Marie-Claire Caloz-Tschopp
Introduction
Le constat qu’il existe un lien entre les tendances autoritaires et répressives avec ce qui est appelé “ l’exclusion ” n’est pas difficile à établir. Nous sommes face à “ une nouvelle gouvernance par la force de l’insécurité sociale ” (L. Wacquant) au nom d’une conception sécuritaire de la sécurité. Une telle tendance produit en fait l’insécurité et de nouveaux risques à identifier. Derrière la transformation de la force, la généralisation de la violence, en effet, quel est le visage réel de la force qui émerge depuis quelques années, comment la penser, la combattre en évitant de se faire prendre dans la spirale négative de la violence et construire plutôt une puissance d’action individuelle et collective?
Nous savons que ce qui se passe, ce que nous vivons est difficile à voir, à analyser, à comprendre et à agir en termes de puissance créatrice alternative. Pour y réfléchir, je me propose de situer ces constats dans le cadre historique du XXe siècle, sa genèse dans l’histoire et ses développements (impérialisme, nationalisme colonialisme et décolonisation, externalisation des conflits guerriers, questionnement sur le retour de l’éventualité d’un nouvel embrasement plus général). Le processus “ néo-libéral ” implique d’être également analysé en prenant en compte l’emprise grandissante des multinationales sur les gouvernements et sur l’ONU, la transformation interne de la violence d’Etat. La démarche implique de connaître les processus économico-socio-politiques, repérer les transformations de la subjectivation et identifier les difficultés qui tiennent au processus de penser lui-même en lien avec “ une guerre de fondation eu Europe et en Occident ”.
La globalisation : cadre de la réflexion
Le cadre de notre réflexion est celui de la globalisation conjuguée avec“ l’oubli ” du passé colonial et ses conséquences, une polarisation irrémédiable entre “ civilisations ”, la déclaration d’une “ guerre sans fin ” par le président Bush au lendemain des attentats du 11 septembre qui a débouché sur la guerre en Irak et l’augmentation de la militarisation du monde. C’est celui d’une planète finie (il n’y a plus de bagnes, de terres vierges à piller et où expulser les indésirables), ce qui mène à la mise en place de dispositifs, de pratiques qui banalisent les traitements inhumains et dégradants (torture) et même de la mort aux USA (Guantanamo), en Europe et en Suisse et dans le reste du monde. Ce qui mène surtout aussi l’institutionnalisation des expulsions de migrants avec un effet boomerang non prévu dont nous avons déjà des exemples dans l’histoire. L’espace terrestre où nous pouvons vivre est fini et ce n’est pourtant pas la “ fin de l’histoire ” préconisée par F. Fukuyama. L’impérialisme à son stade actuel ne peut pas (encore ?) conquérir toutes les planètes même si la conquête de l’espace reste un terrain d’investissement et d’expérimentation commercial et militaire.
Il est vrai que la violence d’Etat d’aujourd’hui prend des formes multiples en Suisse et en Europe. Un des derniers faits préoccupant en France concerne la situation des étrangers sous mesures de détention administrative. Pour la première fois en France, des étrangers ont été jugés dans un commissariat, transformé pour l’occasion en tribunal parallèle pour les clandestins. Pour la Suisse, on peut citer les multiples restrictions des libertés publiques, les atteintes aux droits démocratiques (interdiction de manifester, répression policière dans le cadre du G8, arrestations arbitraires, projet de loi prônant l’interdiction de manifester à Genève, la justice à deux vitesses dans les procédures judiciaires, les atteintes aux libertés syndicales et au droit de grève, les atteintes aux libertés individuelles (liberté de circulation, délit de faciès, chasse aux mariages blancs, usage des données personnelles, etc.), le retour en force du fichage, la présence de l’armée aux côtés de la police pour le maintien de l’ordre avec la redéfinition du concept de sécurité intérieure, le contrôle social des catégories de populations les plus précarisées, les mécanismes autoritaires et discriminatoires de contrôle pour les assistés, les chômeurs, les contraintes à l’égard des chômeurs, des personnes au bénéfice de l’assurance-invalidité (AI), les transformations du travail du personnel de l’Etat forcé à participer à l’élimination des droits sociaux acquis, au contrôle et à la répression, le renforcement de la concurrence, de la hiérarchisation, de la précarisation. L’inventaire ne fait pas mention des crimes économiques, du crime organisé, de l’évasion fiscale, parce que l’arsenal policier et judiciaire est très peu développé à ce niveau. Pour avoir un panorama complet, il faudrait, comme je l’ai déjà évoqué, parler de la violence “ intergouvernementale ” et “ inter-étatique ” dans les lieux de contrôle et de détention aux frontières de la Suisse et de l’Europe des vingt-cinq et aussi de ce qui se passe dans les prisons américaines, à Guantanamo (et aussi dans le réseau secret de prisons anti-terroristes à travers le monde), en Afganistan, en Irak, en Colombie, au Congo, en Syrie, etc…
En 2004, Migreurop a publié une carte des morts aux frontières de l’Europe, dont le nombre augmente tous les jours. Les faits ne se passent pas seulement aux frontières de l’Europe, mais dans toutes les zones qui séparent les riches des pauvres. Dès août 2004, le G5 a proposé de créer des camps de demandeurs d’asile “ délocalisés ” en Afrique du nord avec “ la création d’une institution européenne, qui, hors des frontières de l’Europe, recevrait et examinerait des demandes d’asile ” (The Economist, 19.8.2004). En clair, on assiste à la délocalisation des camps et de structures de police européennes à l’extérieur de l’Europe, dans les pays de transit et parfois jusque dans les pays d’origine des migrants.Le 12 mai 2005, Le G5 a pris des mesures pour lutter contre l’immigration clandestine. Les ministres de l’Intérieur des cinq principaux pays de l’UE ont convenu jeudi de renforcer les contrôles sur les frontières extérieures et intérieures de l’espace européen afin notamment de lutter contre l’immigration clandestine. Pour saisir la portée pratique des décisions, il faut consulter la nouvelle carte des centres de détention à Malte, en Italie, en Espagne, au Maroc, à l’est de l’Europe, en Australie, aux frontières entre l’Amérique du sud et du nord, etc..…. Dans un tel contexte européen et mondial, à la fin de l’année 2004, Le Conseil fédéral suisse a mis en consultation un projet de “ loi fédérale sur l’usage de la contrainte dans le cadre étroit du droit des étrangers, des transports de personnes ordonnés par une autorité fédérale ” (abrégé LusC, loi sur l’usage de la contrainte), en clair une loi pour légaliser et légitimer l’usage de la force physique instrumentée (les fameux pistolets et d’autres méthodes qui ont été condamnées par le Comité de prévention contre la torture, CPT) dans les renvois forcés d’étrangers.
Le Conseil de l’Europe a exprimé son inquiétude et sa réprobation face à l’évolution de la politique d’asile en Suisse. L’organisation mondiale contre la torture (OMCT) a condamné la politique d’asile restrictive de la Suisse et s’inquiète du possible usage d’appareils à électrochocs. Le Grand Conseil zurichois s’est cependant opposé par 109 voix contre 38 à une motion du parti Vert demandant l’interdiction des pistolets à électrochocs du type “ laser ” qui équipe plusieurs unités de police en sont déjà équipées. Par ailleurs, une enquête a été menée à l’Etat de Vaud (et close sans succès) pour trouver l’informaticien qui a divulgué un document confidentiel sur lequel figuraient les dates prévues des expulsions forcées. En clair, la répression et aussi la résistance se développent.
Dans un tel cadre, le centre de la réflexion philosophique et politique n’est pas tant, de mon point de vue, la répression telle qu’elle nous apparaît de la manière la plus visible. C’est en bref, la transformation souterraine du pouvoir comme force, des modalités de la violence du système économique mondialisé et de la violence d’Etat et inter-étatique s’étendant à toutes les sphères de l’espace public, semi public, privé et même de la vie intime qu’il faut tenter de décrire, d’interpréter et de combattre(on pourrait aussi parler de l’éducation par exemple).
Depuis vingt-cinq ans, notre terrain d’observation de réflexion et de recherche prioritaire est celui de la défense du droit d’asile et d’immigration dans un cadre suisse et européen et aussi celui des conditions de travail dans le service public, en tentant d’intégrer l’approche des rapports sociaux de sexe (ce qui reste encore largement à faire). C’est un lieu de citoyenneté qui donne lieu à l’émergence de thèmes nouveaux très importants. En appui à ce que je vais dire, je citerai deux travaux de recherche récents auxquels j’ai participé. Le premier travail sur les frontières européennes est une exploration en 2004 des institutions, des structures et des pratiques “ d’externalisation ” d’étrangers, des acteurs qui contribuent à la mise en place d’un réseau de camps aux frontières de l’Europe et de la réflexion philosophique qu’on peut en faire. Le deuxième travail est le résultat récent d’une recherche interdisciplinaire sur les difficultés des professionnels du service public dans des secteurs s’occupant d’étrangers et de chômeurs (social, santé, police, éducation) dans le canton et l’Etat de Genève.
La recherche a donné lieu à un colloque international à Genève organisé dans le cadre de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève (FPSE) et l’Université Ouvrière de Genève (UOG) en septembre 2004. Les Actes du colloque intitulés : “ L’action “ tragique ” du personnel du service public seront édités en septembre 2005. La diversité et la richesse des textes que le lecteur découvrira s’articulent autour des objectifs et de la position recherchés comme mode de participation au colloque, dans le cadre de la liberté académique : parler à partir et sur sa pratique professionnelle dans le travail du service public ; mener un travail résolument réflexif sur la question du devoir de fidélité à l’Etat dans une dynamique entre servitude, liberté et (in)égalité ; analyser questions, difficultés et dilemmes transversaux aux pratiques de six secteurs (police, santé, social, chômage, formation/recherche, enseignement) ; réfléchir à des perspectives futures d’action pour améliorer et transformer sa pratique.
Pour le colloque et les Actes, nous avons travaillé en réseaux à la fois sur des pratiques professionnelles locales, genevoises et suisse, et dans l’espace géopolitique (mondialisé) et cela grâce à des participants venus de loin. Nous nous sommes décentrés dans le temps (histoire), grâce à des figures emblématiques de l’histoire suisse, d’ex-Yougoslavie, d’Algérie et d’Argentine. Le devoir de fidélité à l’Etat dans le travail est le lieu où se jouent les tensions entre la liberté, la servitude et (l’in)égalité. Il a été un des axes importants du colloque. Les textes des Actes développent des réflexions à ce propos.
Les transformations de la société, de l’Etat, des institutions, des rapports de travail, par le “ total-libéralisme ” ont été analysées, compte tenu de l’histoire du XXe siècle et de sa longue genèse. Tant l’économie que la politique déterminent les nouvelles formes de travail, de contrôle social, de désaffiliation, de violence, voire même de cruauté. Ils sont de plus en plus lourds, ont dit de nombreux professionnels. Les nouveaux rapports entre le travail et le capital dans l’ère post-nationale ont été décrits avec précision (texte d’André Tosel).
Les travailleurs du service public sont pris en tenaille. Ils sont amenés à appliquer des politiques qui fragilisent les usagers, tout en constatant une détérioration de leurs propres conditions de travail. Le contenu, le sens et les buts de leur travail sont mis en cause. Le terrain du service public est un lieu d’observation des changements, mais de loin pas le seul. On pense aussi aux changements en cours dans les politiques de sécurité, d’immigration, du droit d’asile, du chômage, du travail, de l’assurance invalidité, et aussi aux politiques de formation et de la recherche. On pense aux bouleversements du secteur privé (Extrait du prologue).
Toute personne intéressée et d’ores et déjà invitée à venir le samedi matin 17 septembre à 10 h 30, à l’Université de Genève où des professionnels et des chercheurs présenteront les textes qu’ils ont écrit pour les Actes en question.
De quoi est-il question à propos de la répression ?
Revenons à la question du début. Pour tenter d’y répondre, j’aimerais rendre hommage ici à Nicolas Busch, responsable de Fortress Europ décédé le 23 mai dernier d’une crise cardiaque à 56 ans à Falun (Suède). Depuis de longues années, Nicolas Busch a coordonné un travail d’information très pointu, avec le bulletin européen en anglais et en français Fortress Europ sur le développement de l’Europe des polices dans des réseaux “ inter-gouvernementaux ” mettant en danger les structures, la dynamique et les droits démocratiques. Il a fait partie de ceux qui observent l’évolution non seulement d’une forteresse mais de pratiques de la violence “ pro-actives ” par un réseau hétérogène de polices intergouvernementales européennes. Avec les membres du “ Groupe de Genève Violence et Droit d’asile en Europe ”, de la Ligue Suisse des Droits de l’Homme, du Mouvement de défense du droit d’asile, sur les politiques d’asile et d’immigration, nous avons publié dès les années 1990, un livre sur le “ laboratoire ” Schengen. Je pense par ailleurs aux travaux des Comités de chômeurs, des permanences juridiques anti-répression (G8), de réseaux de professionnels dans divers secteurs. Et je pourrais élargir l’inventaire.
Dans les années 1980, nous parlions de violations de l’Etat de droit, de lacunes de l’Etat de droit (notamment à cause des frontières “ nationales ” à l’encontre des étrangers à la base de la xénophobie d’Etat, dans le mouvement syndical et aussi dans les têtes), puis nous avons été amenés à parler de démocratie sécuritaire, d’Etat sécuritaire. Avec la nouvelle étape de durcissement, nous constatons une nouvelle transformation de fond, non seulement de l’Etat, mais plus large qui touche l’ensemble de la société. Nous avons de la peine à “ nommer ” ce que nous voyons, peut-être en partie parce que ce qui se passe est inquiétant. Mais aussi, parce que ce qui est en train d’émerger avec la nouvelle société de l’information, les développements du capitalisme financier, etc., est difficile à circonscrire, à observer, à décrire avec les catégories, les outils théoriques dont nous disposons.
Je pars d’un texte de Nicky Bush qu’il avait publié en 1996. Dans son premier texte, il se demandait : “ Sommes-nous tous en train de devenir des sans-Etat ? ” en constatant l’augmentation de l’isolement et d’un sentiment d’impuissance que nous vivons tous. Il constatait le passage d’un Etat “ distributeur ” à un Etat “ rationneur ”, le développement de nouvelles pratiques d’exclusion dans le laboratoire de la politique d’asile, des hommes traités comme des “ fardeaux ”, la production de “ barbares ”, l’informatique au service de la surveillance (avec l’exemple d’EURODAC), la “ flexibilité ” et la “ mobilité ” comme des mots à la mode, la tentation autoritaire avec la domination des pouvoirs exécutifs, etc. en avançant l’idée que nous allons vers “ un nouveau totalitarisme post-industriel ” avec l’élimination de “ superflus ” sous trois formes : l’élimination symbolique, l’élimination matérielle par la non-action et l’élimination matérielle active (par la guerre, la répression tout en le déniant). Il écrivait : “ Ce qui distingue ces méthodes modernes d’élimination des méthodes utilisées par les régimes totalitaires de la première moitié du XXe siècle, c’est qu’elles sont moins visibles, beaucoup plus difficiles à percevoir comme actes de violence par les sociétés au nom desquelles elles sont appliquées ” (p. 260). Il écrivait encore : “ La quasi-absence de protestation, l’incapacité des gens de dire “ non ”, est un autre signe caractéristique du totalitarisme ” (p. 261). En clair, il soulignait à la fois des caractéristiques du système et de la transformation de la subjectivation des individus.
Il continuait sa réflexion quelques années plus tard (le 13 octobre 1999, à l’occasion d’un séminaire international à Tampere) en analysant le changement d’orientation survenu, au cours de la dernière décennie, dans les politiques d’immigration et du droit d’asile de l’UE, avec l’exemple de la gestion militaire de la protection des réfugiés. En se basant sur une analyse serrée de documents de la présidence européenne (autrichienne) de l’époque, il constatait que l’UE mise de plus en plus sur une politique du containment, de maintien sur place forcé, dans leurs régions d’origine, des réfugiés et des migrants potentiels, ce qui impliquait une coopération de plus en plus étroite entre les ministères des affaires étrangères et la défense dans la mise en place de mesures visant à rendre imperméables les frontières de l’UE en les renforçant. Une telle politique pousse de plus en plus les étrangers en quête de travail et de protection à la clandestinité, tout en transférant les responsabilités de protection sur les pays de transit. (L’auteur n’a fait qu’anticiper les mesures d’externalisation qui ont suivi). Il dénonçait le paradoxe d’une politique faite au nom de la sécurité, apportant l’insécurité en Europe et ses dangers : “ Tout comme le régime d’apartheid sud-africain créa la violence et finit par mener à la chute du modèle de société qu’il était censé protéger, un régime d’apartheid européen risque de saper notre propre sécurité, nos droits et nos libertés. Ce n’est pas de plus de “ muscle ” que l’Europe a besoin, mais de plus d’intelligence ”.
Toutes ces mesures structurelles, conjoncturelles et sectorielles s’inscrivent dans les transformations de la nouvelle étape du capitalisme globalisé qui inclue forcément la violence guerrière, pour l’instant confinée aux frontières de l’Europe et des pays riches du “ nord ” (Irak, Moyen-Orient, Afganistan, etc.), avec une augmentation du trafic d’armes et des budgets militaires. On peut craindre un effet boomerang de ces conflits et du chaos. Nicolas Busch a montré qu’on voit s’instaurer une répression pro-active et préventive dans les Etats-nationaux et dans le dispositif Schengen malheureusement bien timide en ce qui concerne le crime organisé et la fraude fiscale protégée par le secret bancaire.
Ce qui est le plus inquiétant, dans ce processus, ce n’est plus une forme d’exercice du pouvoir décrite par Michel Foucault dans son livre Surveiller et punir qui impliquait un contrôle, une surveillance généralisée des prisonniers, par un surveillant anonyme sur le modèle de la prison du panoptique de Bentham. Depuis Bentham, le monde dans lequel nous vivons a évolué. On peut se demander quel est l’imaginaire et la philosophie politique que construisent les architectes tout en construisant les camps d’expulsion forcée et des lieux d’enfermement.
L’analyse et le travail citoyen sur ce terrain depuis les années 1970, conjugué à un travail de recherche en philosophie m’a fait découvrir l’œuvre de la philosophe et théoricienne politique Hannah Arendt. Il est impossible de transmettre en quelques mots, ce que le dialogue avec une telle œuvre peut nous apprendre, mais en bref, dans ma lecture, je me suis centrée sur la présence des sans-Etat dans son œuvre et je l’ai mise en rapport avec deux notions centrales chez elle : les humains superflus (Human superfluity), et le “ droit d’avoir des droits ” et leur implication pour la citoyenneté.
En bref, H. Arendt n’a pas seulement analysé la répression, mais elle a analysé, comme Michel Foucault plus tard, la transformation du pouvoir de domination et la rupture “ sans précédent ” qui a été introduite dans le, la politique par le système totalitaire au XXe siècle. Une telle rupture a détruit le, la politique et a ébranlé toute la civilisation de la planète, même si la conscience historique sur cette question qui a une portée universelle est en laborieuse construction dans des lieux de conflictualité souvent ambigus.
L’historien E. Traverso synthétise clairement dans un court article les enjeux de la démonstration dans le livre de H. Arendt, les Origines du totalitarisme. Il rappelle en quoi Auschwitz a été à la fois une “ rupture et un résultat ” pour H. Arendt. “ Une rupture de l’histoire, parce que jamais auparavant un régime n’avait mis en œuvre l’élimination de tout un peuple décrété indigne de vivre sur cette planète ; et un produit de l’histoire, parce que c’est bien au sein de l’Europe, avec sa civilisation et sa culture, que le nazisme a pris forme et que les prémices de sa politique d’extermination se sont constituées. Une rupture de l’histoire parce que, en anéantissant les Juifs, les camps de la mort consacrent une vision totalitaire de la communauté nationale comme corps monolithique et soudé, dans lequel la suppression de toute forme de pluralisme et d’altérité débouche sur la destruction du politique qui, depuis l’Antiquité, suppose la division du corps social. Et un produit de l’histoire, car le totalitarisme a surgi d’une métamorphose de l’Etat – le Léviathan transformé en Béhémoth – dans les conditions de la modernité ”. On constate que le dernier point renvoie explicitement non seulement à la violence d’Etat mais aussi à la guerre.
En observant l’évolution des politiques d’étrangers, sociales, etc. et de l’Etat discutant avec N. Busch et d’autres personnes, j’en suis arrivée à poser un postulat exploratoire – c’est une manière de faire travailler l’activité de pensée critique et créative – qu’il existe un lien entre la création monstrueuse du XXe siècle et le capitalisme globalisé et que ce lien peut s’explorer, s’analyser, se penser en qualifiant, de manière exploratoire, la domination actuelle de “ totale-libérale ” et qu’il s’agit dès lors de repérer les traces d’autres inventions historiques et leur combinaison avec des dispositifs, des éléments en construction aujourd’hui. Qu’est-ce que cela signifie ? Très brièvement, cela signifie que nous vivons dans un système économico-politique basé sur la Human superfluity décrite par H. Arendt, qui combine aujourd’hui l’exploitation, la surexploitation et la destruction de la nature et des humains devenus tous potentiellement “ jetables ”, comme l’a bien expliqué de son côté B. Ogilvie.
La mort sans mesure et sans fin
La mort arrive normalement pour cause organique (maladie, usure, vieillesse) ou alors par accident. Mais quand l’observation nous amène à devoir l’imputer pour des millions de gens à un système économico-politique industriel et post-industriel, on se voit obligé de revoir radicalement la question de la répression en intégrant la présence banalisée de la mort pour en évaluer la teneur exacte. Que nous apprennent les transformations de la répression, la présence de la mort banalisée sur les transformations du pouvoir de domination économico-politique dans cette nouvelle phase de globalisation ? Quelle est la nature du pouvoir quand on le met en rapport avec les nouvelles formes de violence et de cruauté que nous avons de plus en plus de peine à nous représenter bien qu’elle fassent partie de la vie quotidienne, de la vie du travail, de la vie sociale. Les violences policières ne sont que l’émergence la plus visible d’une violence nouvelle inventée avec la société capitaliste industrielle beaucoup plus profonde et inquiétante. Elle est nouvelle au sens où elle n’est pas seulement sans lois, mais sans mesure, sans fin et donc difficilement imaginable, représentable, pensable. En effet, comment se représenter le fait que dès lors que la guerre est une possibilité réelle, qu’il y a des restructurations industrielles, des délocalisations d’usine, des travailleurs indésirables, que le chômage augmente, on soit non seulement précarisé, mais éjectable/éjecté, non dans un lieu hors du travail, hors de la société, dans le néant, c’est-à-dire qu’on devient a-cosmique (hors du cosmos) selon le mots de H. Arendt ? Un tel nihilisme est difficile à penser, parce qu’il décrit un état de mort de masse inscrit dans la civilisation et aussi parce qu’il attaque la pensée et donc oblige à repenser complètement l’articulation entre l’action et l’activité de pensée pour pouvoir avancer dans la question de la résistance et de la citoyenneté transnationale.
Ce qui se passe aux frontières de l’Europe et le laboratoire des NEM, des personnes pour qui a été prononcée une mesure de “ non entrée en matière ” et qui sont à la rue sans assistance, par exemple, montrent qu’on ne se trouve pas face à une simple “ exclusion ”, mais plutôt à un processus qui mêle exploitation, surexploitation et “ expulsion ” radicale de la société se transformant en a-cosmie. Sur un plan juridico-politique, une telle mesure, en plus de porter atteinte aux principes fondamentaux de la Constitution suisse, fait partie du “ laboratoire ” du Département de Justice et Police (DFJP) dirigé par Ch. Blocher qui essaie sur les précarisés parmi les plus précarisés de mesures en voie de généralisation. Le problème de tels essais et de telles pratiques, c’est qu’il n’y a plus de lieux d’expulsions de tous les indésirables de la terre (et pas seulement des étrangers). Et que l’expulsion est en fait une destruction, incluant la mort individuelle ou de masse. Nous savons que cette possibilité existe depuis des inventions industrielles d’extermination de masse du XXe siècle.
Je préfère dès lors réfléchir au processus dialectique impliquant un pouvoir multi-forme de violence nihiliste et la manière d’y résister, plutôt que d’utiliser le terme controversé de “ bio-pouvoir ” avancé par Michel Foucault quand il écrit que pour le système de pouvoir “ c’est le droit de faire mourir ou de laisser vivre ” qui le qualifie. On voit que la perspective n’est plus seulement celle de la force policière et/ou militaire qui gangrène les institutions “ démocratiques ” en les débordant, en les occupant et usant d’une force immodérée de plus en plus technifiée, mais, pour le dire brièvement, qu’il s’agit d’une transformation profonde de la politique, de l’Etat et de civilisation qu’induit le capitalisme dès son origine, et qui augmente, se transforme profondément dans sa phase impérialiste, colonialiste et dans sa phase de globalisation actuelle.
Imaginer, penser la vie
Pour comprendre ce qui est en jeu dans le débat sur les tendances autoritaires, la répression et l’exclusion, il faut donc cesser de se laisser attirer sur les terrains des adversaires populistes (manipulation de la peur, haine de l’étranger, appel au mythe identitaire, à l’autoritarisme, à l’obéissance aveugle et aveuglée, ou alors à l’usage d’une contre-violence manipulable, etc.). La réflexion sur la répression, les descriptions précises du déroulement de la violence d’Etat, les atteintes aux droits qui sont le fait de la police, et la revendication du respect des règles de la séparation des pouvoirs, de l’Etat de droit sont incontournables.
Elles ne sont pas suffisantes. Il faut élargir l’observation et l’analyse à l’ensemble des terrains (y compris le terrain de l’éducation) où se développent des savoirs, une culture et des pratiques de guerre et surtout y intégrer les manières positives d’y résister. Il ne s’agit plus seulement d’observer les polices européennes, les armées mais aussi ceux qui préconisent une concurrence illimitée conduisant les pays vers de nouveaux conflits.
Nous avons besoin de récupérer des créations positives dans la mémoire historique des luttes. C. Castoriadis, a rappelé à juste titre qu’en Grèce, au Ve siècle avant J.C. trois éléments de civilisation fondamentaux avaient été découvertes en même temps : la démocratie, la philosophie, et la tragédie. En clair, les Grecs de l’époque ont découvert un régime, un système du “ vivre ensemble ” où le démos (peuple) disposait du cratos, de la force/puissance, l’exigence de l’activité du penser dans l’agir en intégrant la question “ tragique ” de la condition humaine de mortalité (de la finitude, de l’auto-limitation, donc des limites aujourd’hui). Nous avons aussi besoin de connaître les penseurs du conservatisme, de l’autoritarisme, de la haine, de la violence (K. Schmitt, S. Huntington, etc.). Nous avons besoin de situer le cadre de l’action. Les frontières, comme l’a très justement rappelé E. Balibar, ne recoupent pas les frontières des Etats qui se déclarent souverains sur un territoire. En bref, ce sont les nouvelles frontières de classe d’un apartheid mondial. Nous avons besoin de travailler sur les difficultés du propre travail de pensée dont je n’ai fait qu’évoquer certains des aspects sans aborder ce qu’elle est devenue en Occident dans ses liens avec la modernité et la domination.
En guise de conclusion
Nous sommes mis au défi de réfléchir donc à la fois aux limites philosophiques, politiques de la force guerrière sous toutes ses formes (même les plus douces) qui se présente comme sans mesure et illimitée et aux forces de résistance qui prennent la forme de la dénonciation et aussi de la création individuelle et social-historique. Tout en reconnaissant le bien-fondé de la peur devant la globalisation, – la transformant ainsi en angoisse existentielle et en question politique -, il s’agit de reprendre la réflexion sur La crainte des masses, de reprendre l’initiative politique en relançant largement la réflexion sur des choix de civilisation. Un des lieux concrets pour en débattre est celui des frontières. Qu’est-ce qu’un régime, un projet, un imaginaire démocratique qui intègre ce qui se passe aux frontières de l’Europe (au sens où en a parlé N. Busch) ?
Dans un tout autre contexte que celui des anciens Grecs, nous avons donc besoin aujourd’hui d’une double réflexion politique et philosophique : critique et créatrice. Il s’agit, d’une part de comprendre la teneur des nouvelles formes de violence du capitalisme globalisé et de la violence d’Etat qui s’inscrivent dans une profonde transformation des modalités de la guerre dans les zones officielles de conflit et partout aux frontières de classe dans les zones de guerre qu’A. Pedrazza a qualifiées durant le Forum social suisse de “ basse intensité ” et d’autre part de reprendre les trois inventions des Grecs à nos frontières pour situer par exemple les enjeux des théories du “ décisionnisme ” autoritaire (K. Schmitt), de “ l’identité ” essentialiste (S. Huntington) en les confrontant à d’autres qui se soucient de construire une Europe politique “ médiatrice ” ouverte sur le monde.
Une telle ligne de réflexion pour réfléchir à la répression, à la violence, à la force et la renverser en liberté et en puissance d’action individuelle et collective implique de dépasser nos peurs, de décrire et de dénoncer la répression et aussi de récupérer notre pouvoir de nous imaginer, de nous représenter les nouvelles violences et donc de les penser, pour nous déplacer, transformer le regard et radicaliser la recherche d’un projet alternatif qui puisse inclure ce qu’Arendt a appelé le “ droit d’avoir des droits ” en tant que socle d’une citoyenneté trans-nationale.
Forum Social Suisse (FSS), Fribourg, 4 juin 2005
Atelier : tendances autoritaires et répressives et exclusion
Le texte se trouve sur le site du FSS : fss.ch