Derrière le droit, le spectre de la Justice [1] (2004)

Marie-Claire Caloz-Tschopp

Antigone aujourd’hui se bat pour l’application de la loi dans la défense du droit d’asile dans le canton de Vaud (article B. Clément, 12.10.2004). Dans l’histoire de Sophocle, le roi Créon défend l’ordre de la Cité en bafouant le culte des morts par son refus de faire enterrer son fils. Antigone couvre le corps de son frère de terre. Elle est condamnée à mort pour son geste. Aujourd’hui dans le canton de Vaud, Antigone ne s’affronte pas à son père. Elle le remplace parce qu’il a démissionné. Parce qu’il a oublié des vertus de gouvernance politique : le courage, la lucidité, la mémoire. Face au démantèlement de l’Etat de droit et dans une vision constructiviste des droits, la désobéissance civile est un acte d’autorité et de responsabilité civique. Dans l’histoire suisse, cet acte public à diverses époques a été le fait de citoyens, de fonctionnaires et aussi de cantons dans le domaine du droit des étrangers comme l’a bien rappelé l’historien Marc Vuillemier[2]. Pourquoi donc insister sur les dangers de disparition de l’Etat de droit aujourd’hui, se demande-t-on à la lecture de l’article de B. Clément ?

Il est vrai que la loi sur l’asile depuis 1979 a été le terrain d’une succession inquiétante d’atteintes du droit d’asile au rythme des révisions de la loi sur l’asile et des ordonnances d’application. En clair, une mise en cause de l’Etat de droit. Beaucoup d’habitants en Suisse s’étaient battus pour la construction de l’Etat de droit dans ce domaine. Depuis qu’il existe dans une loi, ils se battent contre son démantèlement. C’est ainsi qu’il faut comprendre les actes de  désobéissance civile ces dernières années de citoyens et même de cantons, dont le canton de Vaud aujourd’hui. La timide solidarité exprimée par des citoyens,  des parlements, des autorités d’autres cantons montre les frontières mentales du cantonalisme et l’oubli de l’histoire suisse alors qu’ils connaissent les mêmes problèmes.

Fragilité des droits

Le démantèlement a commencé dès l’instauration de la nouvelle loi sur l’asile en 1979. Dans les luttes de ces 40 dernières années pour le droit d’asile, le droit avait fait des progrès avec l’instauration d’une loi sur l’asile suisse plus progressiste que la Convention de 1951 (HCR-ONU) au niveau de la définition de la notion de réfugié et de l’instauration du fameux principe de non refoulement. L’innovation suisse au niveau de ce principe a d’ailleurs été reprise par l’ONU. En quoi un tel principe est-il fondamental ? Il traduit l’hospitalité en droit de protection de la vie et de la liberté non plus seulement quand des étrangers entrent dans l’Etat,  mais aussi quand ils en sortent par force (expulsion).  On peut regretter d’ailleurs que l’hospitalité ait été traduite en droit dans une loi particulière (droit d’asile), sans figurer dans les Constitutions cantonales, ni dans la Constitution fédérale.

En observant la (dé)construction des droits, on ne peut qu’être frappé par le double mouvement d’affirmation du droit d’asile et sa mise en cause immédiate. Elle rappelle la fragilité des droits. Dès les années 1980 l’institutionnalisation de la politique de « dissuasion » (1980) et des expulsions (1990) a commencé. Les refuges dans des villes suisses (Genève, Zurich, Lausanne, Berne, à Stans avec Marguerit Spichtig), les affaires Musey et Maza ont marqué la mémoire collective. Le démantèlement du droit des étrangers et du droit d’asile connaît aujourd’hui une nouvelle étape à l’échelle de l’Europe très préoccupante avec ce qui est appelé « l’externalisation », l’installation de camps en dehors des frontières européennes. Le récent accord entre Kadhafi et Berlusconi, les expulsions de masse depuis l’Italie, la détention illimitée en Angleterre en sont des exemples. Le 5 novembre prochain, 25 chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE vont voter des crédits importants pour la création de « portails d’immigration », ou de « centres d’assistance », en fait la création de camps-prisons de l’autre côté de la Méditerranée où seront emprisonnés des étrangers qui demandent protection à l’Europe (interdiction d’entrée, expulsions). Cette mesure s’inscrit dans la précarisation, l’insécurité physique, politique, sociale des laissés pour compte de la mondialisation. Ce qui se passe aujourd’hui dans le canton de Vaud n’est donc pas qu’une question locale.

Apartheid

En Suisse, les étrangers sont mis souvent en position de bouc émissaire depuis qu’existe l’Etat-nation qui a instauré une vie politique nationale basée sur l’apartheid comme l’a bien rappelé le politologue Laurent Monnier[3].  L’histoire suisse est émaillée de faits comme la création de la police fédérale des étrangers,  la LSEE 1931, avec une politique de rotation de la main d’œuvre (permis), l’Ueberfremdung et ses suites dans la politique d’immigration – initiative Schwarzenbach dans les années 1970 – du droit d’asile dès les années 1980, la nouvelle loi sur les étrangers en débat. Ch. Blocher et l’UDC tirent sur les étrangers en les dépeignant comme des profiteurs ou des délinquants. Le bouc émissaire cache la cible réelle de leurs attaques. D’autres groupes de population prennent déjà le relais (travailleurs précarisés, chômeurs, AI, AVS, étudiant-e-s, personnes âgées, femmes seules avec des enfants, personnes sans formation, etc.). La sécurité de l’ensemble de la population est visée. Le projet politique « révolutionnaire » de l’UDC est l’instauration du marché mondialisé sans limites ni contraintes, d’une Europe sécuritaire et d’un convervatisme réactionnaire pour remettre à l’ordre du jour les valeurs de soumission aveugle et muette. Ch. Blocher détruit autant les valeurs libérales de la Suisse de 1848 et de 1872 que celles de la Suisse du mouvement ouvrier et social. La nouvelle classe total-libérale prédatrice détruit non seulement les valeurs de gauche autour de l’égaliberté, mais aussi les valeurs des libertés civiles et politiques accompagnant la liberté du commerce et de l’industrie. La tolérance ambiguë, le manque de courage de la plupart des membres de la vieille bourgeoisie libérale est dangereuse. Elle rappelle des situations des années 1930. Aujourd’hui, après Auschwitz et Hiroshima, nous sommes dans un moment historique bien plus préoccupant que lors de la montée du nazisme. Ce qui se passe aujourd’hui dans le canton de Vaud n’est donc pas qu’une question d’étrangers.

Ce n’est certes pas le chaos destructeur comme programme politique qui est en jeu dans le démantèlement du droit.  Il est question d’autre chose : le lien en devenir entre le droit et la Justice. Derrière l’Etat de droit se profile le spectre de la Justice comme question toujours ouverte. Les Grecs le savaient. Les revendications des « sans part » de la mondialisation le rappellent. Il n’y a pas de société sans que la question de la Justice soit sans cesse posée. Toujours à inventer, à construire, à traduire en droits. Aujourd’hui la question de la Justice contient toujours l’égaliberté avec en plus la survie de l’humanité et de la planète.

L’hospitalité rend visible de manière exemplaire la tension entre le droit et la Justice que nous montre le spectre de la Justice. Elle est à la base de la vie en société et du droit international, comme l’a montré Kant dans son traité sur la paix perpétuelle. Elle permet de comprendre que les rapports entre les humains sont ancrés dans une logique de connaissance, d’échanges, de paix et non d’agression, de guerre. L’enjeu de la nouvelle guerre n’est plus seulement la soumission des ennemis, mais la destruction des humains et de la planète et donc leur survie. Le choix entre une politique de la paix ou de la guerre n’est pas celui de Bush en Irak et des « grands » de ce monde qui nous impose une nouvelle géopolitique guerrière de destruction, mais le nôtre. A notre portée. Ici. Dans des gestes simples et locaux de citoyenneté qui ont une portée… mondiale. Une Europe du partage est possible.

Détruire l’Etat de droit

L’hospitalité a encore une autre qualité existentielle, politique. Elle bouscule la répétition du Même. Elle ouvre le futur. L’hospitalité permet à chacun-e de voir, de vivre l’imprévisible, l’événement, le nouveau. En clair, la continuation de la vie, de l’histoire, des générations, des échanges en intégrant le passé du lourd XXe siècle. L’hospitalité intrigue et fait peur parce que l’inconnu échappe à la connaissance et à la maîtrise. Comme notre propre mort et le danger de mort de l’humanité. L’hospitalité réveille notre angoisse de mort individuelle et collective. Elle réveille aussi notre liberté. Dans la vie, l’histoire humaine on ne peut pas tout maîtriser. Mais on peut passer à côté de l’imprévisible sans le voir. On peut  ne pas choisir de vivre la liberté durant le temps qu’il nous est donné pour affronter les dangers d’aujourd’hui. Il n’est pas étonnant que Ch. Blocher oublie de parler d’hospitalité. Ch. Blocher veut en priorité la destruction de l’Etat de droit (droits civils et politiques, droits sociaux) et l’instauration du total-libéralisme à n’importe quel prix. A l’aide de mensonges, de séduction et d’intimidation. Il tente de paralyser notre pensée, notre liberté, notre solidarité. Il manipule la peur de l’inconnu, le besoin de sécurité illusoire face à notre angoisse de mort. Tout en installant une insécurité politique et sociale d’humains jetables. Il utilise le protectionnisme suisse pour augmenter les profits de sa multinationale en faisant croire que tout le monde peut devenir riche comme lui. Tout en installant la pauvreté. Il refuse une Europe politique et des droits.  Tout en installant le chaos de l’Europe sécuritaire de Schengen.

Le spectre de la Justice nous a conduit vers l’hospitalité et sa nécessaire traduction dans un droit encore et toujours à construire. Il est dénié par certains, il peine à être vu, reconnu, non en tant que fantôme de la mort, mais en tant que ce qui nous manque dans la vie présente. Il indique que la tension entre le droit et la Justice avec ses nouveaux défis. Il est en fait l’exigence de la construction d’un projet de citoyenneté politique de la Suisse et de l’Europe politique et des droits hors des logiques de guerre et de destruction.  Ceux qui désobéissent pour défendre et construire l’Etat de droit dans le canton de Vaud s’y sont attelés. Apportons-leur notre solidarité active. Ne nous trompons ni d’héritage, ni de type de dangers,  ni de cible, ni de scène.

Marie-Claire Caloz-Tschopp, Genève


[1] Paru dans Le Courrier, Genève, 20.10.2004
[2] Vuillemier M. (1989) : Immigrés et réfugiés en Suisse. Aperçu historique, Zurich, Pro Helvetia, 115 p.
[3] Monnier L. (2004) : « L’apartheid ne sera pas notre passé, il est notre avenir », Caloz-Tschopp M.C., Le devoir de fidélité à l’Etat entre servitude, liberté, (in)égalité. Regards croisés, Paris, l’Harmattan, pp. 221-237.