Liste de quinze propositions pour la recherche et la citoyenneté (extrait introduction générale de la recherche, volume I, 2007)

Marie-Claire Caloz-Tschopp

En guise de conclusion,voici quinze propositions principales émanant des travaux de la partie « Société ». Pour mieux les situer, nous engageons le lecteur à se référer aux textes des chercheurs du présent volume. Elles accompagnent le travail de citoyenneté transnationale, la démarche interdisciplinaire de recherche pour installer un nouveau paradigme en matière de politiques migratoires et des Droits de l’homme et tenter de traduire de manière limitée les exigences philosophiques traduites en praxis dans la recherche et la citoyenneté. Ces propositions concernent des actions sur le cadre politique, sur les Droits de l’homme et sur la recherche.

Les quinze propositions sont formulées en vue d’une éventuelle mise en place d’un observatoire (une des idées du projet de recherche), de futurs projets de recherche, et aussi pour la mise en place de modules de formation interdisciplinaires dans l’Education formelle et informelle, obligatoire et de formation continue et pour le processus de mise en réseaux à élargir :

1. promouvoir des modèles théoriques interdisciplinaires, inter-expériences et de mise en réseaux transnationaux et locaux développant le travail critique et créatif, où travaillent ensembles les migrants, les acteurs de la recherche et de la citoyenneté en vue de nouvelles pratiques d’espace public qui lient travail de connaissance et engagement, travail sur la position de chercheurs dépassant des paradigmes de concordance, de neutralité, d’équilibre pour assumer la réalité des conflits que révèlent la migration dans la mondialisation (Caloz-Tschopp, Kumar Badchi, Baggio, Laacher).

2. promouvoir des politiques éducatives internationales, régionales, locales (Marin & Dasen) encourageant la mise en contexte des faits, l’apprentissage d’exercice de l’autonomie de la pensée basée sur la critique et la création, une approche interculturelle dans toutes les actions de formation, de « traduction active entre les cultures » (Glasson-Deschaume), l’intégration de l’histoire, le travail sur les conflits économiques « nord-sud » (Kumar Badchi), politiques, anthropologiques, éthiques (Baggio), moraux autour de la paix et de la justice, l’égalité et de la liberté, en clair la redécouverte de la démocratie à l’Ecole, dans une Cité ouverte au monde.

3. promouvoir le renforcement d’actions et de recherche sur les conflits entre paradigmes de description, d’évaluation du processus de mondialisation et de migration (Carratero, Batou, Caloz-Tschopp), sur la fracture nord-sud, sur les liens entre ressources, économie et migration, (décalage entre les richesses, les besoins des pays et les profits, les actions des multinationales dans ces pays, sauvegarde et contrôle des ressources, des fruits du travail, concurrence déloyale par les subventions à l’exportation des produits agricoles par les pays riches au détriment des pays du « sud »[1], remboursement des coûts de formation de la main-d’œuvre, suppression de la dette, développement et inégalités, élargissement des outils statistiques pour une meilleure connaissance de la migration, etc).

Dans la recherche ont été spécialement évoquées la préservation et le contrôle des ressources naturelles (Kumar Badchi), les formes d’exploitation spécifiques des femmes migrantes (Moreno-Fontes, Lesselier & Ollagnier) l’exigence de la gratuité des transferts de fonds des travailleurs migrants (Camille) le remboursement des frais de formation aux pays du sud pour la fuite des cerveaux du tiers-monde (Caloz-Tschopp, les partenariats inégalitaires entre pays d’immigration et d’émigration dans la division du travail des politiques sécuritaires (Lahlou), statistiques plus réalistes sur la migration (Legoux), par exemple, dans les profils de compétences invisible des migrants.

4. promouvoir des recherches interdisciplinaires et des expérimentations sociales sur l’importance du maintien et la forme d’un cadre politique global (que peut être un Etat mondial aujourd’hui et comment s’articulent des cadres pour des pratiques locales, régionales et globales ?), son affaiblissement en terme de politique et de droits par le processus de mondialisation et par un certain retour des nationalismes, sur l’articulation entre le cadre étatique national, intergouvernemental, transnational dans sa diversité selon les régions du globe et d’autres formes de cadres politiques pour l’exercice de la « démocratie du passage » et des Droits de l’homme dans les migrations (villes, diasporas[2], élargissement des acteurs dans le travail de mobilisation multilatéral, etc.).

5. renforcer l’ONU (Kumar Badchi) comme cadre international de débat et de décisions notamment en matière de politiques migratoires, du droit d’asile, du droit du travail, de l’environnement, des ressources, du commerce, en accordant une place importante aux mouvements de contre-pouvoir, plutôt que d’opter pour des politiques bilatérales d’accords entre Etats ou de politiques d’aide au développement bi-latérales liées à la condition pour les pays d’origine de réacceptation des migrants renvoyés de force.

6. promouvoir tous les moyens structurels et d’action pour une application systématique et effectif des Droits de l’homme dans les politiques économiques, les lois nationales, régionales, internationales des migrations et du droit d’asile et leur intégration dans le corpus du droit international public. Les Droits de l’homme s’inscrivent dans l’ensemble des lois et des droits et leur remise en cause se traduit par une atteinte aux droits de toutes et de tous et à tous les droits.

7. renforcer les outils théoriques et pratiques de dénonciation de violations des Droits de l’homme par les Etats-nations ou par tout autre acteur intergouvernemental ou para-gouvernemental devant le Conseil des droits de l’homme, les Cours régionales (Europe, Asile, Amérique) et lancer une réflexion sur  un organe de contrôle et de sanction juridique élargi pour l’application des Droits de l’homme dans les politiques migratoires et du droit d’asile dans un cadre planétaire (proposition de M. Chemillier-Gendreau dans la recherche actuellement à l’étude)[3]. Dans le processus d’élaboration d’un cadre pour une communauté politique, un tel renforcement ne vise pas à renforcer le pouvoir des juges au mépris des autres pouvoirs (exécutifs, parlementaires, contre-pouvoirs). Elle n’est qu’un des éléments global du puzzle, mais un élément dont on saisit mieux l’importance après les expériences historiques entre le XVIIe et le XXe siècle en Occident en prenant en considération les étapes d’impérialisme, de colonisation et de post-colonisation.

8. intégrer la triple exigence d’une connaissance critique des catégorisations du système juridique d’Etat(-nation)[4] sexistes, nationalistes, racistes. La construction des droits, des Droits de l’homme y compris dans le cadre du droit international public exige une dénationalisation et déterritorialisation, un rattachement des droits à la personne[5], une décentration interculturelle, historique et spatiale dynamique de la pensée, des principes, des valeurs, des pratiques, de la responsabilité, etc.

9. intégrer l’hospitalité dans les Constitutions nationales, la Constitution européenne, de toutes autres Constitutions régionales et son maintien par le droit d’asile notamment dans l’application par chaque Etat et la Communauté internationale de la Convention sur les Réfugiés de 1951 et du Protocole de 1967 en intégrant les nouvelles persécutions (sexe, persécutions non étatiques, déserteurs, par exemple), les transformations du cadre politique, des acteurs et des nouveaux agents de persécution.

10. exiger la ratification de la Convention des travailleurs migrants par les Etats d’immigration (et non seulement par les Etats d’émigration), en accordant une attention spéciale aux droits des femmes migrantes et des sans-papiers (un des instruments du droit d’être là, Dolivo & Tafelmacher).

11. travailler activement dans la recherche et la citoyenneté pour l’instauration du droit de vote aux étrangers au niveau communal, cantonal, national et continental.

12. exiger, développer l’intégration des Droits de l’homme dans tous les codes de déontologie des professionnels du service public, des médias et des entreprises privées qui s’occupent de migrants et de réfugiés, avec une attention spéciale à l’adéquation entre le respect et le renforcement des Droits de l’homme et le « droit de fidélité » dans le service public (Subilia, Abboub & Lazarus).

13. promouvoir une intensification des moyens (structurels, financiers, programmes) de recherches sur les femmes migrantes de la part des Etats, des organisations internationales, des ONG et dans la perspective d’un nouveau paradigme, la prise en compte dans l’angle d’attaque théorique et méthodologique de la perspective genre. Les parcours des femmes migrantes ou exilées ainsi que l’expérience des groupes de femmes agissant pour leurs droits et contre leurs oppressions spécifiques permettent d’éclairer les transformations des migrations et d’interroger les dispositifs politiques et législatifs mis en place en Europe, rappellent C. Lesselier et E. Ollagnier.

14. développer des analyses sur les politiques de marchandisation des migrations et discours, sécuritaires et discriminateurs (Fiala), le racisme actuel[6] aux frontières de l’Europe en lien ou non avec le nationalisme (purification ethnique) à la lumière des acquis théoriques sur le racisme moderne et les recherches actuelles sur le racisme qui devient un modèle de gestion politique de la discrimination, voire d’une politique de déchets, de jetable. Dans le même domaine, encourager des analyses critiques des modèles théoriques contradictoires, des discours sur « l’utilitarisme » y compris dans ses formes anti-utilitaristes et développer en philosophie politique une évaluation des théories du « biopouvoir » à la lumière de l’idéologie raciste moderne et d’autres théories néo-conservatrices et aussi les nouvelles conceptualisations théoriques alternatives (Caloz-Tschopp).

A ce niveau, accorder une attention spéciale aux formes de naturalisation, de biologisation (racisme, sexisme) du pouvoir bien présent en matière d’étrangers, de détention, de torture, des nouvelles formes de violence, d’usage des corps, des politiques de « gestion » de la vie et de la mort. Ces questions impliquent un approfondissement des questions de recherche sur l’articulation entre exploitation, surexploitation, violences et pratiques d’humains superflus, jetables dans les politiques de la main d’œuvre, les politiques migratoires et du droit d’asile et dans d’autres secteurs.

Cibler les travailleurs clandestins pour soi-disant lutter contre le racisme est une politique hypocrite et cynique, alors que le travail clandestin est structurel aux économies des pays riches et que les mesures contre les passeurs sont limitées. Ce qui est en jeu dans un tel ciblage, qui est un des maillons de la chaîne des « expulsions » de la vie en société est bien un modèle de représentation des rapports sociaux dans la mondialisation actuelle.

15. poursuivre la recherche critique sur des mythes dominants illustrant les migrations, l’exil et le racisme moderne et aussi les nouvelles formes de domination et de lutte et de résistance

Caloz-Tschopp Marie-Claire, Genève, 2007

Recherche Université de Genève et Lausanne – RUIG, BIT, HCR
Mondialisation, Migration, Droits de l’Homme
Colloque de Genève 2006, éditées dans les Actes de 2007


[1] J. Ziegler, rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation auprès de la Commission des droits de l’homme de l’ONU propose à l’Europe de supprimer les 349 millions de dollars de subvention à l’exportation de ses produits.
[2] En terme empirique, je pense d’une part aux études sur les villes qui relaient en importance les Etats (voir notamment en français, les travaux de Sassen S., L’espace et l’emploi dans l’économie globale informatisée, situe Metropolis, 2004 ; « Des villes au-delà de l’Etat », Libération, 28 juillet, 2003, par exemple),  et d’autre part l’abondante littérature interdisciplinaire sur les diasporas.
[3] Voir précisions sur cette proposition dans la note 18, p. 41 du premier volume de la recherche.
[4] En intégrant le fait, qu’en matière d’étrangers, on se trouve souvent dans une zone « d’infra-droit ». Voir, Lockack D., Etrangers de quels droits ? PUF, Paris, 1985.
[5] Autour des années 1920, des austro-marxistes autrichiens ont déjà proposé de rattacher les droits aux individus et non à l’Etat. Voir Bauer O., La question des nationalités et la social-démocratie, Montréal, éd. Arcade, 1987, 2 vol. ; en prenant la question par un autre bout, la figure de l’apatride apparue elle aussi dans les années 1920, montre bien l’aporie des catégories et du raisonnement juridique enfermé dans la logique, la territorialité, la souveraineté de l’Etat(-nation).
[6] Remarquons que le racisme au Maroc exprimée la métaphore que décrit M. Lahlou dans le texte de ce volume, ne renvoie pas à une naturalisation biologisante, mais compare plutôt les migrants à des criquets (à un fléau de l’ordre de la catastrophe naturelle).