Entretien avec Léonard et Bernadette Morand, Genève

Il s’agit du cas du refoulement d’Alphonse Maza, opposant zaïrois [1], qui a fui la dictature Mobutu et vécu 15 ans en Suisse, à Genève avec sa femme et ses trois enfants avant d’être expulsé finalement à Cuba avec sa famille – réactions de deux membres de l’ex-Comité de soutien à la famille Maza.

Remarque d’ordre formel :
Invités à témoigner sur cette affaire, B. et L. Morand ont obtenu de pouvoir le faire sous la forme d’échanges de courriels, reproduits ci-dessous. Ils ont été écrits en réponse à des questions que leur avait posées M.-C. Caloz Tschopp. Aux réponses individuelles succède une réponse rédigée en commun.

Pouvez-vous résumer en quoi a consisté « l’affaire Maza » pour quelqu’un qui ne connaît pas forcément la Suisse?

Elle : Ce fut l’histoire douloureuse d’une famille zaïroise installée et intégrée de longue date en Suisse et que les autorités ont expulsé pour motifs politiques: le père était un opposant au régime de Mobutu. Des citoyens suisses, des professionnels de l’asile, des avocats, beaucoup de monde ont vainement tenté de soutenir les Maza et d’empêcher cette expulsion.

Lui : Au début, c’est une affaire qui commence à Genève avec un ministre du Département de justice et police qui se décide à aller voir d’un peu plus près ce qui se passe à l’université en matière d’étudiants étrangers qui prolongent leurs études de manière exagérée. Précisons qu’Alphonse Maza opposant à Mobutu n’avait jamais voulu déposer une demande d’asile, qu’il y résidait avec un statut d’étudiant.

Alphonse Maza, étudiant d’origine zaïroise, père de trois enfants, et prié de rentrer chez lui.

Comme il n’est pas d’accord de le faire de son plein gré, il est mis de force dans un avion à destination du Zaïre. Lors d’une escale en Italie, il réussit à convaincre les autorités italiennes de le renvoyer à Genève.

Alors que les partis politiques traditionnels laissent faire, Marie-Claire Caloz-Tschopp pour le Comité suisse de défense du droit d’asile (Berne) et après consultation du HCR sur le cas, alerte les voisins d’Alphonse Maza qui se mobilisent pour demander le respect du principe de non refoulement pour un opposant à une dictature inscrit dans la loi sur le droit d’asile suisse et l’octroi d’un permis humanitaire, sachant que les trois enfants sont scolarisés dans la ville, qu’ils y sont bien intégrés. Deux d’entre eux sont même nés sur place.

L’affaire se corse lorsque les autorités du pays via le Ministère public de la Confédération (en charge du contre-espionnage) prétendent qu’Alphonse Maza représente un danger pour la sécurité du pays et qu’un dossier contenant de telles preuves est dans les mains du gouvernement.

Cela ne convainc pas les voisins réunis en un comité de défense d’Alphonse Maza, et qui alertent les médias et des parlementaires aux niveaux cantonal et fédéral.

Au bout d’une année de lutte, Alphonse Maza est caché par certains de ses amis suisses. Au terme d’une négociation entre ses protecteurs, le gouvernement suisse et le gouvernement cubain, il sort de sa cachette pour émigrer à Cuba.

Cette affaire est emblématique du climat qui régnait pendant la guerre froide. D’un côté, on avait un opposant à une dictature africaine, cherchant à organiser la résistance depuis la Suisse en s’appuyant sur le soutien d’autres mouvements de libérations africains – dont celui du colonel Khadafi – et, de l’autre, un dictateur habile et manœuvrier, sachant s’appuyer, quand il le fallait sur les représentants des pays capitalistes.

Elle et lui : Après avoir donné nos réponses, nous avons confronté nos souvenirs avec les quelques documents que nous avons conservés et qui nous permettent la reconstitution chronologique et factuelle suivante :

1972 : arrivée en Suisse d’Alphonse Maza (AM), citoyen zaïrois. Il veut entreprendre des études de médecine pour pouvoir un jour intervenir en zones de guerre.

1974 : AM échoue aux examens ; l’Office fédéral des étrangers lui signifie qu’il doit quitter le pays ; AM fait recours contre la décision.

1975 : AM et son épouse se rendent en Italie.

1976 : ils reviennent en Suisse.

1979 : dépôt d’une demande d’asile.

1981 : autorisation de séjour temporaire par l’OFE ; AM et son épouse doivent cependant la mettre à profit pour trouver un autre pays d’accueil.

1986 : octroi d’un nouveau délai de départ.

7 août 86 : rapatriement forcé d’AM au Zaïre ; sa femme et ses enfants restent à Genève.

28 août 86 : l’opération est désapprouvée par le Commissaire pour les réfugiés de l’ONU.

Novembre 86 : après s’être réfugié au Congo, y avoir obtenu le statut de réfugié par le HCR, Alphonse Maza revient en Suisse et dépose une nouvelle demande d’asile

Janvier 87 : Maza est refoulé en République populaire du Congo. Lors du vol vers l’Afrique, les Italiens renvoient Maza en Suisse ; il est incarcéré dans la prison de Champ-Dollon.

Février 87 : il entreprend une grève de la faim à laquelle se joignent, pendant une semaine, sa femme et les membres du Comité de soutien.

4 mai 87 : après 60 jours de grève de la faim, Maza bénéficie d’un régime de semi-liberté.

Janvier 88 : Alphonse Maza entre dans la clandestinité.

Février 88 : Maza sort de sa cache et part avec toute sa famille pour Cuba qui lui offre l’asile politique, bien que ce pays n’ait pas signé la Convention de 1951 sur les Réfugiés.

Elle et lui : Nous constatons que nos souvenirs et nos approches étaient empreints de subjectivité. Dans la relation de nos souvenirs, certains éléments centraux ont disparu. Restent principalement des souvenirs centrés sur le plan humain et personnel. Ils révèlent que nous avons été touchés sur le plan émotionnel, que tous ces événements ont presque valeur de processus initiatique.

Qu’est-ce qui vous a mis en colère dans l’affaire Maza ?

Elle : La famille était établie depuis 14 ans dans notre pays, les deux derniers enfants y sont nés. Bien intégrée, autonome financièrement et rassurée quant à son avenir, la famille était parfaitement supportée par des parents responsables et actifs professionnellement. C’était la première cause de colère : d’ordre social. Les fins de non-recevoir des autorités évoluaient sans cesse pour finir par déboucher sur la raison d’Etat, intransigeante, implacable, et ne permettant plus aucune négociation-discussion. La politique a nourri la seconde cause de colère.

Lui : C’est le côté inhumain de la politique de renvoi, qui ne tenait pas compte du fait que Alphonse Maza était en Suisse depuis une quinzaine d’années et – surtout – que sa femme et ses enfants y étaient bien installés. Ses deuxième et troisième enfants étaient nés à Genève qui, de fait, était devenue « leur ville ».

La colère n’a fait que grandir quand des demandes de preuves attestant de la dangerosité de Maza se sont heurtées au silence dû à la « raison d’Etat ».

Il était clair que si Maza rentrait au Zaïre, sa vie serait mise en danger en raison de son opposition déclarée au régime sanguinaire de Mobutu.

Comment avez-vous vécu la dynamique de la soumission/résistance?

Avez-vous des exemples précis ?

Lui : Au début, je fus très surpris de recevoir des informations très importantes par des canaux différents des médias traditionnels. J’ai pris conscience qu’il fallait des personnes plus vigilantes que d’autres pour alerter le citoyen lambda que j’étais. Dans un deuxième temps, il y eut l’initiation au combat politique. Le fait de prendre contact avec des élus, des réseaux de résistants, d’appeler des journalistes, de devoir se lancer dans des opérations d’explication, d’organiser des manifestations, tout cela était nouveau pour moi. Ce fut aussi l’occasion de conduire ma première (et unique) grève de la faim de ma vie. L’une des choses qui m’a le plus frappé c’est que le champ du politique existait avec ses lois et sa dynamique propres. Investir et animer cette scène très particulière dépendait de l’engagement admirable d’autres citoyens comme moi ou plutôt qui, contrairement à moi, n’avaient pas peur d’investir de leur temps et de leur argent pour tenter d’orienter les choses dans un sens ou dans l’autre. J’ai aussi pris conscience de la non-neutralité de notre pays. Organiser un colloque de mouvements de résistance aux dictatures africaines – comme l’avait fait Maza -, prendre le risque logique d’y inviter la Lybie, pouvait nous faire définitivement inscrire sur la liste des citoyens suspects de sympathie envers le terrorisme, ce qui avait très probablement été le cas d’AM.

Parallèlement, ce fut aussi l’occasion d’investir ma condition de citoyen suisse dans ce qu’elle avait d’originelle : citoyen indépendant, refusant de se plier devant les intimidations de gouvernements étrangers ou devant l’establishment représenté par la ministre Elisabeth Kopp.

Qu’est-ce qui a été de l’ordre de la résistance?

Elle : Tout d’abord la manifestation de notre soutien à la famille Maza, la non acceptation de la décision de leur expulsion : par la création du comité de soutien, l’organisation des voisins et amis autour des Maza; les manifestations, la communication avec la presse, la grève de la faim. Puis finalement le fait de cautionner le fait qu’Alphonse passe dans la clandestinité. Je me sentais capable de désobéissance civique et le concept aussi bien que l’expérience étaient d’une très grande valeur à mes yeux.

Lui : J’ai appris à ne pas me satisfaire des réponses toutes faites. A contester la soumission aux lois quant celles-ci paraissent aller à l’encontre des valeurs humaines élémentaires. En l’occurrence, à supposer qu’Alphonse Maza eût réellement commis un crime, un minimum d’humanité aurait été qu’on le condamne à la prison en Suisse, mais que l’on renonce à le renvoyer lui et sa famille dans son pays.

Qu’est-ce qui a été de l’ordre de la création politique?

Elle : Mon engagement, avec mon mari, dans une cause de ce type était tout à fait nouveau pour moi, et à ce titre, tout était création politique. Mais avec le recul et un peu plus d’expérience, je n’ai pas le sentiment d’avoir réellement créé quelque chose au niveau politique dans ce contexte.

Lui : Nous nous sommes mobilisés en dehors de tout parti politique ou organisation déjà existante. Nous avons commandé des dessins et des caricatures à un ami dessinateur qui n’en faisait pas jusque là sur des sujets politiques. Nous nous sommes mis en scène devant les caméras de télévision en tant que citoyens-parents-voisins, portant dans nos bras notre fils nouveau-né et prenant avec nous dans les manifestations nos enfants plus âgés.

Que peuvent apprendre d’autres gens de votre lutte?

Elle : Qu’il est difficile de concilier des analyses à caractère politique et d’autre à caractère social, que les « bons sentiments » et la compassion ne suffisent pas à infléchir la politique d’asile. Que la mobilisation dans des « affaires » ponctuelles, disparate et non coordonnée, tend à multiplier des « faits divers », non à créer une politique de résistance solide.

Lui : Qu’il ne faut pas laisser la politique se faire confisquer par les partis et les professionnels, mais que la citoyenneté doit se vivre au jour le jour, sur le terrain.

Elle et lui : Avec le recul, nous avons le sentiment que la politique d’asile ne s’est pas beaucoup humanisée. Elle s’est même durcie, avec l’entrée en vigueur du concept de NEM (catégorie administrative, « non entrée en matière ») par exemple, et la politique d’immigration, centrée prioritairement sur les personnes très qualifiées, va dans le même sens. Par contre, dans le cas précis, notre mobilisation a permis que l’attention de certains politiciens, de niveau local et international, soit attirée sur le cas Maza, et à ce titre-là, il n’est pas exclu que cela lui ait sauvé la vie.

Comment avez-vous vécu le rapport entre la pensée et l’action tout au long de ces mois?

Elle : Pendant longtemps en grande cohérence : nos actions répondaient à notre pensée, pour ma part d’abord sur le plan social, puis sur le plan politique. Lorsque les Maza ont fini par être expulsés, une grande distorsion : les moyens étaient insuffisants et pour part inadéquats par rapport à notre engagement et au but visé; la « raison d’Etat » a mis un terme violent à toute continuation raisonnable du débat et de l’action.

Lui : Au moment des faits, j’étais un jeune enseignant d’histoire et d’éducation citoyenne. J’ai eu l’impression que j’étais assez bien outillé sur le plan théorique, mais complètement inexpérimenté sur le plan de l’engagement citoyen sur le terrain. Cette expérience m’a obligé de confronter mes idées bien-pensantes à l’obligation de courage et de prise de risque politique. Je crois que ce sont surtout des valeurs d’origine chrétienne qui ont été mobilisées les premières. Une véritable réflexion sur les notions d’obéissance/désobéissance civique, obligations morales versus position éthiquement défendable viendra un peu plus tard. J’ai aussi pris conscience que l’étiquette politique était bien moins importante que la personnalité même des gens. Il y a des courageux et des opportunistes sur tout l’éventail de l’échiquier politique.

Elle et lui : avec le recul, nous relevons que même si les résultats n’étaient pas ceux espérés, cette première expérience a clairement orienté la suite de nos vies respectives, dans la mesure où nous avons continué à nous engager, avec plus de distance, d’expérience, de patience, de sagesse et de professionnalisme dans des activités à caractère social, éducatif et politique en faveur de groupes « défavorisés ». Nous sommes l’un et l’autre passés d’un engagement de « voisins », parents de jeunes enfants ayant à peu près le même âge que les petits Maza, à celui de militants de l’instruction et de l’éducation. Tous deux, dans des domaines relativement différents, nous nous sommes engagés pour que les personnes victimes du destin ou de la politique dominante puissent avoir la chance de construire ou reconstruire leur vie via la formation et l’éducation.

Avec la distance, quel bilan faites-vous de cette action, vous-même – et les gens du Comité du quartier de la Jonction à Genève?

Elle : Je n’ai pas revu les gens du comité, je parlerai donc pour moi :

Très enrichissant sur le plan de la réflexion sociale et sur le plan humain. Très cruel et insatisfaisant sur le plan des résultats. Que la naïveté, l’inexpérience et l’émotion ne sont pas de bonnes armes. La désobéissance civique, concept éminemment respectable, a néanmoins débouché sur un drame humain et même avec le temps, ses effets sont de peu d’ampleur. Néanmoins, je ne regrette rien de ce que nous avons entrepris. Depuis, bien des cas se sont produits : tous plus ou moins relayés par la presse, mais tous sont restés des faits divers, sans suivi effectif: y a-t-il des enquêtes/analyses globales sur le sort des individus expulsés ? Récemment, le film de Fernand Meglar – La forteresse – a fait parler de lui et des conseillers fédéraux ont été interpellés. C’est un évènement intéressant, mais dont les effets sont inconnus.

Lui : Sur le plan personnel, très positif. Sur le plan politique, je suis complètement désabusé. Entre-temps, Mobutu a été destitué. Celui et ceux qui l’ont remplacé n’ont, dans un premier temps, pas pu éviter la guerre et les atrocités. Même Léonard Okitundu, un ami de Maza qui avait forcé mon admiration par la justesse de sa pensée et par le courage de sa position, a été pris dans ce maelström et j’ai vu – de loin, certes, mais quand même – qu’il était le jouet d’une tempête impossible à arrêter. Je ne peux m’empêcher de faire le lien avec la chute de Saïgon et le départ des Américains du Vietnam. Nous l’avions souhaité pendant de nombreuses années. Une fois les Américains partis, les gens ont fui les communistes et il y a eu la tragédie des boat people. Je suis complètement ébranlé par ça.

Elle et lui : Le souvenir de ces mois et brèves années de lutte nous restera pour toujours, et en tant que souvenir positif. Il y a cependant quelques ombres au tableau, qui nous sont revenues en mémoire lors de la discussion autour de ce questionnaire : cinq ans après leur séjour à Cuba, la famille Maza s’établit en Belgique où sa situation financière était dramatique. Le père, la mère et la fille avaient alors adressé des appels à l’aide au comité. Ce dernier a décidé de limiter son aide au strict minimum, pour ne pas dire à une forme d’aide symbolique et c’est donc plutôt à titre personnel qu’un modeste soutien a été envoyé aux Maza, par l’un ou l’autre des membres du Comité. Les réactions qui eurent alors lieu firent comprendre quelle était la raison centrale de la mobilisation du Comité : les mobiles reposaient davantage sur la volonté de soutien à une famille, plus précisément à Béatrice Maza et à ses enfants. La confiance dans la personne d’Alphonse M. était nettement moindre, en tout cas pas suffisante pour continuer. Nous le connaissions moins bien et l’ « affaire » avait été menée par les autorités de surveillance pour semer le trouble sur sa personne et ses activités politiques.

A certains égards, nous avons été fiers de ne pas laisser un homme se faire malmener par le gouvernement Mobutu et d’aider une famille. Par contre, nous avons été déçus par la suite de voir que les thèses xénophobes gagnaient du terrain sous l’emprise de l’UDC. Nous avons aussi un peu honte de constater que quelques années plus tard, nous avons été peu capables de nous remobiliser pour aider cette famille en détresse.

Quelle proposition avez-vous à faire dans le cadre de ce colloque?

Lui : La valeur qu’il faut défendre, c’est le respect des autres. L’éthique à promouvoir est celle définie par Ruwen Ogien sous le nom d’éthique minimale (La panique morale, Grasset, Paris, 2004). Quand l’une et l’autre sont bafouées, il faut se battre avec énergie, car le totalitarisme n’est pas loin. Mais le mieux est de ne pas attendre que ce genre de crise ne survienne. Il faut travailler en amont, au sein des familles et dans les école.

Je réfléchis à l’idée d’avoir Béatrice Maza et Eminence comme invitées d’honneur au colloque. Que pensez-vous de cette idée? Qu’est-ce qu’elle implique concrètement?

Elle : C’est une belle idée, reste à savoir comment elles peuvent le vivre.

Genève, 2010.

Colloque UNIL-IEPI, 23-24-25 avril 2010, sur la colère.


[1] Pour plus d’information, voir Jurt M., La Suisse terre d’accueil et de renvoi, Lausanne, éd. d’En Bas, 1987 ; voir le site du colloque sous « Affaire Maza » et « Tribunal de Berlin ».