André Tosel
La condition d’exil est celle où des individus membres d’une communauté sont contraints à l’abandonner Elle signifie privation du lieu où chacun habite en se sentant chez soi, en son monde, et participe peu ou prou à sa vie publique. La situation historique du peuple juif contraint à la déportation durant l’Antiquité, chassé de sa terre après la défaite par l’occupant romain, est la figure emblématique de l’exil. Jusqu’à la fondation de l’Etat d’Israel, après la seconde guerre mondiale, cet exil a été incessant,. Le peuple juif a dû se disperser en communautés toujours unies par le lien de la foi, mais soumises à des persécutions. La diaspora est une errance puisque ces communautés n’ont jamais été assurées d’un véritable accueil là où elles avaient cru trouver refuge. Elles ont été souvent contraintes à abandonner les pays qui avaient accepté provisoirement leur établissement. .Il en a été ainsi en Europe occidentale avec les lois de pureté de sang imposées en Espagne et au Portugal. Il en a été de même en Europe centrale et orientale (Pologne, Russie) avec les pogroms qui ont régulièrement jeté dans la violence et l’insécurité les communautés et qui ont fait des juifs des exilés de l’intérieur.
Le phénomène migratoire qui a accompagné le développement du capitalisme depuis la seconde moitié du XIX° siècle et durant le XX° a été un exil « volontaire », motivé par la misère, et par la persécution politique. Il a été simultanément encouragé par ce développement, par le besoin de force de travail. La situation d’exil a pu souvent être dépassée par une intégration politique et sociale de ces communautés d’exilés dans les Etats d’accueil. Ces hommes en trop ont pu alors participer à la citoyenneté sans laquelle il ne peut y avoir de droit au droit comme l’a établi Hannah Arendt. Les totalitarismes du XX° siècle ont transformé l’exil en meurtre de masse et en génocide..On aurait pu croire que la chute du système soviétique coïncidait avec la fin des exils, avec l’universalisation de la citoyenneté pour tous les résidents, avec la généralisation du droit cosmopolitique magistralement pensé par Kant comme droit et devoir d’hospitalité. On sait qu’il n’en rien été. Le capitalisme en se mondialisant, ou plutôt en entamant une nouvelle période de sa globalisation, la troisième, après l’interruption qu’a été le court XX° siècle, a engendré une massification de l’exil pour des populations démunies. Les exemples sont nombreux.
Les déplacements de populations organisées en peuples ont frappé l’Afrique, voire l’Europe (guerre des Balkans). Motivés par la famine ou les guerres ethniques, ces déplacements se sont ajoutés à l’immigration de la force de travail légale ou clandestine dans les centres industriels de l’Europe et d’ailleurs. Mais cette fois l’intégration n’est pas le terme du voyage. Les capacités d’assimilation du capitalisme mondial arrivent peut-être à saturation. En tout cas elles s’actualisent sous la forme de phénomènes d’exclusion comme en témoigne la montée générale du racisme, de l’ethnicisme ou du nationalisme. Le chômage structurel aggrave la situation et agrandit la masse de ces hommes en trop, en désappropriant les salariés de la sécurité d’emploi et les vouant à la précarité existentielle. Partout une violence inédite fait rage minant le lien social. L’exil est de retour. Le capitalisme global révèle sa face totalitaire et justifie que soit retournée contre lui la critique radicale qu’Arendt avait faite du nazisme et du communisme stalinien. Dure ironie de l’histoire dont on pourrait sourire s’il s’agissait d’une nouvelle version de l’arroseur arrosé ou du pompier pyromane. Mais il s’agit d’une tragédie.
Ce nouvel exil de populations poubelles les conduit à fuir à l’extérieur des frontières étatiques. Il peut aussi se produire à l’intérieur. Il ne peut pas être pensé dans les grandes catégories de la théologie juive.où l’exil est la traversée du désert sous l’espérance d’un retour à la terre promise. L’espérance est nulle pour ces populations si le cours du monde continue sa ligne de fuite qui est celle d’une privation de monde, d’un monde commun. Ces populations tentent de remédier à cet exil en constituant en lieux de recours et de solidarité ces communautés de malheur auxquelles elles sont condamnées. Mais cette solution n’est qu’apparente, elle est l’expression de ce mal social radical qu’est l’exil. Elle nie l’humain en le privant de lien social, en liquidant la possibilité ontologique d’être soi-même en commun avec les autres.
C’est le mérite théorique et politique du sociologue et philosophe polono-britannique Zygmunt Baumann que d’avoir analysé la condition humaine au temps des communautés d’exils qui sont autant d’exils communautaristes. Il serait temps que soit enfin connue en France cette œuvre si importante pour la compréhension de la portée anthropologique du capitalisme mondial. Baumann montre, en effet, que ce dernier transforme la modernité relativement stable du capitalisme du premier XX° siècle en modernité liquide et liquidatrice..
Les communautés actuelles des exilés de la mondialisation redoublent cet exil en exil dans le communautarisme. Il faut donc prendre la mesure de la thèse du capitalisme liquide. Le capitalisme de la période 1870-1970 a été un capitalisme solide . Une fois liquidées les stratifications sociales et les institutions de l’Ancien régime, il a produit un nouvel ordre industriel au dynamisme inédit, mais apparemment doté d’une solidité plus grande que celle de l’ancien. Cet. ordre se fondait sur de volumineuses unités de production rassemblant une classe ouvrière compacte et capable d’action revendicative. Ce fut ce que Gramsci a analysé avec perspicacité sous le nom d’américanisme et de fordisme ou taylorisme.. Cette rigidité du mécanisme structurant le procès de travail disciplina la classe ouvrière en lui donnant une force de résistance organisée en des partis de masse et en des syndicats producteurs de solidarité. Si l’on excepte la période des fascismes, le système politique se stabilisa à son tour en démocratie représentative capable de fonctionner au rythme d’alternatives réformistes effectives. Se mit en place le Welfare State avec ses institutions protectrices en matière de droits sociaux et cultures nouvellement acquis. On crut alors avec les révoltes ouvrières et étudiantes de 1968 que s’était constituée la base inébranlable d’une expansion de ce compromis social en processus de rupture révolutionnaire. Le chômage était alors résiduel et la transformation paraissait disposer de moyens solides.
Ce n’était qu’apparence. La mise en danger des taux de profit par la croissance de la redistribution des revenus favorable au salariat, la montée de la contestation sociale furent perçus par les élites dirigeantes comme autant d’obstacles à l’accumulation du capital. Le capitalisme se modernisa en lançant une politique de reconquête des quelques positions perdues avec pour but la défaite définitive du mouvement ouvrier. La décomposition du bloc soviétique ouvrit la voie au capitalisme de flux, flux financiers, flux des technologies nouvelles des flux communicationnel et informationnel, à forte valeur ajoutée, flux des populations migrantes sources de forces de travail concurrentes du salariat installé, dont il fallait réviser à la baisse les droits,. Le néo-libéralisme des gouvernements Reagan et Thatcher a été tout à la fois la théorie et la religion de cette mutation accomplie au nom de la liberté absolue d’entreprendre, d’accumuler et d’approprier, de la flexibilité du travail, de la dérégulation des services publics, de l’ouverture totale des marchés financiers et immobiliers, du marché du travail, de la défiscalisation des activités les plus lucratives. Ce fut une révolution au sens capitaliste du terme.
Le capitalisme retrouvait ainsi ses esprits animaux, ceux de la bête sauvage qui avait épouvanté Hegel. et frappé d’admiration Marx. Il se faisait réflexif, spéculatif à tous les sens du terme puisqu’il s’appliquait à lui-même ses propres principes de production par la destruction, détruisant sans scrupule les industries solides que les travailleurs imaginaient inaltérables, les remplaçant par des complexes technologiques moins coûteux en personnel, délocalisant au besoin, réduisant à l’inactivité (chômage) ou à la déqualification durable des masses de travailleurs..Bauman explicite avec justesse l’analyse fameuse de Marx en la comprenant dans sa dimension autoréflexive. Le texte qui suit –extrait du Manifeste communiste– doit être compris en le dirigeant non plus contre l’ordre médiéval, mais contre l’ordre moderne du capitalisme solide. « La bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner sans cesse les instruments de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux. La conservation inchangée de l’ancien mode de production, au contraire, était la première condition d’existence de toutes les classes industrielles antérieures. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation perpétuelle et cette insécurité perpétuelles, distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux traditionnels et figés, avec leur cortège de croyances et d’idées admises et vénérées, se dissolvent ; celles qui les remplacent deviennent surannées avant de se cristalliser. Tout ce qui était solide et stable se volatilise, tout ce qui était sacré est profane, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs relations réciproques avec des yeux dégrisés »..La mondialisation est la modernité qui se modernise en liquéfiant les modèles, les cadres, les règles sur lesquels elle s’appuie en chacune de ses phases précédentes. L’invariant est la mobilité du flux accumulatif est l’impératif catégorique du système et il étend les conséquences de la fluidité et de la liquidité, de la fluidification et de la liquéfaction à toute la société, à la politique, aux modes de vie quotidiens, jusqu’à entamer la production de l’humain.
La production des hommes superflus, en trop, de l’homme jetable, est la principale conséquence du capitalisme liquide. Elle est le terme limite d’un processus d’insécurisation et de négation de liberté. Ce processus commence par la montée de la précarisation des travailleurs et employés, jetés dans l‘incertitude matérielle et existentielle par l’obligation de changer d’emploi plusieurs fois dans leur vie, d’accepter la déqualification et la précarité, de subir la perte de protection avec le démantèlement des services publics, de voir niées leurs compétences ou leur utilité sociale. Il franchit un seuil d’irréversibilité avec le chômage structurel qui condamne aux petits boulots, brise les solidarités politiques, syndicales, associatives, organise la concurrence entre chercheurs d’emploi, produit la haine des autres et de soi. Les individus désocialisés sont renvoyés à leur liberté, réduite à peu de choses, ils sont induits à se poser comme responsables de leur anéantissement social, à reconnaître la supériorité systémique des élites économiques et politiques globales qui les ont jetés dans l’insécurité et la rage de n’être rien. Un rien purement, seulement local Il sont des hommes appelés à se terrer dans un lieu qui n‘est pas une demeure. Ils sont exilés du monde, en un lieu du monde qui est un non monde, le local pur, opposé aux ghettos dorés des puissants qui s’approprient privativement le monde.
C’est cette désagrégation sociale productrice d’hommes sans monde, exilés du monde, acosmiques, renvoyés à leur subjectivité présumée libre, mais impuissante, qui est à l’origine du retour des communautés. Reléguées dans les périphéries des métropoles, ou dans des quartiers séparés, ces communautés entérinent l’exil auquel elles réagissent.
Il ne s’agit pas, en effet, des communautés d’appartenance analysées par la sociologie allemande d’un Tönnies, opposées à la socialité volontaire reposant sur le contrat de droit privé ou de droit public. Les communautés d’appartenance -famille, voisinage, travail- n’ont pas à être recherchées, ni construites sur un consensus explicite, ni sanctionnées par un contrat. Elles existent toujours déjà, disponibles à intégrer qui y naît. Elles permettent une compréhension réciproque de tous leurs membres en deçà de tout questionnement. Elles sont des bases données, non un but visé, elles assurent des solidarités élémentaires parcourues de conflits. Ce sont des cercles producteurs de chaleur qui se référent à un Autre symbolique assurant les places, les obligations et les attributions de chacun, Autre au nom duquel sont tranchés les conflits (père, loi). Ces communautés traditionnelles ne se réfléchissent pas. Elles reposent sur la distinction entre un « nous » et »eux ». Elles développent une fonction de protection dans l’autosuffisance. Relayées dans la modernité par les associations ouvrières qui ont dû composer avec la société du contrat, ces communautés ont été comme fondues par le capitalisme liquide.
Les communautés de la modernisation capitaliste réflexive sont différentes. Certes , elles reposent sur la différence entre « eux » et « nous », elles visent au maintien de leur identité. Mais celle-ci change de référent. La liquidation des solidarités rend la communauté incertaine d’abord sur elle-même, après que la famille, le voisinage, le travail ont perdu de leur efficace. Ces communautés sont d’abord des rassemblements locaux imposés par la pauvreté, l’insécurité, l’impuissance économique et sociale. La mondialisation avec l’immigration et l’errance des populations a introduit en leur sein des différenciations signalées par des marqueurs comme la couleur, la race, la culture, la religion. Ces marqueurs sont davantage porteurs d’identités imaginaires concurrentes que des figures d’Autres symboliques producteurs d’un ordre de coexistence. Ils ne permettent pas une conjonction ders singularités dans une même Référence autorisant une action politique en direction de la société au nom de la dignité et de la solidarité, Ils sont marques d’une division en micro-communautés soutenues par un fantasme exclusif d’identité. Une violence aveugle alors peut se déchaîner, inconvertible en action politique. Noirs, beurs, petits blancs, croisés de la guerre sainte, défenseurs de la supériorité occidentale s’affrontent. Les communautés d’exilés de la société liquide exilent leurs membres dans la haine identitaire. Les exilés se liquident eux-mêmes réalisant sans le savoir l’impératif systémique. L’exil comme structure, désert dont la traversée ne débouche sur aucune terre promise, l’exil imposé par les mécanismes de l’exclusion mais subjectivé comme choix.
Communautarismes de quartiers livrés à la lutte de bandes devenus des gangs, communautés « raciales » ivres de purification ethnique, communautés régionales ou nationales revendiquant des identités historiques imaginaires et exclusives, communautés de civilisation plus ou moins religieuses hantées et tentées par le recours à la guerre globale, sectes diverses pratiquant l’annihilation systématique du jugement critique, partout le fantasme communautariste rode. Il se pose comme la version autorisée du lien social. Tel est l’envers du pseudo universel de la mondialisation capitaliste. Partout tourne le moteur à exclusion et à exil. La production d’exilés est une entreprise industrielle planétaire, globale et locale, glocale. Bauman étudie surtout l’envie de communauté au niveau local qui tel un miroir réfléchit un phénomène social qui tend à devenir total. La recherche de l’identité communautaire produit ainsi sa perversion : être identique à soi, opposer le cercle fermé à la porosité des frontières imposée par la communication marchande planétaire revient à ériger de nouvelles frontières défendues avec une âpreté égale à leur fragilité. En tout cas il s’agit de produire des différences qui divisent et séparent. La communauté propre à la mondialisation institutionnalise l’exil en nouveau ghetto. Ces ghettos ne sont pas solides, ils sont perpétuellement menacés par les intrusions de la société liquide avec ses moyens de communication, ses flux de populations fraîchement venues, ses circuits d’argent plus ou moins sale.
Ces communautés visent un idéal de fermeture ; elles le rêvent plutôt, leur identité étant toujours menacée par un extérieur dénoncé comme jungle, mais méconnu comme englobant. Ces ghettos ne protègent pas ; leurs divisions internes renforcent l’insécurité qu’ils sont supposés surmonter et elles augmentent la privation de liberté dont leurs membres sont victimes. La peur règne partout. C’est que ces communautés ne sont pas des cercles de chaleur sociale ainsi qu’elles le prétendent, elles ne remplacent pas la famille, l’ancien voisinage, l’association professionnelle. L’exil communautaire présuppose un choix d’être ensemble que n’exigeaient pas les anciennes communautés d’avant le capitalisme liquide. Ce choix est paradoxal en ce que sa possibilité réelle est niée. Les exilés de ces ghettos sont contraints, en effet, de choisir de former ces communautés parce qu’ils n’ont pas les moyens matériels et financiers de vivre ailleurs, mais ils peuvent révoquer ce choix et perdre confiance en la capacité de protection de la communauté, l’abandonner. Le projet communautariste, selon Bauman, se nie logiquement s’il est vrai que la communauté précède tout projet individuel.
La différence entre « nous » est « eux » est d’autant plus fortement marquée qu’elle est précaire. Suspendues au renouvellement de l’adhésion de leurs membres, ces communautés ne sont pas des communautés d’appartenance préréflexive. Elles ne sont que des communautés présumées, des espérances plutôt que des réalités. Ce qui existe en fait n’est qu’une contrainte formelle, c’est la nécessité de choisir telle ou telle modalité d’exil communautaire. Du même coup ces communautés sont minées de l’intérieur par le désir de démoniser les autres communautés, tant domine l’inquiétude existentielle de ceux qui restent en leur sein. .La fraternité affichée est inactualisable, toujours menacée par la trahison de dissidents qui se révèlent des traîtres, des faux frères. Se rêvant comme des familles natales, comme un monde complet, global à sa manière, face à la jungle de la société liquide qui les exclut, ces communautés ghettos ne tiennent pas leurs promesses, elles sont sources d’inquiétude spécifique, tant leur fraternité est fratricide. Elles se vivent surtout comme vouées à exclure non seulement la jungle ambiante, mais tous les autres , les autres communautés.
Ces communautés sont ainsi formées sur le modèle ethnique, c’est-à-dire sur le refus des étrangers et sur l’autodéfense, modèle qui a hanté tous les nationalismes. Produits de l’exil auquel sont condamnées les populations déchets de la mondialisation, ces communautés qui rêvent de la solidarité sont elles-mêmes cause d’exil. Alors la question éthique et politique se pose : comment rompre le alors cercle de l’exilé exilant ?
Baumann donne une réponse formelle claire mais aporétique en revenant sur l’idée de communauté éthique. Seules les communautés éthico-politiques peuvent, selon lui, faire face au communautarisme post-moderne. Elles se rapportent à l’Autre tel que le philosophe Emmanuel Levinas a pu le penser. Bauman est en quelque sorte le sociologue qui montre par la voie négative la pertinence de l’approche lévinassienne de l’Autre. Seule une communauté, tissée par des engagements à long terme, liée par la reconnaissance des droits inaliénables de ses membres, peut enrayer l’opposition spéculaire du communautarisme et du capitalisme liquide.parce qu’elle se soumet à des obligations absolues qui ne peuvent se contenter de faire de l’Homme de l’humanisme le lieutenant de cet Autre.
On peut voir en ce moment éthique la transcription de l’expérience humaine de Bauman. Juif polonais en 1925, le jeune Bauman eut la vie sauve parce que sa famille eut le temps eut de quitter la Pologne occupée par les nazis. Réfugié en URSS où il commença ses études, il regagna la Pologne pour y faire des études universitaires de philosophie et de sociologie. Il occupa une chaire à l’Université de Varsovie où il developpa une activité de marxiste critique. En 1968, il fut menacé par une campagne antisémite son époque polonaise qui le conduisit à émigrer en Grande Bretagne. C’est là qu’il accomplit le reste de sa carrière, en occupant une chaire de sociologie à l’Université de Leeds. Deux fois exilé, Bauman qui respecta toujours l’apport de Marx trouva en Levinas une source d’inspiration. Une communauté sans communautarisme pratiquant le « part age fraternel » telle serait l’issue pour celui qui fut aussi un exilé politique.
Bauman toutefois ne cède pas à l’ »eschatologie » éthique. Il est trop averti du « coût humain de la mondialisation » (titre du premier de ses ouvrages à avoir été traduit en français) pour cesser d’exercer son ,jugement critique. Il affronte dans Modern Liquidity la question des conditions de possibilité de cette communauté post-exilique. Celle-ci ne peut exister que si demeure à sa base une réelle communauté vécue d’intérêts. Or, la mondialisation a extraordinairement distendu l’échelle des revenus, multiplié les différentiels de puissance sociale liés à chaque position, elle a différencié les niveaux de consommation marchande. Cette individualisation des revenus et des positions a promu l’approche comparative. Tous ses paramètres s’évaluent de manière telle que chacun se juge par rapport à qui est immédiatement au-dessus de lui et par rapport à qui est immédiatement au dessous. Chaque niveau tend, en effet, à contester l’élargissement de la distance qui le sépare du niveau supérieur tout comme il tend à critiquer la réduction de la distance qui le sépare du niveau inférieur. Ces différences et ces différentiels flottants sont autant d’occasion de mésentente et de discorde. Il est difficile de trancher par des mesures objectives. La similitude des conditions qui ;pourrait permettre une identité et une solidarité est fragile. L’agrégation des solidarités, d’autre part, est de brève durée. Les conditions de l’union sont trop incertaines et volatiles pour permettre de former des communautés d’intérêts stables. La capacité de créer des communautés d’intérêts pour enraciner les communautés éthico-politiques était liée dans le capitalisme solide à l’existence de groupes de références cohérents et organisés comme la classe ouvrière. Ces classes de référence ont été affaiblies, non détruites, mais fluidifiées. Elles ont perdu en tout cas la fonction de projeter au niveau de l’Etat nation lui-même refaçonné l’idée et l’image motrice d’une communauté éthico-politique construite au sein du conflit d’intérêts.
Demeure la responsabilité éthique qui implique sa traduction immédiate en responsabilité politique. Repolitiser en faisant au sens fort de la société, de l’institution à la base. Margaret Thatcher a prononcé un jour une phrase qui doit être prise au sérieux . Reprenant à son compte la critique nominaliste propre à l’individualisme méthodologique, elle a déclaré « la société n’existe pas », sous- entendant que seuls existent les individus. Le capitalisme liquide est bien une puissance de liquéfaction de la société qui exile les individus en de pseudo communautés , y compris les communautés d’exil doré où vivent entre elles les élites globales. Se désengageant de toute responsabilité quant aux conséquences dramatiques de leurs choix sur les populations qu’elles insécurisent et exilent ces élites , comme le dit Bauman , constituent la classe dirigeante la plus indifférente aux autres. Repolitiser, faire de la société, rappeler à leur devoir ces élites qui se sont exilées volontairement par sécession dans un autre ghetto, celui de la richesse sans partage, les obliger à répondre de leur action, est le dernier mot de Bauman . Ce pourrait être un mot d’ordre au sens fort, ni liquide, ni liquidable.
Note
Cette étude est une libre reconstruction de quelques thèmes de la recherche de Bauman. Elle n’est pas une étude ordonnée de sa pensée qui reste à accomplir. Voilà pourquoi elle ne contient pas de références textuelles. Ont été pris en compte seulement les ouvrages suivants : In Search of Politics (1999), Liquid Modernity (2000), Missing Comunity. Voglia di comunità (2001)
Eléments partiels de bibliographie
- « Modern time, modern marxism » in Peter L.Berger (ed) Marxism and Sociology : Views from Eastern Europe. Appleton Century. New York. 1969.
- Cultura come prassi. Il Mulino Bologna. 1976 ;
- Socialism. The Active Utopia. George Allen and Unwin. London. 1976
- Hermeneutics and Social Science. Hutchinson. London. 1978.
- Modernity and the Holocaust. Basic Blackwell. 1989. Traduit en français.
- Modernity and Ambivalence. Polity Press. Cambridge. 1991.
- La decadenza degli intelletuali : da legislatori a interpreti. Bollati Boringhieri. Torino. 1992.
- La libertà. Oasi. Troina (Enna). 1992 ;
- Mortality, Immortality, and Other Life Strategies. Polity Press. Cambridge.1992.
- Intimations of Postmodernity. .Rouledge. London. 1992.
- Postmodern Ethics. Blackwell. Oxford. 1993
- Life in Fragments. Essays in Postmodern Morality. Blackwell. Oxford. 1995 . traduit en français
- Postmodernity and its Discontents. . Blackwell. Oxford. 1997.
- Globalization. The Human Consequences. Polity Press. Cambridge.1998. traduit en français..
- In Search of Politics. Polity Press. Cambridge. 1999.
- Liquid Modernity. Polity Pres. Cambrige. 2000 ;
- Conversations with Zygmunt Bauman and Keith Tester. Polity Press. Caùmbridge. 2001
- The Individualised Society. Polity Press. Cambridge. 2001.
- Missing Comunity. Voglia di comunità. Laterza. Roma-Bari. 2001
- Liquid Love. Blackwell. Oxford. 2003. Traduit en français
- Modernity and its Outcasts .Polity Press. Cambridge. 2004.
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