Alain Morice, anthropologue, U. Paris-Diderot, membre Migreurop
Résumé
L’Europe a périodiquement besoin d’émigrés pour faire tourner certain secteur de l’économie requérant une main-d’œuvre précaire, docile et disposée à accepter de mauvaises conditions de salaire et de travail. Mais, d’un Etat membre de l’Union européenne à un autre, les traditions et les nécessités sont diverses, et jusqu’à présent l’accord n’a pu se faire que sur des bases négatives : la politique migratoire commune est pour l’essentiel fixée sur des objectifs tels que la lutte contre l’immigration illégale, la traque aux « faux réfugiés » et la mise en place de contrats de séjour strictement limités aux périodes de travail du migrant. Ces mesures, notoirement inefficaces, se doublent d’une externalisation du contrôle des frontières, qui s’entend comme un processus de négociation avec les pays tiers destiné à leur faire supporter la charge de ce contrôle, mais à distance, notamment en empêchant les candidats à la migration d’entamer ou de continuer un voyage en direction de l’Europe. Ce processus implique une corruption des pays visés, ainsi qu’un recul des droits fondamentaux de la personne, notamment celui de voyager librement, pourtant reconnu par les traités internationaux.
En Europe comme dans d’autres régions développées, un nouveau siècle de l’immigration s’est annoncé dans les années 1970 par une mise en scène de la crise. C’est ainsi que nous interprétons l’allure passionnelle et déclamatoire qui, progressivement, a marqué le rythme des débats sur la question migratoire, ainsi devenue « problème », voire « tragédie », dans l’alchimie des discours officiels. C’est ainsi de même que se comprend la tournure dramatique que semble avoir pris, et pour longtemps, la dialectique qui se développe autour de l’encombrant personnage du migrant, objet de convoitises et de rejet tour à tour en fonction d’un double fantasme, parce que recherché pour la force et la docilité supposées de ses bras, mais redouté pour tous les dangers dont son irruption « chez nous » serait le vecteur.
Nous tenterons de montrer ici comment et par quels discours cette scénographie se déploie simultanément à usage interne (contrôle des migrations et refoulements aux frontières de l’Europe) et sur le terrain des relations extérieures (tractations entre l’Europe et les pays dits « tiers »). Dans les deux cas, l’hypothèse d’une mise en scène nous invite à déplacer notre évaluation de l’action publique sur le terrain de l’imaginaire et du symbolique : l’efficacité des politiques migratoires ne se juge plus – ou plus seulement – à l’aune d’une adéquation (toujours douteuse) entre des objectifs rationnels et des résultats mesurables mais, en deçà, à celle des effets attendus dans la manipulation des relations socio-politiques de tout niveau (local, national, international) et de toute nature (financière, commerciale, diplomatique). Les forces en présence mobilisent croyances et stéréotypes en tout genre (un imaginaire), s’envoient mutuellement des signaux balisant sans cesse un domaine des possibles (une symbolique), et finissent de la sorte par produire des effets performatifs, où l’implacable réalité ainsi créée ne se discute plus : en l’occurrence, l’indésirabilité de l’étranger devient l’alpha et l’omega des déclarations et des actions publiques.
A l’intérieur, contrôle des entrées et expulsions : un mythe dominateur
Sur le front interne, dès qu’il s’agit de droit et de droits, nous proposons ici – toute explication machiavélique écartée a priori – de s’interroger sur cette question qui peut paraître étrange : quelles fonctions remplissent des lois qui ne sont manifestement pas conçues pour répondre aux objectifs qu’elles prétendent se fixer ? Aux premières lignes de cette interrogation, figure évidemment la façon de traiter les « sans » : à quoi servent des mécanismes sophistiqués d’exclusion qui – heureusement ! mais non sans engendrer des souffrances sans fin – ne débouchent pas sur une éradication des personnes qui en sont les victimes ? (Inversement, on pourrait s’interroger sur la signification historique de textes qui se donnent comme protecteurs de ces victimes, mais qui pratiquement les protègent aussi mal que peu – et de moins en moins : à quoi sert en 2010 la Convention de 1951 sur les réfugiés, par exemple ?)
Prenons les sans-papiers : dans un pays comme la France, tout indique la remarquable stabilité statistique de leur présence au sein de la population, en dépit des efforts officiels destinés à s’en débarrasser. La vanité même de cet acharnement ne nous amène-t-elle pas à écouter d’une autre oreille les promesses gouvernementales d’en finir avec l’immigration irrégulière ? Autrement dit, l’efficacité de ces annonces n’est-elle pas à chercher ailleurs que dans les résultats formels ? On peut, en prolongeant les réflexions d’Emmanuel Terray (encadré ci-dessous), énoncer que la force opératoire de la répression des migrants aux frontières est de nature paradoxale, en ce sens qu’elle ne produit des effets que, précisément, parce qu’elle ne s’applique pas systématiquement. De même que l’épée que le tyran Denys avait suspendue au-dessus de Damoclès n’était pas faite pour tomber mais pour lui faire comprendre l’incertitude des choses, de même la traque aux illégaux est-elle destinée à leur rappeler constamment la précarité de leur situation sans pour autant nuire aux intérêts de leurs employeurs. Nous ne négligeons pas, évidemment, les dégâts humains dont cette politique cynique est porteuse, puisque son application amène, dans le cas français, les pouvoirs publics à traquer, emprisonner et expulser chaque année environ un dixième du total des personnes en situation irrégulière – mais force est de constater que ce total se reconstitue automatiquement, et de présumer qu’ils le savent.
« La politique dite de contrôle des “flux migratoires” produit deux effets :
– Si les effets sur les effectifs sont nuls ou très minimes, en revanche, elle change la nature des arrivants parce que les gens qui rentrent, rentrent comme des irréguliers. Ils sont donc privés de droit, privés de protection, etc. Ils forment une main-d’œuvre taillable, corvéable et exploitable à merci pour les employeurs clandestins. La fragilité administrative entraîne l’insécurité, la précarité, la flexibilité totale, l’exploitabilité maximale ! Autrement dit, le contrôle est inefficace quantitativement, mais efficace qualitativement, puisqu’il transforme la qualité des travailleurs présents.
– Le deuxième effet de cette politique est le développement d’une criminalité spécifique dont parle le rapport du BIT : le chiffre d’affaires à l’échelle mondiale de l’industrie des passeurs et filières serait, d’après ce rapport, de cinq à sept milliards de dollars par an, ce qui est relativement considérable. On retrouve, ici, quelque chose de très classique : une prohibition qui reste, en réalité, impuissante à empêcher le phénomène qu’elle est censée combattre […]
Si on admet cette hypothèse, on constate qu’en réalité, une régularisation globale de l’ensemble des “sans-papiers” n’accroîtrait pas sensiblement l’effectif des migrants, mais, qu’en revanche, elle transformerait leur statut en les rendant davantage capables de se défendre et de faire valoir leurs droits. En réalité, la politique de contrôle des “flux migratoires” a des objectifs affichés qu’elle ne remplit pas et produit des effets bien réels qui demeurent clandestins ! »
Emmanuel Terray, « Droits des étrangers et marché du travail », in CNRS-Centre d’Etudes de l’Emploi, Actes du séminaire Travail, citoyenneté et intégration sociale (année 2000), Paris, La Documentation française, 2002, p. 97-101
Cet étranger qu’on attire et qu’on rejette : de l’« apartheid européen »…
Ordinairement peu enclins à s’assumer comme des nations qui se sont édifiées à partir d’apports humains successifs et durables, les pays européens de vieille tradition migratoire (France, Grande Bretagne, Allemagne, entre autres, sans omettre la Suisse) ont fait de l’étranger, nous l’avons dit, la figure de tous les dangers. Toutes couleurs politiques confondues, leurs dirigeants ont érigé la xénophobie, voire le racisme, en principe de gouvernement. A la faveur des « chocs » pétroliers de 1973 et de 1979, annonciateurs de restructurations économiques dans le cadre d’une mondialisation commerciale et financière bientôt galopante, des prétextes ont été trouvés pour mettre en cause, simultanément, des acquis en matière de droit du travail et de droit des étrangers. En cela, ces pays ont été progressivement rejoints par les pays de l’ensemble de la zone européenne, jadis lieux d’émigration (pays du pourtour méditerranéen) ou soumis à une interdiction des sorties (le bloc socialiste d’avant 1989), et aujourd’hui parfois hautement consommateurs de travailleurs immigrés à leur tour.
Mais, par-delà l’ancienneté et la nature diverses de leur passé migratoire, les Etats membres de l’Union ont en commun de ne plus vouloir affronter la question de l’intégration de ces travailleurs dont, par ailleurs et sans l’avouer, ils sollicitent la contribution à leur prospérité, sans admettre l’idée d’un partage des richesses in situ. On revient ainsi aux beaux jours de l’utilitarisme migratoire : alternativement et dans un grand désordre, au seul gré des marchés et des spéculations, tantôt sont hâtivement sollicités des bras venus d’ailleurs, tantôt on les renvoie sans ménagement au nom de la protection de l’emploi national et d’un nécessaire partage sélectif des richesses.
A présent, l’utilitarisme migratoire, analysé comme un opportunisme supposé ajuster les besoins de main-d’œuvre migrante en qualité et quantité aux besoins des économies, ne s’alimente plus de la fiction classique faisant de ces travailleurs de simples « oiseaux de passage » : il entend faire de ce mythe une réalité. On ne veut plus entendre parler, sauf aux marges, d’immigration de peuplement et d’installation des familles. Significativement, les mariages, voire la filiation paternelle sont, comme les demandes d’asile, devenus l’objet d’une suspicion paranoïaque, relayée de haut en bas depuis les cabinets ministériels jusqu’aux fonctionnaires chargés de contrôler les personnes ou d’instruire les dossiers. Il n’est pas jusqu’aux visas de court séjour qui échappent à la méfiance et que l’on distribue au compte-gouttes – récemment une maman sénégalaise fut empêchée de venir assister à la soutenance de la thèse de droit de son fils en Sorbonne. Notons en passant que ce climat de suspicion est un terrain propice pour la corruption des agents chargés d’attribuer des visas et des titres de séjour, et que de notoriété publique des visas pour l’UE s’achètent auprès des fonctionnaires des consulats dans les pays tiers – situation issue du contrôle maniaque des simples visiteurs, qui ne peut qu’aggraver le mal que l’on prétend soigner.
De ces prémisses, nous induisons ce que, sans surprise mais non sans craintes, nous aurons tous vérifié hélas ! dans nos enquêtes : déplacée sur le terrain idéologique, alimentée de fantasmes et de frayeurs de toute sorte, la question migratoire agit comme un laboratoire de la précarité, où le statut révocable (voire inexistant s’il s’agit d’un sans-papiers) de l’immigré suggère et appelle des idées et des pratiques faisant croire que le sous-emploi est la faute de ceux qui en sont les victimes. Par ricochet, des pans entiers de la population sont visés par la précarisation du travail. De là, toutes les déclinaisons deviennent possibles dans les divers domaines qui touchent les composantes vitales de la reproduction sociale : logement, santé, éducation, paix civile etc., où toutes les pénuries, toutes les défaillances des gouvernants, mais aussi toutes les fautes commises par les populations précarisées, sont réinterprétées à travers des schémas mentaux moralistes, qui sans honte désignent à la vindicte ceux-là même qui subissent en première ligne les effets de ces dysfonctionnements. Car, à mesure que de cette manière se consolide l’image du « salaud de pauvre » coupable de son sort et exploiteur abusif des libéralités de l’Etat, cette inversion du sens des causes redouble un brouillage discursif où il devient impossible de démêler ce qui ressortit aux oppositions de classes. C’est la vieille perversion bien connue de l’ethnicisation, qui sans cesse ramène la question sociale à une fatalité des origines. Dès lors, le racisme n’est jamais loin.
Mais avant d’en venir à ce point, notons comment ce processus qui consiste à renvoyer les personnes dominées à leurs origines produit presque automatiquement une division spatiale qui s’inspire du modèle sud-africain de l’apartheid, qui prit fin officiellement en 1995. Depuis les travaux pionniers de Claude Meillassoux dans les années 1960, nous savons comment d’anciennes puissances coloniales ont pu mettre à profit la vassalité de leurs anciens territoires pour y maintenir une réserve de main-d’œuvre où puiser selon leurs besoins. Mieux que tout autre, cet anthropologue sut interpréter la portée du modèle. L’externalisation de la classe exploitée fournissait la clé de ce système, et la fournit encore : ne sont élues pour venir travailler « chez nous » que les personnes nécessaires et adéquates, et pour la durée requise, suppose-t-on. Dans l’intervalle, qu’elles restent vivre (ou mourir) chez elles, loin des regards de leurs exploiteurs !
Pratiquement, bien sûr, ce système implacable a toujours montré ses failles : l’apartheid avec ses immenses townships situés ni trop près ni trop loin des lieux de production et sa surveillance policière des allées et venues devenue impossible, trop coûteuse ou trop explosive ; l’immigration à la française avec son cortège de familles non prévues au départ, et l’incapacité des pouvoirs publics à affronter la question de l’intégration démocratique de ces nouvelles couches de population, composée d’une jeunesse pas toujours encline à se couler dans le moule ; l’immigration européenne, aujourd’hui devenue ingérable en raison, notamment, de sérieuses divergences d’intérêt entre pays quant à ce que devrait être le bon usage des étrangers comme force de travail.
Il reste que l’apartheid est bien resté un modèle de l’utilitarisme migratoire, et sans doute maintenant plus que jamais dans l’ensemble de l’UE, en ce sens que les Etats membres, toutes politiques migratoires confondues, n’ont plus désormais qu’un mot à la bouche : que les migrants viennent travailler si on les y invite, mais qu’ils repartent une fois la tâche accomplie. Plus clairement : pas de droit de séjour sans contrat de travail – on remarquera que c’est la doctrine que la Suisse, pionnière en la matière, applique depuis l’adoption de la loi de 1934 sur le séjour et l’admission des étrangers.
… au « racisme européen »
On doit la notion de « racisme européen » à Andrea Rea, dans les travaux duquel on lui trouve deux sens complémentaires. Le premier, qui permet de relativiser la notion ambiguë de « tolérance », renvoie à l’indésirabilité fondamentale, en Europe, des populations allogènes pour peu qu’elle se fasse remarquer plus que la société ne le tolère. La notion de « tolérance » renvoie certes à des degrés variables d’un pays à l’autre et d’une époque à l’autre, mais globalement elle trahit une hostilité refoulée : on ne « tolère » que ce qu’on serait prêt à rejeter. Comme l’explique notre collègue, le discours sur l’intégration prend dès lors la forme d’un injonction paradoxale, où la constante invocation de l’altérité fonde l’invitation à disparaître dans la masse du pays accueillant. « Tu est un autre, c’est-à-dire moi », pour paraphraser Arthur Rimbaud. Tous les pays pratiquant l’utilitarisme migratoire connaissent bien la recette qui consiste à tenir au travailleur immigré ce discours : « Vous êtes ici, c’est ennuyeux, ce serait mieux si vous n’étiez pas là », tel est le discours d’accueil du pays hôte, si bien résumé par A. Rea (cf. encadré).
Le second sens du racisme européen se situe du côté d’une confusion sémantique aussi durable que perverse autour d’une supposée hérédité de la condition d’immigré. Au cours de nos propres pratiques au jour le jour, comme chercheur ou comme citoyen, le fait nous paraît d’autant plus alarmant qu’il est auto-reproductible à l’infini, et qu’il participe à la théâtralisation évoquée plus haut : les personnages sont campés, les enfants d’immigrés sont affublés, par naissance, des stigmates marquant leurs parents – ne parle-t-on pas de « deuxième génération », comme si la condition d’immigré se transmettait par le sang ? Au gré d’un lapsus, calculé ou non, de hauts dirigeants n’ont-ils pas déjà parlé des personnes « d’origine immigrée » ? De savants colloques ne se sont-ils pas tenus, comme en mai 1988 à Vaucresson (France) autour de la question de « l’intégration des jeunes d’origine immigrée en France et en Europe » ? Combien de « générations » faudra-t-il pour qu’on cesse de définir un citoyen européen par le lieu de naissance de tel ou tel de ses ancêtres ?
« Aujourd’hui, le racisme européen réussit à superposer les effets de deux formes historiques du racisme de l’histoire de l’Europe : le racisme intérieur qui a touché essentiellement les Juifs (le racisme antisémite) et le racisme extérieur visant prioritairement les populations des colonies des pays européens (le racisme colonialiste). En effet, en visant prioritairement les immigrés, le racisme européen vise un même type de population qu’il soit à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières, et de surcroît les discours racisants produits dans un pays peuvent recevoir un écho favorable dans un Etat voisin. Les argumentations racistes à l’égard des immigrés peuvent, dès lors, se propager de manière transnationale. […] Même si le contexte national est différent, le public ciblé est perçu comme identique. »
Andrea Rea, « Le racisme européen ou la fabrication du “sous-blanc” », in Rea A. (dir.), Immigration et racisme en Europe, Bruxelles, Ed. Complexes, 1998, p. 167-201.
A l’horizon du racisme européen, figure la mise en cause du statut national des personnes. Aujourd’hui certes, seuls les partis d’extrême droite peuvent occasionnellement se prononcer pour un rétablissement, dans des cas jugés graves, de la déchéance de nationalité. Par ailleurs, dans certaines législations, des catégories comme les Tsiganes subissent les effets de textes rétrogrades qui leur dénient tous les attributs de la citoyenneté. Cependant, globalement, que le régime soit celui du droit du sang ou celui du droit du sol, l’appartenance juridique d’un citoyen à son pays est quelque chose qui ne se discute pas et qui doit être considéré comme irréversible. Par conséquent, toute allusion à un « ailleurs » qui, au nom d’origines plus ou moins éloignées, serait la véritable patrie de tel ou tel groupe social, est une posture de subversion réactionnaire. Autant le classique « love it or leave it » lancé aux migrants par les républicains états-uniens aux immigrants est cohérent avec le discours xénophobe, autant cette mise en demeure n’a pas de sens si elle s’adresse à des étrangers ou à leurs enfants devenus citoyens américains.
C’est pourtant un semblable slogan qui figura à plusieurs reprises dans les lèvres du candidat Sarkozy, lequel lança la formule « La France, on l’aime ou on la quitte ». Le climat était alors, en 2005, celui d’émeutes urbaines à répétition, et l’auteur de cette formule, futur président, jouait habilement sur le fait que la nationalité des personnes visées restait dans le vague. Il décida sur le champ, non sans cynisme, d’exploiter toutes les ressources de la double équation étranger = faciès d’étranger = enfant d’étranger. Cependant, sous des dehors anodins, cette manière de voir consiste à classer la population d’un pays en deux grands groupes (les nationaux et les « étrangers ») non sur le critère juridique de la nationalité – ce qui, en soi, est déjà contestable – mais à partir de l’appréciation subjective d’une appartenance au pays. Flagrante inégalité de traitement, qui ne vise que les Français de souche récente.
L’anecdote suivante illustrera les dérives racistes du slogan « La France, on l’aime ou on la quitte ».
Nous sommes en France à l’automne 2005. Les banlieues s’embrasent, et beaucoup d’observateurs pensent aux émeutes des années 1960 aux Etats-Unis, voyant là une prise de parole de minorités maltraitées par l’Etat et notamment par sa police. Depuis longtemps, travailleurs sociaux, syndicalistes, juges, sociologues ont alerté les pouvoirs publics, sur une situation délétère qu’une accumulation de facteurs a rendue explosive : parmi ces facteurs, une discrimination galopante – et largement niée – subie par les minorités, un traitement exclusivement répressif de la question, un face-à-face permanent entre la police et la jeunesse, devenu insupportable car créateur de racisme, d’incompréhension et de violences réciproques. L’irrespect est au cœur des révoltes qui sourdent, et quand survient un incident ou un drame, seule la parole du keuf (flic) fait autorité.
Soudainement, à la suite d’une de ces « bavures policières » devenues classiques, qui coûta la vie à deux jeunes gens, de nombreuses villes de France habituellement nommées « cités » ou « quartiers » (sous-entendu « difficiles parce que peuplées de jeunes d’origine africaine ») connaissent un embrasement qui, pour n’être pas nouveau, est exceptionnellement répercuté en images dans le monde entier : spectaculairement, quelques bâtiments publics et un nombre important de voitures ont brûlé durant deux semaines, puis le mouvement dépérit lorsque les médias cessent de s’en occuper. Mais, scénarisé ou non, tout événement dramatique est révélateur en cela qu’il donne aux acteurs de la vie intellectuelle et politique l’occasion de se donner en spectacle, et ainsi de s’oublier. C’est ce qui advient avec le polémiste réactionnaire et raciste Alain Finkielkraut, grand spécialiste des discours haineux adressés aux migrants. C’est ici que, lui-même Juif revendiqué et sachant hélas trop bien par l’histoire de sa propre famille ce que cela signifie (ses parents furent déportés), il réussit la performance de réclamer que les jeunes personnes d’origine africaine (Noirs et enfants de Maghrébins) renoncent à la nationalité française, si la France ne leur plaît pas – il faut de fait remonter à Vichy et à juillet 1940 pour que l’idée d’une déchéance de la nationalité française soit lancée et appliquée.
Dans une interview donnée le 18 novembre 2005 au quotidien israélien Haaretz, Alain Finkielkraut fustige le caractère « ethnico-religieux » des émeutes : « C’est clair », dit-il, puisque « ces jeunes sont noirs ou arabes avec une identité musulmane ». En passant, il moque la composition de l’équipe française de football, « presque exclusivement composée de joueurs noirs ». Puis vient cette idée : « Le problème est qu’il faut qu’ils se considèrent eux-mêmes comme Français. Si les immigrés disent “les Français” quand ils parlent des blancs, alors nous sommes perdus. Si leur identité se trouve ailleurs et s’ils sont en France uniquement par intérêt, alors nous sommes perdus. Je dois reconnaître que les Juifs aussi commencent à utiliser cette expression. Je les entends dire les “Français” et je ne peux pas le supporter. Je leur dis : “Si la France n’est pour vous qu’une question utilitaire et que votre identité est le judaïsme alors soyez cohérents avec vous-même : Vous avez Israël !”. Il s’agit effectivement d’un problème plus vaste : nous vivons dans une société post-nationale dans laquelle, pour tous, l’Etat n’est qu’une question d’utilitarisme, une grosse compagnie d’assurance. Il s’agit là d’une évolution très grave. »
« Mais s’ils ont une carte d’identité française, alors ils sont Français. Et s’ils n’en ont pas, ils ont le droit de partir. Ils disent : “Je ne suis pas Français. Je vis en France et en plus ma situation économique est difficile”. Personne ne les retient de force ici. Et c’est précisément là que commence le mensonge. Parce que s’ils étaient victimes de l’exclusion et de la pauvreté, ils iraient ailleurs. Mais ils savent très bien que partout ailleurs, et en particulier dans les pays d’où ils viennent, leur situation serait pire en ce qui concerne leurs droits et leurs chances. »
Cette prise de position fut saluée le 4 décembre 2005 par le candidat Sarkozy en ces termes « M. Finkielkraut est un intellectuel qui fait honneur à l’intelligence française ». En tant que ministre de l’Intérieur, et pour bien provoquer dans les esprits un amalgame étrangers-enfants d’immigrés, il déclare solennellement que les étrangers ayant pris part aux émeutes seraient expulsés de France sans faiblesse. Finalement, la justice n’en trouva pas plus d’un, tant il était évident que ce émeutes furent le fait de jeunes Français qui, contrairement aux vœux racistes d’une partie de la classe politique dont Alain Finkielkraut fut le porte-voix, n’avaient pas d’autre patrie dans leur horizons que cette France que, disait-on, ils n’aimaient pas. En tout cas, ces « pays d’où ils viennent » n’existent que dans l’imaginaire raciste.
*(Collectif), Une révolte en toute logique. Des banlieues en colère. Novembre 2005, Paris, L’Archipel des Pirates, 2006.
L’Europe face aux pays tiers : externalisation, transit et marchandages
Résumons, d’après ce qui précède : la politique de contrôle des frontières de l’Europe ne donne pas les résultats officiellement attendus, mais elle produit xénophobie et racisme, avec le cortège d’incertitudes qui sont le lot quotidien des étrangers, qu’ils soient « en règle » ou non. Elle produit de la précarité, de la souffrance, et l’incertitude des destinées.
Très vite, avec la Convention de Schengen de 1990, le vocabulaire officiel de l’Union européenne (UE) distinguera les étrangers « communautaires » et « non communautaires », ressortissants respectivement des « Etats membres » et des « pays tiers » – double catégorisation juridique qui a, pour la langue stéréotypée de Bruxelles, l’avantage d’évacuer toute référence à des rapports de domination entre les deux ensemble ainsi définis. Rejoignant le modèle des trois cercles cher à la Suisse, puis à l’Autriche, la statistique nationale française, par exemple, s’est mise à produire des tableaux à trois colonnes (Nationaux/Etrangers communautaires/Etrangers non communautaires) : la catégorisation serait strictement juridique, mais qui est dupe ? En outre, depuis les attentats de septembre 2001, le brouillage sémantique signalé plus haut a connu des développements spectaculaires : depuis lors, et singulièrement depuis le sommet européen de Séville de juin 2002, l’amalgame idéologique immigration = terrorisme = trafics d’êtres humains, d’armes et de stupéfiants est présent dans tous les textes communautaires de l’UE et sert donc à qualifier les pays tiers. Ajoutons enfin que désormais les demandeurs d’asile sont a priori désignés comme des fraudeurs et des migrants « économiques » qui cherchent à se faire passer pour « politiques ».
La « dimension externe » : pousser les partenaires à se gendarmer
Dans la langue de Bruxelles, l’externalisation des politiques migratoires européenne, processus impérialiste de soumission des pays tiers aux exigences de l’UE, se nomme « dimension externe de l’asile et de la migration ». L’expression est apparue après 2003 lors de la mise en place du programme de La Haye pour 2005-2010, prévoyant notamment un « partenariat » où l’UE s’engage à soutenir « les efforts déployés par les pays tiers pour améliorer leur capacité à gérer les migrations et à protéger les réfugiés, pour renforcer les moyens de surveillance des frontières, et pour s’attaquer au problème du retour ».
En clair, incapable de maîtriser les migrations vers chez elle, l’Europe a entrepris de sous-traiter cette dure tâche aux pays situés au-delà de ses frontières extérieures, que ces derniers soient des lieux d’origine ou simplement traversés par les migrants. On va voir que, bien sûr, cela ne se fait pas sans contrepartie. Pourtant, le mot « partenariat » ne doit guère faire illusion : dès le sommet de Séville en juin 2002, où les Etats membres décidèrent de donner la priorité absolue à la lutte contre l’immigration irrégulière, il fut décidé que dorénavant, l’aide au développement serait conditionnée à la bonne volonté des pays tiers pour participer activement, du dehors, au dispositif d’externalisation.
Quels sont les principaux piliers de ce dispositif, vu du côté non-européen ? Il s’agit ni plus ni moins de ceci :
1/ endiguer par tout moyen (et sans se soucier de la légalité du procédé) soit les départs, soit les mouvements de transit vers l’Europe. Interner ou renvoyer plus loin les personnes interceptées ;
2/ collaborer étroitement, dans ce but, à la surveillance civile et militaire des frontières avec les « coopérants », « agents de liaison » et autres émissaires d’agences internationales mandatés sur place pour s’assurer de l’efficacité des opérations ;
3/ last but not least, reconnaître leurs propres ressortissants capturés sur le sol européen en vue de permettre une expulsion effective vers le lieu de départ : il s’agit des fameux « accords de réadmission » que l’UE peine à faire signer, faute de trouver des cadeaux suffisants en échange. Il y a quelques années, le commissaire européen Frattini avait reconnu, lors d’une audition devant le Sénat français, que la Commission manquait de « carottes » pour persuader les pays tiers de signer de tels accords – lesquels de leur côté sont conscients de disposer là d’un bel atout dans les marchandages qui se développent autour de la question des migrations et des retours.
Quand le racisme commande à la diplomatie : un accord avorté entre la Suisse et le Sénégal
Les années qui suivirent les attentats de septembre 2001 connurent une intense activité diplomatique plus ou moins souterraine, et souvent délirante, autour de l’externalisation. En février 2003, une « fuite » répandit une proposition britannique de créer des centres de tri (processing centers) pour demandeurs d’asile sur des territoires situés hors de l’UE, allant jusqu’à susciter l’intérêt du Haut commissariat aux réfugiés (UNHCR). La proposition fut repoussée en juin au sommet de Thessalonique mais, sous une variante répressive (externaliser des camps de détention pour migrants irréguliers), l’idée est toujours dans l’air.
Une semblable initiative avait failli trouver une application en janvier 2003, lorsqu’un accord secret fut signé entre la Suisse et le Sénégal. Les parties convenaient d’un rapatriement automatique par le Sénégal des Africains subsahariens – c’est-à-dire noirs – expulsables de Suisse, à charge pour Dakar de faire ce que Berne ne savait pas faire, à savoir répartir ensuite les migrants vers leurs pays de provenance supposés. En respectant les droits de l’homme ? L’histoire ne dit pas ce qui devait se passer si ces pays représentaient une menace pour la sécurité des infortunés expulsés : des textes internationaux existent pourtant, qui interdisent de tels retours forcés.
L’accord prévoyait, doit-on le préciser, un versement de « compensations » financières pour prix de cette besogne, dont la dimension proprement raciste n’a été soulignée que par peu de commentateurs – car qu’y a-t-il de commun entre un Africain subsaharien et un autre, si ce n’est la couleur de peau ? car où la compétence du Sénégal gît-elle en la matière, hormis que ce pays fut jadis le berceau du fort douteux concept de négritude ? Mais, supposée rester clandestine, l’affaire fit un peu de bruit dans chacun des deux pays : piteusement, carnet de chèques et tiroir-caisse se refermèrent.
Epilogue (note du Conseil fédéral du 28.05.2003)
« L’accord de transit avec le Sénégal a été signé le 8 janvier 2003. Par note diplomatique, datée du 2 mars 2003, le Ministère des affaires étrangères sénégalais a informé la Suisse que le Sénégal renonçait à cet accord. Dans ses explications, le gouvernement sénégalais a expressément relevé que c’était aussi l’opposition publiquement manifestée à cet accord qui l’avait amené à y renoncer.
[…] Le Conseil fédéral regrette cette situation. Surtout parce que la diffusion d’informations totalement unilatérales a empêché la conclusion d’un accord, que la Suisse considère comme un instrument important d’une politique des retours à la fois cohérente et respectueuse des droits de l’homme. »
Le « transit » comme moyen de tenir le migrant à distance
Dans ce processus d’externalisation, les pays dits « de transit » sont l’objet d’une attention toute particulière. En effet, les pourtours méditerranéen et oriental, du Maroc à l’Ukraine en passant pas la Turquie, constituent une vaste ligne de front que l’UE voudrait bien voir transformée en no man’s land. Notons en passant que, lors des élargissements de l’UE, certains pays candidats comme Malte ou la Pologne durent payer ce « ticket d’entrée » dans l’Union que constituait la participation active à la lutte contre ce « transit ». (Et encore aujourd’hui, la Grèce, Etat membre de l’UE depuis trente ans, continue à jouer les bons gendarmes de l’Europe en refusant d’accorder l’asile aux réfugiés qui franchissent sa frontière.) Ce sera aussi le prix que la Libye devra payer après 2003 pour revenir dans le concert des nations « civilisées » et mettre fin à la longue période de mise au ban internationale consécutive à son implication dans un attentat aérien en 1988.
Les notions de « migration de transit » et de « pays de transit » ne sont pas satisfaisantes : en l’occurrence, ce sont des artéfacts à usages multiples, qui résument mal la situation réelle d’un migrant et d’un pays dans leur face-à-face. Un pays comme le Maroc est à la fois un des principaux pays d’émigration et, depuis plus d’une décennie, un pays-trappe, où les Noirs africains sont stoppés dans leur parcours vers le Nord : ses autorités refusent à considérer cela comme de la migration et, secondés en cela par l’Espagne, la France, l’UNHCR etc., laissent cette population se clochardiser dans les villes au nom du « transit ». Un pays comme la Libye, qui fut jadis le parangon du panafricanisme, regarde aujourd’hui ses immigrants africains d’hier comme des personnes en transit et, de ce fait, indésirables.
Plus généralement, l’idée du transit renvoie à celle que les migrants ne doivent pas, ne devraient pas s’attarder là où leurs routes les mènent. A leur façon, avec leur ancienne obsession de voir les migrations de travail demeurer transitoires, des pays comme la France, l’Allemagne, la Suisse, participent à la mythologie du transit : de fait, ces pays ont en commun de ne pas s’assumer volontiers comme terres d’immigration, au sens où l’on conçoit cela aux Etats-Unis ou en Australie – c’est bien pour cela que rien n’est conçu pour favoriser l’intégration des visiteurs, et encore moins de leurs familles. Si l’on y réfléchit un instant, en bref, le « transit » rejoint admirablement la « tolérance » dans le vocabulaire limitatif de la xénophobie : née de la volonté politique d’envisager certains mouvements de population, jugés inévitables, comme indésirables, temporaires et donc réversibles, la notion de « migration de transit » épouse le point de vue du territoire destinataire.
Genèse d’un vocabulaire : quand la fin du rideau de fer ouvre la voie au « transit »
Dans quel décor historique naquit la terminologie (et la peur) du transit ? Contrairement à ce que l’on pourrait présumer, la dénomination moderne, qui renvoie à une dimension spatiale, semble s’être plus récemment imposée, à la fin des années 1990, dans la mouvance du Conseil de l’Europe (qui regroupe une cinquantaine d’Etats, dont la Russie et l’ancienne Yougoslavie), lors du surgissement d’une vaste zone intermédiaire Est-Ouest à la suite de la chute du mur de Berlin.
Il apparut soudain que les frontières désormais ouvertes du défunt bloc socialiste allaient servir de tremplin à des migrations d’origine lointaine jusqu’alors bridées par le rideau de fer. Jusqu’en 1989, on s’indignait à l’Ouest des entraves inadmissibles qui frappaient à l’Est les candidats à l’exil. Mais, in petto, ne se réjouissait-on pas de l’efficacité de ce « mur de la honte » à empêcher également des flux migratoires d’origine plus lointaine de parvenir aux portes de l’Europe, s’ajoutant en cela aux prévisibles mouvements désormais devenus légaux dans les pays de l’Est ? – on se souviendra de la réaction de peur panique du président français Mitterrand lorsqu’il fut question de réunifier l’Allemagne.
La langue de bois des experts du Conseil de l’Europe.
« Depuis 1989, les pays postcommunistes se sont ouverts aux flux migratoires internationaux. Ils sont devenus en peu de temps une région de migration des plus complexes, caractérisée par divers types de mouvements migratoires “anciens” et “nouveaux”, enrichissant par là-même le lexique européen relatif aux migrations de dénominations telles que “migration de transit”, “migration incomplète”, “trafic de migrants”, “tourisme de travail”. […] Nous devons souligner que les pays de l’Europe de l’Est et de l’ancien territoire soviétique sont devenus un espace ouvert pour de nombreux couloirs migratoires manifestes ou cachés permettant le passage des pays d’Asie et d’Afrique vers l’Europe de l’Ouest »*
[Commentaire 1 – La problématique est d’emblée celle de l’illégalité caractérisant ces nouvelles routes. Un discours bureaucratique ambigu se dessine, où l’on voit se profiler la nécessité pour les pays européens de se prémunir face au risque d’être envahis par les « populations en transit », avec pour conséquence celui de jeter ces dernières en pâture à la « traite des êtres humains ». Dès lors, c’est bien logiquement que les migrants en transit sont présentés comme des victimes potentielles et qu’une étrange rhétorique se mettra en place autour du thème : si l’on décourage les tentatives des candidats à la migration, c’est dans le but de les protéger.]
« L’attention croissante portée sur la migration de transit tient du fait [sic] qu’elle est considérée sous l’angle de l’immigration irrégulière. Pour être plus précis, une personne peut entrer de façon régulière (ou légale) dans un pays de transit puis y séjourner pour une durée excédant celle autorisée par son visa et par les termes du transit. Elle se retrouve alors en situation irrégulière, privée de ses droits fondamentaux. Dépourvue de moyens de subsistance, elle se voit contrainte de se tourner vers l’économie souterraine et le marché clandestin pour trouver un travail, devant faire face aux violences, aux abus, aux insultes, aux faux espoirs, etc. Dans une telle situation, l’absence de papiers en règle et la peur d’être arrêté ou expulsé empêchent le migrant de transit d’aller trouver de l’aide auprès des autorités. Le rôle protecteur de celles-ci est alors remplacé par un cadre de protection informel issu de la solidarité ethnique ou des organisations criminelles. »*
[Commentaire 2 – Saluons le glissement progressif de l’argument, du terrain de la liberté à celui du crime. Derrière la nécessité de protéger le migrant « en transit » contre les dangers de sa propre démarche, se cache mal la volonté d’arrêter ledit transit en chemin ou à la source. Le secret de la formule est de faire croire aux parties en présence qu’elles partagent un objectif commun : empêcher le transit].
* Ivakhniouk I, Les personnes en transit : une nécessité de gestion et de protection, Strasbourg, Conseil de l’Europe, mg-rconf, (2004)
Progressivement, le « transit » fera son apparition dans le vocabulaire des relations multilatérales de l’Union avec les Etats alentour, l’objectif étant un transfert des responsabilités en amont, tout pays étant suspect d’avoir fait preuve de laxisme dans la surveillance des routes qui mènent à l’Europe. C’est ainsi tout un système de transactions internationales qui s’est mis en place, autour des candidats à la migration, devenus malgré eux monnaie d’échange, et qui agit en retour sur la construction des discours visant la migration. La légitimation de ce système passe par l’entretien d’une illusion selon laquelle ce serait pour le bien des pays tiers et pour le bien de leurs habitants que l’on cherche à combattre l’émigration. Ici vient une pièce maîtresse du dispositif idéologique : le codéveloppement, ou « développement concerté ».
Le « codéveloppement »
Egalement baptisé « gestion concertée des migrations », le codéveloppement a été abondamment dénoncé comme une sorte d’imposture géostratégique, tant le préfixe « co » est trompeur. Unanimiste dans ses intentions, l’invocation d’un développement concerté euphémise les rapports de domination tant planétaires que locaux. Elle prétend tirer son efficacité de l’hypothèse doublement rassurante selon laquelle, d’une part, pays dominants et pays dominés sont voués à transcender l’inégalité de leurs positions par la promotion d’une solidarité réciproque et, de l’autre, les gouvernants de ces derniers ont eux-mêmes des intérêts communs avec les populations qu’ils gouvernent : de là, tout transfert financier venu des pays dominants aurait des effets bénéfiques sur le bien-être de ces populations – avec bien sûr l’arrière-pensée que, ainsi entrées dans un processus de développement, elles se détourneront de tout projet migratoire à destination des pays les plus riches.
Dans un premier avatar des années 1990, on a avancé en France la notion de « codéveloppement », sans guère cacher qu’il s’agissait d’un objectif destiné à endiguer les « flux migratoires ». La dimension « développement » reste douteuse, suivant une croyance à laquelle tout le monde feint d’adhérer tout en sachant bien qu’il n’y a aucune corrélation simple entre le niveau de l’« aide » et les taux d’émigration. Pratiquement d’ailleurs, dans les opérations de développement concerté, la question se pose rarement, car soit il ne s’agit pas d’aide au développement mais de corruption des dirigeants, soit cette aide n’est pas économique mais destinée à armer les pays tiers en vue d’empêcher militairement les départs vers l’Europe – ou, à grands frais et dans un grand tapage, de faire semblant de le faire.
Mais, dans un registre imaginaire, cette croyance agit comme une promesse de cadeaux, et il faut voir qu’elle est porteuse de tout un business, certains dirigeants des pays tiers étant passés maîtres dans l’art de tirer parti des effets d’aubaine des politiques affichées. La langue convenue des documents officiels ne laisse pas de mystère quant à la véritable priorité. Concerté ou non, le « développement » n’est que la façade, tandis que la mise en coupe réglée des « routes migratoires » est le véritable objectif.
Dans le couple « migration et développement », devenu l’habillage obligé de l’externalisation, le deuxième terme est devenu le must qui fait passer l’ensemble, comme le montrent ces extraits du document préparatoire à la Conférence euro-africaine de Rabat de juillet 2006. Qui est dupe ?
« Deux éléments donnent au partenariat de Rabat son aspect novateur. Il s’agit de la première démarche qui associe les pays d’origine, de transit et de destination des flux migratoires autour des routes migratoires qui relient l’Afrique et l’Europe. C’est aussi la première fois que sont prises en compte à la fois les politiques de développement et de co-développement, l’organisation des migrations légales et la lutte contre l’immigration irrégulière.
La conférence ministérielle de Rabat a pour vocation de faire naître un partenariat tout au long des routes migratoires depuis l’Afrique centrale et occidentale vers l’Europe. Dans l’esprit des participants, ce concept opérationnel a vocation à trouver application pour d’autres routes migratoires, par exemple celles venant d’Afrique orientale »*
* Ministère des Affaires étrangères et européennes (France), Politique migratoire : « Migration et développement », Conférence euro-africaine (Rabat, 10-11 juillet 2006), 1. Pourquoi une conférence sur migrations et développement ?, juillet 2006 (soulignements dans le texte cité)
Une conséquence structurelle de l’externalisation : la violation concertée des droits humains
Le retour aux sources effectué plus haut l’aura fait comprendre : dans la continuité de la tradition soviétique, la politique européenne d’externalisation implique à son tour, en ce qu’elle repose sur la volonté des pays de départ ou de transit de stopper l’émigration, que ces derniers soient enjoints de lutter par tout moyen contre ces émigrants, y compris en les capturant et en les enfermant dans des camps d’internement ad hoc. La mort est de plus en plus fréquemment au bout de cette injonction : soit directement, quand comme à Ceuta et Melilla en 2005 des candidats à l’exil furent tués sous les balles des soldats marocains au moment de franchir les grillages des enclaves espagnoles, ou encore lorsque en 2008 la marine marocaine coula une embarcation pneumatique au large de El Hoceima, laissant se noyer une trentaine de migrants ; soit indirectement, car les dispositifs externalisés, de plus en plus sophistiqués, renchérissent le coût non seulement financier mais aussi physique des traversées du désert ou de la mer.
Inestimable aussi est le coût des sacrifices que notre civilisation doit consentir sur l’autel des droits fondamentaux. A ce niveau, l’externalisation a ceci de très pervers qu’elle fait endosser aux pays tiers, où rarement la démocratie, autre que formelle, fait partie du paysage, la responsabilité des violations de ces droits. Nous avons vu (encadré ci-dessus) comment la Suisse imaginait déléguer les basses œuvres du « retour » à un pays africain. De même, outre Atlantique, les Etats-Unis exigent du Mexique qu’il fasse la police des frontières au sud, face à la pression migratoire des pays d’Amérique centrale. Si l’on n’y prend pas garde à temps, ce seront demain des Etats qui, tout abandon de souveraineté consommé, se spécialiseront en « déchetteries » pour migrants indésirables – ce fut d’ailleurs le cas au début de cette décennie pour l’Etat de Nauru, que l’Australie paya pour interner les réfugiés indésirables sur son sol.
La gestion des frontières à distance repose sur une équivoque juridique vieille de soixante ans. Dans la foulée de la victoire contre le nazisme et par souci de s’opposer au principe d’enferment des personnes dans leurs propres frontières tel qu’il se dessinait dans le camp soviétique, les pays occidentaux surent imposer un double principe : celui du droit à la protection de toute personne craignant avec raison d’être persécutée (convention de Genève de 1951 étendue par le protocole de New York de 1967), et celui, moins souvent évoqué, et moins connu, de liberté de circulation (déclaration universelle de 1948, pacte de 1966).
« Emigration illégale : une notion à bannir »*
« […] Aujourd’hui, l’expression « émigration illégale » se propage, transformant le seul fait de prendre la route en un acte répréhensible. Elle vient de recevoir l’aval de la Conférence des ministres de l’intérieur de la Méditerranée occidentale (CIMO), qui s’est tenue à Nice les 11 et 12 mai 2006, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, par un communiqué « saluant les efforts des pays de la rive sud de la Méditerranée pour contenir l’émigration illégale vers l’Europe ». Plus au sud, les autorités sénégalaises viennent d’annoncer qu’elles ont procédé sur leur propre territoire à l’arrestation de plus de 1 500 « candidats à l’émigration clandestine » qui s’apprêtaient à rejoindre les Canaries en pirogue (AFP, 22 mai 2006).
Cependant, ni le concept qui fait de l’émigrant un criminel, ni les pratiques qu’il prétend autoriser n’ont de légitimité au regard d’un texte de 1948, qui engage tous les Etats membres de l’ONU. En effet, l’article 13, alinéa 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) énonce : « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. » Ce droit a été confirmé par plusieurs textes internationaux à portée contraignante, dont le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966. Ainsi, seule l’immigration peut ne pas être légale, l’entrée sur le territoire d’un Etat étant soumise à son vouloir souverain. C’est bien sûr par une symétrie fallacieuse que l’idée d’une « émigration illégale » s’est forgée, puisque si aucun pays n’est disposé à accueillir le voyageur, alors celui-ci perd le droit de voyager. […] »
*Extrait d’une tribune signée de Migreurop parue dans Libération du 13 juin 2006
Forts de l’appui officiel des pays européens riverains de la Méditerranée, certains pays, comme le Maroc et la Tunisie, se sont empressés de transposer dans leur législation nationale le nouveau concept d’« émigration illégale », consacrant ainsi leur légitimité à pourchasser les candidats à l’exil – ce que des pays comme l’Algérie ou le Sénégal font ou firent depuis longtemps. Mais, derrière ce mépris des textes internationaux, c’est tout un système de tractations internationales qui s’est mis en place, autour des émigrés devenus malgré eux un des termes de l’échange, et qui agit en retour sur la construction des discours visant la migration.
En conclusion
L’heure n’est guère à l’optimisme. Si l’on s’en tient aux pays dits « de transit », les largesses financières de l’UE (sans oublier certains avantages diplomatiques et la garantie d’une cécité sur les violations des droits de l’homme), agissent de façon perverse et délétère. En proie à un fatal mouvement de ciseaux, leurs dirigeants sont incités à multiplier les mesures répressives à l’égard de migrants ainsi pris au piège dans un territoire hostile, dont ils ne savent que faire. Ils n’ont finalement – car l’externalisation, comme toute sous-traitance, se délègue à l’infini –d’autre alternative que de persuader à leur tour les pays en amont de stopper les départs de leurs ressortissants, ou bien de créer des camps d’internement pour y parquer les fugitifs en attendant leur hypothétique déportation. Dès lors, armée et police sont vouées à des tâches punitives de plus en plus onéreuses, qui justifieront la demande d’une « aide » accrue. Tel est le cercle vicieux de l’actuelle politique de l’UE, avec ce danger, que l’on voit poindre, d’une poussée de tensions entre pays tiers.
On gardera pourtant à l’esprit quatre évidences : premièrement, rien de sérieux dans l’histoire contemporaine des circulations humaines ne semble devoir corroborer l’hypothèse d’une menace extérieure pesant sur l’UE ; deuxièmement, les injonctions aux pays tiers de fermer leurs frontières à l’émigration n’empêchent pas pratiquement cette émigration, et ne font que la rendre plus coûteuse, en argent comme en vies humaines ; troisièmement, quand bien même cet enjeu se justifierait, la quantité de moyens financiers mis en œuvre est totalement disproportionnée par rapport aux objectifs et suit une courbe de croissance nécessairement exponentielle, faisant de surcroît subir un risque grandissant à l’avenir de la démocratie et des droits fondamentaux dans les pays qui en sont les protagonistes ; car, quatrièmement enfin, la focalisation des énergies sur les risques supposés des mouvements de « transit » vers les pays riches empoisonne les relations internationales en instaurant, sur fond d’impérialisme, la nécessité d’un marchandage permanent entre Etats.
Quatre lectures
Agier Michel, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire,Paris, Flammarion, 2008.
Blanchard Emmanuel, Wender Anne-Sophie (dir.), Guerre aux migrants. Le livre noir de Ceuta et Melilla, Paris, Syllepse, 2007.
Migreurop, Atlas des migrants en Europe. Géographie critique des politiques migratoires, Paris, Armand Colin, 2009.
Rodier Claire, Terray Emmanuel (dir.), Immigration : fantasmes et réalités. Pour une alternative à la fermeture des frontières, Paris, La Découverte, 2008.