Disparaître ou exister dans une planète vivante*. Contre le nihilisme, la radicalité du desexil de l’exil

Marie-Claire Caloz-Tschopp

«  Après avoir vécu la répression, l’exil, le desexil, ce qui reste c’est la parole, y compris dans les pires conditions où nous habitons sur cette terre. L’unique message de liberté qui reste comme récompense de la vie, c’est de toujours penser, rêver malgré l’adversité. Le plus important c’est le partage »

Teresa Veloso, Concepcion, 6 mars 2019.

« L’action qui a un sens pour les vivants n’a de valeur que pour les morts, d’achèvement que dans les consciences qui en héritent et la questionnent (…). Le point central est que « l’achèvement » qu’assurément tout événement accompli doit avoir dans les consciences de ceux à qui revient alors de raconter l’histoire et de transmettre son sens, leur échappa ; et sans cet achèvement de la pensée après l’acte, sans articulation par le souvenir, il ne restait tout simplement aucune histoire qui pût être racontée »

Arendt Hannah, « Préface », La crise de la culture, Paris, éd. Gallimard, 1972 (traduction française 1954), p. 15.

Résumé

Disparaître ou Exister sur une planète vivante, ces extrêmes indiquent la gravité du conflit au-delà de la vie et de la mort individuelle, de masse impliquant le choix politique et philosophique de devoir penser et agir aux extrêmes, aller aux « racines » (radicalité) pour intégrer l’histoire et l’actualité et lui résister. La dépropriation par la violence « extrême » de l’hypercapitalisme[1] dont les politiques de disparitions sont la forme aiguë de « violence extrême », appelle une lutte contre le nihilisme et l’appropriation radicale de l’existence dans une planète vivante.

Introduction 

L’histoire de la modernité du XVIe au XXe siècle en Amérique latine et d’autres endroits du monde (Palestine, Afrique, Afganistan, Turquie, Moyen-Orient, Tchetchénie, Sri-Lanka, etc.) montre, que les politiques des disparitions, sont inscrites dans les grandes transformations de l’histoire moderne et l’actualité de l’hypercapitalisme globalisé. Là se trouve le conflit majeur et l’impossibilité du compromis. Bien qu’elles se passent loin de l’Europe, des entreprises, nos gouvernements y sont associés[1].

La démarche est en priorité politique et philosophique mais pas sociologique ou psychologique, bien que les sciences sociales, l’histoire fassent partie des références et des matériaux de base. A partir d’un fait vécu, on peut mesurer combien il est difficile de réaliser des faits qu’on a devant les yeux et de « penser aux extrêmes ». La mise en contexte, le dégagement du nihilisme, permet de situer les politiques de  disparition dans l’hypercapitalisme, à dégager le critère qualitatif des  disparitions avec un travail de mémoire[1] pour une philosophie du « droit de fuite », de ruse et de création. 

1. Au départ, trois points aveugles dans l’histoire (XIXe-XXe siècle)

On se heurte à des points aveugles qui ont tendance à fuir la mémoire collective. J’en retiens trois ici qui permettent d’entrer en matière sur la difficile question des disparus. L’enjeu est de bloquer l’expansion illimitée de l’hypercapitalisme par des mesures concrètes à imposer aux olygarques et de s’en débarrasser, en sortir, créer, ce que Luxemburg qu’appelle une révolution socialiste qui soit une alternative de civilisation[2] en partant des besoins fondamentaux de ceux d’en bas  et la sauvegarde de la planète.

Le point aveugle du boomerang de Rosa Luxemburg

L’Effet boomerang de l’impérialisme a été découvert par Rosa Luxemburg. Elle est une des apories majeures qui a explosé au XXe siècle, après une longue genèse de ravages par la Conquista, la colonisation, l’impérialisme. La découverte est-elle limitée à une période historique qui serait derrière nous ? L’histoire n’est pas linéaire, ni causale. La dynamique explosive de l’effet boomerang, sa dimension, sa complexité sont imprévisibles. La vulnérabilité des humains, de la nature, atteint des limites.

On peut postuler que le concept de Rosa Luxemburg permet d’analyser l’explosion expansive de l’effet boomerang à la lumière de l’expansion de l’hypercapitalisme dans tous les domaines et sur l’ensemble de la planète hier et aujourd’hui. Ce qui se passe avec le climat, les énergies fossiles, la pollution, la destruction de la nature, le pillage, la logique des déchets, la fuite des migrants, etc., sont non seulement des résultats (cause-effet) mais une dynamique en boomerang explosif du capitalisme expansionniste. Repenser aujourd’hui l’effet boomerang en expansion imprévisible est une urgence tragique. 

Il y aurait bien d’autres exemples possibles non tant pour compter les dégâts, ce qui s’avère impossible. Pour imaginer, juger l’effet boomerang, on peut raisonner en termes de de « mégamorts »[3] notion avancée après Hiroshima à reprendre aujourd’hui, face aux bombes thermonucléaires à fusion plus de 2.000 fois (ordre de grandeur) plus destructrices au moment où deux Etats disposant de l’arme nucléaire s’affrontent (Inde-Pakistan).

Le point aveugle des guerres impérialistes

Le courage du risque de l’engagement est lié à la révolution montre Rosa Luxemburg dans sa vie et ses textes. Au moment de l’émergence de l’impérialisme précédée par le colonialisme, à la veille de la guerre de 1914-1918, l’alternative historique, explique Luxemburg, a eu lieu entre « socialisme ou barbarie ». Elle pronostique la perspective d’une guerre impérialiste globalisée et ses effets négatifs sur la révolution socialiste. La révolution a éclaté en Russie alors qu’elle était attendue en Allemagne où elle a été écrasée avec des assassinats dont ceux de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht fondateurs de Spartacus. Voilà ce qu’elle dit de la guerre dans un de ses procès célèbres :

« Huit à dix millions de soldats s’entr’égorgeront ; ce faisant, ils dévoreront toute l’Europe comme jamais ne le fit encore une nuée de sauterelles. Les dévastations de la guerre de Trente Ans, condensées en trois ou quatre années et répandues sur tout le continent ; (…) la banqueroute générale, l’effondrement des vieux Etats et de leur sagesse routinière (…) ; l’impossibilité absolue de prévoir comment tout cela finira et qui sortira vainqueur de la lutte ; un seul résultat est absolument certain ; l’épuisement général et la création des conditions nécessaires à la victoire finale de la classe ouvrière »[4].

Pour Luxemburg la guerre est liée à l’impérialisme, sont la violence ne retourne pas simplement vers les pays colonisateurs et les empires mais s’étend à la planète « en boomerang ». C’est un des points d’ancrage de la réflexion dans l’essai[5]. La Révolution est la création incertaine d’une alternative dans un contexte de destruction. Luxemburg s’oppose à la guerre et disant qu’il faut la transformer en révolution. Lors de son célèbre procès de 1915, elle appelle les soldats à ne pas obéir, à ne pas tirer. Elle  sera condamnée à des années de prison (durant toute la guerre) avant d’être assassinée à sa sortie de prison :

« … aussi longtemps que le soldat obéit aux ordres de ses supérieurs, selon lesquels le fondement de la puissance de l’Etat et du militarisme c’est l’obéissance absolue (Kadavergehorsam, obéissance de cadavre) du soldat. (…). « Le jour où la classe ouvrière comprend et décide de ne plus tolérer les guerres, la guerre devient impossible »[6].

Elle déclare encore :

« La guerre entre les nations est venue imposer la lutte des classes, le combat fratricide du prolétariat, massacre d’une ampleur sans précédent » dans un guerre, de partage impérialiste des marchés. « Cette guerre ouvre en vérité la voie à la mondialisation du capital, à la conversion de toute richesse, de tout moyen de production en marchandise et en action boursière. Elle transforme les êtres en matériel humain. C’est l’avenir que cette guerre est en train de détruire »[7].

Il faut relire aussi ses textes sur la révolution et la démocratie (critique du parti, parti et masse, etc.). Je ne les reprends pas ici, mais ils font partie des références en travail.

Le point aveugle de l’extermination  de masse « démocratique » (Arendt)

L’étude des travaux d’Arendt et d’autres ouvrages, ces sources mises en contexte avec l’histoire de guerre « totale » du XXe siècle, la longue genèse du système totalitaire dans la colonisation et l’impérialisme a sensibilisé au fait que nous n’étions pas seulement mortels en tant qu’individus, mais en tant que groupes humains. L’étude de l’impérialisme par Arendt est influencée par les travaux de Luxemburg. Une telle logique poussée aux extrêmes implique que, l’humanité entière peut être éliminée de la planète et cela… démocratiquement. Au XXIe siècle, l’hypercapitalisme n’a de loin pas rompu avec la civilisation que l’on peut exprimer à l’aide d’un schème : expulsion-anihilation-destruction-extermination-disparition. La question du climat qui remplace celle des étrangers au-devant de la scène en est un des signes.

Vertige démocratique. Arendt a illustré, avec les mots qui sont les siens, le « danger » de la tragédie, dont elle a constaté la mise en œuvre par des preuves irréfutables à son époque, ce qui à bouleversé sa vie et celle de millions d’humains et l’amène à imaginer le « danger mortel » à venir pour l’ensemble de l’humanité. Tuer un homme c’est ébranler le futur de l’humanité toute entière. Le danger n’est pas à venir. Il fait partie de notre présent. La mortalité de masse décidée « démocratiquement » peut aboutir à la fin de l’humanité. Le processus inclue les dangers de la destruction de la nature, ce qu’Arendt n’envisage pas.

Alors qu’elle réfléchit, dans L’impérialisme, au déclin de l’Etat-nation et à la fin des Droits de l’homme lors de l’échec de la Conférence d’Evian sur les réfugiés en 1938, alors qu’a lieu la guerre d’Espagne et que s’annonce l’explosion de la guerre totale en Europe elle écrit :

«  Le danger mortel d’une civilisation n’est plus désormais un danger qui viendrait de l’extérieur. La nature a été maîtrisée et il n’est plus de barbares pour tenter de détruire ce qu’ils ne peuvent pas comprendre, comme les Mongols menacèrent l’Europe pendant des siècles. Même l’apparition des gouvernements totalitaires est un phénomène situé à l’intérieur et non à l’extérieur de notre civilisation. Le danger est qu’une civilisation globale, coordonnée à l’échelle universelle, se mette un jour a produire des barbares nés de son propre sein à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie qui, en dépit des apparences, sont des conditions de vie de sauvages »[8].

Puisque la pratique des disparitions peut être le fait de sociétés « démocratiques », faut-il instaurer une dictature pour sauver l’humanité et la planète ? La Chine qui combine capitalisme et dictature du prolétariat a choisi cette voie, mais son but est de conquérir l’hégémonie impériale au risque du désastre. Ce fait mérite de prendre en considération le vertige démocratique.

Aujourd’hui, dans le contexte globalisé de l’hypercapitaliste, des politiques, des pratiques de disparition déniant la mortalité, la haine de la démocratie, la « barbarie » ne se réduisent pas à la lutte des classes de Marx actualisée en police et en politiques. Le « danger » énoncé par Arendt, exige d’élargir les rapports de classe actualisés aux rapports sociaux de sexe et de race en intégrant une autre aporie : les limites de l’hypercapitalisme, les rapports humains-nature et la place de la technique.

Le même constat effrayant demande à être fait avec la même lucidité pour l’esclavage, la colonisation, l’impérialisme, les massacres de masse, les génocides, les féminicides, les écocides. Notre époque n’est pas seulement l’époque de déni de la mise à mort et de la mort. Elle est l’époque où s’est amplifié « l’effet boomerang » de l’impérialisme décrit par Rosa Luxemburg, et où les politiques de surexploitation, d’extermination, de disparition se sont globalisées et banalisées.

En pleine Première guerre mondiale, alors qu’il faisait le deuil de son fils mort à la guerre, Freud a énoncé trois vexations infligées par la science à l’amour-propre des humains[9] : la terre n’est pas n’est pas le centre de l’univers (Copernic), le cosmos est infini ; l’humain n’est pas créé, mais il fait partie du règne animal « au caractère ineffable de sa nature bestial » (Darwin, Wallace) ; le moi n’est plus maître dans sa propre maison (Freud).

Aujourd’hui on peut aujouter à l’énumération de Freud, non des frustations mais des dépropriations: la valeur du travail humain, sa terre, ses outils appropriés par le capitalisme et l’exil forcé (Marx), l’absence, la mort de Dieu, et la fin de la morale (Nietzsche), la mortalité de masse anihilatrice du genre humain pris dans les effets boomerang de l’impérialisme qui a éclaté au tournant du XIXe et XXe siècle (Luxemburg), les guerres « totales » et l’industrie de l’extermination, la destruction de la nature (arbres, insectes, animaux, eau, air…), de la planète Terre par l’homme sourd et aveugle (rapports du GIEC). Signe positif : des mouvements de jeunes demandent à rester vivants.

2. Qui sont les disparus ?

Dans les années 1986-1980, la figure des disparus, d’absents par delà la vie et la mort est apparue en pleine lumière dans l’espace public, grâce aux luttes des mères et des grands-mères de la Plaza de Mayo en Argentine. Déconcée à ce moment-là en Amérique latine, la lutte s’est « mondialisée » (a été inscrite dans le monde). On comprend l’importance des luttes des mères et grands-mères, qui ont dépassé leurs craintes, refusé l’oubli, dont le modèle de lutte s’est globalisé en même temps que l’expansion de l’hypercapitalisme et les politiques de disparition faisaient tâche d’huile (Tchéchénie, Tibet, Afghanistan, Irak, Syrie, Yémen, Lybie, Moyen-Orient, Mexique, etc.).

 Elles ont succédé à d’autres luttes après les guerres, les massacres de la conquête, de la colonisation[10], de l’impérialisme. Aujourd’hui, en rappelant l’absence des vivants assassinés et des morts confisqués par des politiques de disparition, ces luttes confèrent un rôle particulièrement tragique aux espaces publics dans le monde qui remplacent les cimetières pour les disparus. Les soldats italiens qui ont repêché des corps de migrants  disparus noyés dans la méditerranée, pour leur donner une sépulture, ont inauguré une nouvelle forme de lutte remarquable. Faire exister dans une planète vivante, les disparus. Alors que je tentais de « comprendre » une telle non-politique, j’ai appris que même les éléphants pratiquent le culte des morts.

L’expansionniste illimité de l’hypercapitalisme implique la disparition en nous obligeant à penser et à agir aux extrêmes. Depuis la modernité capitaliste, les disparus sont les témoins de l’hypercapitalisme d’expulsions[11], de destruction, d’anihilation, d’extermination allant aux extrêmes avec les politiques de disparition programmées.

Les disparus sont les millions de colonisés, les millions de soldats inconnus (pour beaucoup en provenance des colonies) au moins depuis les guerres napoléoniennes massacrés dans les guerres impériales du XXe siècle, les millions de Juifs, tsiganes, homosexuels, malades mentaux exterminés et brûlés dans les fosses communes et les fours crématoires dont des jeunes ont éparpillé les cendres sur les route de Pologne[12] à leur tour), que personne ne pouvait réclamer car les nazis, après les avoir numéroté, ont refusé le certificat de décès aux familles empêchant tout culte des morts, bloquant les deuils. Rayés radicalement de la mémoire du Tercer Imperium effrondré au bout de 12 années.

Aujourd’hui, ce sont de disparus dans les bombardements guerriers sur la planète où a été effacée la distinction entre guerriers et population civile (Tchéchénie, Ukraine, Afganistan, Syrie, etc.), dans les politiques de blocage des frontières et d’expulsions (deported), dans la mer Méditerranée, les déserts, aux frontières entre le Mexique et les Etats-Unis, les Missing Migrants[13], les femmes en Chine, en Inde, les prisons secrètes, les féminicides, les enfants, étudiants, disparus dans les zones des trafiquants de drogues. Ce sont les 20.000 morts et disparus dans les parcours migratoires infâmes. Ce sont les millions de paysans, privés de leur terre,  de leurs outils, de leurs corps. Disparus anonymes. A la liste il faut ajouter la terre, l’eau, la matière, les écocides. La liste n’est pas un inventaire exhaustif !

3. Un contexte de violence expulsive, anihilatrice, exterminatrice

Que signifient réellement aujourd’hui les mots d’expulsion, de destruction, d’anihilation, d’extermination, dans le contexte globalisé d’hypercapitalisme brutal, destructeur, les politiques de « disparition »? Que signifie pour les désexilés de l’exil, de pouvoir exister  dans une planète vivante ?

La violence franchit des seuils inimaginables, des glissements, des porosités de la culture de guerre, l’utilisation d’inventions technologiques sans contrôle, une ambiguïté flottante généralisée en appelant au consentement (Amati Sas)[14].

Pour l’Amérique latine du XXe siècle, par exemple, on trouve des racines politiques récentes dans les lieux d’élaboration théorique de l’ultra-libéralisme dans le colloque Lippman en 1938, suivi par la création de la Mont Pellerin Society en 1947, installée sur les rives du lac Léman en Suisse. Dans les années  1970, on a assisté au passage de ce que l’on peut appeler l’ultra-libéralisme à l’hypercapitalisme[15]  sous la houlette de F. Hayek (1974) et de Milton Friedman (1976). Leurs théories économiques ont fortement influencé M. Tatcher, R. Reagan et l’Ecole de Chicago, et leurs applications brutales en Amérique latine par les dictateurs, dont le Chili qui a été un « laboratoire d’essai ».

Elle a été une politique de radical moins d’Etat appliquée par des militaires, accompagné par la mise en place d’appareils de répression systématique d’opposants (en fait la liquidation d’une génération d’opposants), tout en détruisant les institutions du gouvernement Allende. Leur spectre est lisible dans le cimetière de Santiago et aussi en parcourant le mur se perdant dans la mer avec les noms inscrits des 30.000 morts de la dictature argentine à Buenos Aires. La politique des disparus qui a une longue histoire est devenue un dispositif, un outil spécial des politiques colonialistes et impérialistes au moment de la guerre d’Indochine, du Vietnam, des Philippines, d’Algérie. Elle a été exportée vers des dictatures d’Amérique latine. Elle continue aujourd’hui dans bien d’autres parties du monde.

Cimetière de Santiago. Tombes anonymes (NN) après le coup d’Etat du 11 septembre 1973. Photo M.Cl. Caloz-Tschopp

Ces racines nous renvoient à l’histoire plus générale de l’émergence et du développement du capitalisme. « Dès l’automne du Moyen Age, par poussées intermittentes, suivant des rythmes et des ordres de succession différentes, la grande majorité des petits producteurs, essentiellement ruraux, ont été privés des conditions matérielles qui leur permettaient jusqu’ici de produire eux-mêmes par leurs propres moyens d’existence : un toit, une terre, des animaux d’élevage, du bois à brûler, des outils de travail, etc.. C’est ce processus d’expropriation systématique, que Marx a appelé « l’accumulation primitive », (Batou, p. 581). Il faudrait aussi parler des Indiens ici, pour ce qui est de l’Amérique latine.

Les chercheurs en histoire, Jean Batou[16], Silvia Federici[17], Nancy Frazer[18] notamment, permettent de situer trois moments historiques qui s’enchaînent en intégrant les rapports de classe/sexe/race: (1) l’exil forcé des travailleurs par  leur déracinement dans l’accumulation primitive, l’enfermement en usine au moment du capitalisme industriel, l’effritement du salariat du prolétariat au XXe siècle ; (2) ce qui a lieu aujourd’hui dans les bords de l’hypercapitalisme (reproduction, care) et l’expropriation du travail non salarié (3) et les données du nouvel impérialisme[19]. L’accent mis sur l’apartheid par un autre chercheur[20], quatre ans avant septembre 2001 aux Etats-Unis, permet d’être plus attentifs au passage d’un système d’apartheid banalisé et globalisé dans les politiques migratoires, à l’instauration d’état d’exception[21] en Europe et sur la planète.

C’est dans ce contexte historique[22] et actuel que l’appropriation de l’existence par l’exercice de la liberté politique de se mouvoir, l’autonomie des migrants, de peuple des exilés prolétaires agissent par le droit de fuite, la ruse, la création.

4. Un fait vécu, la résistance à imaginer ce qu’on a devant les yeux

« Quand la disparition et la torture sont le fait d´hommes qui parlent comme nous, qui ont les mêmes noms et les mêmes écoles, qui partagent nos coutumes et nos gestes, qui viennent du même sol et de la même histoire, alors s´ouvre en notre conscience et en notre cœur un abîme infiniment plus profond que ne peut l´exprimer une parole qui voudrait le stigmatiser »[23].

Il est très difficile de réaliser certains faits, d’imaginer et de « penser aux extrêmes »…Partons d’un fait vécu qui montre la résistance (au sens de Freud) à imaginer, à voir, à savoir la gravité du saut nihiliste des politiques de disparition et leur sens politique et philosophique. Une exilée chilienne m’a appris à ressentir un malaise et à accepter l’inconfort de la décentration radicale face à des faits qui donnent le vertige. Elle a enrichi mes analyses humaines, politiques et philosophiques.

Depuis de longues années, je suis amie avec une exilée chilienne qui, à 23 ans, a été arrêtée, emprisonnée, torturée puis expulsée en exil en Suisse où elle a obtenu le droit d’asile grâce à l’appui de groupes de solidarité. Après de longues années d’exil elle est retournée au Chili avec sa famille. Nous avons travaillé ensemble après son retour au Chili[24]. Elle a « déclaré » la répression subie dans le cadre de procédures institutionnelles mises en place après la dictature Pinochet, ce qu’elle a vécu devant les autorités chiliennes à son retour. Par ailleurs,  elle a mis sur papier son expérience intime sur la torture et l’exil. Cette étape a été très difficile. Puis quelques années plus tard, elle a repris son expérience et nous avons travaillé ensemble sur un nouveau texte. « Franchir le seuil de la douleur extrême » [25] a été pour Teresa prendre le risque de se remémorer, revivre, s’affronter à un abîme, en mettant en mots dans un livre des expériences au-delà du dicible. J’ai souvent craint pour sa santé physique déjà atteinte par la torture qui a laissé des traces à vie sur son corps, tellement ce parcours de mémoire, de prise de parole, de recherche des mots a été difficile. Le fait d’écrire pour ses enfants et ses petits-enfants a été un but qui l’a soutenue dans sa démarche. La violence d’Etat « extrême » dont j’ai pris connaissance avec effarement, a ébranlé beaucoup de mes certitudes, tout en renforçant ma confiance en la puissance humaine, le courage, de « franchir le seuil de la la douleur extrême » selon les propres mots de Teresa.

Nous avons réfléchi ensemble et aussi collectivement sur la situation chilienne durant la dictature de Pinochet (Chili), Videla (Argentine), Stroesner (Paraguay), Banzer (Bolivie), Bordaberry (Uruguay), etc.. En 2010-2012, dans le cadre du Programme du CIPh, quand nous avons préparé, organisé un colloque et un séminaire du Collège International de Philosophie (CIPh) à l’Université de Concepcion (Chili), grâce à l’appui du professeur Jane Wirtner-Simon, en réfléchissant sur la violence politique. Les travaux au Chili[26] ont précédé un autre colloque du CIPh à Istanbul en 2012 où les participant.e.s ont travaillé sur un livre d’Etienne Balibar, Violence et Civilité[27], avant qu’une synthèse des travaux ait lieu à Genève autour du thème : Desexil. L’émancipation en acte en mai-juin 2017.

Les questions de recherche au Chili étaient les suivantes :

°en quoi la dictature de Pinochet n’a pas été un simple régime de dictature au sens des théories de philosophie politique et aussi au sens courant du terme ?

° en quoi la politique de répression, torture[28], disparition au nom de l’idéologie de « Sécurité nationale » articulée à l’imposition d’un modèle « total-libéral »[29] par l’Ecole de Chicago inspirée par les théories économiques du groupe du Mont Pellerin et renforcée par la Commission trilatérale à partir des années 1970 à la base des manœuvres de l’impérialisme[30] nous obligent à déplacer les catégories théoriques et d’action pour saisir ce qui se cachait derrière  un « régime » politique de dictature. Que signifiait  la « violence extrême » mise en œuvre au Chili entre 1973 et 1990… durant 17 longues années ?

Il est très difficile d’accepter de retourner au passé, de parler, de « penser » le sens de situations de violence extrême, les morts, les destructions d’institutions, de la nature, les disparus. A un moment dans l’écriture du livre, Teresa me raconte un fait d’une voix blanche. A cause de la panne d’un avion militaire où elle avait été installée avec d’autres compagnons torturés, elle avait été invitée à boire un café par un militaire de l’opération dans la cafeteria de l’aéroport en attendant la réparation. Pris dans la discussion, le militaire a oublié l’heure et l’avion est reparti sans eux, pour jeter les autres corps vivants de ses compagnons à la mer. En fait, Teresa racontait avoir fait partie des vols de la mort, en clair de la politique des disparitions au Chili qui n’a cependant pas pris les proportions de la même politique développée en Argentine[31], alors qu’elle se développe depuis lors et aujourd’hui dans d’autres endroits du monde. Nous avons pu mesurer combien les résistances à imaginer, à penser sont fortes.

Le mur des disparus, Buenos Aires, Argentine. Photo M.C. Caloz-Tschopp, visité à Buenos Aires grâce à Janine Puget.

5. Les disparus une invention de la colonisation, de l’impérialisme, exportée dans les  dictatures latino-américaines

En Amérique latine, on pourrait commencer par parler du génocide des indiens. Ce sont les disparus de « peuples » exterminés par les conquérants. Au XXe siècle, les politiques de disparition sur d’autres populations a été (ré)inventées au moment des « dictatures » dans le contexte d’un moment historique de rupture, banalisant des crimes contre l’humanité (politique des disparus, dont une des modalités a été l’opération Condor au Brésil, au Paraguay, en Argentine, au Chili, en Uruguay)par la violation d’une barrière civilisationnelle à ne pas franchir, celle de l’Habeas corpus.

On se rappelle le film El Vuelo d’Horacio Verbitskyqui a recueilli le témoignage d’Adolfo Silingo, tortionnaire argentin,décrivantles vols de la mort pour jeter les corps torturés encore vivants dans la mer. Ce fait politique d’un processus à propos de la répression politique poussée aux extrêmes, de l’impossibilité nihiliste radicale du droit au « retour », en appelle à poursuivre les transformations des concepts d’exil et de desexil à la lumière, non seulement d’un droit particulier au retour mais d’une requalification de l’histoire de la violence politique « extrême », de la force de domination expulsive-anililatrice-destructrice-exterminatrice-de disparition qui exige l’intégration d’une telle rupture de civilisation dans les travaux sur l’exil et le desexil pour élargir les stratégies d’action d’une transpolitique démocratique.

Un tel travail de déplacement, implique la réflexion sur ce qu’est en réalité « la disparition ». Il participe à l’élaboration de la réappropriation de l’activité de pensée collective, de dénonciation, de deuil, de mémoire et aussi des liens entre diverses formes de luttes de desexil du peuple multiple des exilés prolétaires entre les moments historiques, les continents pour saisir leurs éléments locaux et globaux,  transversaux et singuliers.

NUNCA MAS[32]. Jamais plus. Il est des frontières ambiguës entre suppression des libertés, détention, répression et disparitions « forcées »[33], des questions, des oublis de faits historiques avérés qu’on aimerait n’avoir plus jamais à connaître, à vivre. Il est des impunités[34], des négationnismes[35], des tombes anonymes, des vides pires que l’absence. Il est des débats, des lacunes, des reculs, des pactes du silence[36], des censures imposées, des flottements lexicaux et conceptuels qui pèsent sur l’immense et difficile travail de mémoire individuel et collectif. Le travail du souvenir et de récit dont parle Arendt est indispensable pour que la mort et la vie, l’action aient un sens. Pour que la parole, le récit puissent se réinstaller, et des sources innombrables puissent être ainsi reconstruites en vue d’une nouvelle philosophie de l’histoire, une philosophie du « droit de fuite ». Il est des luttes sur la transmission de faits historiques, qui conduisent à interroger des dénis, des aveuglements, à formuler des embarras que des luttes font émerger et qu’il s’agit d’affronter en tant qu’apories pour les transformer en énigmes pour le XXIe siècle.

Pour ce qui est du fait historique et actuel des politiques de répression, de massacres de masse, de génocides modernes qui ont commencé avec la colonisation, se sont généralisées, et se sont développées dans les politiques de disparition, notamment en Amérique latine dans années 1960-1990 et qui connaît des rebondissements. On ne peut qu’être étonné que ce fait, malgré sa gravité, sa signification en terme de civilisation, n’ait pas encore pu être construit dans la conscience sociale. A la suite de l’adoption de la Convention contre les disparus de l’ONU, la disparition a pourtant été instaurée comme un crime contre l’humanité imprescriptible[37]. Des exilés comme Julio Cortazar, Mario Benedetti, Eduardo Galeano, etc. se sont battus en lien à l’Amérique latine pour faire inscrire cette Convention dans les droits fondamentaux de l’ONU. Ils ont réussi. A constater les attaques de l’ONU, on mesure l’importance de leur lutte dont eux-même m’ont pas pu mesurer la portée positive au niveau de la planète.

Ces politiques de disparition ébranlent l’ensemble de nos catégories, outils, certitudes. Elles ont une signification transpolitique à interroger, à expliciter. Les politiques de disparition indiquent une énigme majeure de l’histoire du capitalisme moderne, de l’hypercapitalisme actuel qui, dans les destructions incluent …les politiques, les dispositifs, les outils matériels des disparitions. Sans certificat de décès, sans remise du corps, sans traces, sans cultes des morts, les disparus sont envoyés dans le vide, le néant. Leurs mortalité perd tout sens pour les vivants.

Quels sont les spectres en arrière-fond, figures du passé, du présent, de l’avenir, des politiques des massacres de masse et des génocides[38] dans la continuation des politiques de disparition que nous résistons à imaginer? Même le jugement de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité[39] posent de redoutables apories qui semblent insurmontables. Par ailleurs, tant le schème égalité-liberté-dignité, que la grille des rapports de classe/sexe/race évoqués auparavant, sont impuissants à prendre en compte la redoutable aporie des politiques de disparitions, nouvelles formes de nihilisme.

Comment progresser dans la construction de la conscience socio-politique, des connaissances, du sens par la compréhension et le jugement[40] qui ne se limite de loin pas à punir, à construire des prisons, des normes, des lois? Est-il possible de penser ensemble et transversalement des faits historiques éloignés dans le temps, l’espace et qui, au premier abord seraient de qualité, d’ordres, de degrés différents ? Dans la lente construction de concepts, traversée par des ambiguïtés lexicales et conceptuelles[41], dénotant la complexité des conflits liés aux transformations des sociétés et des guerres, qu’est-ce qu’il y a de commun entre un génocide dans l’Afrique coloniale[42] qui a précédé d’autres génocides en Europe (génocide arménien) plus récemment en Afrique (RDC, Grands lacs, Ruanda), ailleurs et la politique des disparus qui a pris une ampleur inédite depuis le colloque de Paris du 31 janvier au 2 février 1981 en lien avec la Commission des droits de l’homme de l’ONU,  où a été discuté de la situation dans 15 pays à l’époque (Bolivie, Brésil, Chili, Argentine, El Salvador, Guatemala, Nicaragua, Pérou, Mexique, Uruguay, Chypre, Ethiopie, Indonésie, Philippines, Afrique du Sud) ?

 La liste des pays s’est allongée et les politiques de disparitions forcées se sont étendues sur d’autres terrains. Les dispositifs techniques se sont diversifiés, avec par exemple, Guantanamo, les prisons secrètes de la CIA en Europe, les assassinats ciblés (drones), la non assistance des exilés en méditerranée ou dans le désert du Sahara, les 40.000 disparus au Mexique sans compter les 26.000 corps non identifiés dans les morges de ce pays, dont le cas des 43 élèves d’Iguala, les féminicides aux frontières entre le Mexique et les Etats-Unis. On pense aussi au million d’invisibles de camps de rééducation en Chine dont plus personne n’a de nouvelles, les liquidations en masse des opposants dans les prisons iraniennes, les destructions de villages, exactions et assassinats de masse au Kurdistan turc, etc.. On pense aussi à la disparitions d’espèces, de biens de la nature…

En quoi les « sans part », exilés radicalement de la politique vivants et morts évoquent-ils aussi d’une certaine manière, les humains disparus de l’imaginaire, du projet transpolitique? Le but est simple : installer le doute « Ont-ils existé » ? Ces politiques ont-elles finalement existé ? Il suffit d’interroger les générations qui suivent pour mesurer les trous de mémoire. Le doute est d’autant plus prégnant avec la disparition des institutions, des lois, par exemple quand les institutions publiques disparaissent ou se privatisent (syndicats, organisations sociales, universités, hôpitaux, écoles, etc.). Il faudrait aussi parler de la réorganisation géopolitique des empires au niveau global, où la redistribution des cartes efface la mémoire, alors que les extrême-droites s’activent en s’appuyant sur la religion, la police, les services secrets.

Les disparus sont la figure d’un pouvoir de domination qui ignore l’Habeas corpus, n’a de compte à rendre à personne, se perd dans le temps, l’espace sans traces (fosses communes, cadavres mangés par les requins). Qui dans l’expansion pour l’expansion fait tout desparaître. Ces pratiques deviennent les lieux de l’énigme où l’infinie violence des hypercapitalistes est peut-être, au fond, au-delà de l’exercice de la violence, une ivresse nihiliste dans des politiques extrêmes, au-delà de toute mesure, pour noyer la tragédie possible de la double mortalité (individuelle, du genre humain), évoquée à la fin dans la synthèse de l’essai sur le vertige démocratique. La crainte de l’extension de ce type de violence a été analysée par Balibar et d’autres ce qui l’a amené à déplacer radicalement des références civilisationnelles pour poser le pari de l’anti-violence et de la civilité[43].

6. Nihilisme : faire disparaître dans le néant, le vide :  principe de l’hypercapitalisme

Revenons un instant au cas de Teresa. La prise de conscience de la gravité d’un fait matériel s’enchaînant avec d’autres faits de la politique des disparitions au Chili avec des ramifications dans le Cône sud d’Amérique latine a été perçue après coup par une exilée condamnée à l’emprisonnement, à la torture, à la mort, à la disparition. En ce qui me concerne, j’ai pris conscience avec retard de la signification de ce qu’elle me racontait d’une voix blance. Il faut dire que les discours sur la répression, la torture étaient insérés dans les discours sur les droits de l’homme. Que fallait-il comprendre ?

La prise de conscience d’une sorte d’abîme a ébranlé mes catégories théoriques, pratiques. Elle a impliqué un déplacement radical des analyses politiques d’un régime de « dictature » (ici de Pinochet) pour voir, repérer, intégrer non seulement un autre régime politique dans le classement traditionnel, mais une rupture de civilisation à qualifier depuis l’émergence du capitalisme et le développement fulgurant de l’hypercapitalisme que nous avons devant les yeux. Les politiques de disparition ont été notre passé, elles sont notre présent et notre avenir. Elles transforment radicalement les pratiques[44] politiques et philosophiques.

Les disparus sont le spectre « extrême » des politiques de domination, de pillage, d’exploitation, de surexploitation, d’emprisonnement, de déportations, de torture d’assassinats, d’anihiliation, d’extermination. Ils ont déjà existé dans la très longue histoire de l’humanité. Pour ce qui est de la genèse et de la modernité capitaliste, ils ont déjà existé dans le colonialisme où les militaires ont transféré l’invention du dispositif, de l’outil de disparition impliquant notamment la fameuse « opération Condor »[45] inscrite dans la guerre « moderne »[46], de la guerre d’Indochine, d’Algérie, du Vietnam comme des recherches le montrent. Comment comprendre le sens « civilisationnel » des politiques de disparition globalisées où les prisons secrètes de certains pays de l’UE sont inclues ?

C’est une politique de négativité absolue pas dialectisable, la perte d’un acquis des Lumières, le versus contemporain de la négation de l’Habeas corpus Act (montrez le corps), pour assurer la liberté politique de se mouvoir, pour bloquer la prise en compte de l’(in)égalité, qui seule protège des disparitions globalisées. Les corps absents des disparus sans sépulture dans divers endroits de la planète à différents moments historiques sont le spectre extrême de l’hypercapitalisme des disparitions.

Il est possible de considérer les politiques de disparitions dans leurs formes multiples, à des degrés de gravité des formes de répression et de l’absence. Un schème allant des personnes déplacées[47], de la détention, de la répression, à la disparition permet de saisir des continuités dans la violence politique « extrême » de l’hypercapitalisme en articulant disparus (humains) et nouvelles formes de disparitions (humains-nature). L’absence politique de citoyens assassinés, dont la mortalité est ainsi déniée, est liée à des politiques d’extermination nihiliste plus vastes. La philosophie de la radicale disparition se lit  aussi dans les (Missing people) liées aux politiques d’expulsion, à la non reconnaissance du « droit d’avoir des droits », aux politiques d’assassinats individuels et de masse, aux politiques de domination-d’anihilation-destruction-extermination avec l’usage de dispositifs de disparition qui continue aujourd’hui dans des vols spéciaux, en utilisant des fours crématoires, l’effacement systématique de toutes traces des morts. Ces politiques concernent d’innombrables personnes. Les statistiques ne saignent pas disait Koestler.

Aporie. Alors, comment penser, qualifier la violence « extrême » de l’hypercapitalisme représentée par les politiques de disparition qui s’étendent, se transforment ? On ne peut peut plus penser en degrés, en niveaux, en concepts classiques de mesure, en logiques arborescentes, quand on est face à l’innommable, l’incommensirable d’un processus destructeur complexe qui prend une amplitudes et des formes nouvelles, avec des traces du passé. La tendance à le banaliser est observable dans le classement des faits, des catégories, des schèmes connus, ce qui a tendance à en effacer la nouveauté et la gravité. En quoi une telle béance de civilisation pose-t-elle le défi d’affronter, en se déplaçant, l’énigme de la disparition pour (re)penser radicalement la politique du passage du concept de pouvoir dans la tradition de la philosophie, de la théorie politique à celui d’une civilisation de violence « extrême » caractérisée par la banalisation des politiques de disparition.

Les disparus nous rappellent la phrase de Simone Weil, analysant en 1940, L’Iliade ou le poème de la force – en fait le poème de la guerre de Troie, une guerre d’extermination – : « La force… fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. Il y avait quelqu’un, et, un instant plus tard, il n’y a plus personne »[48]. Depuis 1940, la force a radicalisé les massacres de masse. Même les cadavres disparaissent !

« Ces disparus (comme l’est au fond Benjamin dont les restes mortels n’ont jamais été localisés et dont les derniers moments s’entourent d’un mystère persistant qui continue à donner prise aux interprétations les plus variées) sont les témoins à jamais muets, et sans nom pour la plupart d’entre eux, de ce qu’il y a de l’inavouable, de l’inarticulable dans la biopolitique contemporaine, ils sont les témoins de l’actualité persistante de ce régime de la catastrophe tissée dans le présent le plus ordinaire – ils «disparaissent» jour après jour dans un hors champ rigoureux, ils sont les témoins du plus silencieux des désastres – celui qui éprouve la plus grande des difficultés à se constituer aux yeux des opinions européennes comme réalité », écrit un philosophe[49] qui s’interroge sur l’identité des assassins de Walter Benjamin, figure d’exilé du XXe siècle en regard des migrants disparus d’aujourd’hui.

Les politiques de disparition, résistent à l’analyse foucaldienne de la « biopolitique »[50]. La gouvernementalité basée d’abord sur la panoptique de Bentham du contrôle disciplinaire et punitif des populations, plus plus largement sur le pouvoir s’exerçant sur la vie et le vivant ne parvient pas à sortir de l’aporie.

Posons l’hypothèse que les politiques de disparition ne sont pas réductibles au pouvoir de guerre à un moment d’ailleurs où les frontières entre la guerre et la paix sont floues, mais à une transformation qualitative de l’ensemble des rapports matériels, imaginaires économiques, politiques, culturels entre humains et des humains avec la nature.

L’hypothèse nous force à traverser sur les résistances devant l’horreur, à penser aux extrêmes, pour identifier l’hypercapitalisme expansionnisme, ignorant l’effet boomerang de Rosa Luxemburg destructeur, dont le principe ultime est la disparition. Faire le vide. Installer le néant comme principe.

En d’autres termes, ce sont des politiques d’instauration de politiques du non-Etre, du nihilisme politique sur l’ensemble de la planète dans des périodes de « crise », d’effondrement, de destruction. Ce n’est pas par hasard que certains groupes préparent le départ sur la planète Mars[51].

Le développement, la banalisation des massacres de masse, des génocides, des féminicides, des écocides depuis la modernité capitaliste, les politiques de disparition, deviennent l’extrémité prévisible/imprévisible de la « violence extrême ». Politiques de disparitions de personnes, de disparitions de villes de la planète sous l’eau qui monte avec la température, de forêts, d’abeilles, d’insectes, de poissons, rien apparemment ne lie ces  phénomènes, ces deux types de disparitions. Et pourtant… La politique systématique d’appropriation, de saccage expansionniste en arrive à la généralisation banalisée de la disparition, qui est la figure du néant. En ce sens, les disparitions de personnes sont une alerte majeure sur un processus plus global. En avons-nous perçu la gravité alors qu’elle annonçait d’autres disparitions ?

Les politiques de disparition sont devenues le nœud gordien de la politique planétaire appelée à trancher le nœud du néant pour construire une transpolitique intégrant le travail de mémoire et la construction d’un autre imaginaire de la politique pour une alternative radicale à l’hypercapitalisme. C’est une urgence actuelle, vu que ces politiques continuent à se développer à l’échelle de la planète en suscitant à la fois le danger du boomerang de la violence « extrême » et un difficile travail sur des guerres, de mémoire et une nouvelle philosophie de l’histoire[52].

Mais encore faut-il résister aux résistances (au sens de Freud) que provoquent ces faits où l’on peut mesurer les limites extrêmes de destruction et s’interroger sur la condition de la possibilité de la politique et de la philosophie. Est-il possible d’imaginer, de penser aux extrêmes ? Arendt a montré que le déni de la mortalité individuelle, de la mortalité de masse, de la possibilité de tuer « démocratiquement » sont autant de résistances à interroger radicalement.

 Missing People. Les politiques de disparition en viennent à transgresser toutes limites dans les rapports de pouvoir. C’est la destruction philosophique absolutisée, la politique érigée en pouvoir du néant, du non-Etre absolu, de vide. La disparition est, éthymologiquement, dans le sens commun ce qui tend à devenir invisible, ce qui cesse d’exister. Le soldat disparu sur le champ de bataille, le marin disparu en mer sont les deux exemples cités par le Petit Robert.

Un trait est important : le décès n’a pas pu être établi. L’objet que ce soit une personne, un bien, une plante, une fleur, une abeille, un animal, l’eau, le sable, une pierre, n’existent plus. Ce fait important renvoie à la non distinction entre la mort et la vie, à l’impossibilité du deuil et puis du desinvestissement de l’objet (Freud) impliquant une symbolisation qui constitue la civilisation. En clair, la transformation des êtres vivants en chose inerte, le mépris, le refus des rites, des cultes des morts impliquent le refoulement dans le néant du rapport entre humains et entre humains et nature.

Tuer. Les politiques de disparition renvoient à l’interdit fondamental : M’est-il permis de tuer ? et au « Tu ne dois pas tuer », qui n’a plus de fondement mythique, sacré (Dieu). La question, l’injonction, l’interdit sont vides de fondement, sens, de règles, de droit. Vides. Les philosophies du contrat, du droit, des moeurs confrontées à la violence « extrême » illimitée dans l’hypercapitalisme dont le principe sont les politiques de disparition bute sur l’impuissance à poser des limites à la transgression nihiliste imposant le rien, le vide.

Tuer et faire disparaître. Un pas de plus est franchi. Les politiques de disparition sont la non reconnaissance de l’adversaire transformé en « ennemi » radical, en « chose ». Les droits de la guerre reconnaissent des droits à l’adversaire considéré comme faisant partie du genre humain. La règle, ne jamais humilier le vaincu, semble poser le frein au cycle d’une vengeance ultérieure possible. Dans la violence « extrême », les politiques de disparition impliquent une rupture radicale, de la reconnaissance du tabou du principe de réciprocité entre humains de leur être et de leur existence[53].

Disparition dans le non Etre. L’autre – adversaire – en tant qu’Autre – transformé en ennemis est anéanti. Anéantir… de néant. Non existence absolue[54]. Nihilisme. Rien. Vide. Non Etre. Destruction politique, destruction philosophique. Métaphysique du néant, du vide. Après moi le désert. Les politiques des disparitions sont un rapport de pouvoir extrême où est mis en cause par des humains se posant en Dieu, la frontière entre la vie et la mort, non tant d’une vie biologique, que d’une vie et d’une mort politique, cosmique (appartenance à la politique et au monde), qui va au-delà de l’existence post-mortem. C’est la négation radicale de toute justice faite aux vivants et aux morts. C’est l’expulsion radicale du rapport d’humanité ou les humains se considèrent comme semblables et égaux en tant qu’humains. L’existence de l’adversaire faisant partie du genre humain disparaît : ni vivant, ni mort. Chose inerte. Non existence. Non Etre.

En résumé, l’anéantissement pratiquée dans les politiques de disparition n’est pas une punition divine, une catastrophe naturelle. Elle est le fait d’humains qui se prennent pour des dieux. La destruction, l’anihilation, l’anéantissement s’étend du rapport entre humains, au rapport entre humains et nature.

7. De la migration à l’hypercapitalisme

Morts de masse, disparus, destruction de la planète : en bref, c’est le spectre de la politique et de la philosophie au XXIe sièce. Alors disparaître ou exister dans une planète vivante ?

Les réfugiés sur orbite ont montré l’ampleur de la crise du système d’Etat-nation. Les réfugiés climatiques, montrent à leur tour les limites de la planète dominée par les humains.

Plus de terres vierges, plus de bagnes et même plus d’île (comme en Australie), de camps où les parquer par millions dans des conditions infâmes.

Les réfugiés climatiques cherchant des zones non immergées pour protéger leur vie, indiquent autre chose que l’envahissement et le marché de l’asile, de construction des camps, des fils barbelés, des murs.

Quand un président brésilien bloque tout contrôle sur la disparition de la forêt amazonienne, la vie des Indiens qui y vivent et en danger, mais aussi la nôtre avec la disparition de la forêt, à cause des dérèglements climatiques. Quand des multinationales achètent des glaciers par morceaux, comme au Chili, on comprend que la question de l’eau atteint une dimension stratégique et de survie universelle.

La migration crystallise les peurs et se transforme en haine quand elles sont manipulées. C’est le pot de miel de la manipulation politicienne. La haine se retourne contre nous-mêmes.

Le spectre multiforme des disparus dans l’ombre de la mémoire et du présent sont d’une étrange actualité, écrit une historienne argentine[55] travaillant dans un réseau latino-américain sur l’exil. Le spectre des disparus indiquent à la fois le passé, le présent et le devenir du peuple multiple, hétérogène, des prolétaires desexilés du XXIe siècle dans une planète en danger. Les conflits autour de cette aporie sont tragiques. Ils posent de redoutables énigmes au schème des rapports de classe, de sexe et de race mis au défi d’intégrer ce fait dans toute sa complexité et son imprévisibilité.

Les disparus rendent visible l’aporie tragique de la politique et de la philosophie et de la politique : face à un Prométhée aux pieds d’argile, comment les politiques de disparition nous amènent à devoir « penser aux extrêmes » sans consentir au nihilisme ? C’est le défi posé à la pratique philosophique et de la citoyenneté transpolitique.

Mais d’autres faits font plus peur : les campagnes, des continents se vident et les métropoles explosent, les glaciers fondent, l’eau potable manque, le sable devient une denrée rare, les terres sont asséchées, la température et la montée des eaux augmentent, la pollution par le pétrole et le charbon s’étend, la déforestation en Asile et en Amazonie (signifiant la disparition des indiens qui y habitent), la perte de la biodiversité, l’acidité des océans, la disparition des abeilles, des insectes, etc. autant de faits très préoccupants.

Ces faits, avec le regard critique de l’histoire de longue durée, montrent que la logique d’expansion illimitée de l’hypercapitalisme et des politiques de disparition, arrivent à un point de saturation, de rupture. La figure de Cassandre annonçant la catastrophe, les philosophies d’avertissement sont dépassées. Les humains sont au-delà de stratégies « d’évitement des dangers », de « compromis », ou encore de vouloir faire payer aux pauvres la facture écologique.

Le déplacement « stratégique » expérimentée dans la recherche à partir du terrain de la migration, nous à fait passer d’une pensée d’apartheid (séparation, clivage) à une pensée transpolitique intéressée par ce qui est de l’ordre du plus général.

Ce qui est en jeu est non seulement la survie de groupes humains, mais de toute la vie animale, végétale, minérale sur la planète.

Le signal du « climat » n’est que la point de l’iceberg qui rend visible l’hypercapitalisme défini par les politiques de disparition d’humains s’étendant à leur tour aux animaux, aux plantes, aux minéraux jusqu’à l’installation d’un désert.

Aujourd’hui, brandir le chiffon rouge des migrants et même de la peur démographique apparaît comme un anachronisme puérile. La non-contemporanéité évoque plus un mécanisme de défense contre le réel. La Suisse a connu une telle posture dans son histoire. Mais aujourd’hui la situation est plus sérieuse. Elle est globalisée et met en cause la survie des humains et de la planète. Elle est urgente.

On comprend la portée de l’exil de la politique et du monde dans la situation où l’anéantissement, la disparition font partie du réel. Elle est tragique pour le « peuple » des « desexilés prolétaires ». Les politiques de disparitions à toutes sortes de niveaux et sous de multiples formes sont mises au défi de pouvoir être retournées en réinvention de la tragédie[56] aujourd’hui.

La tragédie nous fait saisir à la fois l’histoire de longue durée, le présent et l’avenir : reprendre l’histoire du colonialisme, de l’impérialisme, ses effets boomerang, relire les inventions du capitalisme moderne, totalitaire au XXe siècle, avec un nouveau regard, non tant dans le schème « démocratie-totalitarisme »[57] que dans sa longue genèse de faits aboutissant à l’hypercapitalisme contenant dans son principe la disparition, aux violences actuelles extrêmes banalisées en divers endroits du monde qui dessinent l’avenir et l’absence de solidarité et de responsabilité vis-à-vis des générations passées et futures.

Pour lutter contre la torture et les disparus, résister à la radicalité d’un tel nihilisme destructeur, freiner, bloquer, dévier l’effet boomerang, il s’agit de  réinterpréter l’accumulation primitive, le capitalisme industriel, l’impérialisme, réévaluer les modes de production pour saisir les nouvelles formes de surexploitation dans les bords de l’hypercapitalisme actuel (care, migrants clandestins), mais encore de se déplacer pour changer radicalement de paradigme, de posture. Nommer la « violence extrême », identifier et s’engager dans les alternatives à l’hypercapitalisme en expérimentant la liberté politique de se mouvoir, rendre visible la tragédie que montrent les politiques de disparition.

De multiples expériences d’invisibles nous indiquent des chemins de traverse, de fuite, de ruse, de création politique. L’effet boomerang n’a pas cessé. Il s’est complexifié.  Les luttes existent encore et toujours. Cela implique de regarder avec des yeux lourds du passé, et nourris de cet embarras et de cette aporie, comment nous pouvons les transformer en énigmes dans l’action. La liberté politique de se mouvoir, la justice, l’(in)égalité, l’hospitalité, la solidarité sont à réinterpréter à partir de ce fait de rupture.

La démarche de l’Université libre, de l’essai centrée sur l’élargissement du sens de l’exil, sur son déplacement, son renversement en desexil est un engagement politique, philosophique qui s’y inscrit.

Ces politiques de domination et de destruction capitaliste ont commencé durant la colonie, l’impérialisme, les deux guerres mondiales, la « Solution finale »[58], les bombardements massifs, les millions de soldats, de civils tués. Elles ont été transférées dans les dispositifs du terrorisme d’Etat (Algérie, Philippines, Amérique latine, Afrique, Mexique, Colombie, Guatemala, Tchéchénie, etc. aujourd’hui). Elles continuent sous de nouvelles formes, comme on le voit dans les pratiques des multinationales[59],   les féminicides et le trafic de drogue (tortures, cruauté, disparition des corps, et même utilisation de fours crématoires pour faire disparaître les corps dépecés)[60], les écocides.

8. Le critère qualitatif des politiques de disparition pour évaluer l’hypercapitalisme

Les politiques des disparus sont donc un critère qualitatif majeur politique et philosophique pour évaluer des grandes transformations de l’hypercapitalisme en regard des expériences du « peuple » multiple des « desexilés prolétaires » et de l’axe des pratiques de liberté politique de se mouvoir.

Le spectre multiforme des disparus sont d’une étrange actualité, écrit une historienne argentine[61] travaillant dans un réseau latino-américain sur l’exil. Le spectre des disparus indiquent à la fois le passé, le présent et le devenir du peuple multiple, hétérogène, des prolétaires desexilés du XXIe siècle. Les conflits autour de cette aporie sont tragiques. Ils posent de redoutables énigmes au schème des rapports de classe, de sexe et de race mis au défi d’intégrer le glissement des disparus vers des politiques de disparitions plus vastes, complexes, imprévisibles.

On comprend pourquoi, les politiques de disparition sont devenues des luttes transversales et universelles de transpolitique démocratique. Les luttes des Femmes de la Plaza de Mayo en Argentine avec la revendication radicale du droit au retour des disparus a en quelque sorte radicalisé et universalisé le droit au retour, non seulement dans leur patrie, mais dans l’existence, la politique inscrite dans une planète vivante.

Après l’invasion de Grenade par les Etats-Unis, tout le cône sud d’Amérique latine a été sous le joug d’olygarchies liées aux militaires de la colonisation impériale. Les politiques de disparition mise en œuvre nous apprennent que le mot dictature ne parvient pas à décrire les transformations du pouvoir de domination en Amérique latine.

Par ailleurs, l’actualité nous montre que le « retour à la démocratie » est fragile, limité, incertain, car les militaires ne se sont jamais réellement retirés du pouvoir (au Chili, au Brésil, en Colombie…) avec le danger réel d’un retour (Brésil) à des formes de violence extrême, à la chasse aux opposants, à la torture en tant que politique étroitement liée à l’ypercapitalisme. Le contenu du mot « politique » change. Le rapport entre violence et révolution aussi. S’il ne s’agit pas de « dictature », de quel type de régime, système politique olygarchique s’agit-il ?

On peut suivre le fil de l’histoire philosophique des concepts tels qu’ils existent et se créent, se transforment dans le mouvement de l’histoire. Elle est en quelque sorte dépassée par le rythme  des changements. Pour continuer l’exploration, suivons le fil des déplacements des objets de recherche, des concepts et des terrains dans les transformations de l’action et ce qu’ils nous montrent quant à l’étendue des politiques de disparitions.

En m’inspirant des travaux de la journaliste d’investigation, Monique Robin dont nous avons eu connaissance en travaillant au Chili en 2012, nous avons appris comment les militaires français ont exporté des méthodes de répression, de torture[62], de disparition pratiquées en Indochine et en Algérie, puis transférés dans l’armée des dictateurs argentins, du cône sud d’Amérique latine en coordination avec l’armée américaine.

Son approche nous a d’autant plus intéressés, qu’elle a travaillé sur les liens entre colonialisme et exportation de la répression, en continuant à travailler plus tard sur l’agriculture et l’herbicide phare du Roundup (agent orange) produit par la multinationale Monsanto[63], en co-organisant un Tribunal international des peuples sur Monsanto[64]. En tenant un tel fil rouge d’analyse, nous avons ainsi pu souligner le fait qu’outre la réflexion sur les politiques de répression on est amené à enquêter sur les destructions de la nature, des travailleurs de multinationales de l’agriculture dans ce cas. Il existe un lien historique entre les politiques de répression coloniale, impérialistes, les politiques de répression mise en place en Amérique latine et aujourd’hui avec les prisons secrètes de la CIA qui ont exporté secrètement cet outil en Europe, dénoncées par un juge suisse, membre du Parlement européen, Dick Marty[65] et aussi avec la destruction de la nature.

En s’intéressant aux politiques migratoires, on constate que le lien prend de nouvelles formes sécuritaires, des camps, des prisons dans le cadre de l’Europe des Polices, de Schengen et Dublin et les systèmes d’expulsion, de réadmission et de contrôle (Eurodac) intergouvernementaux concernant les populations (et pas seulement les migrants, ce que montrent des recherches récentes[66]). En observant « les réfugiés climatiques », on constate le lien entre capitalisme et destruction de la biosphère.

Intégrer l’histoire, le présent, l’avenir dans un espace planétaire reconfiguré, implique des déplacements transversaux à la fois dans l’histoire et l’espace des faits, des références, des critères, des sources, du regard déplacé, en mouvement, pour prendre en compte le passage, l’extension des disparus à des disparitions sur la planète qu’exige la construction des luttes de desexil. Est-ce un tel travail d’intégration mémorielle que veulent empêcher à tout prix ceux qui nous enferment, par l’apartheid dans les pays riches, sur les terrains du « nationalisme », de la haine froide des étrangers et aussi l’attaque des conditions de la reconstruction fragile d’une transpolitique démocratique ? Les résistances à dépasser les approches victimaires, humanitaires, sécuritaires, la difficulté à identifier le sens des politiques de disparition est l’énigme de la figure des disparus hier et aujourd’hui.

9. Le travail de mémoire et la transpolitique démocratique

Pour le dire sur un autre registre les politiques de répression, d’extermination, de génocides et de disparition qui continuent[67] malgré l’entrée en vigueur de la Convention de l’ONU sur les disparus[68] et  les luttes hérérogènes –  des Mères de la Place de Mai, des Kurdes contre les destructions de villages,  de la Marche mondiale des femmes, des travailleurs licenciés par General Motors (2008)[69], grève des travailleurs du Bengladesh qui fabriquent nos vêtements jetables – ont lieu dans un même contexte de banalisation de l’expansion hypercapitaliste avec les politiques de disparition.

Ce nouveau type de nihilisme politique des politiques de disparition de l’hypercapitalisme dans son expansion destructrice illimitée est une énigme politique et philosophique abyssale.

L’énigme va bien au­-delà de l’hétérogénéité, de la singularité, de la composition, de l’organisation des mouvements sociaux, des questions posées par l’intersectionnalité, concept développé dans les études de sexe/genre qui est un des axes d’une universalisation en marche. Le spectre des disparus d’hier et d’aujourd’hui, avec la succession des génocides depuis la colonisation, exigent un travail de mémoire.

Il exige un travail politique pour « imaginer » (Castoriadis), penser, « comprendre » (Arendt) sa signification, accompagnant les expériences et des déplacements de nos références de base politiques et philosophiques à la mesure des enjeux de survie de la politique et de la philosophie du « droit de fuite ».

Conclusion : une philosophie, une citoyenneté du « droit de fuite »

En conclusion, la liberté politique de se mouvoir avec nos pieds, dans nos têtes est, le droit de l’homme du XXIe siècle. Une philosophie et une citoyenneté du « droit de fuite » est le renversement du nihilisme en création politique.

Ne plus rien lâcher. Au jour le jour. Pas à pas. Se déprendre des chimères. Ne pas confondre la liberté politique de se mouvoir avec la libre circulation des biens, des capitaux, de la main-d’œuvre. Ni avec la « mobilité »  des CDD au mérite, des sauts de puce en Easy Jet. Ni avec les hochets du mérite.

L’énigme d’une philosophie du « droit de fuite » pour exister sur une planète vivante, c’est inventer des lignes de fuite, des ruses efficaces pour échapper à l’expansion prédatrice, à la chasse, installer une distance de fuite avec le saccage, la destruction, l’anéantissement en cours par des prédateurs de l’hypercapitalisme. La planète nous appartient. Nous désirons continuer à y habiter, à la créer. Les femmes migrantes clandestines ouvrent le labyrinthe de la survie. Dans leurs situations de vie, on a vu qu’elles condensent les logiques de précarisation, d’exploitation, de surexploitation à mort, les saccages qui sont, dans leur logique générale le danger majeur du désert sur la planète.

Nous sommes les exilés, les expulsés de la politique et du monde … Nous sommes le « peuple » des « desexilés de l’exil », des « exilés prolétaires de la globalisation ».

Aux prédateurs : ne nous racontez plus d’histoire. Plus ils sont énormes, plus les mensonges politiques passent ? Nous sommes avertis. Aux Cassandres, nous savons. Nous avons lu le rapport du GIEC et d’innombrables rapports, nous voyons ce qui nous entoure. Le réel saute aux yeux. Il n’est plus dans une distance abstraite difficile à imaginer, impossible à percevoir, à réaliser. Le temps de l’avertissement est passé.

Agir partout. Changer notre style de vie, sortir de la société de consommation expansionniste, c’est important mais ce n’est pas suffisant. Nous connaissons les mesures urgentes à prendre qui ne sont pas prises et qui disparaissent dans les tiroirs. La stratégie implique de mêler le changement des styles de vie et les transpolitiques démocratiques de blocage et de sortie de l’hypercapitalisme de la disparition. Double déplacement radical. Les politiques de disparition nous font aller « aux racines » des dangers pour exister.

Résister aujourd’hui, c’est se déplacer, c’est lutter, c’est à la fois bloquer l’avancée du désert, la destruction des humains et de la planète et sortir de l’hypercapitalisme du saccage pour tout simplement pouvoir exister sur une planète vivante.

Nous étions autocentrés sur la migration, sans même pouvoir prendre acte de l’absence de politique réelle de la migration en Europe et dans le monde. Aujourd’hui, ensemble avec les migrants, les exilés, nous luttons pour la liberté politique de se mouvoir pour survivre et sauvegarder une planète vivante pour tout le monde, y compris en préservant la nature dans le rapport entre humains et nature.

Ni les humains, ni la nature ne sont réductibles à des « choses » inertes. L’énigme des liens entre hypercapitalisme et politiques de disparitions reste ouverte. Là se trouve la radicalité des luttes de desexil de l’exil.


[1] Un exemple sur une entreprise de cryptage en Suisse, Crypto actuellement sur la sellette à cause de liens entre services secrets suisses, allemands, américain (CIA) depuis de longues années.  Grâce à Crypto AG basé en Suisse (canton de Zoug), la CIA était au courant de la liquidation de 30.000 opposants par la dictature Videla en Argentine entre 1976-1981 (entretien d’un ancien employé, Bruno Von Asch, Courrier 18.2.2020).


[1] Voir à ce propos notamment, Coquio Catherine, Le mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, Paris, éd. Armand Colin, 2015.

[2] Pour continuer la recherche, le concept en mouvement des « communs », pas pris en compte ici, serait-il une nouvelle voie ouverte pour reprendre au XXIe siècle par un autre bout les apories, les énigmes de l’hypercapitalisme? Celles et ceux qui y travaillent rejoignent la question radicale que posait Kant :  la propriété commune de la Terre liée à l’hospitalité et à la paix.

[3] Le terme a été inventé pour une psychanalyste pour penser aux armements nucléaires après Hiroshima et Nagasaki. Voir Amati Silvia, « Megamuertos : unidad de medida o metafora ? » Revista de Psicoanalisis, Buenos Aires, no. 42, pp. 1282-1372 (porque accettiamo l’inaccettabile, Sapere, 51, 10).

[4]  Engels F., préface à la brochure de S. Borkheim, A l’intention des patriotards allemandes de 1806-1807, cité dans Lénine,  Paroles prophétiques, Œuvres, t. 27, Moscou, éd. En langues étrangères, 1961, 526-527.

[5] Caloz-Tschopp Marie-Claire, « Rosa Luxemburg : la découverte de l’effet boomerang de l’impérialisme et la liberté », Caloz-Tschopp M.C., Felli R., Chollet A. (co-dir.), Rosa Luxemburg Antonio Gramsci Actuels, Paris, éd. Kimé, 2018, pp. 103-139.

[6] Luxemburg Rosa, « Discours devant le tribunal de Francfort (1914 », in Œuvres, Paris, éd. Sociales, pp. 163-176, 1982b.

[7] La citation de R. Luxemburg est reprise, du Journal du Groupe pour une Suisse sans Armée (GSsA) de février 2019, sans préciser le texte exact de RL, mais on reconnaît bien sa plume.

[8] Arendt Hannah, L’impérialisme, Paris, Points-essais, (1951)éd. française 1982, p. 292.

[9] Freud S., Conférences d’introduction à la psychanalyse (1916-1917), trad. F. Cambon, Paris, éd. Gallimard, pp. 363-364.

[10] Mbembe Achille, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine,  Paris, Karthala, 2000. Pour ce qui est de l’Allemagne coloniale, soulignons une des conséquences dans les pays colonisés : le génocide des Herreros (1904-1908) (Olusaga&Erichsen, 2001). On pourrait parler aussi (ce que R. Luxemburg ignorait) de l’intégration de 4 millions de « gens de couleurs) des colonies comme « capital humain » des empires dans les armées françaises (« tirailleurs sénégalais », anglaises (avec la théorie des « races martiales »). Pour la guerre de 1914-1918, l’Angleterre a engagé 1 million 750 mille indiens et la France 600.000 prolétaires-soldats en provenance de leur colonie. Je ne dispose pas des chiffres pour l’Allemagne. Quant à ce pays, il a tenté de fomenter des révoltes dans les colonies anglaises et françaises pour les affaiblir dans la concurrence inter-empires. Rosa Luxemburg ne disposait pas de ces informations. Hannah Arendt n’a pas intégré ces faits, si ce n’est par le biais de l’esclavage.  L’analyse de l’effet boomerang pourrait être complété par ces faits. 

[11] Sassen Saskia, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Paris, Gallimard, 2014.

[12] 3 km de cendres sur le chemin du camp d’extermination de Treblinka, par des enfants de 11-13 ans ensuite exterminés à leur tour. Voir notamment à ce propos, Apresian V., « Les enfants du chemin noir », Ehrenbourg I, Grossman V. (dir.), Le livre noir, Paris, éd. Solin-Actes sud, 1995, p. 904-9012.

[13][13] Voir à ce propos l’étude de l’OIM, sur l’identité des migrants qui ont trouvé la mort, disparu en route ou aux frontières étatiques : Laczko Franck, Black Julia, Singleton Ann (eds) : Fatal Journeys, vol. 3 : Improving Data on Missing Migrants, Genève, 2017. Les 2 premiers volumes (2017) peuvent être télédéchargés sur le site de l’OIM sous le nom Fatal Journeys. Un des buts est de permettre en identifiant les personnes, d’en porter le deuil.

[14] « Violence sociale extrême : les deux fronts de la survivance psychique », Amati Sas S. Caloz-Tschopp M.Cl, Wagner V., Trois concepts pour comprendre Jose Bleger, Paris, L’Harmattan, 2016, 69-83.

[15] Concept avancé par André Tosel. Voir, ses travaux sur Gramsci dont il est un spécialiste de l’oeuvre, la globalisation capitaliste, la guerre et un livre qui lui rend hommage : Ducange Jean-Numa, Jaquet Chantal, Plouviez Mélanie (coord.),  La raison au service de la pratique, Paris, éd. Kimé, 2019.

[16] Batou Jean, « Big bang des marchés et migrations une perspective longue, 18e-21e siècle », Caloz-Tschopp M.C., Dasen P. (dir.), Mondialisation, migration et droits de l’homme : un nouveau paradigme pour la recherche et la citoyenneté, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp. 581-611.

[17] Federici Silvia, Caliban et la Sorcière, Genève-Paris-Marseille, 2014.

[18] Fraser Nancy, « Contradictions of capital and Care (Social Reproduction) New Left Review 100, July-Aug 2016 ; « Derrière « l’autre secret » de Marx. Pour une conception élargie du capitalisme », Les Temps Modernes, no. 699, juillet-septembre 2018, p. 2-24. Je remercie Edouard Delruelle pour ses précieuses informations.

[19] Harvey David, Le nouvel impérialisme, Paris, Les prairies ordinaires, 2010 (2003).

[20] Monnier Laurent, L’apartheid n’est pas notre passé. Il est notre avenir. Texte sur le site : exil-ciph.com

[21] Rigouste Mathieu, Etat d’urgence et business de la sécurité. Entretiens avec Mathieu Rigouste, niet-editions.fr, 2016.

[22] Je ne peux pas aborder dans cet essai les multiples incidences de l’évolution du contexte. Pour le dire très brièvement, nous sommes mis au défi de construire à la fois une nouvelle anthropologie politique après « l’humanisme universaliste » de la bourgeoisie qui a accompagné l’effacement de la place du « peuple » devant la « nation » (Déclaration de 1789), l’esclavagisme, le colonialisme, ses apories et plus fondamentalement (lisibles dans les conflits entre les rapports de classe, de sexe, de race, le pillage de la nature, la guerre imprévisible qui met en cause la tradition du « pouvoir » dans la philosophie politique) et une nouvelle ontologie politique (définition du « monde », place des humains dans le monde, rapport humains-nature, etc.).

[23] Cortázar Julio Argentina: país de alambradas culturales. Barcelona, ed. Muchnik, 1984, p. 19.

[24] Dans le cadre du Programme du CIPh, lors de l’étape du Chili, j’ai traduit et édité avec une collègue sociologue chilienne, réfugiée des textes importants à ce sujet.  Caloz-Tschopp M.-C., Veloso Bermedo T., (dir.), Tres feministas materialistas. Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Paola Tabet. Exilio, Apropriacion, Violencia (vol. I, 460 p.), Racismo/Sexismo, Esencializacion/naturalizacion, Consentimiento (vol. II, 415 p.), Concepcion, Chili, ed. Escarapate, 2012. Accessible en ligne aux éditions L’Harmattan, Paris.

[25] Veloso Bermedo Teresa, Franchir le seuil de la douleur extrême. Une expérience de résistance à la torture, à la disparition exterminatrice dans la dictature chilienne (1973-1990), Paris, L’Harmattan, 2018. Ce livre est une des publications du Programme Exil-Desexil du Collège International de Philosophie que j’ai dirigé. Voir aussi le site : exil-ciph.com

[26] Voir les enregistrements et le numéro spécial de la Revue en ligne (Re)penser l’exil sur « l’autre 11 septembre » : exil-ciph.com

[27] Les enregistrements et les publications des articles dans la revue en ligne, Repenser l’exil se trouvent sur le site : exil-ciph.com

[28] A ce propos, voir les travaux de Maren et Marcelo Vignar sur la torture. Pour certains de leurs articles, voir : exil-ciph.com

[29] Caloz-Tschopp M.C., « La practica del postulado exploratorio del total-liberalismo », texte extrait et traduit en espagnol, de, Caloz-Tshopp M.C., Résister en politique, résister en philosophie avec Arendt, Castoriadis, Ivekovic, Paris, La Dispute, 2008.

[30] Un rapport pour la Trilatérale de S. Huntington, le théoricien du « choc des civilisations », envisageait une correction des excès de démocratie des années 1960. Voir Crozier M., Huntington S., Watanuki J., The Crisis of Democracy. Report on the Gouvernability of Democraties to the Trilateral Commission, New York, University Press, 1975.

[31] En Argentine, des statistiques parlent de 2.000 personnes qui ont fait partie des vols de nuit ; on ouvrait parfois les corps des condamnés à la disparition pour qu’ils soient mangés par les requins et ne réapparaissent pas.

[32]  Informe de la Comision Nacional Sobre la Desaparicion de Personas, (pres. Ernesto Sabato), Nunca mas. Buenos Aires, 1984.

[33] Gatti Gabriel, El detenido-desaparecido, Montevideo, Trilce, 1988. Bucheli G. et al., Vivos los llevaron… Historia de la lucha de Madres y Familiares de Uruguayos Detenidos Desaparecidos (1976-2005), Montevideo, Trilce.

[34] Forton J., 20 ans de résistance et de lutte contre l’impunité au Chili (1973-1993), Genève, éd. CETIM, 1993. Voir aussi, Salazar Gabriel, Villa Grimaldi.Historia, testimonio, reflexion, Santiago de Chile, ed. LOM, 2013 ; Ligue internationale pour les droits et la libération des peuples, Impunity. Impunidad. Impunité, Genève, 1993.

[35] On pense au génocide arménien, à la « Solution finale » nazie, aux génocides coloniaux, et actuels et aussi aux récentes déclarations de certains gouvernements de refermer les travaux de mémoire et de poursuivre les survivants, etc..

[36] Entre les gouvernements, les militaires, les forces de police formées par les forces de répression anticoloniales (France) ou étatsuniennes, il existe des « pactes du silence » sur les pratiques de répression et de disparitions qui ne sont pas levés, empêchent les recherches, le travail de mémoire, le deuil et imprègnent les politiques actuelles de contrôle, de répression, de disparitions de leaders sociaux, de syndicalistes (« ils l’ont tué, il s’est suicide », de groupes de populations, féminicides, assassinats d’étudiants, d’indiens, de populations des bidonvilles… (Mexique, Brésil, Guatemala, Colombie…).

[37] Cela est aussi le cas du viol des femmes en temps de guerre.  Qui sait que le viol dans ces conditions est un crime contre l’humanité imprescriptibles ?

[38] Voir notamment, Semelin Jacques, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Point-Essais, (2005.

[39] C’est à Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin, deux juristes originaires de Lemberg, qui jouèrent un grand rôle dans le procès de Nüremberg, que l’on doit la création de la notion juridique de « crime contre l’humanité » et de « génocide ». Voir à ce propos un travail très intéressant, Philippe Sands, Retour à Lemberg, Paris, Albin Michel, 2017. Voir aussi, Becker Annette, Messagers du désastre, Raphaël Lemkin, Jan Karski et les génocides, Paris, éd. Fayard, 2018.

[40] Anne Amiel, La non-philosophie de Hannah Arendt. Révolution et jugement, Paris, PUF 2001.

[41] Les débats sont nombreux en provenance de sources, de savoirs, mettant l’accent sur des facteurs très divers (lien entre histoire de longue durée et modernité capitaliste dans les théories et les philosophies de l’histoire, caractérisation de systèmes et régimes politiques, industrialisation, colonisation, transformation de la violence « extrême », de la cruauté, distinctions entre massacres de masse et le concept juridique de « génocide », etc.. Voir notamment, Henninger Laurent, « Industrialisation et mécanisation de la guerre, sources majeurs du totalitarisme des XIXe et XXe siècle », Asterion, no. 2, 2004, Grangé Nicole, « Les génocides et l’état de guerre », Asterion, no. 6, 2009. Voir aussi les travaux d’Enzo Traverso.

[42] Brepohl Marion, « La condition d’invisibilité à partir de la perspective transnationale : l’exemple de la Namibie », Caloz-Tschopp M.Cl., Wagner V. (dir.), Vivre l’exil. Explorer les pratiques d’exil. Le desexil en jeu. Une expérience d’Université libre, Paris, L’Harmattan, 2019.   

[43] Balibar Etienne, Violence et Civilité, Paris, Galilée, 2010.

[44] Pour les détails du fait et une réflexion menée après coup, voir la postface du livre de Teresa Veloso Bermedo.

[45] Voir notamment, Dinges John, les années Condor, Paris, La Découverte, 2012 ; voir aussi pour la France, les explications du colonel Roger Trinquier, sur la torture et son livre sur la guerre moderne, écrit dans les années 1950 et repris aux éditions Economica en 2012.

[46] Plusieurs publications, dont celle traduite en espagnol d’un historien américain du MIT calcule que les politiques bellicistes, d’exception de la Maison blanche américaine et de ses alliés ont causé depuis 1970, entre 50 et 80 millions de morts dans les guerres conventionnelles et des nouvelles formes de guerre (guerres localisées, opérations occultes, spéciales, torture, attaque des droits civils, modernisation de la guerre cibernétique). Dans son livre, il s’arrête sur l’opération Condor en Amérique latine. Dower John W., El violento siglo americano, Castells Auleda, Critica, 2018.

[47] OIM, Consultoria para los Derechos Humanos y Desplazamiento, Destierros y desarraigos, Bogota, 2003. La Colombie est un des pays qui, à cause de la « Violencia », guerre civile prolongée a connu le plus grand nombre de déplacés en Amérique latine.

[48] Weil Simone, L’Iliade ou le poème de la force, Paris, éd. de l’éclat, 2014, p. 19. Son texte est un approfondissement des derniers chants de l’Iliade.

[49] Brossat Alain, Qui a tué Walter Benjamin ? Le texte se trouve sur le site : exil-ciph.com

[50] Voir notamment à ce propos, Foucault Michel, Il faut défendre la société, Paris, éd. EHESS, Gallimard, Seuil, 1976.

[51] Dindo Richard, Les rêveurs de mars, film d’un réalisateur indépendant suisse, 2009.

[52] Sanchez Gonzalo G., Guerras. Memorias. Historia, Medellin, ed. La Carreta Historica, 2006.

[53] L’habeas corpus indique l’inscription de l’égalité entre humains du genre humain, où tout homme qui détient quelqu’un dans un rapport de domination, est tenu de « montrer le corps » de son adversaire.

[54] Dialogue dans un camp d’extermination durant la deuxième guerre mondiale : – Le prisonnier : « Qui suis-je ? » – Le bourreau : « Tu n’as jamais existé ».

[55] Elle a écrit un excellent article à partir de l’œuvre et des actions de l’écrivain Julio Cortazar qui en son temps a lutté contre les disparus en Argentine et travaillé pour la mise sur pied d’une Convention de l’ONU sur le sujet (version espagnole et française, dans un livre et la revue en ligne « Repenser l’exil »). Voir Jensen Silvina, Exilio y desexilio enel pensamiento de Julio Cortázar. Del exilio como “disvalor” al exilio que combate el “infierno de los desaparecidos” », Exil et desexil dans la pensée de Julio Cortazar. De l’exil comme dévalorisation à l’exil qui combat l’enfer des disparus », Caloz-Tschopp M.C., Wagner V., Vers le desexil. Démarches. Questions. Savoirs. Le desexil en jeu. Une expérience d’Université libre, Paris, L’Harmattan, 2019.

[56] La tragédie n’a pas forcément disparu dans le nihilisme nazi au XXe siècle, même si la tentative de la « liquider » par le programme nazi a été une réalité effarante. Une approche philosophique antidéterministe de l’approche de l’histoire et du présent repensée après les faits du XXe siècle, permet le déplacement et le renversement du constat. Voir sur le sujet, Kahn Laurence, « La liquidation de la tragédie », Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse, Paris, PUF, 2018, pp. 173-205.

[57] Ce schème a été utilisé largement en France pour lire l’essai d’Arendt (en pesant même sur la traduction de son œuvre en français), Les origines du totalitarisme, en fait pour disposer d’outil pour critiquer le stalinisme et même le marxisme. Il a caché l’originalité des travaux d’Arendt et en plus il a été une négation de la genèse et de l’importance historique complexe de l’émergence du totalitarisme (Conquista, colonialisme, impérialisme). Voir à ce propos, notamment, Traverso Enzo, L’histoire comme champ de bataille, Interpréter les violences du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2011.

[58] Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, trad. M.F. de Palomera, Paris, Fayard 1985; Ilya Ehrenbourg, Vassili Grossman, Le livre noir. Textes et témoignages, trad. sous la direction de M. Parfenov, Paris, Solin-Actes Sud 1995; Saul Friedländer, L’Allemagne nazie et les Juifs, I – Les années de persécution 1933-1939, trad. M.F. de Paloméra, Paris, Seuil 1997.

[59] Voir par exemple, la liste des actions en cours contre des multinationales par le syndicat UNIA en Suisse : enfants travaillant dans les mines d’or et les plantations de cacao ; droit au travail foulé au pieds et populations locales chassées par Glencore ; pesticides Syngenta qui empoisonnent les paysans indiens ; violation des règles de sécurité fondamentales chez LafrageHolcim, mars 2017.

[60] Saviano Roberto, Extra pure. Voyage dans l’économie de la drogue, Paris, Folio, 2014.

[61] Elle a écrit un excellent article à partir de l’œuvre et des actions de l’écrivain Julio Cortazar qui en son temps a lutté contre les disparus en Argentine et travaillé pour la mise sur pied d’une Convention de l’ONU sur le sujet (version espagnole et française, dans un livre et la revue en ligne « Repenser l’exil »). Voir Jensen Silvina, Exilio y desexilio enel pensamiento de Julio Cortázar. Del exilio como “disvalor” al exilio que combate el “infierno de los desaparecidos” », Exil et desexil dans la pensée de Julio Cortazar. De l’exil comme dévalorisation à l’exil qui combat l’enfer des disparus », Caloz-Tschopp M.C., Wagner V., Vers le desexil. Démarches. Questions. Savoirs. Le desexil en jeu. Une expérience d’Université libre, Paris, L’Harmattan, 2019.

[62] Robin Marie-Monique, Les escadrons de la mort. L’Ecole française, Paris, La Découverte, 2004 ; + Film documentaire.

[63] L’ancien Ministre Nicolas Hulot a déclaré que Monsanto avait engagé une campagne diffamatrice à son endroit (Le Monde, 21.2.2019).

[64] Robin Marie-Monique, Le Monde selon Monsanto, Paris, éd. Arte. De la dioxine aux OGM. Le Roundup face à ses juges, Paris, La Découverte, 2017 avec un film à Arte-Editions.

 il est temps que l’Europe fasse la lumière sur les détentions secrètes » [archive], Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 21 août 2009 (communiqué de presse).

[66] Soysüren Ibrahim, L’expulsion des étrangers en France, en Suisse et en Turquie, Neuchâtel, éd. Alphil, presses universitaires suisses, 2018. Voir la bibliographie de cette thèse.

[67] Même dans les pays qui ont subi des dictatures en Amérique latine, par exemple ; en Argentine, au Chili elle a touché récemment des Indiens Mapuche, au Mexique, des étudiants, en Colombie des syndicalistes…

[68] ONU, Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, New York, 20.12.2006. Voir plus récemment, Troisième Commission de l’Assemblée générale du 17.10.2019 : Les disparitions forcées, la migration et la liberté de conviction (AG/SHC/4269).

[69] Goldstein Amy, Janesville, une histoire américaine, Paris, éd. Christian Bourgois, 2019.


[1] J’emprunte ce concept à André Tosel.


* Chapitre de l’essai Caloz-Tschopp Marie-Claire, La liberté politique de se mouvoir. Desexil et création : philosophie du droit de fuite, Paris, Kimé, 2019, partie 10.