Exil, départs, la mélancolie des paquebots

Edward Saïd

… étudier comment une suite incroyable et croissante de départs avait pu déstabiliser ma vie depuis sont tout début. Pour moi, rien n’a marqué mon existence de manière plus douloureuse et, paradoxalement, ne m’a autant enthousiasmé que les nombreux changements de pays, de villes, de domiciles, de langues, d’environnements qui m’ont gardé en mouvement tout au long de ces années. J’écrivais il y a treize ans, dans mon livre After the last sky, que je ne surcharge toujours de bagages lorsque je pars en voyage et que même pour un déplacement en ville il me faut remplir mon attaché-case d’objet d’une taille et d’un nombre disproportionnés par rapport à la durée réelle de la sortie. En analysant cela, j’en ai conclu que j’avais la peur secrète mais inextinguible de ne jamais revenir. J’ai découvert depuis que, malgré cette peur, je me fabrique des occasions de départs, que je la provoque donc volontairement. Ces deux sentiments ambivalents semblent absolument nécessaires à mon rythme de vie et se sont terriblement intensifiés depuis ma maladie. Je me dis : si tu ne fais pas ce voyage, si tu ne prouves pas ta mobilité et que tu te laisses gagner par la peur d’être perdu, si tu ne bouleverses pas le rythme habituel de ta vie domestique maintenant, tu ne seras certainement pas capable de le faire plus tard. Il m’arrive aussi de ressentir l’anxieuse mélancolie des voyages (ce que Flaubert appelait la mélancolie des paquebots, et en allemand Bahnhoffstimming) et d’envier ceux qui restent, que je vois à mon retour, le visage lisse, sans trace de bouleversement ou de fatigue occasionnée par ces déplacements apparemment forcés, heureux avec leur famille, bien au chaud dans leur costume et leur imperméable, bien visibles de tous. Quelque chose dans l’invisibilité de celui qui s’en va, dans le fait que les autres lui manquent ou qu’il va leur manquer, et aussi dans l’expression intense et systématique qu’il a de s’exiler loin de toute chose connue et rassurante, fait naître en vous le besoin de partir en vertu d’une logique suprême créée de toute pièce par vous-même, et vous plonge dans une forme d’extase. Quoi qu’il arrive pourtant, la grande peur reste qu’en partant, vous êtes abandonné, même si c’est vous qui partez.

Said E.W. (2002) : A contre-voie. Mémoires, Paris, Le serpent à plumes, 320-321.