Teresa Veloso, Chili
Au moment où se termine le Programme du CIPh, je désire partager, avec tous les participant.e.s, quelques réflexions synthétiques sur le contexte et le futur des travaux du CIPh au Chili et au niveau international. Il y a eu un autre 11 septembre à Concepcion en 1973 analysé par un travail de réflexion et de mémoire dans le cadre du Programme du CIPh[1]. Que pouvons-nous en tirer comme réflexion sur la mémoire et le futur ?
En rapport avec la mémoire historique
• Deux idées me semblent d’emblée importantes pour aborder et situer la réflexion, que je tiens à rappeler. Nos expériences sont ancrées dans les événements vécus, individuellement ou collectivement. Elles sont situées depuis l’appartenance à la société civile, le lieu depuis lequel, chacun a choisi d’agir et de participer.
Soulignons ensuite quelques faits.
• Les différents coups d’État en Amérique latine qui ont marqué notre histoire récente entre les années 1960 et 1070, n’étaient pas des processus isolés. Bien au contraire, ils ont été planifiés et exécutés par l’armée avec les oligarchies nationales et de nouvelles alliances ont été établies avec le soutien de la coopération entre dictatures pour faire face à la répression (opération Condor).
• Les militants des partis politiques d’hier apportent une contribution précieuse à la reconstruction de la mémoire historique. Nous qui sommes restés vivant, nous l’avons vécu, et c’est nous qui sommes appelés à raconter à la première personne notre participation à la lutte antidictatoriale durant la résistance et qui sommes également appelés à nous joindre à ce grand défi de la reconstruction de l’histoire récente.
• Une question est toujours présente: comment reconstitue-t-on la mémoire d’un peuple face à toutes les atrocités vécues? Beaucoup ont attendu de longues années pour commencer à raconter ce qui a été vécu, – les témoignages le prouvent -, mais nombreux sont celles et ceux qui n’ont pas encore pris l’initiative de raconter leur histoire ou celle des autres. Un immense travail reste à faire.
MÉMOIRE GÉNÉRATIONNELLE
• Nous devons donner et apporter des réponses à la mémoire générationnelle, qui se pose de nombreuses questions. C’est elle qui doit prendre le relais dans les recherches orales, écrites et audiovisuelles, etc., recréer les moments vécus dans l’histoire de notre pays ou d’autres pays, être en mesure de la comparer à d’autres réalités qui rendent compte de la même expérience vécue par d’autres peuples, plus encore lorsque nous vivons dans un monde globalisé.
• Pour briser la barrière très fermée du « pacte du silence » entre les militaires chiliens ou latino-américains, nous devons être nombreux à témoigner devant les tribunaux pour tous les morts et disparus.
RÉFLEXIONS SUR LA MÉMOIRE HISTORIQUE ET GÉNÉRATIONNELLE
• Parfois, la mémoire est très fragile et il semble alors que l’idéologie soit plus forte et trouble la mémoire. Ainsi beaucoup veulent que cette partie de l’histoire, celle où prévalait la violence et la répression, soit oubliée. Au Chili, deux présidents démocratiquement élus ont été tués dans cette période de dictatures. Le premier est Salvador Allende en 1973, le second, le président Eduardo Frei Montalva, assassiné dans les années 1980, selon le récent procès-verbal rendu par les tribunaux après des années de recherche.
• Nous avons encore beaucoup à remémorer, étudier, par exemple les institutions publiques dans tous les secteurs que le modèle néolibéral a fait disparaître, les espaces de loisirs que les syndicats avaient créé, etc..
Qu’est-il arrivé aux camarades qui ont été envoyés dans des hôpitaux psychiatriques? Combien d’entre eux ont survécu à la torture psychologique? Et qu’est-il arrivé à ceux qui ne supportaient pas les dommages psychologiques auxquels ils ont été soumis? Où sont-ils?
REMARQUES SUR LE PROGRAMME EXIL DU CIPH ET LA MEMOIRE
• Dans le cadre du programme CIPH, nous avons travaillé de manière approfondie la « mémoire » pendant de nombreuses années.
Félicitas Valenzuela, philosophe chilienne, lors du colloque international « Mémoire historique, démocratie et droits de l’homme », réalisée à l’Université de Concepción en 2012 a dit que « la mémoire a de nombreux replis ». Elle a aussi souligné: « il s’agit d’un regard sur la mémoire, soulignant ses caractéristiques, soulignant la nécessité de faire émerger les plis cachés, de connaître le passé, de rendre compte du présent et de construire un avenir qui soit possible et de rendre la dignité aux victimes de la dictature militaire au Chili « .
• Le programme faisait partie des objectifs de l’innovation philosophique du CIPh, à savoir réfléchir sur l’exil et la citoyenneté, un thème pour explorer la société contemporaine globalisée en intégrant la mémoire.
• En quelques mots, le programme du CIPh a visé à repenser l’exil par rapport à la citoyenneté du XXIe siècle. Il s’est voulu inter-expérience, interdisciplinaire, internationale, intergénérationnelle.
• Il convient de rappeler que, lorsque le programme « Exil, création philosophique et politique » est né (2010-2016), le monde a connu une crise politique, morale, sociale, économique, etc. très profonde. Il n’était pas facile de trouver des explications à autant d’événements qui nous ont touchés et qui nous remuent encore. Il est naturel que tout ce que nous recevons vienne par le même chemin, ce qui toujours nous oblige à parler et répondre aux problèmes que vivent les jeunes générations, par exemple «la corruption » des politiciens, des partis politiques, des hommes d’affaires, des gouvernements, etc.. Et cela se produit dans tous les continents, ce ne sont pas des événements isolés. Nous recevons et entendons le même discours qui s’est généralisé à la planète. Ces discours parlent de violence de toutes sortes, de crimes, de drogues, etc.. L’idéologie dominante traverse les frontières et s’impose à nous tous comme un seul corps, une seule réalité dont il est dit qu’elle ne peut pas être changée.
• Le programme du CIPh a pris forme dans la (re)construction de la citoyenneté, des organisations sociales, l’individuel ou le collectif. L’histoire récente a été passée en revue sous différents angles, analysée et approfondie. Tous ont contribué à générer une pensée critique, loin des partis politiques, des luttes de pouvoir. L’étude et la recherche ont émergé dans divers domaines, et nous avons réussi à créer un espace de réflexion et d’analyse transnational.
RÉFLEXION SUR LE PROGRAMME CIPh POUR LE CHILI ET L’AMÉRIQUE LATINE: REGARD SUR L’AVENIR
• En Amérique latine, l’idéologie néolibérale domine dans les discours, les politiques et les pratiques. Quel que soit le pays dans lequel on se trouve, elle est dominante. Les faits sont diffèrents entre eux, au premier abord, on observe de petites nuances, mais la forme du discours reste invariable. La différence est apparente, mais tout obéit au même schéma imposé par la force : ce que el Imperio (l’empire, EEUU) veut pour nos pays est facilement réalisé avec des types de gouvernement néolibéral que nous avons dans presque toute notre Amérique latine, avec des mercenaires prêts à vendre toute notre richesse nationale.
• Aujourd’hui, nous sommes appelés à penser et à construire un nouveau projet d’intégration de la société, à regarder et à analyser l’avenir. Ce nouveau voyage ne sera pas facile. La crise continue, sans nouveaux dirigeants, ni projets solides pour le pays et les continents. La route comportera de nombreuses pierres d’achopement mais elles seront retirées du chemin avec sagesse.
• Les progrès des gouvernements de droite et d’extrême droite effrayent et étonnent parce qu’ils sont, comme hier des complices passifs des régimes dictatoriaux. Aujourd’hui ils sont élus au suffrage populaire et nous gouvernent avec la « politique dictatoriale » d’hier, mais, comme cele est dit officiellement, en » démocratie « .
Plusieurs questions se posent dans ce scénario actuel:
• Comment pourrions-nous situer, évaluer les responsabilités des politiciens, des partis politiques, des intellectuels, des citoyens dans ce qui s’est passé et qui a lieu?
• Où pouvons-nous trouver la mémoire des responsabilités individuelles et collectives assumées par les citoyens?
• La situation implique une alternative: il y a un besoin urgent d’une opposition, qu’elle soit de gauche ou progressive ou d’autres groupes, mais où sont-ils, ceux qui pourraient incarner un tel projet?
• Après les changements dictatoriaux apportés à l’ensemble du système éducatif et de recherche, où trouver la formation de nouveaux dirigeants responsables pour l’avenir?
• Enfin, dans ce scénario, que faisons-nous, comment, dans quel but et avec qui?
Les réponses à ce nouveau processus de (re)construction doivent être collectives, motivantes et attrayantes, organisées en réseaux, ce qui conviendrait à beaucoup de personnes des nouvelles générations qui recherchent des voies et des réponses au monde actuel.
Teresa Veloso, Chili, février 2020.
[1] Voir le programme et les Actes du colloque (2012) et des travaux dans la revue en ligne, (Re)penser l’exil, no. Spécial sur l’expérience chilienne bilingue, intitulée L’autre 11 septembre sur le site : exil-ciph.com