La figure du héros

Hannah Arendt

L’histoire vraie dans laquelle nous sommes engagés tant que nous vivons n’a pas d’auteur, visible ni invisible, parce qu’elle n’est pas fabriquée. Le seul “quelqu’un” qu’elle révèle, c’est son héros, et c’est le seul médium dans lequel la manifestation originellement intangible d’un “qui” unique et distinct peut devenir tangible ex post facto par l’action et la parole. Qui est ou qui fut quelqu’un, nous ne le saurons qu’en connaissant l’histoire dont il est lui-même le héros – autrement dit sa biographie; tout le reste de ce que nous savons de lui, y compris l’œuvre qu’il peut avoir laissée, nous dit seulement ce qu’il est ou ce qu’il était. C’est ainsi que, beaucoup moins renseignés sur Socrate, qui n’écrivit pas une ligne et ne laissa aucune œuvre, que sur Platon ou sur Aristote, nous savons mieux et de manière plus intime qui il fut, parce que nous connaissons son histoire, que nous ne savons qui était Aristote dont les thèses nous sont parfaitement connues.

Le héros qui dévoile l’histoire n’a pas besoin de qualités héroïques ; le mot héros à l’origine, c’est-à-dire dans Homère, n’était pas un nom donné à chacun des hommes libres qui avaient pris part à l’épopée troyenne et de qui l’on pouvait conter une histoire. L’idée de courage, qualité qu’aujourd’hui nous jugeons indispensable au héros, se trouve déjà en fait dans le consentement à agir et à parler, à s’insérer dans le monde et à commencer une histoire à soi. Et ce courage n’est pas nécessairement, ni même principalement, lié à l’acceptation des conséquences ; il y a déjà du courage, de la hardiesse, à quitter son abri privé et à faire valoir qui l’on est, à se dévoiler, à s’exposer. Ce courage originel, sans lequel ne seraient possibles ni l’action ni la parole, ni par conséquent, selon les Grecs, la liberté, ne sera pas moindre, peut-être même sera-t-il supérieur, au cas où par hasard le héros est un lâche.

[…] La qualité spécifique de révélation de l’action et de la parole, la manifestation implicite au sujet qui agit et qui parle, est si indissolublement liée aux flux vivant de l’agir et du parler qu’elle ne peut être représentée et “réifiée” qu’au moyen d’une sorte de répétition, l’imitation ou mimèsis qui, selon Aristote, règne dans tous les arts, mais qui ne convient vraiment qu’au drame dont le nom même (du verbe grec dran, “agir”) indique que le jeu dramatique n’est en fait qu’une imitation de l’action1. Or l’élément d’imitation, comme Aristote le dit justement, dans la composition ou l’écriture de la pièce, dans la mesure du moins où le drame ne s’épanouit que lorsqu’il est représenté sur le théâtre. Seuls les acteurs qui représentent l’intrigue peuvent exprimer pleinement le sens non pas tant de l’histoire elle-même que des “héros” qui s’y révèlent2. Dans la tragédie grecque cela voudrait dire que la signification, immédiate aussi bien qu’universelle, de l’histoire est révélée par le chœur qui m’imite pas et dont les commentaires sont purement poétiques, tandis que les identités intangibles des agents de l’histoire, échappant à toute généralisation et par conséquent à toute réification, ne sont exprimables que par une imitation de leurs manières d’agir. C’est aussi pourquoi le théâtre est l’art politique par excellence ; nulle part ailleurs la sphère politique de la vie humaine n’est transposée en art. De même, c’est le seul art qui ait pour unique sujet l’homme dans ses relations avec autrui. 

Arendt H., Condition de l’homme moderne, Agora, Paris, 1983, 244-246.


1 « Aristote dit déjà que le mot drama fut choisi parce que les drontes (les “agissants”) sont imités (Poétique, 1448 a 28). D’après le traité, on voit que le modèle de l’“imitation” en art est pris dans le drame ; la généralisation du concept pour l’appliquer à tous les arts paraît forcée. »

2 « Aussi Aristote parle-t-il habituellement de l’imitation non de l’action (praxis) mais des agents (prattontes) (cf. Poétique, 1448 a 1 sq., 1448 b 25, 1449 b 24, sq.). Toutefois cet emploi n’est pas constant (cf. 145 à 29, 1447 à 28). La question décisive est que la tragédie ne traite pas des qualités des hommes, de leur poiotès, mais de ce qui est arrivé les concernant, de leurs actions, de leur vie, de leur bonne ou mauvaise fortune (1450 a 15-18). Le contenu de la tragédie n’est donc pas ce que nous nommerions personnes [le traducteur a écrit caractères] mais l’action, l’intrigue. »