Marie-Claire Caloz-Tschopp
Pour comprendre ce que veut dire le mot «camps». L’enjeu d’une analyse concrète des dispositifs de pouvoir (Foucault)
Une attention aux dispositifs a donc été et continue à être une autre voie suivie pour disposer d’instruments, d’outils d’analyse pratique des transformations du pouvoir et du pouvoir d’Etat en particulier. Il s’agit par excellence d’une praxis de la philosophie ouverte à tous et praticable dans la vie quotidienne à la fois dans un travail philosophique et dans un travail civique. En ce sens, un tel travail de recherche a sa place dans un tableau sur la résistance au libéralisme totalitaire, sur la reconstruction et la création. Dans ce lieu, un travail philosophique de terrain sur la violence d’Etat et intergouvernementale a rejoint les préoccupations et les démarches des nombreux citoyens qui s’affrontent au jour le jour à la violence d’Etat, des anthropologues sur le terrain, des sémiologues sur les discours. Il s’est inspiré en priorité de certains travaux de M. Foucault lu à partir d’une relecture de certains textes de Marx, d’Arendt et de F. Proust en arrière-fonds. Mes recherches à ce niveau ont commencé à un moment où je travaillais en sémiologie et en logique en se poursuivant dans le cadre d’un passage à la philosophie politique, notamment à la lecture de M. Foucault sur la guerre moderne, sur le « racisme d’Etat » envisagé par lui en terme de « pouvoir de faire vivre et de laisser mourir », et sur la notion « dispositif » bien explicité par G. Deleuze. On trouve d’ailleurs déjà en germe dans ses analyses de la prison, des éléments qu’il développe dans son cours Il faut défendre la société. M. Foucault décrit les relations de pouvoir à partir d’une nouvelle approche du pouvoir, de la souveraineté et de la guerre.
Dans sa leçon au Collègue de France (1997), il explique qu’un des phénomènes fondamentaux du XIXe siècle a été « la prise en compte de la vie par le pouvoir », « une prise de pouvoir sur l’homme en tant qu’être vivant, une sorte d’étatisation du biologique ». Il rappelle que dans la théorie classique de la souveraineté, « le droit de vie et de mort était un de ses attributs fondamentaux. Or, le droit de vie et de mort est un droit qui est étrange, étrange déjà au niveau théorique ». Dans un tel cadre, le souverain a alors le pouvoir de faire mourir et de laisser vivre. Il a le droit de tuer. « C’est au moment où le souverain peut tuer, qu’il exerce son droit sur la vie (…). Ce n’est pas non plus le droit de laisser vivre et de laisser mourir. C’est le droit de faire mourir ou de laisser vivre.Ce qui, bien entendu, introduit une dissymétrie éclatante», écrit-il. Puis il précise : « Et je crois que, justement, une des plus massives transformations du droit politique au XIXe siècle qui s’est faite depuis le XVIIe siècle, a consisté, je ne dis pas exactement à substituer, mais à compléter, ce vieux droit de souveraineté – faire mourir ou laisser vivre – par un autre droit nouveau, qui ne va pas effacer le premier, mais qui va le pénétrer, le traverser, le modifier, et qui va être un droit, ou plutôt un pouvoir exactement inverse : pouvoir de « faire » vivre et de « laisser » mourir. Le droit de souveraineté, c’est donc celui de faire mourir et de laisser vivre. Et puis, c’est ce nouveau droit qui s’installe : le droit de faire vivre et de laisser mourir ». Il dresse ainsi une généalogie de la souveraineté qualifiée en terme de « biopouvoir », de « biopolitique »[1] et du racisme d’Etat. C’est en intervenant sur les corps (dressage) et dans une technologie de rationalisation tout d’abord disciplinaire (XVIIe, XVIIIe s.) puis de l’ordre de ce qu’il appelle de manière discutable le biopolitique au (XIXe s.) qu’a lieu pour lui la transformation du pouvoir de domination. La biopolitique intervient à un autre niveau, à une autre échelle. Elle s’emboîte à la première sans l’éliminer : « il s’agit d’un ensemble de processus comme la proportion des naissances et des décès, le taux de reproduction, la fécondité d’une population, etc. Ce sont ces processus-là de natalité, de mortalité, de longévité qui, justement dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, en liaison avec tout un tas de problèmes économiques et politiques ont constitué, les premiers objets de savoir et les premières cibles de contrôle de cette biopolitique….. », dit-il encore dans sa leçon retranscrite.
Ce qui m’a intéressée dans son approche, c’est d’une part, le constat d’une reprise dans une conceptualisation très différente des travaux d’Arendt sur la Human superfluity et d’autre part c’est le fait que Michel Foucault n’a pas placé l’observation de la transformation du pouvoir au niveau de la théorie politique, mais au niveau des mécanismes, des techniques, des technologies de pouvoir », comme il l’écrit, fournissant ainsi une sorte de « boite à outils » selon ses propres termes. À ce niveau, la notion de dispositif qu’il a avancée a été très utile. Il le situe, non comme une superstructure, ou une idée abstraite, mais comme un processus, une « stratégie » pratique de pouvoir intervenant dans les instruments, les processus hétérogènes d’actions et de discours de l’Etat. En un sens, la notion de dispositif m’a permis de travailler à la fois avec des concepts, des notions, des outils de la sémiologie et de la philosophie politique.
La découverte de l’importance d’un tel travail philosophique concret a eu lieu à l’occasion de deux observations de terrain[2]. Avant que les ordinateurs se soient développées, au début de leur diffusion dans les politiques du droit d’asile et des étrangers, j’ai découvert concrètement, d’une part, l’importance des ordinateurs dans la transformation de la pensée lors du processus d’analyse des dossiers et de la décision d’asile des fonctionnaires (et non seulement de l’application des lois). Par ailleurs, j’ai découvert que les transformations de la pensée d’Etat passaient par des dispositifs policiers, bureaucratiques et administratifs non soumis au contrôle parlementaire, ni à l’exigence d’équilibre des trois pouvoirs. L’action de contre-pouvoirs a par contre modifié la situation. J’ai montré comment des éléments d’une culture totalitaire (racisme d’Etat, chômeurs classés comme in-intégrables) étaient et appliqués dans la gestion de la politique d’immigration, du droit d’asile et des chômeurs.
* Tiré de l’étude, Caloz-Tschopp, Les étrangers aux frontières de l’Europe et le spectre des camps, Paris, La Dispute, 2004, p. 66 et suiv.
[1] La notion de M. Foucault a été repris par M. Hardt et T. Negri. Une sorte de mode préside à son utilisation. Je ne peux discuter la notion ici, mais elle mérite une prise de distance critique pour au moins deux raisons : 1) l’émergence de la catégorie de « nature » avec la modernité et ses liens avec le racisme et le sexisme 2) le constat de l’emprise du « bio », non tant dans les discours que dans les choix de politique de la science, l’attribution des crédits, etc. La philosophie politique serait-elle appelée, malgré elle, à fournir de fait un discours légitimant sans la distance critique indispensable (même en se montrant critique) ?
[2] Quand je parle de constats, travaux, ils renvoient à mes publications sous forme de livres ou d’articles. Voir mon site : https://wwwdbpub.unil.ch/admin/?MIval=RcICCoo&AnRech=2005&PerNum=780506