Christophe Tafelmacher, avocat, Lausanne
Cette réflexion part de la contribution de Bernard VOUTAT, figurant dans le troisième volume III de la recherche à la base du colloque, intitulée « Défis humanitaires dans les services publics et Devoir de fidélité des agents de l’Etat – Aspects juridiques des relations de travail dans la fonction publique »[2]. Il paraît en effet indispensable de rappeler comment le concept de « devoir de fidélité » a été défini, puis son évolution récente, afin de cerner ensuite les problèmes qu’il pose aux agents de l’Etat.
L’intérêt de cette réflexion vient du fait que le devoir de fidélité et d’obéissance apparaît comme le noyau dur du rapport spécial qui lie l’agent public[3] avec l’Etat, mais aussi des rapports de travail en général.
1. Un peu d’histoire
Si l’on veut comprendre cette notion de devoir de fidélité, il est intéressant de se référer à l’ouvrage d’André GRISEL, qui procède en 1937 à une analyse approfondie des dispositions pertinentes en la matière et contenues dans la loi fédérale du 30 juin 1927 sur le statut des fonctionnaires. Cet éminent commentateur cite le message du Conseil fédéral, introduisant le projet de loi auprès du Parlement fédéral, dont le contenu est très éclairant sur la manière dont on concevait à l’époque les rapports de travail dans la fonction publique : « Le rapport de subordination de droit public domine toute la personnalité du fonctionnaire, (de sorte que) si l’Etat veut remplir sa mission et jouir de l’autorité nécessaire, il faut que ses fonctionnaires lui soient fidèles en service et hors service ». La législation ancre à l’article 22 de la loi le principe suivant : « Le fonctionnaire doit faire tout ce qui est conforme aux intérêts de la Confédération et s’abstenir de tout ce qui peut lui porter préjudice ». De cette formulation générale, on a déduit que la liberté des fonctionnaires, spécialement leur liberté de pensée, est limitée par les conceptions du Conseil fédéral, qui pouvait donc leur interdire toute discussion politique, leur imposer la lecture d’un journal officiel ou les obliger à prendre part à une manifestation religieuse. Dans le même sens, selon les conceptions de l’époque, les dispositions relatives au devoir de fidélité impliquaient que « la conduite tout entière des fonctionnaires dépend du bon plaisir du Conseil fédéral (…), qu’elle annihile la liberté d’opinion des fonctionnaires[4] ». La loi prévoyait en sus un « devoir de dignité », ancré à l’art. 24, le fonctionnaire, par son attitude, devant se montrer digne de la considération et de la confiance que requiert sa situation officielle : ce devoir s’étendait en principe également à la vie privée, dans la mesure où on attendait des agents publics qu’ils aient une attitude privée correcte, qu’ils évitent en particulier de prendre des positions outrancières dans des débats publics et qu’ils ne soient pas l’objet de scandales[5]
On voit que l’ingérence de l’Etat dans la vie de ses fonctionnaires, voire dans leurs actes et dans l’expression de leurs pensées, allait très loin. C’est si vrai que notre commentateur reconnaît ceci : « Si notre démocratie libérale était remplacée par un régime autoritaire, l’article 22 serait une des rares dispositions politiques capable de survivre aux institutions défuntes ».
Comme on le voit, cette analyse est très restrictive du point de vue de la liberté d’opinion des fonctionnaires. Elle traduisait une vision très autoritaire et hiérarchique de l’Etat, inspirée de la doctrine allemande selon laquelle les agents publics, du fait de leur nomination « à vie », se devaient entièrement au service de l’Etat à qui ils étaient soumis par un devoir d’obéissance quasi absolu. Certes, la Suisse n’a jamais connu le système de la nomination à vie, pratiquant plutôt celui de la « période administrative », en général de quatre ans. Mais il n’en demeure pas moins que cette nomination était formellement une décision de l’Etat, dont découlait un statut offrant en principe une protection forte contre le licenciement. Aussi retrouvait-on en Suisse cette conception par laquelle le fonctionnaire abandonnait une très large partie de sa liberté au profit des garanties contenues dans le statut.
Au cours de ces dernières années, la doctrine juridique a remis progressivement en question cette vision. D’une part, on a reconnu que les fonctionnaires sont titulaires des garanties et libertés publiques comme tout autre sujet de droit ; d’autre part, on a considéré que leurs devoirs devaient être interprétés en rapport avec ces mêmes garanties et libertés constitutionnelles[6]. Comme on le verra tout à l’heure, il faut toutefois relativiser la portée de cette évolution doctrinale en matière de devoir de fidélité. En réalité, ces avancées de la doctrine juridique s’inscrivent dans le cadre de l’introduction dans l’administration de certains principes de la nouvelle gestion publique, qui s’est surtout concrétisée par une propension toujours plus forte à engager par le biais de contrat de droit privé et par une remise en cause du statut et de la nomination, mais sans renonciation en contrepartie à la soumission de l’agent public aux intérêts de l’Etat-employeur. L’adoption récente de la Loi sur le personnel de la Confédération et de la Loi sur le personnel de l’Etat de Vaud en sont des exemples illustratifs.
2. Cernons de plus près la notion de « devoir de fidélité »
2.1. Etat de droit et Etat-employeur
Comme le rappelle Bernard VOUTAT, il faut tout d’abord garder à l’esprit que le service public se situe à l’intérieur d’une organisation hiérarchisée[7].
Rappelons ensuite que, selon les conceptions en vigueur, l’administration publique est tributaire d’un ensemble de principes généraux applicables au fonctionnement de l’Etat. Ce sont ces principes qui constituent la notion d’Etat de droit, telle qu’elle ressort, par exemple, de l’article 5 de la Constitution fédérale ou de l’article 7 de la nouvelle Constitution vaudoise.
Selon le principe de la légalité, les activités de l’Etat doivent être fondées sur la loi, celle-ci devant être respectée par les organes de l’Etat, comme par les particuliers. Le principe de l’égalité de traitement interdit les discriminations, soit les différences de traitement injustifiées. Le principe de la bonne foi exige que les relations entre l’Etat et les particuliers soient conçues sur le mode de la confiance réciproque, qu’elles soient loyales, exemptes de tromperies et de comportements contradictoires. Selon les principes de proportionnalité et d’intérêt public, l’activité de l’Etat doit être conforme au but visé par la loi, tout en minimisant les atteintes potentielles à la liberté des personnes, consécutives à la mise en œuvre de moyens inaptes ou excessif. Le principe de l’interdiction de l’arbitraire exclut toute violation grossière de la loi, susceptible de heurter le sens du droit et de l’équité. Enfin, les activités de l’Etat sont soumises au respect d’un système de droits fondamentaux reposant sur la dignité humaine et la liberté individuelle, limitant dès lors l’emprise étatique sur les individus et irradiant l’ensemble de l’ordre juridique[8].
Ce rapide rappel ne nous a pas éloignés de notre sujet. En effet, ces principes juridiques généraux, de rang constitutionnel, s’appliquent aussi à la façon dont l’Etat, en tant qu’employeur, aménage les relations de travail qui l’unissent aux agents publics composant l’administration, et cela quels que soient les dispositifs juridiques qu’il met en place à cette fin. On peut déjà noter que des contradictions apparaissent entre ces principes généraux et la manière dont ces relations de travail se concrétisent au sein de l’Etat.
Il faut insister sur ce point. Dans la tradition juridique, on considère classiquement que les relations de travail dans les services publics relèvent de régimes de droit public. Chose que l’on a souvent tendance à perdre de vue, ceci vaut même lorsque l’Etat passe des contrats de droit privé, ce qui concernait tout de même plus de 50% du personnel dans le canton de Vaud. En effet, malgré la dénomination utilisée, il s’agissait rarement de l’application pure et simple du Code des obligations, car les dispositions contractuelles renvoyaient le plus souvent à certaines dispositions du statut des fonctionnaires, particulièrement à celles qui concernent la rémunération et les obligations de service, en particulier le devoir de fidélité.
2.2. Devoir de fidélité
Ce sont différentes lois fédérale ou cantonales qui définissent l’ensemble des devoirs imposés aux agents publics. Précisons en effet ici qu’en raison de sa structure, la Suisse connaît un Etat fédéral et 26 Etats cantonaux, chacun de ceux-ci étant régi par sa propre loi, ce qui peut rendre la réflexion malaisée en raison de la multiplication des textes de référence. On constate que les devoirs des fonctionnaires découlent de concepts juridiques indéterminés fixant des principes généraux, mais dont l’interprétation laisse à l’autorité une très large marge d’appréciation. Du point de vue du juriste attaché aux droits et aux libertés, ce genre d’instrument ne peut être perçu que comme dangereux, puisque cette marge de manœuvre peut être difficile à contrecarrer. Ce choix s’explique par le souci de laisser la structure hiérarchique de l’Etat procéder à des appréciations, pour lui permettre de trouver un « équilibre entre un devoir quasi militaire d’obéissance et la nécessité d’une large mesure d’initiative personnelle[9] ».
On a déjà vu que le devoir de fidélité concerne le comportement de l’agent public dans le cadre du service, mais aussi plus largement en dehors de celui-ci. Cette notion générale, juridiquement indéterminée, est le plus généralement justifiée par les objectifs suivants : assurer le service public, garantir la confiance des administrés, exécuter les lois et décisions adoptées par des autorités démocratiquement élues[10].
C’est le lieu de rappeler que, dans la conception juridique classique, les agents publics se trouvent dans une relation spécifique de dépendance et de subordination. Le fait qu’ils soient au service de l’Etat implique qu’ils entrent dans un rapport de puissance publique spécial impliquant un devoir de fidélité et d’obéissance plus étendu que dans le secteur privé. Cette conception entraîne ainsi pour conséquence que l’agent public se trouve placé dans un régime faisant exception à un double titre : d’une part, on considère qu’il noue avec l’Etat une relation spéciale, exorbitante du droit constitutionnel commun; d’autre part, il est soumis à un devoir de gestion et de fidélité accru par rapport aux obligations du droit du travail commun[11].
On doit également souligner que, comme on l’enseigne dans la théorie générale des libertés, les fonctionnaires sont classés dans une catégorie de citoyens particuliers, entretenant avec l’Etat un « rapport de droit spécial », ou un « rapport de soumission particulier », ou encore un « rapport de puissance publique spécial », au même titre que les personnes détenues, les élèves, les malades hospitalisés, les soldats ou encore les personnes internées. C’est en vertu de cette situation particulière que l’on impose à l’agent public des obligations spécifiques : serviteur de l’Etat, il doit souffrir, plus qu’un autre administré, des restrictions à l’exercice des libertés publiques ; sa vie privée même n’est pas aussi libre[12].
D’un autre côté, la conception classique des rapports de travail au sein de l’Etat se voulait soucieuse d’accorder à la situation de la fonction publique une sécurité juridique assez forte, au travers des garanties contre le licenciement. En effet, l’agent public était vu comme partie intégrante d’un appareil soumis à de fortes pressions, en particulier politiques, souvent incompatibles avec la gestion des tâches publiques[13]. Comme le rappelle Yves EMERY, à la naissance de la fonction publique, il y avait la volonté de faire face aux tâches nouvelles de l’Etat, de la soustraire à l’interventionnisme politique, de lui éviter les tentations de la corruption et d’offrir des conditions de travail décentes[14].
La doctrine juridique le résume ainsi : « d’un côté, un pouvoir hiérarchique assez fort est nécessaire pour contrôler efficacement l’administration subordonnée ; de l’autre, il y faut des limites, afin que les agents soient, dans l’exercice même de leurs attributions, à l’abri de l’arbitraire de leurs supérieurs[15] ».
De là découlait la volonté de donner un statut qui soit aux antipodes de ce qui résulterait du principe de l’autonomie de la volonté régissant les rapports contractuels du droit privé. Toutefois, la différence essentielle ne réside pas vraiment dans l’exercice d’un pouvoir hiérarchique, puisque celui-ci se manifeste tout autant dans les entreprises privées. Ce qui distingue les régimes public et privé sont les garanties face au licenciement : au sein de l’Etat, le licenciement ne peut intervenir qu’en présence de motifs suffisants, ce qui n’est pas le cas du droit privé.
Mais il nous faut maintenant saisir la notion dans ses apparitions légales. Ainsi, La loi sur le personnel de la Confédération du 24 mars 2000 prévoit en son article 20 un devoir général de fidélité : « l’employé est tenu d’exécuter avec soin le travail qui lui est confié et de défendre les intérêts légitimes de la Confédération ». La loi sur le personnel de l’Etat de Vaud, dans son article 50, est un peu plus détaillée : « Le collaborateur doit agir, en toutes circonstances, de manière professionnelle et conformément aux intérêts de l’Etat et du service public, dans le respect des normes en vigueur, des missions et directives de son supérieur ». Dernier exemple, le Règlement genevois d’application de la loi générale relative au personnel de l’administration cantonale et des établissements publics médicaux, entré en vigueur le 1er juillet 1999, précise ceci : « les membres du personnel sont tenus au respect de l’intérêt de l’Etat et doivent s’abstenir de tout ce qui peut lui porter préjudice ». Le projet de loi n° 9275 déposé le 27 mai 2004 au Grand Conseil genevois, qui propose une refonte complète du statut de la fonction publique, prévoit un article 19 dont la teneur est la suivante : « (alinéa 1) Les membres du personnel sont tenus au respect des intérêts légitimes de l’Etat et de l’employeur. (alinéa 2) Les membres du personnel doivent s’abstenir de tout acte ou de toute activité préjudiciable à leur employeur. Ils doivent dans tous les cas agir avec la diligence requise par les circonstances et dans le strict respect du devoir de fidélité ».
On voit que les différents textes légaux ne sont en réalité pas très explicites sur ce qu’on attend de l’employé public, notamment du fait que l’on a recours à des notions juridiques indéterminées : qui définit ce que sont les intérêts « légitimes » de l’Etat ? quelle « action » ou « activité » peut porter préjudice à l’Etat ? De quel préjudice parle-t-on ?
Sur le plan théorique, la doctrine distingue trois aspects dans les devoirs des fonctionnaires. Tout d’abord, le devoir de gestion, à caractère professionnel, qui concerne la façon dont l’agent public remplit sa fonction et exécute les tâches qui lui sont confiées[16]. Il peut être précisé dans un cahier des charges ou des directives spéciales, orales ou écrites : horaire, lieu de travail, zèle, dévouement, entraide dans le service, information des supérieurs, travail supplémentaire, etc. Il est analogue aux obligations usuelles des travailleurs du secteur privé envers leur employeur.
En second lieu, le devoir de fidélité proprement dit, dont les contours sont plus flous que le devoir de gestion, qui revêt plusieurs facettes : un devoir de dignité envers les administrés ; des comportements privés compatibles avec les fonctions assumées ; un devoir de discrétion plus étendu que le secret de fonction ; un devoir de loyauté envers l’Etat, qui comprend plusieurs aspects, tels que respecter les autorités politiques, accepter les décisions qui pourraient être jugées inopportune, soutenir les positions officielles, etc[17]. C’est cette obligation générale qui est le plus contestable dans ses applications concrètes, dès lors qu’elle comporte inévitablement une dimension sociale et politique.
Enfin, en troisième lieu, l’agent public a un devoir d’obéissance, qui existe également dans le secteur privé, mais qui est considéré comme plus strict dans le secteur public. Ce qui paraît déterminant ici pour les commentateurs, c’est le service public : les fonctionnaires sont ainsi tenus, aussi bien dans l’exercice de leurs tâches qu’au dehors, à un comportement tel que la population puisse avoir confiance dans l’appareil administratif à qui est confié la gestion des affaires publiques[18]. Aussi l’agent public doit-il obtempérer aux ordres donnés et exécuter les tâches concernées, quitte à faire part ultérieurement de ses réserves selon les procédures instituées dans le service. La seule situation où serait admissible un refus d’exécution concerne des instructions manifestement illégales[19].
Arrêtons-nous un instant sur ce dernier point. Les cas où une telle illégalité aurait été admise sont rares. Pierre MOOR se réfère à l’affaire GRUNINGER : il s’agissait d’un commandant de la police saint-galloise qui, durant la seconde guerre mondiale, avait aidé des Juifs à fuir l’Allemagne nazie et à entrer en Suisse, contrairement aux prescriptions en vigueur à l’époque ; il a été destitué, est mort en disgrâce et n’a été réhabilité que récemment. Dans ce cas, notre éminent auteur considère pourtant que la violation de ce que l’agent en cause avait estimé être un principe élémentaire d’humanité ne constituait pas une illégalité manifeste[20]. Voilà une illustration claire du caractère très contraignant du devoir d’obéissance tel qu’il est conçu d’une manière générale dans le droit de la fonction publique – encore aujourd’hui.
Ceci dit, même si l’on souhaite exclure toute possibilité que les fonctionnaires s’opposent aux instructions qui leur sont données, on doit aussi éviter d’aboutir à un fonctionnement de l’administration rigide et hiérarchique, excluant l’initiative et le sens critique des agents publics réduits au rôle de simples exécutants. C’est en réalité dans cette nécessaire marge de manœuvre que vient naître un certain nombre de difficultés, dans cette tension entre la fidélité et l’obéissance qui en est le corollaire d’un côté, et de l’autre les problèmes que soulèvent le démantèlement des acquis sociaux ou l’adoption de mesures législatives portant de graves atteintes aux droits et libertés.
3. Evolution récente et premier bilan critique
3.1. Sensibilité croissante aux droits fondamentaux et Modification des rapports de travail
Comme le rappelle Pascal MAHON, selon une évolution juridique récente, les agents publics sont plus largement qu’auparavant considérés comme étant titulaires des droits fondamentaux au même titre que les autres personnes[21]. Désormais, on considère donc que les devoirs des fonctionnaires doivent être interprétés en rapport avec les libertés publiques dont ils sont titulaires comme tout autre sujet de droit. Toutefois, on en reste à l’idée d’un rapport de droit spécial qui légitime des restrictions accrues à ces droits fondamentaux : comme le résume Blaise KNAPP, « pour les fonctionnaires, on admet d’emblée une liberté non illimitée »[22].
Mais il faut souligner que ces avancées doctrinales s’inscrivent plus largement dans le cadre de l’introduction dans l’administration de certains principes de la « nouvelle gestion publique ». Ceux-ci impliquent notamment une « privatisation » de la fonction publique à travers le recours aux instruments du droit privé. Concrètement, on a vu dans toute la Suisse une remise en cause de l’ancien « statut » des fonctionnaires, au profit de nouvelles conceptions des rapports de travail fondée sur une base contractuelle.
C’est ainsi que, sur le plan fédéral, la garantie de la « nomination » a été abolie, et les dispositions constitutionnelles pertinentes abrogées, puis une nouvelle loi sur le personnel de la Confédération a été adoptée en mars 2000 par les Chambres fédérales et en novembre 2000 en votation populaire, pour entrer en vigueur en janvier 2001 pour les Chemins de fer fédéraux et en janvier 2002 pour le reste de l’administration. Elle prévoit que les rapports de travail restent de droit public, mais créés par le biais d’un contrat écrit de durée déterminée ou indéterminée, et non plus d’une décision administrative. Plusieurs cantons ont suivi cette même voie, notamment le canton de Vaud dont la loi sur le personnel a été adoptée le 12 novembre 2001 pour entrer en vigueur en janvier 2003. Le projet de loi n° 9275 déposé le 27 mai 2004 au Grand Conseil genevois va dans un sens identique.
On observe ainsi un rapprochement entre le droit public et le droit privé du travail, qui ne laisse subsister qu’une seule divergence fondamentale, au moins sur le plan formel : l’Etat garde l’obligation de disposer d’une raison fondée pour résilier les rapports de service, avec la réintégration pour sanction d’une résiliation injustifiée[23].
Comme le souligne Bernard VOUTAT, si d’un côté ces réformes se mettent en place sur la foi d’un discours critique envers les “ archaïsmes ” de la “ vieille administration ”, supposée autoritaire, hiérarchique et pesante, de l’autre, en revanche, les nouveaux dispositifs tendent singulièrement à renforcer les mécanismes informels de pouvoir au sein des services publics. Il en résulte sans doute un décalage entre une doctrine juridique libérale en matière d’obligation de fidélité des agents publics envers l’Etat et une réalité où les devoirs de gestion s’étendent qualitativement et quantitativement, renforçant dans le même mouvement l’encadrement hiérarchique des agents de l’Etat[24]. On y reviendra plus loin.
3.2. Première évaluation à partir de la recherche
Analysant les entretiens réalisés dans le cadre de la recherche, Bernard VOUTAT observe que, dans une très large mesure, les agents publics n’ont qu’une conscience extrêmement retreinte et diffuse du cadre légal dans lequel s’inscrivent les relations de travail qu’ils entretiennent avec leur employeur, notamment en ce qui concerne les obligations qu’ils ont à son égard[25]. Ce qui ne manque pas de surprendre quand on voit la portée que ces obligations ont sur leur vie professionnelle, mais aussi sur leur vie privée.
Ainsi, Bernard VOUTAT n’identifie pas de violation manifeste du devoir de gestion motivée par des refus d’exécuter certains ordres pour des raisons de conscience, politiques ou éthiques, et ce malgré les questions qui se posent dans le quotidien du service public. S’agissant du devoir de fidélité, les répondants manifestent très largement une intériorisation du rapport de subordination hiérarchique qui caractérise leurs activités dans l’administration. Il faut aussi dire que les normes légales n’offrent aucune procédure permettant aux agents publics de se prévaloir de conflits de conscience vécus dans le cadre de leur fonction, pas plus qu’il n’existe de structures internes à l’Etat et offrant la possibilité d’échanger sur les finalités du service public.
Ainsi on peut déjà affirmer que le modèle hiérarchique de l’administration conduit à une dilution des responsabilités assumées dans le cadre des activités de service public, selon une chaîne qui n’est pas souvent explicitée comme telle, mais qui conduit à se reconnaître une faible marge de manoeuvre. D’autre part, et sur un plan plus juridique, les bases légales en matière de devoir de fidélité apparaissent trop générales et imprécises ; elles n’intègrent pas non plus de reconnaissance suffisante des droits collectifs à caractère syndical.
4. Le fonctionnaire et le prisonnier
Nous souhaitons maintenant poursuivre notre cheminement pour nous interroger sur l’Etat en tant que tel.
Il faut ici rappeler que l’Etat constitue une structure d’organisation ancienne, qui précède de beaucoup l’avènement de la révolution industrielle, des démocraties modernes, et le développement de la société capitaliste. Même si, dans son évolution moderne, l’Etat s’est vu confier de nombreuses tâches sociales, il n’en demeure pas moins au fond et avant tout une chaîne de commandement et d’autorité, comme cela ressort précisément des normes légales relatives au devoir de fidélité et d’obéissance, ainsi que de la vision des commentateurs dont nous avons parlé plus haut.
Dans ce contexte-là, le fonctionnaire a toujours été vu comme un serviteur, devant être un porte-parole de l’Etat-employeur, mais un porte-parole que l’on préfère le parfois silencieux. On en veut pour illustration le devoir de réserve très étendu, ou encore les dispositions contenues dans maintes lois cantonales et empêchant les fonctionnaires de se présenter aux élections, ou encore la pratique vaudoise enjoignant à l’agent désireux de se porter candidat à de telles élections de solliciter l’autorisation de son chef de service.
Soit dit en passant, s’agissant de l’expression par les travailleurs de leurs opinions politiques ou de l’exercice de leurs droits y relatifs, on discerne un parallélisme entre ce qui prévaut au sein de l’Etat d’un côté, et ce qui se déroule sur le marché privé du travail de l’autre côté. En effet, la démocratie s’arrête aux portes des entreprises, et vouloir se porter candidat à de sélections contre l’avis de son employeur, fût-il privé, ou encore manifester publiquement son opinion, sont des actes qui peuvent entraîner des conséquences dommageables, voire une perte d’emploi. A une époque pas si éloignée que cela, il a été jugé légitime de licencier une femme travaillant à l’Union de banque suisse en raison des sympathies de son mari pour les idées communistes. En réalité, la sphère du travail déploie son emprise bien au-delà du strict contractuel, aboutissant à un contrôle très large des vies privées des travailleurs. La figure du fonctionnaire ne fait en définitive qu’illustrer cette réalité avec une acuité particulière.
Si l’on en revient aux rapports existant entre l’Etat et ses agents, on voit que la fidélité que l’on attend de ces derniers est bien une obéissance doublée d’une grande réserve quant à l’expression de soi, et non pas la fidélité à des intérêts communs dont l’Etat serait le garant.
Pour illustrer ce qui précède, on peut citer deux anecdotes très éclairantes. Dans le premier cas, un enseignant d’une école professionnelle avait été interrogé par un journaliste sur les conditions que connaissaient les apprentis ; il s’était fait réprimander par son Chef de service, qui lui avait indiqué très clairement que seul lui était en droit de parler de la filière d’apprentissage. Dans le second cas, récent celui-là, un employé de l’Etat s’est fait remettre à l’ordre au motif qu’il avait critiqué publiquement, aux côtés d’autres employés syndiqués, la baisse annoncée des normes de l’Aide sociale vaudoise et du RMR ; on lui a signifié qu’il n’avait pas le droit de refuser d’appliquer les directives de son employeur et que, partant, ces critiques étaient inacceptables.
Il suffit de se référer aux définitions du devoir de fidélité au niveau fédéral ou des cantons, citées plus haut, pour le constater : ce fonctionnaire, soumis au devoir de réserve, devant en tout temps représenter son Etat-employeur, doit rester irréprochable et ne jamais lui porter atteinte. On peut alors dire que l’agent public, en plus d’être extrait de la condition commune, est comme exproprié de lui-même. Il devient ainsi captif des rapports de travail et des conséquences qu’on en déduits. On pourrait même dire, si l’on pense aux limitations de l’exercice des droits politiques, que l’on assiste bel et bien à une démocratie censitaire, certains citoyens étant exclus de certaines formes de participation politique en vertu du rapport spécial qui les lie avec l’Etat. Dans cette perspective-là, le parallélisme – classique dans la théorie juridique – entre le fonctionnaire et le prisonnier prend toute sa signification.
Comme on l’a déjà vu, l’évolution des rapports de travail dans la fonction publique ne fait que renforcer cette situation. En abolissant le système de la nomination du fonctionnaire, en rapprochant ses conditions de travail de celles prévalant dans le secteur privé, on a fragilisé son statut tout en préservant l’architecture autoritaire des rapports de service. La précarisation de la situation des fonctionnaires aboutit ainsi à revitaliser de vieilles formes d’autoritarisme.
Il est très révélateur d’observer à quel point, dans le canton de Vaud, la notion de contrat n’est pas véritablement entré dans l’esprit de la hiérarchie, ceci malgré la transformation importante qu’implique l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur le personnel. C’est que l’idée de contrat implique une négociation entre partenaires, que l’on postule égaux, ce qui s’oppose en tout point au caractère unilatéral de la décision qui a imprégné durant des décennies les rapports de travail dans le secteur public. La résistance est alors grande face à une reconnaissance par l’Etat du partenaire au contrat, et on rapporte de multiples cas où des employés ont vu leurs conditions de travail ou de rémunération être modifiées de manière complètement unilatérale, sans le moindre respect des formes contractuelles. Malgré les transformations formelles et législatives, l’Etat reste une économie du commandement, très éloignée d’une économie de marché ; il n’existe d’ailleurs pas à proprement parler de marché du travail de la fonction publique.
5. Et la désobéissance ?
Il est frappant d’observer que si l’on trouve aisément des réflexions sur le devoir d’obéissance, les auteurs que nous avons cités sont beaucoup moins diserts sur son opposé, la désobéissance.
C’est autour du problème de la torture que surgissent des réflexions intéressantes. Ainsi, Roland BERSIER, ancien juge au Tribunal cantonal vaudois, rappelait dans un article consacré à la torture dans l’application de la loi sur l’asile que, conformément au principe posé notamment dans le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, du 8 août 1945, le fait qu’une personne ait agit conformément aux ordres de son gouvernement ou d’un supérieur ne la dégageait pas de la responsabilité d’un crime. Une norme internationale plus récente contient une règle similaire : il s’agit de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, conclue à New York le 10 décembre 1984, ratifiée par la Suisse le 2 décembre 1986 et entrée en vigueur dans l’ordre juridique suisse le 26 juin 1987[26]. En son article 1er, cette convention interdit de manière absolue aux agents de la fonction publique, ou à tout autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite, d’infliger toute douleur ou souffrance aiguë, physiques ou mentales, que ce soit pour obtenir des aveux, pour infliger une punition, pour intimider ou pour faire pression, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit ; cette interdiction s’étend également aux peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En son article 2, la Convention est formelle : « L’ordre d’un supérieur ou d’une autorité publique ne peut être invoqué pour justifier la torture ». Cette interdiction de la torture ou des traitements inhumains, cruels ou dégradants, se retrouve dans la Convention européenne des droits de l’homme, donnant lieu à une importante jurisprudence de la Cour européenne.
De même, à partir des événements survenus dans le cadre de la guerre d’Algérie, la doctrine française a développé une réflexion concernant le commandement de l’autorité légitime, des auteurs reconnaissant à l’inférieur le droit, sinon le devoir, d’apprécier la légalité d’un ordre reçu, et de refuser de s’y soumettre quand il est illégal. C’est ce que l’on a nommé la théorie de l’obéissance raisonnée ou des baïonnettes intelligentes. Le règlement de discipline générale des armées suit en partie ce point de vue en dispensant l’inférieur d’exécuter les ordres violant le droit de la guerre; la commission d’un acte portant atteinte à la vie ou à l’intégrité corporelle suite à un ordre illégal engage pleinement la responsabilité pénale et disciplinaire.
On voit que de ces réflexions doctrinales ou de ces normes juridiques découle un véritable devoir de désobéissance à certains ordres tels que torturer quiconque.
De manière cohérente, on a constaté que celui qui observe ce devoir se soustrait à l’obligation immédiate qui est la sienne d’obéir à un ordre, s’exposant à des sanctions, voire à des persécutions. Par voie de conséquence, celui qui doit déserter l’armée ou la police pour échapper au châtiment qu’il encourrait pour avoir refusé de torturer ou d’infliger des mauvais traitements prohibés par le droit international remplit les conditions de reconnaissance du statut de réfugié[27].
On voit donc que, pour certains actes au moins, on reconnaît à l’agent public un devoir de réflexion sur les actes qu’il est amené à exécuter, puisqu’il engage d’un côté sa propre responsabilité en enfreignant l’interdiction de la torture ou des traitements inhumains, cruels ou dégradants, et que, de l’autre côté, il est censé être protégé contre les sanctions ou persécutions qui découleraient de sa désobéissance. On pourra objecter que celle-ci reste strictement limitée à des actes graves telles que la torture. L’objection est réelle, mai sil faut tout de même souligner que, dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, les termes « traitement inhumains ou dégradants » visent tant les brutalités policières lors d’une arrestation ou d’une garde à vue que les humiliations grossières devant autrui, les brimades vexatoires ou à caractères racistes, certaines discriminations, notamment celles fondées sur des motifs raciaux, ou encore les punitions corporelles à l’école et les traitements médicaux expérimentaux[28]. Cette protection couvre aussi les situations que les étrangers doivent affronter en cas d’éloignement dans le pays de destination[29]. Par contre, la juridiction européenne n’a pas voulu étendre le champ de protection des traitements dégradants à des situations d’extrême pauvreté[30].
Ces développements sont juridiques mais aussi politiques : on a assisté à une évolution croissante d’exigences en matière de protection des droits humains qui a amené les instances judiciaires nationales et internationales à montrer une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques[31]. A notre sens, ceci fonde de manière plus générale la légitimité de la désobéissance dans tous les moments où l’action de l’Etat se situe hors de l’acceptable et de l’accepté. Toutefois, il faut bien admettre qu’il s’agit là de situations difficiles à définir de manière abstraite, dans la mesure où elles ne peuvent être appréhendées que dans leur dimension conjoncturelle ou historique.
S’il nous paraît particulièrement important de poser ce devoir de désobéissance, malgré cette inévitable fragilité, c’est que l’Etat excède toujours la loi dans sa pratique réelle. Les praticiens du droit administratif le constatent quotidiennement dans tous les domaines où on reconnaît aux autorités une liberté d’appréciation qui tend parfois se traduire en pouvoir discrétionnaire. Mais on l’observe aussi de manière très claire dans les agissements de la police : encore récemment, l’épisode de la balle marquante à la gare de Cornavin ou l’affaire du Pont sur l’Aubonne ont montré à quel point les policiers pouvaient infliger de graves blessures lors de leurs interventions sans craindre d’encourir la moindre sanction pénale[32].
La mobilisation récente dans le canton de Vaud contre le renvoi de plusieurs centaines de déboutés du droit d’asile est venue apporter un exemple intéressant pour le débat que nous menons. Voici d’un côté un gouvernement cantonal qui doit organiser des expulsions de personnes vivant en Suisse depuis de nombreuses années, souvent bien intégrées, avec des enfants scolarisés, ou qui craignent des dangers sérieux en cas de rapatriement[33] ; de l’autre côté, un mouvement social de protestation qui prend de l’ampleur et qui obtient un soutien croissant dont la presse se fait l’écho[34]. Le 20 août 2004, une « cellule de crise » tient séance au Château cantonal, dans la plus grande discrétion. Les responsables craignent les fortes mobilisations. Est alors décidé d’organiser un vol spécial pour 7 requérants d’asile adultes, mais dont ceux-ci ne sont pas informés. Ce dernier élément est particulièrement choquant : on programme des rafles, au mépris des normes juridiques qui veulent qu’une personne soit informée des mesures qui sont prises envers elle, ne serait-ce que pour agir sur le plan légal. Quant à l’absence de notification préalable d’un « plan de vol », elle est contraire à la pratique habituelle de l’administration. Le procédé a dérangé jusqu’à l’intérieur même de l’Etat et une « fuite » opportune l’a rendu public, permettant à la presse de rendre compte du procès-verbal strictement confidentiel de la séance[35]. Le secret étant éventé, les personnes menacées ont pris refuge dans des églises et les vols prévus n’auront finalement pas lieu[36]. On voit ici à la fois les décisions prises par les plus hautes instances de l’Etat, les ordres d’exécution qui se situent hors de l’admissible, et l’acte de désobéissance qui ne respecte pas la règle de confidentialité pour empêcher la concrétisation de ces ordres.
Cet exemple renvoie au contexte politique général, qui voit se multiplier les attaques aux acquis sociaux. Comme il en ressort de multiples interventions et contributions dans le cadre du colloque, on démantèle les droits et on offre à l’Etat et à son administration un pouvoir de plus en plus grand au travers de lois dont le principal souci n’est plus de protéger les citoyens, mais de lutter contre de prétendus abus[37]. Un des derniers exemples en date est la modification de la Loi sur l’asile introduite en décembre 2003, dans le cadre du programme d’allègement budgétaire 2003, et qui a mis à la rue des milliers de demandeurs d’asile frappés de décisions de non-entrée en matière : au prétexte de dissuader les « faux réfugiés » et de faire des économies, l’Etat plonge ces personnes dans le dénuement le plus absolu[38].
On observe aussi que cette évolution favorise des pratiques administratives de plus en plus autoritaires, au détriment des administrés ou des usagers. C’est le cas de cette chômeuse suspendue dans son droit aux indemnités par son Office régional de placement pour avoir refusé de suivre un emploi temporaire subventionné auquel elle avait été assignée à trois reprises successivement[39].
C’est l’Office fédéral des réfugiés qui prétend statuer sur des dossiers présentés par les cantons en vue d’une admission provisoire à titre humanitaire, en se fondant sur une Circulaire fédérale du 21 décembre 2001, et qui affirme qu’il ne s’agirait que d’un « examen informel », débouchant sur une « avis » qui n’est pas notifié sous la forme d’une décision susceptible de recours et qui n’ouvre donc aucune voie de recours[40]. C’est ainsi tout un pan de l’activité administrative qui est soustraite à tout contrôle, par un procédé qui semble contraire aux règles générales régissant le fonctionnement de l’Etat[41].
L’acte de désobéir, pour un agent public, revient à critiquer ce qu’il doit appliquer, à prendre de la distance par rapport à des décisions ou des ordres, à faire remonter des interrogations ou des protestations aux instances qui ont pris les décisions litigieuses. C’est aussi remettre en cause la prétendue « neutralité » de l’Etat, qui apparaît bien fictive à la lumière du contexte et des exemples cités plus haut. C’est contrer le renforcement du pouvoir administratif qui est à l’œuvre dans les politiques actuelles. Cela peut même contribuer à remettre au centre de l’activité de l’Etat le respect des conventions internationales et des droits humains qu’elles consacrent.
Lorsque des normes juridiques sont vidées de leur contenu, que la politique d’asile est définie comme une « politique de renvoi », que la Loi sur l’assurance-chômage devient un instrument au détriment des chômeurs, que le nombre de sans-droits augmente de manière alarmante, désobéir n’est-ce pas redevenir un citoyen-acteur ? N’est-ce pas aussi redonner à l’administré, à l’usager, au bénéficiaire du service public la place qui lui revient et qui est trop souvent niée ?
La désobéissance permet aussi de retrouver la dimension collective de l’action. On pense là tout particulièrement aux formes d’action syndicale ou à la grève, qui est une des concrétisations classiques de l’acte de désobéir. Il est intéressant de constater que le droit de grève a été durement conquis pour les employés de l’Etat, tant il est vrai qu’elle a été longtemps considérée comme une grave atteinte au devoir de fidélité, d’obéissance et de réserve. Ainsi, dans plusieurs cantons, l’interdiction de la grève des fonctionnaires a prévalu jusqu’à tout récemment[42]. Sur le plan fédéral, l’article 23 de la loi sur le statut des fonctionnaires consacrait-elle une interdiction illimitée de la grève des fonctionnaires, dont la conformité à la nouvelle Constitution fédérale ou au Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels était douteuse[43]. Cette disposition vient seulement d’être abolie, avec l’entrée en vigueur récente de la loi sur le personnel de la Confédération du 24 mars 2000 : celle-ci ne réglemente pas directement le droit de grève, mais se borne à préciser que sa suppression ou sa limitation ne peut être prévue que pour certaines catégories d’employés, et si la sécurité de l’Etat, la sauvegarde d’intérêts importants commandés par les relations extérieures ou la garantie de l’approvisionnement du pays en biens et services vitaux l’exigent[44]. Dans le droit fil de cette évolution, le canton de Vaud a ancré le droit de grève à l’article 23 de sa nouvelle constitution; l’article 52 de la loi sur le personnel de l’Etat de Vaud fixe les conditions auxquelles la grève est licite.
Comme l’illustrent les mouvements récents des fonctions publiques vaudoises et genevoises, mais aussi d’autres cantons, cette possibilité d’agir collectivement, de faire pression sur l’Etat-employeur par le biais de l’arrêt de travail ou de la grève, permet de remettre en cause la légitimité de certains choix politiques et les conséquences de certaines décisions sur le fonctionnement des services de l’Etat, ou, en visant les parlements, d’influer sur la formation de la volonté générale[45].
6. Quelques paradoxes et pistes de réflexion en vue d’une conclusion
Arrivant au terme de notre cheminement, trois paradoxes se dégagent.
Paradoxe 1 : Les employés publics sont chargés de traiter certaines catégories de citoyens qui sont extraits du régime commun, comme les étudiants, les malades, les réfugiés, ou encore les prisonniers. Mais ils sont eux-mêmes considérés comme exorbitants du droit commun, comme par une forme de symétrie qui fragilise aussi leur statut.
Paradoxe 2 : Le devoir de fidélité et d’obéissance implique que l’agent public ne doit pas s’opposer aux ordres qui lui sont donnés. De l’autre côté, on admet qu’une trop grande rigidité dans le respect de ce principe pourrait amener des conséquences dommageables.
Paradoxe 3 : L’Etat connaît une réforme profonde justifiée par la nécessité d’abolir les vieilles structures autoritaires, hiérarchiques et pesantes. Cependant, ces réformes s’accompagnent d’un renforcement de la hiérarchie, ainsi que du pouvoir discrétionnaire donné à l’administration dans un contexte général de démantèlement des droits sociaux.
Au fond, pour sortir de ces paradoxes, il serait indispensable, pour ne pas dire urgent, d’envisager une transformation radicale de l’architecture des rapports de travail dans la fonction publique. Ainsi, il s’imposerait tout d’abord d’établir une séparation nette entre la fonction pour laquelle une personne est engagée, et l’opinion que celle-ci doit pouvoir continuer à former et exprimer librement, à l’instar de chaque citoyen. C’est la seule manière de réintégrer l’agent public dans le régime légal commun, de le libérer de son statut juridique particulier.
Ensuite, il s’imposerait d’instaurer une véritable contractualisation des rapports, laquelle ne laisserait plus de place à des décisions qui seraient imposées unilatéralement aux employés, comme cela était le cas du temps des statuts fédéral ou cantonaux, et comme cela continue à l’être actuellement malgré les nouvelles formes de « contrat administratif ».
A titre d’exemple, il faut limiter strictement l’Etat en matière de résiliation des rapports de service, comme le justifie Liliane SUBILIA-ROUGE : « D’un point de vue très pragmatique, nous pensons qu’un Etat procédant à des résiliations sans motifs nuirait à un service public efficace et à une utilisation économique des ressources financières, et donc en fin de compte à l’intérêt public. Sous un angle plus sociologique, un Etat se comportant de manière arbitraire à l’égard de ses agents perdrait sa crédibilité et une telle évolution ne pourrait être que néfaste pour la démocratie et les relations sociales de manière générale »[46].
Tout aussi importante apparaît la nécessité de créer des espaces internes et externes, destinés tant aux agents publics qu’aux usagers de l’administration, afin de favoriser la discussion et la réflexion sur le sens et la portée de l’action de l’Etat, et ainsi contribuer à la formation d’un intérêt véritablement public. Dans ce même ordre d’idée, il s’agirait de revaloriser toutes les formes d’action collective, notamment en intégrant dans les instruments juridiques une plus large reconnaissance des droits collectifs à caractère syndical au sein de l’administration, afin de permettre la participation et l’expression d’un grand nombre de personnes directement concernées par le fonctionnement de l’Etat.
Ce qui nous amène, en bonne logique, à proposer purement et simplement d’abolir le droit de fidélité et d’obéissance, tel qu’il est conçu actuellement et dont on a vu qu’il s’est renforcé dans les récentes modifications législatives. Clé de voûte des rapports actuels entre l’Etat-employeur et ses fonctionnaires, ce devoir n’est en définitive qu’une atteinte à leurs droits, à leur pleine capacité de pensée, d’expression et d’action citoyennes. Dans une période où la société est déchirée entre des intérêts très opposés et où l’Etat est moins neutre que jamais, l’agent public doit être libéré du carcan dans lequel il est enfermé afin de recouvrer une pleine autonomie d’action.
[1] Ce texte a été publié dans les Actes du Colloque International « L’action « tragique » du personnel du service public de septembre 2004, à Genève
[2] Bernard VOUTAT, Défis humanitaires dans les services publics et Devoir de fidélité des agents de l’Etat – Aspects juridiques des relations de travail dans la fonction publique, in : Le Devoir de fidélité à l’Etat entre servitude, liberté, (in)égalité, Regards croisés, L’Harmattan Paris 2004, pp. 25-48.
[3] Dans le cadre de la présente contribution, on utilisera indifféremment les expressions « agent public » « fonctionnaire » ou « employé de l’Etat » pour désigner toute personne liée à l’Etat par un contrat de travail.
[4] Bernard VOUTAT, op. cit., p. 39.
[5] Blaise KNAPP, La violation du devoir de fidélité, cause de cessation de l’emploi des fonctionnaires fédéraux, Revue de droit suisse, 1984, 1, pp. 489-523, spéc. p. 494.
[6] Pierre MOOR, Droit administratif, Volume III, Editions Staempfli, Berne 1992, pp. 223-224.
[7] Bernard VOUTAT, op. cit., P. 27.
[8] Sur cette brève présentation : voir Bernard VOUTAT, op. cit., pp. 27-29.
[9] Blaise KNAPP, op. cit.
[10] Bernard VOUTAT, op. cit., p.36.
[11] Pascal Mahon, Le statut des fonctionnaires fédéraux entre révision partielle et révision totale, in : Jean-Louis DUC, Le travail et le droit, Fribourg Editions universitaires 1993, p. 63.
[12] Pierre MOOR, op. cit., p. 204.
[13] Pierre MOOR, op. cit., eodem loco.
[14] Le malaise de la fonction publique, Le Courrier, mardi 9 novembre 2004, p. 4.
[15] Pierre MOOR, ibidem.
[16] Blaise KNAPP, La violation du devoir de fidélité…, op. cit., p. 490 ; Pierre MOOR, op. cit., p. 225.
[17] Bernard VOUTAT, p. 36.
[18] Pierre MOOR, op. cit., p. 230.
[19] Pierre MOOR, op. cit., p. 238.
[20] Pierre MOOR, op. cit., p. 239.
[21] Pascal MAHON, Le statut des fonctionnaires fédéraux…, pp. 64.
[22] Cité par Pascal MAHON, ibidem, note 235.
[23] Liliane SUBILIA-ROUGE, La nouvelle LPers : quelques points de rencontre avec le droit privé du travail, Revue de droit administratif et fiscal, 2003, p. 291.
[24] Bernard VOUTAT, op. cit., p 47.
[25] Bernard VOUTAT, op. cit., p 45.
[26] Recueil systématique du droit fédéral 0.105.
[27] Samuel WERENFELS, Der Begriff des Flüchtlings im schweizerischen Asylrecht, Berne, 1987, p. 258-261 ; Peter Van KRIEKEN, Folter und Asyl, Zeitschrift für Auslanderrecht und Ausländerpolitik, BRD, 1986, chiffre 7, p. 22-23. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés partage également cet avis dans son Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, Genève, 1979, n° 170 ss, p. 44.
[28] Jean-François RENUCCI, Droit européen des droits de l’homme, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 2ème édition, Paris 2002, n° 52, pp. 95 à 97 ; Andreas AUER, Giorgio MALINVERNI, Michel HOTTELIER, Droit constitutionnel suisse, volume II, les droits fondamentaux, Staempfli, Berne 2000, n° 1136-1142, pp. 549-551.
[29] Jean-François RENUCCI, op. cit., n° 153, pp. 313-316.
[30] Jean-François RENUCCI, op. cit., n° 52, p. 97.
[31] Jean-François RENUCCI, op. cit., n° 52, p. 96.
[32] Affaire de la balle marquante à Cornavin : policier pas inculpé, dépêche parue sur le site swissinfo.org le 2 septembre 2004 ; Le juge blanchit les policiers du pont de l’Aubonne, Didier ESTOPPEY, Le Courrier, 26 octobre 2004.
[33] Vaud (s’) exécute, 24 Heures, 13 août 2004 ; 582 requérants sauvés, 523 sommés de rentrer, 24 Heures, Rubrique « Point Fort », 13 août 2004.
[34] La Maison du Peuple ouvre ses portes aux déboutés, 24 Heures, 23 août 2004 ; Renvois : le Grand Conseil rappelle le gouvernement à l’ordre, Le Courrier, 25 août 2004.
[35] Les premiers renvois se préparent en secret, Le Courrier, 25 août 2004 ; Demain, la manière forte, 24 Heures, 26 août 2004.
[36] Les requérants déboutés trouvent refuge, 24 heures, 27 août 2004.
[37] On renvoie à ce sujet et pour plus de développements à : Christophe TAFELMACHER, Assignation, armée, arrêtés fédéraux urgents : émergence d’une démocratie sécuritaire, in : Le Devoir de fidélité à l’Etat entre servitude, liberté, (in)égalité, Regards croisés, L’Harmattan Paris 2004, pp. 95-103.
[38] Mesures d’allégement budgétaire : pire que prévu, Vivre Ensemble, n° 98, juin 2004.
[39] « Les chômeurs sont-ils corvéables à merci ? », interpellation Jean-Marie BEGUIN, Grand Conseil vaudois, mai 2003.
[40] Régularisation des sans-papiers. Justifier les décisions, Conseil national, interpellation n° 03.3150 déposée par Anne-Catherine MENETREY-SAVARY le 21 mars 2003, et Réponse du Conseil fédéral du 28 mai 2003.
[41] Pierre MOOR,professeur à la Faculté de droit de l’Université de Lausanne, Avis de droit sur la nature de l’acte de refus de l’admission provisoire en droit de l’asile, Lausanne, 8 septembre 2004.
[42] AUER, ibidem.
[43] AUER, op. cit., p. 731.
[44] Article 24 LPers fédérale.
[45] A titre illustratif : La foule et la colère enflent contre le Conseil d’Etat, Le Courrier, 6 octobre 2004 ; Les fonctionnaires genevois préparent une semaine d’actions, Le Courrier 9 octobre 2004.
[46] Liliane SUBILIA-ROUGE, op. cit., p. 291.