant ce qu’on ne dit pas, ou qui se marque par des gestes, des attitudes, des manières d’être, des schémas de comportement, des aménagements spatiaux. Le discours, c’est l’ensemble des significations contraintes et contraignantes qui passent à travers les rapports sociaux »[20] Sur un autre registre d’analyse, et comme l’a mis en évidence le sociologue Howard Becker, c’est le groupe majoritaire qui postule la norme et désigne le groupe déviant : aussi prendre place et s’y maintenir pour les émigrés-immigrés implique d’exister tout en se faisant oublier c’est-à-dire, rester discret et vivre, penser « à discrétion » du groupe majoritaire. Abdelmalek Sayad a bien montré en quoi le lien entre politesse et politique traduit l’exigence de neutralité politique faite aux immigrés.
Plus que les immigrés, c’est le discours sur les immigrés qui a droit de cité et qui pérennise à l’envi toutes sortes de représentations sociales. Face à cela, les sujets pauvres culturellement ou considérés comme tels (il renvoyait également à la question des pauvres ou des femmes) n’ont comme seule défense, le silence ou la parole en tant que capital. Et il rattachait cette idée également à toute l’histoire des couches populaires où la seule ressource disponible et mobilisable, est la parole pour restituer un monde social de l’intérieur, d’où le lien privilégié entre récits de vie et groupes sociaux minorés. Gérard Mauger souligne d’ailleurs de son côté, combien après 1968, la redécouverte de la méthode biographique et des récits de vie allait de pair avec le renouvellement des connaissances autour ou « sur » le monde ouvrier[21]… Restitution d’un monde vécu pour les chercheurs, réhabilitation pour les militants de la cause ouvrière : un écart sémantique qui renvoie précisément à la fonction des uns et des autres, mais qui pointe le doigt sur une même chose, le manque, la vue partielle, partiale, tronquée jusqu’alors d’un phénomène. C’est, me semble t-il, le même mouvement initié par Abdelmalek Sayad : la restitution du « monde privé » des immigrés tout en essayant de dépasser le recueil des récits du malheur, de la malédiction, de la fatalité, de la malchance. Les chercheurs qui travaillent sur la base des récits de vie savent combien ces récits tendent à s’organiser sur un schéma unique, au principe de tout, qui organiserait le sens de leur vie : le recours à ce qu’Abdelmalek Sayad appelle « la pensée magique » (le sort, la fatalité)[22] renvoie à la condition sociale des émigrés-immigrés interdits d’histoire. Nous le citons : « Les plus grandes victimes de cette discrimination dans le traitement devant l’histoire et par l’histoire, ce sont encore les premiers concernés par le mouvement migratoire, les émigrés de là, qui sont les immigrés d’ici (…). Ils sont, en définitive, les plus lésés par la réduction et plus souvent par la dénégation qui sont faites de leur histoire, c’est-à-dire, d’une certaine manière d’eux-mêmes, voire la partie la plus essentielle d’eux-mêmes »[23].
Faire entrer les émigrés-immigrés dans l’histoire
Et tout le travail d’Abdelmalek Sayad va précisément consister à faire entrer dans l’histoire, la parole de ces émigrés-immigrés, pour restituer de l’intelligibilité et du sens à leur parcours d’individus, de familles, histoires éminemment singulières mais qui s’inscrivent dans une Histoire globale : si Abdelmalek Sayad restitue une histoire des migrations vue d’en bas, à partir des trajectoires sociales des émigrés-immigrés, il montre combien ces derniers peuvent traduire dans leurs corps et dans leurs propos, une histoire sociale et politique ; de ce fait, les émigrés-immigrés en s’interrogeant sur leur histoire, interroge l’Histoire[24]. Interroger l’histoire pour Abdelmalek Sayad, c’est interroger certes, les premiers concernés mais c’est interroger aussi ceux qui les regardent à travers leurs longues vues, leurs lunettes, leurs outils, leurs dénominations, leurs catégories. Sur une centaine de textes, Abdelmalek Sayad fait une part belle à la déconstruction de discours produits dans le monde ordinaire, médiatique ou institutionnel : « Discours de la domination et des contradictions » écrivait-il dans un texte de 1987.[25] A fortiori quand le discours sur l’objet fait partie de l’objet. Il n’est pas indifférent de noter qu’il n’y a pas moins de cinq textes qui déconstruisent la notion de culture des immigrés ou encore, que quatre textes traitent spécifiquement des catégorisations et des dénominations. Surtout, l’exploit majeur qu’il réussit à accomplir, c’est de n’utiliser qu’une seule fois dans un titre, et encore sous la forme interrogative, le mot le plus prisé, usé jusqu’à l’abus, pour parler des immigrés à savoir, l’intégration (cf. Qu’est-ce que l’intégration ?, 1994) ! C’est dire combien il pensait à contre-courant en ces années 1980 et 1990 là où les mots de la différence, de la distance culturelle et des formules euphémisantes pour caractériser les populations immigrées, foisonnent. Et c’est précisément dans les années 1980 que la sociologie de l’immigration à la faible légitimité institutionnelle, prend son essor et doit s’exprimer sous la pression d’une forte demande sociale qui s’interroge sur la sédentarisation des populations immigrées issues principalement des territoires ex-colonisés et tiers-mondisés : et c’est au cours de ces années qu’Abdelmalek Sayad publie pas moins de quatre textes faisant « la sociologie de la sociologie de l’immigration »…
Un retournement du regard sociologique sur les producteurs de discours
Abdelmalek Sayad soumet le discours des sciences sociales à la question, là où d’ordinaire, ce sont les immigrés qui sont soumis à la question et à une actualité incessante autour de problèmes sociaux, confirmant par ce procédé efficace combien l’immigration est ontologiquement un fait divers et un événement en elle-même. A ce titre, le sujet de l’immigration ne cesse d’être traité en un processus récurrent de qualification/disqualification, l’événement étant dégradé en fait divers qui lui-même acquiert le statut d’événement, et ainsi de suite… Le retournement du regard sociologique sur les acteurs même de la recherche, est une contribution essentielle, me semble t-il, dans l’itinéraire de recherche d’Abdelmalek Sayad car un peu à la manière de Pierre Bourdieu dans sa tentative de déconstruction du champ académique[26] et d’autres champs de production du savoir, le premier a levé là un rouage essentiel pour la construction d’un lieu de réflexion et d’intelligibilité de l’immigration. Pour comprendre l’apport épistémologique de son travail, il faut prendre la mesure d’un personnage qui ne cessait de répéter qu’il ne fallait pas être dupe de ses propres discours et de ses propres mensonges (ou alors savoir pourquoi on recourt à ces procédés), d’où le souci pour Abdelmalek Sayad de constituer un savoir sociologique sur l’immigration qui soit digne d’intérêt et qui profite au plus grand nombre. Ce faisant, la rigueur intellectuelle dont il a témoigné toute sa vie, la recherche scrupuleuse du mot juste, une réflexion livrée à voix haute faite de compléments, de détours et de digressions qui n’en étaient pas en réalité, étaient en tout point conformes à la formule de Pierre Bourdieu selon laquelle « pour être un savant légitimement engagé, il faut engager un savoir »…
Un savoir institutionnel dépendant des rapports de force entre Etats
Abdelmalek Sayad rappelle avant tout que la constitution d’un savoir sur l’immigration se fait d’abord au sein de l’Etat et avec des organismes rattachés à l’Etat ; la science de l’émigration peu développée d’un côté et celle de l’immigration fortement développée de l’autre renvoie d’abord à la dissymétrie des rapports entre Etats et illustre une dialectique du savoir et du pouvoir. Pour débattre du sujet de l’immigration et pour défendre un point de vue, l’inégalité des acteurs se traduit par l’inégalité dans la production de données qui renvoie à l’inégalité de développement dans l’histoire des États et de leur rationalisation bureaucratique. Et c’est sur la base de production chiffrée que les Etats jouent leurs intérêts d’où l’importance d’organismes phares chargés de produire des données quantitatives, à commencer par la démographie et l’économie (cf. Coûts et profits de l’immigration, 1986). Mais au fond, nous dit Abdelmalek Sayad, ce fétichisme du chiffre ne serait pas bien grave, si ce n’est que de toutes ces opérations comptables, les seuls acteurs lésés dans leurs intérêts, ce sont encore les émigrés-immigrés.
La part maudite de l’objet « immigration »
Son analyse sur l’approche partielle et ethnocentrique, tronquée du volet « émigration », sur la confusion entre problèmes sociaux et problèmes sociologiques sont les plus connues s’agissant du savoir constitué sur l’immigration. Il faut insister, me semble t-il, sur son attachement à un savoir décloisonné, ouvert sur une sociologie générale plutôt qu’une sociologie ressassant des spécificités et considérant au fond, son objet comme un petit objet, honteux, dévalorisé socialement qui n’aurait pour seule propriété que de justifier son existence. Une dévalorisation sociale reproduite dans le monde académique à travers la sociologie de l’immigration elle-mêmecondamnée à partager la part maudite de l’immigration si ce n’est à la maintenir dans cette malédiction : la « sociologie de l’immigration ne vaut que ce que valent les immigrés » disait en effet Abdelmalek Sayad. De même, il en appelait à la vigilance épistémologique sur des problématiques vaines à arrimer à l’immigration, lesquelles participent à certains égards, d’une recherche d’ennoblissement de l’objet. Surtout, il se méfiait de l’importation de problématiques sous couvert de comparatisme et aboutissant à des prophéties auto-réalisantes héritées de notre oncle d’Amérique : ne dit-on pas que les faits et événements se déroulant aux États-Unis arrivent en différé dans la vieille Europe ?
Généalogie et filiation des objets de recherche
La meilleure littérature sur l’immigration disait-il, se trouve au fond précisément en dehors d’elle ! Boutade sévère que justifie la distance prise avec les entreprises naïves ou péremptoires de « graphie » et autre « logie » à l’instar des critiques émises par Claude Grignon et Jean-Paul Passeron dans leur ouvrage Le savant et le populaire (1989), sur le « domino-morphisme » et le « domino-centrisme » à l’œuvre dans le regard et l’écriture sociologique : leur dénonciation du couple piégé et inversé du misérabilisme et du populisme trahit en des inflexions différentes, l’ombre porté du chercheur lui-même sur son objet d’étude… En ce sens, Abdelmalek Sayad a le souci d’inscrire l’observation et la description du monde social des dominés dans une généalogie du regard porté sur ces derniers, restituant dans le temps et dans la conscience à l’œuvre, une filiation entre l’observation des indigents et l’observation des indigènes (cf. L’immigration, une pauvreté exotique, 2004).
Un chasseur de mythes
La recherche sur l’immigration, loin de baigner dans le ciel pur des idées, est particulièrement confrontée à des considérations idéologiques. Pour se défaire de cette emprise idéologique, le sociologue doit se faire au fond « chasseur de mythes » selon la formule d’Emile Durkheim et Abdelmalek Sayad était tout désigné pour cette fonction puisque son nom veut dire précisément en arabe, « chasseur » : démystifier les sciences sociales et entrer en quelque sorte dans l’inconscient de chaque discipline dans leur rapport à l’objet « immigration ». Le levier principal de démystification des mythes reste l’histoire pour Abdelmalek Sayad : démystifier les mythes autour de l’Unité nationale qui allie unité politique et unicité culturelle, les mythes de l’enracinement et de l’ancestralité… Et c’est également par la médiation de la discipline historique ainsi que celle de la science politique que s’opèrent selon Abdelmalek Sayad, l’ennoblissement de l’objet « immigration » et sa reconnaissance sociale. Disciplines nobles en quelque sorte, ne serait-ce que parce qu’elles traitent de façon privilégiée des objets sociaux qui culminent au sommet de la hiérarchie sociale à savoir, l’Etat et la Nation. En ce sens, l’immigration opère comme un bon analyseur de ces deux objets jusqu’à lui conférer le statut de meilleure introduction à une sociologie de l’Etat et… de la Nation pourrait-on ajouter à sa suite. Si aujourd’hui, l’immigration en tant que sujet d’étude et domaine de recherche a trouvé sa place dans l’université, il paraît important de toujours garder à l’esprit la réserve d’Abdelmalek Sayad à propos de la sociologie de l’immigration : de quel objet se saisit-elle donc vraiment ? Si l’immigration est un objet d’étude qui ne peut se saisir que dans la relation à d’autres objets, voire à tenir la position privilégiée de fonction-miroir, le long et scrupuleux travail sociologique effectué sur l’immigration par Abdelmalek Sayad nous semble avoir répondu au point de vue exprimé par Max Weber à propos du métier et de la vocation de savant : « De nos jours, l’œuvre vraiment définitive et importante est toujours une œuvre de spécialiste (…). Sans cette singulière ivresse dont se moquent tous ceux qui restent étrangers à la science, sans cette passion (…) Car rien n’a de valeur pour l’homme en tant qu’homme qu’il ne peut faire avec passion. Mais autre chose est également certaine : si intense que soit cette passion, si sincère et si profonde, elle ne suffit pas et de loin, à forcer le résultat. En vérité, elle n’est qu’une condition préalable de « l’inspiration » qui seule est décisive (…) Si l’inspiration ne remplace pas le travail, celui-ci de son côté ne peut remplacer ni forcer l’intuition, pas plus d’ailleurs que ne le peut la passion. Mais le travail et la passion la provoquent et surtout les deux à la fois (…) Dans le monde de la science, il est absolument impossible de considérer comme une « personnalité » un individu qui n’est que l’impresario de la cause à laquelle il devrait se dévouer, qui se produit sur la scène du monde avec l’espoir de se justifier par une « expérience vécue » et qui ne se pose que ces seules questions : « comment pourrais-je prouver que je suis autre chose qu’un simple spécialiste ? Comment pourrais-je m’y prendre pour affirmer, dans la forme et dans le fond, une chose que personne n’a encore dite ? ». Il s’agit là d’un phénomène qui prend de nos jours des proportions démesurées encore qu’il ne donne que de bien piètres résultats, sans compter qu’il diminue celui qui se pose ce genre de questions. Par contre celui qui met tout son cœur à l’ouvrage, et rien qu’à cela, s’élève à la hauteur et à la dignité de la cause qu’il veut servir »[27].
L’œuvre d’Abdelmalek Sayad, référence et révérence obligées, point de départ indispensable au raisonnement sociologique sur l’objet « immigration », témoigne de l’engagement d’un homme et d’un chercheur qui a trouvé dans les sciences sociales, le lieu privilégié de son engagement. Et c’est par ce travail mené au sein des sciences sociales qu’Abdelmalek Sayad invite à combattre les représentations ordinaires et savantes à propos de l’immigration désignée comme un objet maudit, déclassé, hors classement, extérieur à l’ordre national et social, insoluble dans l’ordre national et social : au fond, un objet qui porte le désordre social total… là où il l’a pensé en fait social total…
III. L’ACTUALITE DE SA PENSEE
Pour qui travaillent sur les migrations sous toutes ses formes et sous tous ses angles (travail, identité citoyenneté, famille, etc.) et saisis par différentes disciplines de sciences sociales (sociologie, science politique, histoire, droit, anthropologie, psychanalyse, etc.), l’œuvre de Sayad parle et constitue un apport indéniable : il se retrouve bien dans cette posture socratique de dialogue avec des contradicteurs différents, aux modes d’appréhension différents du monde social et partant de l’immigration…
Quantité et qualité
S’il fallait insister sur un élément de la pensée de A. Sayad, c’est le rapport qu’il établit entre quantité et qualité. Comme on l’a dit, A. Sayad soumet le discours des sciences sociales à la question, là où d’ordinaire, ce sont les immigrés qui sont soumis à la question. Les critiques sévères formulées par le sociologue à l’encontre d’une « science de la présence » qui se constitue et participe à la vision partielle, partiale, tronquée du phénomène migratoire, placent précisément au centre de l’analyse la manière dont les observateurs de toutes sortes parmi lesquels les sciences sociales participent dans une certaine mesure, à la méconnaissance de l’objet observé et étudié, à « cette science qu'(elles) ne possède(nt) pas » pour reprendre la formule de V. Jankelevitch. Le retournement du regard sociologique sur les acteurs même de la recherche, est une contribution essentielle du sociologue à l’histoire de l’immigration et à la manière dont on peut en parler… Car, si quantité et qualité en matière d’immigration « recouvre le partage entre le travail et l’économie d’une part, et la cité, le politique et la politique d’autre part » (1990 : 14), on comprend d’autant mieux la vigilance épistémologique du sociologue quant à la nature et à la qualité des connaissances produites sur le domaine de l’immigration comme enjeu essentiel pour sa reconnaissance au cœur même de la cité, du politique, de la politique et de l’Histoire.
A travers les thèmes comme ceux des femmes ou des familles immigrées, s’éprouvent particulièrement les statuts minorés des objets « immigration » et « femmes » (femmes dans l’immigration et dans la société globale) ainsi que les effets croisés et cumulés de l’idéologisation, des polémiques et des problématiques imposées autour de ces questions. A. Sayad relevait l’analogie évoquée par les immigrés eux-mêmes avec le statut et la condition subalterne des femmes partant vivre, travailler chez les autres et assurer leur postérité (2001)… L’emprise idéologique se vérifie à la manière dont les discours et les écrits sur les femmes immigrées les sacrifient bien souvent aux totems et tabous de la société d’accueil. Il n’est ainsi de paradoxe apparent que les femmes immigrées constituent à l’évidence un sujet mineur, tout en se révélant un sujet profondément miné, à l’instar des terrains dangereux car accidentés : un sujet « chaud » donné et pensé hors de toute rationalisation scientifique, soumis à une instrumentalisation et à un haut rendement symbolique dans les débats publics : La femme immigrée n’est acceptée ou « intégrée » que si elle récuse son géniteur, père ou mari. La république aime ces femmes « immigrées » qui se sont construit des faux selfs de laïques, cultivées, assimilées, ayant la haine de leur origine et donc de leur filiation symbolique. Ici nous pouvons évoquer les tableaux de Delacroix, de Courbet, la musulmane courtisane, objet de plaisir et de jouissance dans la désappropriation de l’indigène rustre et frustre. Nous savons depuis Freud et Lacan que la sexualité est une menace de l’altérité et cela est universel. Ironie de l’inconscient, les femmes immigrées sont devenues le symbole de l’altérité dans l’altérité, incarnant une situation supposée antinomique à celles des femmes « émancipées. Bien que dévalorisé et déclassé socialement, le sujet des femmes immigrées interroge pourtant une classe d’objets sociaux qui culminent dans la hiérarchie sociale, à savoir l’État et la Nation. La politisation des débats autour de l’immigration familiale soulève la question de la qualité du peuplement : question confinant à l’angoisse et à l’hystérie identitaire à mesure que les migrations proviennent d’aires géographiques et culturelles jugées « éloignées » à savoir principalement, les migrations issues des ex-colonies et du tiers-monde. La visibilisation des familles immigrées dans le débat public à travers le registre exclusif, réducteur et aliénant de la culture pose sous l’apparence de faits divers ou de débats mineurs (« l’interculturel ») des questions éminemment politiques et atteste du traitement discriminatoire entre familles immigrées. Les femmes immigrées issues des pays tiers (et avec elles, leurs progénitures) supportent de fait, le choc des effets d’assignation et de naturalisation des rapports sociaux induits par le prisme déformant du culturalisme et le poids des polémiques autour des conceptions idéologiques divergentes entre un « Faire France » et un « Faire société ».
Le déni d’histoire, l’amnésie, et le refoulement de cette histoire,(histoire coloniale) se vérifie à la manière dont les immigrés subissent une actualité incessante autour de problèmes sociaux sans cesse renouvelés. Cette actualisation incessante confirme par cette efficace sociale combien l’immigration est ontologiquement un fait divers et un événement en elle-même : le sujet de l’immigration ne cesse d’être traité en un processus récurrent de qualification/disqualification, l’événement étant dégradé en fait divers qui lui-même acquiert le statut d’événement, et ainsi de suite… Le fait divers/évènement semble ainsi avoir pour fonction manifeste de rappeler la déviance ontologique attachée à l’immigration et une fonction latente, celle de démontrer combien les immigrées, « ces hérétiques » selon la formule de A. Sayad (2001) relèvent d’un autre ordre national et social et d’une histoire résolument exotique et exogène… Le traitement inégal des populations immigrées devant l’histoire entretient en outre « un historiocentrisme » selon la formule de A. Sayad à savoir, accréditer l’opinion communément partagée dans le monde ordinaire selon laquelle les immigrations européennes du passé témoigneraient d’une « intégration heureuse » et attesteraient de la validité d’un modèle français d’intégration mis à mal par une intégration prétendument difficile en ce qui concerne les populations contemporaines issues des pays tiers. Cette opinion trouve sa formulation politique en termes de populations culturellement assimilables et admises dans l’histoire nationale d’un côté et de populations culturellement inassimilables et candidates illégitimes à revendiquer une histoire et un patrimoine national de l’autre…
Qu’est-ce qu’un immigré ?
Le partage entre « qualité » et « quantité » détermine la frontière entre la citoyenneté (avec le flou qui peut être accolé à ce mot) et ce qui pourrait se présenter dans le monde ordinaire comme l’envers de la citoyenneté, « le non national », « le non naturel » selon les mots de A. Sayad. Si A. Sayad a appelé à la vigilance sur la conception socialement et historiquement construite de la citoyenneté, en fonction des histoires nationales, le partage simple qu’il effectue entre « qualité » et « quantité » et la question désarmante de simplicité qu’il pose en 1979 à savoir « Qu’est-ce qu’un immigré ? », –et sur laquelle son œuvre ne cesse de creuser à travers ses nombreux textes-, continue d’être pertinente aujourd’hui à travers les débats sur des thèmes aux statuts apparemment aussi différents que les descendants d’immigrés (« les secondes générations »), les sans-papiers, les réfugiés, etc.
Une figure incarnée
Pour répondre à cette question simple, « Qu’est-ce qu’un immigré ? » (In Peuples Méditérranéens, 1979, n°7, avril-juin 1979, p. 3-23), il n’est pas indifférent de rappeler que Sayad va dans un premier temps, donner chair à cette figure, et explorer la naissance des figures multiples dans le temps de l’immigré algérien : comme on l’a dit, les premiers textes fondateurs d’A. Sayad visent à rendre compte de la genèse sociale et historique de la figure de l’immigré algérien. Naissance et évolutions inscrites dans une histoire exemplaire : l’exemplarité de l’immigration algérienne est en effet, à considérer sur le plan d’une configuration socio-historique singulière dans le temps et dans l’espace, et également, sur le plan de la mise en évidence d’idéaux-types de figures de migrants qui enrichissent les théories des migrations.
Ainsi, d’un point de vue historique, l’émigration algérienne fut dans sa genèse aussi exemplaire que fut exemplaire la colonisation de l’Algérie : « colonisation totale, systématique, intensive, colonisation de peuplement, colonisation des biens et des richesses, du sol et sous-sol, colonisation des hommes (corps et âmes), surtout colonisation précoce ne pouvant qu’entraîner des effets majeurs » (2001, p.103). L’histoire sociale de l’émigration se confond entièrement avec l’histoire sociale de la paysannerie algérienne, elle-même liée à l’histoire des lois foncières qui en permettant les dépossessions, ont ruiné les fondements de l’économie traditionnelle et désintégré toute l’armature de la société originelle. Après la dernière insurrection paysanne de 1871, s’ouvrit pour ne plus jamais s’arrêter une émigration exceptionnelle ou exemplaire par sa précocité, son intensité, son importance numérique, sa continuité, sa systématicité, ses formes d’organisation. L’immigration algérienne a dès ses débuts été « une entreprise délibérée » (la conscription, les engagements dans l’armée française, la réquisition des travailleurs pour l’industrie de guerre, pour le creusement des tranchées durant la Première guerre mondiale). Le préalable voulait que ces hommes soient rendus disponibles, qu’ils aient été transformés en émigrés potentiels attendant de se réaliser dans l’immigration…
La transformation dans les modes de génération des émigrés-immigrés (transformations du rapport des migrants avec leur groupe, les sociétés d’origine et d’accueil) permet à travers l’exemple algérien, de proposer des types-idéaux de configuration migratoire. Surtout, lasociologie qu’il en fait, rend caduque la dichotomie factice entre « immigration de travail » et « immigration de peuplement », ces distinctions érigées en critères pertinents dans les catégories de l’entendement étatique. A. Sayad a mis en évidence de façon convaincante le contresens qui consiste à les ériger en réalités autonomes et séparées, voire à les opposer : l’émigration algérienne témoigne de leurs relations de continuité et de filiation.
L’émigration algérienne est ainsi scandée en trois phases migratoires, temporalités successives mais aussi trois modes de génération différents. Ces trois phases, ces trois pages migratoires peuvent être considérés comme la banse d’un schéma migratoire dans lequel se retrouvent de nombreuses migrations, externes mais aussi internes : des historiens des migrations internes comme Laurence Fontaine reprennent à leur compte le schéma des « Trois âges de l’émigration algérienne » :
* Le premier âge de l’immigration est caractérisé par une immigration d’hommes seuls, « d’hommes communautaires », marqués par l’empreinte du groupe, de l’état et de l’ethos du paysan. Seul un intense travail psychique[28] de justification et de légitimation rend acceptable l’acte migratoire pour l’émigré et pour le groupe. De là, le caractère ordonné de cette émigration : l’émigré est mandaté par le groupe et pour la survie du groupe ; de là, toute l’attitude de l’immigré visant à montrer qu’il n’a pas trahi, ni fait défection à la morale du groupe. Du point de vue historique, cette phase migratoire fut exemplaire en ce qu’il n’y eut peut-être pas selon A. Sayad, une aussi longue période de noria migratoire « pour le plus grand bien » à la fois de l’émigration (les hommes ne s’absentant pas longtemps) et de l’immigration (les hommes ne restant pas trop longtemps).
*Le déracinement, l’exode rural vers les villes algériennes rendent incontrôlable l’émigration des hommes : le second âge de l’émigration consacre le passage d’une entreprise collective à une entreprise individuelle. Emancipée des contraintes du groupe, cette forme d’émigration s’avérait être une « aventure » fondamentalement individualiste, donnant lieu à l’apprentissage de comportements nouveaux parmi « les paysans dépaysannés ».
*Le troisième âge de l’émigration rendu possible par l’entropie qui gagne les campagnes et les villes algériennes, éclaire une évidence selon laquelle l’émigration entraîne encore plus d’émigration et combien l’émigration devient une fin en elle-même : le temps est venu en effet, pour l’émigration des familles. Amorcée dès la Seconde guerre mondiale dans les régions fortement perturbées, ce n’est que 20 ans plus tard que s’établit le réel courant d’émigration familiale. Les années de guerre en Algérie (1955 à 1959) ont été pour l’émigration des familles, ce qu’a été la Première guerre mondiale pour l’émigration des hommes seuls : les contraintes de la guerre (l’insécurité, le regroupement de la population rurale surtout montagnarde dans les centres sous contrôle de l’armée française) ont fourni le prétexte à l’accomplissement de cette forme d’émigration, dont les conditions de possibilités étaient (rendues) présentes.
L’émigration-algérienne fournit le cadre à l’exploration des figures de l’immigré, c’est-à-dire de l’univers de représentations et de contraintes dans lequel les immigrés sont plongés à chaque âge migratoire. A partir de cette exploration historique d’une émigration historiquement située, A. Sayad n’en dégage pas moins l’exemplarité de l’émigration algérienne : non pas en référence à un modèle sur lequel toutes les autres migrations se calqueraient. Il faut insister sur le mot « d’exemplarité » employé par Sayad, à savoir dans son esprit, un idéal-type qui permet précisément d’être déconstruit dans ses composantes. Et l’idéal-type proposé par l’émigration algérienne est riche puisqu’il assure une continuité entre des temporalités et des cadres historiques : une émigration qui prend naissance dans un cadre colonial puis qui se réalise dans le cadre d’Etats indépendants, emblématiques des émigrations des pays du Sud.
Inégalités et complicités des acteurs
Les figures de l’immigré algérien sont contenues dans le cadre des relations entre deux Etats dont les rapports se caractérisent par leur dissymétrie, reflet de rapports de domination et de la position respective de chaque pays : pays inégalement développé (condition pour qu’il y ait émigration), pays appartenant à des systèmes socioéconomiques distincts. Les positions et les relations inégales sont masquées sous des accords bilatéraux de pures formes. La théorie des coûts et des avantages de l’immigration atteste de l’inégalité des acteurs, où il revient au pays dominant de poser les termes du débat. Ainsi, bien que l’immigration algérienne présente « le meilleur dossier » ironise Sayad (possibilité de contrôle du processus migratoire et d’ajustement des besoins quantitatifs et qualitatifs pour le pays d’accueil), le discours dominant sur les coûts de l’immigration plutôt que ses avantages, s’impose.
Les rapports dissymétriques entre États sont par ailleurs, dissimulés par l’entretien de l’illusion du provisoire et de l’alibi du travail, éléments indispensables voire consubstantiels de l’émigration et de l’immigration. Des deux côtés de la rive, on assiste en effet, au même travail de dissimulation de la vérité de l’émigration et de l’immigration auquel se prêtent pays d’émigration et d’immigration ainsi que les émigrés-immigrés eux-mêmes : absence/présence étrangère, absence/présence provisoire, absence/présence pour raison de travail. Trois caractéristiques solidaires qui instituent respectivement le même individu en immigré et en émigré. Ces partenaires « complices » ont porté au plus haut point la culture des illusions collectives. Travail « intellectuel » pour les pays d’émigration et d’immigration, ce travail de dissimulation est vécu dans la chair même de l’émigré-immigré qui tente de manière désespérée de surmonter les contradictions inhérentes à sa condition : contradiction fondamentale du provisoire qui dure; contradiction de l’ubiquité impossible ; contradiction entre un habitus d’origine et un ordre individualiste que l’on découvre en immigration. Durement confronté à toutes ces contradictions qui constituent son univers social, l’émigré-immigré est contraint, faute de pouvoir les résoudre, de les redoubler parfois au péril de son équilibre social ou psychique et au prix d’une double absence (ni d’ici ni d’ailleurs). Le zèle avec lequel ce travail de dissimulation est entrepris, est d’autant plus efficace que les partenaires en présence (pays d’émigration, d’immigration et émigrés-immigrés) ont intérêt à cette fiction.
Cependant, dans ce travail de connivence en dépit de l’inégalité des acteurs et celui qui en paie le prix fort est bien l’émigré-immigré. Sayad va démontrer avec une colère retenue combien la complicité et la dénégation qui caractérisent les relations entre la France et l’Algérie sur ce sujet, sont exemplaires d’un traitement de l’émigration-immigration, pensé hors de toute histoire ; à moins, souligne A. Sayad, que ce soit cette histoire combien chargée qui rejaillisse à ce point sur le phénomène migratoire pour qu’un individu demeure coûte que coûte, au mépris de toutes les évidences, un perpétuel émigré et un perpétuel immigré selon l’un ou l’autre bord de la rive… Ainsi les Etats vont concourir à l’autonomie d’une catégorie, l’émigré d’un côté, l’immigré de l’autre : les discours, les lois vont ériger ces catégories en existence virtuelle au mépris de la réalité des intéressés et au mépris souvent de leurs intérêts : il procède à un procès en règle du cynisme et de l’instrumentalisation dont ont fait preuve les Etats des deux côtés de la Méditerranée.
Figures étatiques imposées
La distinction opérée entre immigration de travail et immigration de peuplement mérite d’être analysée selon A. Sayad dans ses non-dits et ses implicites. L’attachement à cette distinction révèle en effet, la question du choix « entre immigration de « qualité » qui est à encourager et à naturaliser et l’immigration de « quantité » qui est à cantonner dans la charge et la logique du travail ». Quantité et qualité recouvre « le partage entre le travail et l’économie d’une part, et la cité, le politique et la politique d’autre part » (1990, p. 14). De ce point de vue, si l’empilement des textes législatifs témoigne de l’existence d’une réglementation ayant trait à tous les pans de vie des travailleurs immigrés (logement, formation, action sociale, regroupement familial), la question de l’immigré devenant un national ne procède pas de la même logique ni de la même « légèreté ». C’est sur ce plan que l’immigration opère comme un dévoilement de la pensée d’État au point de conférer à la sociologie de l’immigration, une des meilleures introductions à une sociologie de l’État.
La fonction première de l’État rappelle Sayad, est celle de discriminer, de procéder à une distinction fondamentale entre nationaux qu’il reconnaît dans la communauté nationale, et les autres. Les critères juridiques établis entre nationaux et étrangers constituent la distinction la plus commune. L’immigration qui s’inscrit dans le cadre juridico-politique de l’Etat-Nation, soulève cependant un ensemble de considérations (sociales, culturelles, politiques, éthiques) qui sont le produit et en même temps, l’objectivation de la pensée d’État, l’objectivation des structures mentales d’ordonnancement du monde. De ce fait, « penser l’immigration, c’est penser l’État (…) qui se pense lui-même en pensant l’immigration » (2001, p. 395-396). L’immigration interroge la fabrique de l’histoire de la Nation et de l’État et cette interrogation a une portée subversive pour un État-nation dont la construction contingente se pose comme naturelle (« un objet donné de lui-même, par nature », « de toute éternité », « indépendant de l’Histoire et de sa propre histoire » 2001, p. 398). Sayad emprunte des accents arendtiens pour dénoncer le fantasme de pureté et les possibles dérives nationalistes d’un Etat-National versé dans « l’intégrisme national » (1990). En dissimulant le pouvoir que l’État exerce sur chacun de nous dans sa façon de penser le monde, Sayad révèle combien « nous pensons tous l’immigration (…) comme l’État nous demande de la penser et en fin de compte comme il le pense lui-même » (2001, page 399). Cette intériorisation est d’autant plus forte que nombre de considérations ayant trait à la représentation sociale des immigrés, relève de l’impensé en particulier, le fait que l’immigration est entachée de l’idée de faute, d’anomalie, d’anomie. La question de la double peine démontre pleinement combien le délinquant immigré est doublement coupable (délinquant et immigré). Avant même d’être codifiée, la double peine existe objectivement, de façon consciente ou inconsciente, dans notre façon de penser : « tout procès d’immigré délinquant est un procès de l’immigration, essentiellement comme délinquance en elle-même et secondairement comme source de délinquance » (2001, page 401). Cette pensée exprime l’illégitimité fondamentale de la présence de cette immigration, perçue comme atteinte à l’ordre public, soumise à une suspicion et à un contrôle permanent (la criminalisation des migrations témoigne de cette inclinaison). Ainsi, l’immigré est-il toujours suspect puisqu’il est déjà coupable de se trouver dans un pays qui n’est pas le sien.
Les questions de la légalité et de la légitimité des immigrés dans l’accès au territoire et dans l’accès à la naturalisation (à la fois en tant que forme juridique et en tant qu’acceptation d’un individu comme membre « national » et « naturel » du pays) se posent sans cesse, quelque que soient les conjonctures. Le lien établi par l’auteur entre politesse et politique particulièrement en matière d’immigration, vise à traduire précisément l’exigence de neutralité politique faite aux immigrés (« rester à sa place »). Or exister, c’est exister politiquement souligne Sayad. Or l’immigré ne saurait exister que sous la forme d’un « homme abstrait » : l’ordre national fait des immigrés des êtres « sans berceaux », exclus du droit de citoyenneté en France et exclus de leurs droits de nationaux du pays d’origine par une absence prolongée. Cette situation explique que l’immigré concentre en lui, potentiellement ou réellement les figures du clandestin et de l’apatride[29] : à travers elles, sont exprimés les principes aux fondements des rapports entre Etats et « allogènes » de toute sorte, à savoir la condition d’expulsabilité, c’est-à-dire la possibilité pour les Etats souverains de contester à tout instant la la légalité ou la légitimité de jouir du droit commun en arguant de leur extranéité ou de leur différence.
En conclusion :
Les rapports qui régissent l’immigration, quelque soit sa forme, se fondent ainsi fondamentalement sur des rapports de pouvoir de la part d’Etats qui placent la précarité au cœur même de la régulation juridique. Les politiques migratoires convergentes à l’échelle européenne quant à la restriction et à la sélection des flux migratoires, la prédominance (de droit ou de fait) accordés aux ministres chargés de la sécurité intérieure pour tout ce qui touche l’immigration, l’accroissement des pouvoirs discrétionnaires de l’administration s’agissant l’entrée, le séjour ou l’emploi des immigrés, enfin, les conceptions « nationales » du statut de réfugiés au regard de la Convention de Genève ne démontrent-ils pas le poids des Etats, leur souveraineté et leurs prérogatives jalousement gardées ? Les Etats de droits en se souciant en premier lieu du droit des Etats n’apportent-ils pas la preuve de la pertinence de l’analyse d’A. Sayad ?
Loin de se résigner à une approche selon laquelle l’acte de migrer serait le seul reflet des décisions individuelles, A. Sayad va s’attacher à rendre compte des mécanismes complexes de la migration et d’en éclairer les tenants et les aboutissants par des contextes historiques particuliers et des déterminismes sociaux et historiques à l’œuvre. Ce faisant, il a contribué à la mise en valeur de l’existence de figures multiples de l’immigré qui évoluent au fil du temps ou coïncident dans le même temps. Si les rapports que les immigrés entretiennent avec leurs sociétés d’origine et d’accueil expliquent en partie les évolutions sociologiques de l’immigration, A. Sayad a démontré en réalité combien un acteur incontournable agissait dans l’ombre ou en pleine lumière dans la fabrication de la figure ou du destin de l’émigré et de l’immigré. Ce n’est sans doute pas un hasard si ses derniers écrits auront été consacrés à dévoiler les relations entre État, Nation et Immigration. Ainsi, A. Sayad suggère qu’une figure peut en cacher une autre : à savoir que l’analyse de la figure de l’émigré/l’immigré opère comme une fonction miroir de la figure de l’Etat, et au-delà de l’inconscient de la pensée d’Etat. Par un renversement de problématique, toute son œuvre peut être lue comme une approche empirique et théorique de l’Etat, sorte de « Dieu caché » vers lequel convergent les passions humaines et sur lesquelles s’appuie l’Etat (demandes de protection en tous genres : protection du travail et préférence nationale, protection sociale, prévention des risques, etc.). En somme, se dessine une figure étatique complexe chez A. Sayad : pas seulement celle d’un « monstre froid », extérieur aux individus et qui s’impose à eux mais un Etat en réalité plus intime, plus proche au point de prendre en charge les passions qui habitent les hommes (désir de protection qui implique l’exclusion et ce dont témoigne la relative indifférence au sort des déshérités ; on peut se demander d’ailleurs en quoi l’exigence de sécurité des citoyens ne produit pas un surcroit de sentiment d’insécurité comme le suggère R. Castel). De ce point de vue, il ne saurait y avoir de différences étatiques fondamentales entre Etats développés ou Etats « sous-développés », si ce n’est l’inégalité des acteurs étatiques, particulièrement face à un objet perçu et institué comme objet en dehors des classements sociaux et nationaux et ce faisant, soumis à un traitement différentié. En somme, l’Etat, ce n’est pas seulement eux, les monstres froids de la bureaucratie mais en quelque sorte, « l’Etat, c’est nous », le « nous » au principe des exigences démocratiques et catégorielles, ou la dernière ruse que nous réserve A. Sayad !
Le Dieu « Etat » s’avère être un tigre de papier par temps de globalisation et de désymbolisation dans le « pire des mondes possibles ».
Aujourd’hui, l’œuvre de A. Sayad pose la question du statut des Etats-nations interpellées aujourd’hui comme demain par l’ampleur et le rythme des flux migratoires sans précédent et, directement par leurs effets sur les représentations de l’Etat et de la nation et de ceux qui les fondent et les légitiment historiquement –les peuples et les migrants.
En somme la mondialisation met à l’épreuve l’altérité. Dans le lien social, le réel -la différence- est marquée par l’ordre du même, l’idée du « Un ». « Pourtant, je suis citoyen de la grande ville du Monde », disait Diderot, ajoutant « je suis nécessairement homme et je ne suis français que par hasard ».
Ainsi la question de l’altérité qui est centre de la pensée de A. Sayad, est au cœur des enjeux fondamentaux liées à la dérégulation et à son corollaire des logiques sécuritaires, liberticides et sans limites.
Nul doute que A. Sayad aurait préféré la réponse d’Achille à Ulysse, qu’ « il vaut mieux être un valet de bœuf au service d’un pauvre fermier, que de régner sur un peuple mort » (Homère, Odyssée, Chant XII-488-491)..
Paris, Mars 2010
Bibliographie des auteurs
Sabah CHAIB
« Abdelmalek Sayad, « Un noble, un juste et un généreux ». In BRESC, Henri, VEAUVY, Christiane, Mutations d’identités en Méditerranée. Paris : Editions Bouchene, 2000, p. 41-44.
« Réseaux transnationaux et acteurs économiques : l’exemple du Club 92, club d’entrepreneurs algériens ». In CESARI, Jocelyne (dir.), La Méditerranée des réseaux : marchands, entrepreneurs et migrants entre l’Europe et le Maghreb. Paris : Maisonneuve et Larose, MMSH, 2002, p. 63-96.
Facteurs d’insertion et d’exclusion des femmes immigrantes sur le marché du travail en France. Paris, Rapport pour la CFDT, 2001 (Rapport téléchargeable sur internet).
“Femmes immigrées, entre méconnaissance et (re)connaissance”. In Revue VEI-Diversité, 2007, n°149, « Dossier Enseigner l’histoire de l’immigration », p. 63-69.
« Femmes immigrées et emploi : le bas de l’échelle pour propriété ? ». In COURS-SALIES, Pierre, LE LAY, Stéphane (dir.), Le bas de l’échelle. La construction sociale des situations subalternes. Ramonville : Editions Eres, 2006, p. 147-165.
« Femmes immigrées et travail salarié en France », In : Dossier “Femmes, genre, migrations et mondialisation : un état des problématiques”, Cahiers du CEDREF, Paris, Université Denis Diderot, 2008, p. 209-229.
Mohammed Karim ABBOUB
« Au devant des institutions, l’immigration maghrébine parle.. », Transitions, n° 23-24, 1987.
« L’ultime geste « d’intégration », ». In 2O ans de discours sur l’intégration, sous la direction de Gérard Noiriel, Vincent Ferry, Piero-D. Galloro, l’Harmattan, 2003 p.305-310.
« L’idéologie de la santé comme idéal du droit des migrants » (co-auteur Antoine Lazarus). In Actes du colloque international de Genève : Mondialisation, Migration et droits de l’homme, M.C.CALOZ-TSCHOPP, P. DASEN, Edition BRUYLANT 2007, p. 331.
[1] Cet article s’appuie notamment sur différentes communications et contributions des auteurs, notamment la plus récente : CHAIB, Sabah, « Abdelmalek Sayad, entre engagement et distanciation ». In Association des Amis d’Abdelmalek Sayad, L’actualité de la pensée d’Abdelmalek Sayad, Rabat : Editions Le Fennec, 2010, p. 393-408 ; ABBOUB, Mohammed Karim, « Préface », Association des Amis d’A. Sayad, op. cit.
[2] (V. Jankelevicth, Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien. Tome 2. La méconnaissance, le malentendu. Paris : Le seuil, 1980).
[3] L’écrivain et dramaturge Tahar Djaout s’est moqué du règne de la martyrologie et du privilège qu’a donné lieu l’indépendance algérienne : « chercheurs d’os », c’est en ces termes que Tahar Djaout raille les familles algériennes en recherche de légitimité à travers leurs morts et leurs martyrs réels ou prétendus, pour pouvoir accéder au statut social envié de familles des Moudjahidine. Dans les noires années algériennes des années 1990, le parler frais et vrai des intellectuels algériens devenait insoutenable pour une sombre nébuleuse islamiste et Abdelmalek Sayad a exprimé son soutien et sa solidarité avec les intellectuels algériens assassinés, véritables martyrs non reconnus en tant que tels, dans deux textes émouvants, le premier, « Intellectuels à titre posthume », Liber 17, Revue européenne des livres, supplément à Actes de la recherche en sciences sociales, 101-102, mars 1994 et le second en hommage au dramaturge Abdelkader Alloula, « Alloula. On a tué un juste », Transition, 42, décembre 1997. Comme l’écrivait A. Sayad à propos du dramaturge : « On a tué Abdelkader Alloula. Ce n’est pas seulement un homme qu’on a tué. A travers lui, on a assassiné l’idée même de vérité et avec elle, celle de liberté et de culture »…[4] SAYAD, Abdelmalek, La Double absence, Paris, Seuil, 1999.
[5] ELIAS, Norbert, Engagement et distanciation, Paris, Fayard, 1996.
[6] BOURDIEU, Pierre, WACQUANT, Loïc, « Abdelmalek Sayad, l’ethnologue organique de la migration algérienne », Revue Agone, n°25, 2001, p. 67-78.
[7] BOURDIEU, WACQUANT, op. cit., p. 75.
[8] SAYAD, Abdelmalek, Histoire et recherche identitaire, Paris, Bouchene, 2002, p. 88.
[9] SIMMEL, Georg, « Digressions sur l’étranger ». In GRAFMEYER, Yves, JOSEPH, Isaac, L’école de Chicago, Paris, Aubier, 1984, p. 59.
[10] HENRY, Jean-Robert, « Les frontaliers de l’espace franco-maghrébin », Annuaire de l’Afrique du Nord, 30, 1991.
[11] SAYAD, Abdelmalek, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Bruxelles, De Boeck Editeurs, 1991.
[12] Sigmund Freud ne disait il pas à Jones, son biographe, « que le patient qui le préoccupait le plus, c’était lui-même. »
[13] Mohammed Karim Abboub, « Il était un scribe de l’inconscient collectif », in Migrance, n° 14, premier trimestre 1999.
[14]Marie Claire CALOZ-TSCHOPP, « Sayad, un Socrate d’Algérie en mouvement », in Migrance, n° 14, premier trimestre 1999.
[15] Emblématiques de cette duplicité étaient selon A. Sayad, les étudiants algériens inscrits à l’université pendant la guerre d’Algérie et qui « louchaient » en réalité, du côté du pouvoir ». Ou encore, à la même période, les professeurs de l’Université qui ne s’engageaient ni ne s’investissaient personnellement car « ils louchaient du côté de la Métropole »… Cf. Histoire et recherche identitaire, 2002.
[16] SAYAD, Abdelmalek, « Les « trois âges » de l’émigration algérienne en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 15, juin 1977, pp. 59-79.
[17] SAYAD, Abdelmalek, « Le mode de génération des générations d’immigrés », Dossier « Générations et mémoire », L’Homme et la Société, 111-112, 1994, pp. 155-174.
[18] Foucault, Michel, « L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard 1984.
[19] Foucault, Michel, « Surveiller et punir », Paris, Gallimard, 1975.
[20] Foucault, Michel, « Dits et Ecrits II, Paris, Gallimard, 2OO1, p,123.
[21]MAUGER, Gérard, « L’approche biographique en sociologie : une démarche contestataire », Les Cahiers de l’IHTP, n°11, avril 1989.
[22]Ce qui n’est d’ailleurs pas le seul fait des émigrés-immigrés mais aussi de la société dans son ensemble comme le montre la société algérienne à propos de son propre avenir, « s’en remettant au hasard, à quelque force bénéfique ou maléfique, seule capable de lutter contre les maléfices d’un monde désordonné ». In Histoire et recherche identitaire, Paris, Bouchene, 2002, p. 25.
[23]Histoire et recherche identitaire, p. 20.
[24]Histoire et recherche identitaire, p. 11.
[25] Sayad, Abdelmalek, « Le discours sur l’immigration : un discours de domination et de contradictions ». In Transitions, n° 23-24, 1987, p. 27.
[26]BOURDIEU, Pierre, Homo Academicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984.
[27]Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, Bibliothèque 10/18, 1963, p. 62-63 et 66-67.
[28] ABBOUB, Mohammed- Karim, « Travail psychique de l’immigré maghrébin ». In Revue Transitions, n° 23-24, 1987, p. 123.
[29] A. Sayad a pris part à un groupe de travail sur les réfugiés et les sans-papiers, en montrant comment l’immigration intervient comme argument à charge dans le procès intenté à l’asile notamment les discours sur l’abus du droit d’asile : dans ces conditions, le candidat au droit d’asile tend à être considéré comme un immigré, « un réfugié économique » selon les taxinomies officielles ou officieuses. En ce sens, politique d’immigration et politique sur le droit d’asile sont étroitement mêlées voire confondues (les mêmes considérations sur le marché du travail, le traitement du provisoire, la précarité des conditions d’existence), d’autant que les pays de provenance des candidats au droit d’asile reproduisent l’axe Nord-Sud. Voir CALOZ-TSCHOPP Marie-Claire « Sayad, un Socrate d’Algérie en mouvement ». In Migrance, n°14, premier trimestre 1999.