Çağla E. Aykaç, collaboratrice scientifique, Département de Géographie, Université de Genève
Résumé
Ce texte décrit le déploiement de la violence extrême en Turquie entre 2014 et 2018, ainsi que les efforts de la société civile – avec un regard particulier sur le mouvement des Universitaires pour la Paix – pour tenter d’imposer certaines formes de civilité. Ce texte cherche à mettre en scène la vie au quotidien, tout en liant des pratiques des mouvements sociaux avec la théorie et philosophie politique. Il débute par une discussion du colloque d’Istanbul de mai 2014 autour du livre Violence et Civilité d’Etienne Balibar ; il suit les événements, les transformations et les déplacements dans le contexte politique et social de la Turquie contemporaine ; et conclut sur l’expérience du colloque Exil/Desexil : Emancipation en actes, en juin 2017 à Genève. Les réflexions théoriques et les pratiques réflexives qui se partagent lors de ces rencontres organisées par Marie-Claire Caloz-Tschopp dans le cadre du programme Exil du Collège international de philosophie sont ici contextualisées dans des espaces géographiques et discursifs qui se contractent et se dilatent à une vitesse folle, alors qu’en Turquie, la vie au quotidien bascule et un grand nombre de personnes sont expulsées de leurs vies. Le texte souligne la fragilité et la force d’individus qui sont déterminés à continuer à agir et penser alors que toute possibilité d’action politique semble avoir été anéantie.
Aucun d’entre nous qui sommes en prison pour nos pensées et nos activités politiques ne devrait être privé de sa liberté ; pas un jour, pas une minute. Je nourris mon espoir malgré tout ce que nous avons vécu. L’espoir est une énergie qui donne la force de résister même dans les conditions les plus difficiles. Toute la société devrait embrasser cette énergie, et faire grandir l’espoir afin de nous donner la force de sauver notre futur. Si le mal est vainqueur, la vie disparaîtra. Nous ne devons pas permettre à cela d’arriver.
Gülten Kışanak **
Introduction
En mai 2014, à Istanbul, nous étions nombreux à participer au colloque organisé autour du livre Violence et Civilité d’Etienne Balibar[1]. A l’époque, nous avions besoin de théorie pour penser notre quotidien et les mouvements sociaux et politiques par lesquels nous étions emportés. Beaucoup de personnes dans la société civile cherchaient des réponses aux questions soulevées lors du colloque : « Comment pouvons-nous agir politiquement dans une société de plus en plus anti-politique? Comment pouvons-nous défendre nos droits, comment pouvons-nous créer des conflits politiques – et en même temps essayer de les civiliser – quand on voit surgir des formes de violence qui ont pour cible justement le sujet politique ? »
Mais c’est à une vitesse folle que la violence extrême a tout emporté entre 2014 et 2018 en Turquie. En 2014, certaines des séances du colloque Violence et Civilité se déroulaient dans le quartier de Beyoğlu, dans les salons du restaurant Cezayir qui accueillait tout au long des années 2000 des conférences et des expositions sur les minorités sexuelles, religieuses, ethniques et de nombreux autres sujets encore tabous en Turquie[2]. Aujourd’hui, Osman Kavala – l’homme qui est à l’origine de ces lieux qui ont servi de refuge et d’atelier à de nombreux intellectuels, activistes, artistes, journalistes – est en prison depuis des mois sans acte d’accusation[3]. Sur la place Taksim, se dresse maintenant une grande mosquée, alors que le Centre Culturel Atatürk (Atatürk Kültür Merkezi, AKM) a été détruit. A Ankara, dans la forêt d’Atatürk, siège maintenant l’immense palais du Président avec ses 1400 chambres et ses trônes dorés. Des quartiers et des villes entières du Kurdistan de Turquie ont été effacés de la carte et des centaines de milliers de personnes ont été déplacées. Aujourd’hui, un bon nombre d’universitaires et d’activistes qui ont participé au colloque en 2014 n’ont plus d’emploi, certains n’ont plus de passeports, alors que des dizaines d’autres sont en exil.
Etrangement, nos chemins de vies semblent s’être engagés dans une danse frénétique avec les thématiques de la série de colloques organisés par Marie-Claire Caloz-Tschopp au Collège international de philosophie. Alors qu’à Istanbul en 2014, nous parlions de civilité et de violence extrême ; en juin 2017, à Genève – alors que nous n’avions pas encore accepté notre propre condition d’exilés- nous étions invités à penser le desexil dans le colloque L’Emancipation en Actes[4]. Au cours de ces quatre dernières années, il a souvent été difficile de donner un sens à notre propre réalité car celle-ci glisse régulièrement dans une sorte de fiction de mauvais gout, nous laissant face à notre propre impossibilité de penser, écrasés dans les décombres de nos vies déformées par une étrange dystopie à la turka. Suivant l’invitation de Marie-Claire Caloz-Tschopp, même si nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas de « fin de la tragédie », nous cherchons des moyens pour « vivre l’incertitude ouverte au pire et au meilleur » et pour continuer à penser et agir pour essayer, autant que possible, de faire « dévier la violence ». [5]
Violence extrême : brèches et continuité
Dans les années 2000, la Turquie était en pleine ébullition et tout le monde en profitait : les Musulmans, les non-Musulmans, les riches et les pauvres, les petits et les grands. Le AKP venait d’être élu au pouvoir, les négociations avec l’Union Européenne avançaient, l’économie se déliait ; un processus de paix officiel avait débuté en 2013 entre l’état turc et les forces armées kurdes. Cela ne veut pas dire que la violence n’était plus « extrême » en Turquie. Comme partout ailleurs, la violence avait accompagné le processus d’imagination et de formation de l’état nation turc avant sa création en 1923, et ensuite tout au long du siècle[6]. Toutes les formes de violences se cristallisaient autour de l’imposition d’une identité nationale défendue par les armes, et construite autour de symboles nationaux comme le drapeau turc et la figure du père de la nation –Mustafa Kemal Atatürk- et caractérisée par le mythe de l’homogénéité et l’unicité au niveau ethnique, linguistique et idéologique.
En 2014, nombreux étaient les acteurs de la société civile en Turquie qui savaient qu’on ne pouvait pas civiliser les conflits sans passer par l’histoire, la mémoire, et la reconnaissance de la multiplicité des langues, des traditions, et des personnes à qui on avait fait violence pour nourrir le mythe de la nation unitaire. Lors du colloque autour du livre Violence et Civilité de Balibar, Ahmet Insel, entre autres, proposait la reconnaissance du génocide des Arméniens comme une nécessité pour le développement de toute forme de civilité en Turquie.[7] Dans le même contexte, Sema Kaygusuz parlait de la situation des Alévis[8] alors que Zeynep Direk proposait une élaboration de la notion de violence extrême qui comprenne la « violence domestique » ou « violence d’homme »[9]. Pour Zeynep Direk, en Turquie, « nous sommes toutes des survivantes » de ce système qui « rigidifie les frontières corporelles et détruit les conditions d’expression pour la personne » [10]. Elle nous invite à considérer les différentes formes de contestations et de négociations mises en scène par les féministes comme des pratiques d’anti-violence qui sont à la base de la notion de civilité décrite par Balibar[11].
Ainsi, en 2014, il était clair dans la pratique comme dans la théorie qu’il était nécessaire en Turquie de parler de notre histoire et de faire un travail de reconnaissance qui passerait par des remises en question des notions de citoyenneté et d’égalité. Ce travail impliquait clairement de faire face aux différentes formes de racismes et discriminations implicites dans la définition dominante de notre identité nationale et inscrites et véhiculées par des institutions comme l’école, la prison, ou l’armée. De plus, il était déjà clair que toute quête de civilité devait nécessairement remettre en cause les formes de masculinité promues par cette identité nationale qui par nature encourageaient la militarisation des conflits plutôt que le développement de pratiques de négociation et/ou de résolution.
Mais déjà, le temps nous manquait ; l’espace se contractait ; les arrestations et les licenciements se multipliaient ; et l’impunité régnait depuis toujours. Nous vivions les conséquences des politiques de plus en plus autoritaires qui avaient mené aux révoltes de Gezi en juin 2013 et de Kobane en octobre 2013. La mort rôdait partout ; dans les usines, dans les mines[12], dans les rues, chez les amis. Malgré et peut-être à cause de cette proximité de la mort, nombreux étaient les penseurs et activistes de tous genres qui revendiquaient leurs droits en utilisant de façon créative tout l’éventail de stratégies politiques légales et illégales à disposition[13].
Beaucoup d’entre nous avions vécu l’effervescence des révoltes de Gezi en juin 2013, et étions témoins et victimes des violences qui les avaient engendrées et suivies. Nous avions tous suivi les scandales de corruption du gouvernement en décembre 2013 ; nous avions tous vu la photo d’un conseiller du gouvernement frappant un mineur au sol à Soma en mai 2014. Puis, nous avons vécu des élections parlementaires répétées (juin et novembre 2015), des attentats qui ont déchiré et emporté nos amis lors de manifestations publiques pour la paix (Diyarbakir, juin 2015 ; Suruç, juillet 2015 ; Ankara, Octobre 2015). En été 2015 – et en lien avec les élections parlementaires de juin – la guerre a repris dans le Kurdistan de Turquie sous la forme de destructions massives de villes et de couvre-feux qui ont duré des mois sans interruption. Les médias nous imposaient le spectacle de corps morts gisant dans la rue depuis des jours, et d’autres corps torturés trainés dans les rues[14], de villes bombardées, de forêts incendiées, de milliers de personnes déplacées, frappées, arrêtées[15]. Nous avons tous vu Tahir Elçi, le bâtonnier de Diyarbakir, assassiné devant les caméras dans le quartier de Sur de Diyarbakir en automne 2015[16] ; tout comme nous avions tous vu Hrant Dink gisant sur le sol en 2007[17]; tout comme nous avions tous suivi en direct des personnes brûlées vives dans la ville de Sivas en 1993, ou dans les décombres de bâtiments dans la ville de Cizre en 2016.[18] Les témoignages des victimes de violences se multipliaient dans les médias sociaux et hantaient nos imaginaires.
La tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 marque un tournant dans les mécaniques de répression avec l’instauration de l’état d’urgence (OHAL)[19]. Progressivement et systématiquement, toutes les institutions de l’Etat, tous les réseaux tissés par une société civile forte et diversifiée, constituée par les associations de femmes, d’avocats, de médecins, de journalistes, sont démantelés. Les maisons de quartier sont assiégées, de nombreuses écoles, hôpitaux et universités vidées, et la justice paralysée. Les personnes actives dans les syndicats et engagées dans les luttes minoritaires, ainsi que celles affiliées d’une façon ou d’une autre au mouvement Gülen sont particulièrement visées. Au-delà des universités, les purges sont massives dans les institutions militaires, la santé, la justice, et touchent toute la société civile, avec de nombreuses associations, journaux, revues et organisations fermées[20].
Dans Violence et civilité[21], Balibar nous rappelle un fait souligné par Arendt[22] à propos de la société totalitaire : l’application systématique de la violence extrême sur les individus passe par l’anéantissement du statut juridique et la suppression de l’individualité. Après les bombes qui ont tué et déplacé des dizaines de milliers de personnes à l’intérieur du pays en 2015 et suite à la mise en place de l’état d’urgence, toute une série de procédures ont été institutionnalisées en vue de défaire les droits politiques et sociaux des citoyens qui s’opposent au gouvernement[23]. L’un des instruments principaux pour reconfigurer tout le secteur public a été l’instauration de décrets lois (KHK) pour les fonctionnaires publics[24]: si votre nom figure sur l’une des interminables listes du Journal officiel, vous perdez, d’un instant à l’autre, votre emploi, sans possibilité de retravailler, sans accès à votre retraite, ou à l’aide sociale. On parle de mort civile, des milliers de morts civiles. Certains n’ont plus de passeport, plus de droits, sont enfermés en prison, ou enfermés dans le pays. On ne leur parle plus, on ne les invite plus, ne les engage plus, ne les appelle plus ; sous peine d’être soi-même banni de toute vie politique, sociale et économique. La vie au quotidien est menacée. Les attaques se font sur les esprits, les corps, les espaces publics, les espaces privés et les communs.
Le schéma de la répression est toujours le même : le président de la République désigne ses prochaines cibles, les médias font leur devoir, tous les citoyens sont appelés à remplir leurs fonctions de soldat ou de policier, et à sacrifier toute pensée critique. Ensuite, ce sont les institutions de l’Etat qui incitent leurs fidèles à « faire le nécessaire » au sujet de ceux qui se permettent de critiquer l’Etat turc : menaces, expropriation, poursuites judiciaires, lynchage médiatique, licenciement, perte de droits sociaux et politiques, emprisonnement. C’est ainsi qu’en Turquie, des milliers de personnes sont devenues des « humains superflus » expulsés de la politique et du monde (acosmie)[25]. Tous les assauts sur les personnes sont transmis en direct par les médias. La délation et l’arbitraire sont au centre de ce système. Le pays entier est terrorisé et certains aiment cela.
Les traumatismes individuels et sociaux qui résultent de la violence extrême, qu’elle soit de nature ultrasubjective ou ultrobjective selon les termes de Balibar, se déploient dans le temps et ils s’accumulent ; ils ne sont pas ponctuels[26]. Dans ces situations de violence, le vide intérieur immense qui accompagne la perte de proches ou les destructions massives de biens et de communs est accompagné du sentiment d’injustice et de la réalité de l’impunité ; qui sont elles-mêmes des répétitions d’injustices et d’impunités historiques, suivies de silence. La cruauté coupe le souffle. Et à chaque nouvelle manifestation de cruauté, vos organes internes se contractent. Les réflexes de survie se configurent différemment chez tout le monde, mais la violence qui vous est imposée entre en vous ; on respire dedans alors qu’elle nous étouffe.
Ainsi, dans la pratique, nous savions qu’en Turquie, la quête de formes de civilités qui soient postnationales, postcoloniales et postpatriarcales avait dans le passé rencontré des formes de « violences extrêmes » qui avaient déjà détruit toute possibilité de politique et mené à l’extermination de nombreuses personnes. Comme le souligne Balibar, les personnes qui cherchent à devenir des acteurs politiques plutôt que des observateurs passifs de certains moments historiques avancent avec un mélange d’espoir et de crainte [27]: la possibilité de faire face à violence sans la disséminer -comme le suggère Balibar par sa notion d’anti-violence – est certes incertaine.
La Pétition des Universitaires pour la paix.
Le réseau des Universitaires pour la Paix était à l’époque l’un des nombreux efforts investis par des personnes dans la société civile pour intervenir dans les conflits politiques en essayant de les civiliser. Le réseau s’organise en automne 2012 en soutien à un mouvement de grève de la faim de prisonniers politiques kurdes[28]. Certains de ces universitaires s’engagent activement dans la production et le partage de connaissances pour accompagner le processus de paix qui débute officiellement en 2013 entre l’Etat turc et le PKK. Malgré le processus de paix en cours, la guerre reprend dans les territoires kurdes en 2015. La « violence extrême » qui s’en suit pousse 1128 universitaires à signer une nouvelle pétition intitulée « Nous ne serons pas complices de ce crime ! »[29] en janvier 2016 ; une semaine plus tard, un millier d’universitaires de plus signeront la pétition en soutien aux premiers signataires.
Action politique plutôt banale en vue de toutes les formes d’actions politiques qui se déployaient à l’époque en Turquie, la pétition condamne les politiques de guerre de l’Etat turc et ses attaques sur la population kurde tout en proposant des procédures pour le travail de reconnaissance et de compensation. La pétition exige la création de commissions d’enquête et un retour immédiat au processus de paix. Le document tient l’État turc pour responsable de la reprise d’une violence « délibérée et planifiée » et qualifie les développements de massacre, katliam. Il souligne que les droits à la vie, à la liberté et à la sécurité des citoyens kurdes de Turquie ne sont pas respectés, et dénonce des violations de la Constitution turque et des conventions internationales.
Ce texte qui cherchait à faire dévier la violence et proposait des solutions pour sa diffusion fut utilisé par le pouvoir pour multiplier et étendre la violence à l’ensemble de la population et pour accentuer l’anti-intellectualisme défendu par les représentants de l’état. Les débats sur ‘la violence du texte’ lui-même, ainsi que sur l’absence – dans la pétition – d’une condamnation de la contre-violence du PKK font partie des accusations contre les universitaires dans leur procès criminel. Le jour suivant la déclaration de presse collective signée par 1128 universitaires, le Président de la République Tayyip Erdoğan appelle toutes les institutions de l’Etat à « faire le nécessaire » au sujet des universitaires, qu’il accuse d’être des traîtres de la nation, des forces du mal, des pseudo-intellectuels. Puis, un personnage mafieux proche du pouvoir déclare qu’il désire nous égorger et se baigner dans notre sang[30]. Du jour au lendemain, des dizaines d’universitaires sont embarqués de leurs bureaux ; nos photos circulent dans les médias avec des menaces et des insultes. Des procédures sont mises en place pour nous interroger dans les universités et les postes de police. Des d’avocats[31] se dévouent instantanément à notre cause et un travail énorme de collection de données est accompli par des personnes qui s’y engagent parmi les universitaires ; des réseaux de soutien régionaux et thématiques s’organisent rapidement[32]. En mars 2016, quatre signataires sont arrêtés et passent 40 jours en prison[33]. La répression qui vise les universitaires pour la paix prend une nouvelle forme en décembre 2017 avec l’enclenchement d’un procès criminel[34]. Depuis, les salles de tribunal et les couloirs du palais de justice d’Istanbul et d’autres villes, voient défiler des dizaines d’universitaires, de journalistes et d’avocats par semaine[35]. Les pressions touchent les universitaires doctorants, les retraités, les doyens, les recteurs, et toute la bureaucratie de l’éducation supérieure publique et privée. Nombreux sont ceux qui collaborent.
Tant bien que mal, la solidarité locale et régionale s’organise autour des Universités Solidaires qui sont créés un peu partout en Turquie, alors que les exilés tentent de s’organiser autour de pôles à l’étranger[36]. La solidarité internationale est rapide à se manifester [37]. Au-delà des particularités nationales de soutien aux universitaires en danger[38], beaucoup d’entre nous devenons familiers avec des réseaux transnationaux et sommes reconnus en tant que ‘chercheurs à risques’[39]. Les liens et les rencontres qui résultent de toutes ces mobilisations locales, régionales et internationales nous encouragent à repenser ensemble le rôle des universitaires et la place de l’université dans un monde tumultueux et globalisé.
Ceux qui nous soutiennent en Europe sont invariablement eux-mêmes engagés dans des luttes locales et internationales qui toutes sont liées d’une façon ou d’une autre aux conséquences de politiques néolibérales et populistes. De façon transversale, partout, certains universitaires se posent des questions liées à la migration, au nationalisme, et au racisme ; et partout les femmes sont actives. Les résistances contre la fermeture de certains départements, la quantification des connaissances, et les modes de sélection se retrouvent dans toutes les universités et entraînent des mobilisations massives en France, en Angleterre, en Hollande, aux Etats-Unis. En Afrique du Sud, au Venezuela, en Inde, en Egypte, en Hongrie, et en Turquie, les universitaires font aussi face à des agressions physiques et verbales dans leurs espaces et leurs esprits. La mort rôde dans les académies[40].
Comme le suggère Marie-Claire Caloz-Tschopp, serions-nous tous des exilés[41] ? Ceux qui sont partis, ceux qui sont restés, ceux qui sont restés silencieux, ceux qui tendent la main ?
Devenir exilé
Chacun vit la répression à sa façon, selon ses conditions matérielles, son âge, son entourage, ses engagements. Certains quittent leurs bureaux furtivement, après que les portes de leurs bureaux à l’université aient été marquées d’une croix, après avoir été menacés, interrogés, et insultés, avec leurs photos qui circulent dans les médias. D’autres quittent leurs universités en héros, applaudis par des foules d’étudiants en larmes dans les couloirs. Certains quittent le pays alors que d’autres restent. L’option de continuer sa vie comme avant n’existe plus ; qu’on parte ou qu’on reste, on a déjà été banni de sa vie.
Il y a un mélange de peur et de courage dans le choix de partir, tout comme dans celui de rester. Le propos est sujet à de grandes déchirures dans la littérature de l’exil, et dans nos vies. Très vite, on ne se comprend plus, même si on essaie. Le chaos ambiant fissure la confiance, les rumeurs et le ressentiment circulent entre les uns et les autres. Si seulement nous parvenions à ne pas nous faire violence à nous-mêmes, et les uns aux autres.
Quand on reste en Turquie, on sait que le jour viendra où l’on devra supporter l’insupportable, et que ce jour est déjà passé. On se protège à sa manière, en se donnant des buts, en nourrissant ses amitiés, en essayant de rester humain. Le corps est fatigué, l’esprit tourmenté. Il y en a qui mettent fin à leur vie dont ils ont été bannis[42]. La logique politique de ceux qui décident de rester est claire : on ne déserte pas les espaces, on continue à réclamer ses droits, on ne plie pas. On reste car on ne peut imaginer une vie ailleurs ; cela ne fait pas de sens de partir car cela ne fait jamais sens de ‘choisir’ de partir en exil. Les enfants et les parents âgés ou membres de la famille avec des problèmes de santé peuvent être des motifs pour partir, et pour rester. Mais peut-on vraiment parler de ‘choix’ quand les options sont l’exil, la prison, la collaboration, ou la mort sociale ? Les marges de manœuvre de ceux qui restent et continuent à être actifs politiquement diminuent rapidement. Il y a une valeur sacrificielle à ceux qui continuent de mettre en scène leurs corps pour défendre leurs droits[43].

25.08.2018
Une photo prise lors de la 700ème manifestation des Mères le samedi la place Galatasaray à Istanbul. Elle a lieu depuis 1995. L’homme au milieu de la photo est le fils du journaliste Hrant Dink, l’un des autres est un journaliste qui vient de sortir de prison Ahmet Sik, qui est représentant du HDP tout comme Garo Paylan, Serpil Kemalbay, et Hüda Kaya qui tentent de résister à la police qui arrêtera 47 personnes ce jour-là.
Qu’on parte ou qu’on reste, il est toujours question de privilèges et de hiérarchies. Certains ont des connaissances linguistiques, des expériences de mobilité volontaire, et des contacts avec des personnes qui sont prêtes à partager un peu de leur stabilité. Ils/elles prennent tranquillement l’avion, ils n’auront ni froid ni faim sur le chemin, ils ne resteront pas dans des camps. D’autres n’ont pas beaucoup plus que leur courage sur le chemin de l’exil ; et cela est déjà beaucoup. Il y a de la violence et des risques pour tout le monde, mais à des échelles et des intensités différentes. Dans tous les cas, ici, là-bas, et en chemin, de nouveaux dispositifs bureaucratiques et des procédures administratives envahissent la vie au quotidien : procès, avocats, visas, traductions de documents, notaires, titres de séjours, statuts temporaires, permis, décrets lois. Ces procédures sont toujours obscures, elles prennent du temps ; il faut naviguer de contradictions en absurdités, humiliations, répétitions insensées.
Sur le chemin de l’exil, nous ne sommes pas égaux, même quand ceux qui ont des privilèges les utilisent et les partagent. Tout pousse à la paralysie et à l’individualisme. Nous sommes encouragés à être en compétition pour de petites miettes d’opportunité qui ne sauveront pas notre peau. Nos capacités d’agir sont usées par la multiplicité des tâches qui nous incombent. Seulement certaines personnes, souvent des femmes, s’attèlent à la tâche de récolter les données, accumuler les savoirs, et organiser la logistique et les ressources dont les hommes se serviront abondamment. Qu’on le veuille ou non, les tensions entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés se multiplient. Tous blessés, on fait du mieux qu’on peut pour être en paix avec soi-même.
Avant l’exil, nous avons tous été qualifiés de traîtres et d’ennemis de la nation. Avant et après notre départ de Turquie, des centaines d’autres personnes seront punies pour la même offense[44]. Traîtres à la nation en Turquie, c’est en victimes, que l’Europe nous accueille. Car en Europe, certains sont friands de victimes orientales ou autres, et prennent plaisir à s’approprier les histoires d’individus qui ont tout perdu. Et bien qu’en tant qu’universitaires nous étions pressés d’intervenir en public, nous avons tous appris à nous méfier des experts et des journalistes qui aiment se nourrir de nos souffrances individuelles plutôt que de nos luttes collectives.
Confusion des sens, cela fait déjà longtemps qu’on a perdu tout contrôle du temps, de l’espace et des formes. Les odeurs du passé sont encore bien présentes ; et nos projets de futur ne sont plus que des fantasmes périmés. En exil, on se voit emporté dans l’inconnu involontairement, on passe vite de l’impuissance à la rage, puis par la gratitude, dans des lieux insolites, avec des personnes improbables. On continue, même si on aimerait s’arrêter et se reposer. On cherche un langage pour se situer dans l’espace, on a besoin de temps pour le travail de traduction et de réflexion, mais il y a urgence politique et désintégration de la vie au quotidien qu’il faut reconstruire avec toute sa bureaucratie. On souffre de mélancolie, on souffre d’incertitude, on souffre de ne pas sentir certaines odeurs ; certains souffrent de ne pas avoir revu et touché leurs parents avant leur mort.
Et au-delà de nos privilèges, nos différences, et nos responsabilités, nous partageons tous notre impuissance face à toutes les personnes qui sont en prison. Tant qu’ils/elles restent privés de leur liberté, nous sommes tous en exil.
Exil en Suisse
Nous ne sommes ni les premiers ni les derniers à arriver en urgence en Suisse en 2016. Les conditions d’exil politique à Genève ont pour avantage de nous mettre en lien direct et rapide avec des personnes d’ailleurs, comme nous, témoins et acteurs de luttes et de processus de paix en régression en Colombie[45], en Catalogne[46], en Syrie[47], en Russie ou en Egypte. Nous avons tous besoin d’avocats, d’espace, de moyens pour continuer notre travail, et de lieux de résidence.
De nombreuses histoires d’exil nous sont relatées par des collègues et des penseurs locaux, avec des références à des archives historiques locales, à des lettres de Victor Hugo ou de Voltaire[48]. Au-delà des histoires de nombreux individus, c’est aussi l’histoire d’une ville, de Genève, ville d’exil. Cette histoire locale est aussi orale et vivante, car on rencontre des hommes et des femmes exilés dans les années 1970, 80, 90 suite aux interventions militaires et guerres au Chili, en Uruguay, dans les Balkans, ou en Italie[49]. A Genève, nous rencontrons aussi beaucoup de personnes exilées politiques du Kurdistan et de Turquie dans les années 1980, 1990, 2000. En exil, la rencontre avec d’autres exilés force une forme d’écoute nouvelle. Car malgré toutes nos connaissances théoriques, l’étendue de la violence semble toujours plus grande, elle vous étourdi tant elle se répète et fait des boucles dans l’histoire, partout pareille et partout particulière. La possibilité du politique semble si fragile et les blessures sont si profondes. Tous ces exilés nous voient arriver par vagues, agités, pressés comme eux l’ont été un jour.
Il est alors et toujours nécessaire de faire face aux passions tristes, comme la honte ou la culpabilité[50]. Car on peut se sentir coupable d’être parti, mais on peut aussi se sentir coupable d’être resté alors que d’autres étaient forcés de partir, on peut avoir honte de ne rien avoir dit, on peut se sentir coupable car nos amis sont en prison alors que nous buvons un verre de vin. Comme pour de nombreuses victimes de violences, il faut une grande force pour « faire changer la honte de camp »[51]. Il est pour cela essentiel de penser la question des responsabilités ; d’abord pour réussir à nommer, décrire et afficher les individus et les dispositifs responsables de la propagation de la violence. Et ensuite pour réussir regrouper nos forces, car prendre ses responsabilités, chacun selon ses compétences, en maintenant des liens affectifs, intellectuels et stratégiques avec ceux qui sont restés et ceux qui essaient de partir, est un remède qui nous permet simplement de faire du mieux qu’on peut.
Le fait que les exilés politiques de Turquie soient si nombreux à Genève permet de souligner à nouveau l’importance de la mémoire et de la reconnaissance[52] des conditions qui ont poussé tant de personnes à quitter le pays, en particulier ces 40 dernières années. Ici, les activités politiques liées à la Turquie se déroulent principalement au niveau des Nations Unies, sous forme de participation à des commissions ou de manifestations publiques sur la Place des Nations. On cherche la reconnaissance internationale, on vient pour faire du lobby, pour laisser des traces, pour faire des demandes politiques. On demande par exemple à l’occasion de la 700ième réunion des Mères du Samedi le 25 août 2018 que la Turquie signe, ratifie, et implémente la Convention internationale des Nations Unies pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées[53]. On demande aussi que les Nations Unies interviennent pour demander la création de Commissions d’enquête au sujet des crimes perpétrés à Cizre en 2015.
A Genève, au quotidien, il est possible de faire des choses plutôt banales qui, en Turquie, peuvent entrainer la mort. On peut par exemple parler et entendre la langue kurde en public sans se faire insulter ou frapper. A Genève, on reçoit des visites d’exilés du passé : les poèmes de Nazim Hikmet circulent[54], on sait que Yilmaz Güney est aussi passé par le camp de réfugié dans le canton du Jura, et on entend les paroles des chansons d’Ahmet Kaya. A Genève on croise aussi d’autres exilés contemporains : Aslı Erdoğan qui vient de sortir de prison est invitée à la foire du livre de Genève ; Oya Baydar qui a passé 12 ans en exil et Ragip Zarakoğlu qui est actuellement recherché sont aussi à la foire du livre de Genève ; Pınar Selek qui est en exil depuis presque 20 ans participe régulièrement à des réunions à Genève, les peintures de Zehra Doğan qui est en prison depuis des mois sont exposées à Genève[55]. Quand on arrive en exil à Genève en 2016, on est aussi connecté à Paris ou Berlin où des dizaines de collègues tentent de construire des infrastructures de vie à durée indéterminée. Nous sommes si nombreux.
Lors de ces rencontres multiples, en exil, il souffle régulièrement un brin de magie qui passe toujours par des formes variées de solidarité et d’amitié. Il nous arrive de rire haut et fort, de danser, de chanter, par écrit, en vers, ou en langage des signes, comme lors du festival de Douarnenez en été 2016[56] ou lors la Marche des fiertés de Berlin-Istanbul en 2018[57]. Il nous arrive alors de mettre en scène un idéal de citoyenneté qui soit inclusif et généreux. Ainsi, par bribes, nous vivons cette joie – qui n’est pas dépourvue de tension ou de conflit – où le déni de nos réalités et de notre histoire est aboli, où nous pouvons être en harmonie avec un certain sens de la dignité et de la vérité, sans être violentés car nous parlons une langue, chantons une chanson, dessinons une carte, ou portons une jupe. Dans ces moments d’utopie, il est bien difficile de comprendre pourquoi nos voisins ou nos étudiants désirent notre mort ; et pourquoi ils ont assassiné tant de personnes comme nous, avant et après nous.
La Suisse est ainsi un lieu de rencontres parmi d’autres où l’on arrive un peu par chance. C’est un lieu d’exil particulier, une étrange utopie où tout paraît calme et mesuré en comparaison avec la vitesse et l’intensité folle de nos lieux d’origine. L’eau potable coule des fontaines dans la rue, la rivière est propre et délicieuse. En exil en Suisse, sur ces belles terres où toutes les pires collaborations sont justifiées par les concepts de neutralité et de respect de la vie privée, on se sent relativement bien et souvent en bonne compagnie. A Genève, un peu comme partout, les femmes, des gens issus des mouvements des squats genevois, des militants solidaires, des hommes et femmes engagés, des activistes LGBT et antiracistes, des universitaires, et des artistes luttent chacun à leur façon pour maintenir des espaces d’autonomie et de réflexion. Sans eux, nous n’aurions pas pu trouver refuge en Suisse.
Exil/ Desexil
Ainsi, dans ce contexte genevois, la perspective d’un colloque sur l’exil et le desexil porte un potentiel politique et créatif ; et ouvre des espaces de réflexion qui sont – pour nous – vitaux[58]. L’aventure a également une qualité thérapeutique quand l’exercice de réflexion collective est organisé par des femmes de générations différentes, riches d’années de connaissances, de relations intimes, et de partage intellectuel avec des exilés[59]. La configuration du programme nous permet de croiser les disciplines et les pratiques, entre universitaires, travailleurs sociaux, écrivains, psychologues, et activistes[60]. Par sa structure, la multiplicité et diversité des personnes et des institutions impliquées et la beauté des lieux, le colloque ouvre un espace où il devient possible d’envisager – ne serait-ce qu’un instant – des pratiques universitaires qui seraient ouvertes et collaboratives plutôt que compétitives, et où la littérature et la philosophie sont non seulement utiles mais aussi nécessaires.
Mais comment penser le desexil alors que le concept nous est inconnu, et qu’on est encore en déni de son propre exil ? Valeria Wagner nous rappelle que le concept de desexil proposé par Marie-Claire Caloz-Tschopp diffère du concept original proposé par l’écrivain uruguayen Mario Benedetti pour désigner le processus de retour des exilés sud-américains des années 1980, qui peut être vécu comme un deuxième exil[61]. Ensemble, ces femmes nous encouragent à penser l’exil et le desexil comme des processus qui impliquent un travail sur soi et qui portent des potentiels émancipateurs[62].
Serions-nous tou.tes des exilés ?[63] Nous avons sans doute plus en commun avec nos collègues qui participent au colloque de Genève qu’avec nos collègues qui continuent de nous menacer en Turquie. Il semble clair qu’un passage par une frontière nationale ne soit pas nécessaire pour devenir exilé ; car comme noté plus haut, ceux d’entre nous qui sommes partis de Turquie, ceux qui sont restés, et ceux qui n’ont rien dit sommes tous devenus des exilés. Il semble aussi que l’expérience de l’exil politique soit différente de celle des expatriés, des migrants économiques, culturels, ou professionnels. Dans les cas de mobilité choisie, on peut aussi être déstabilisé, avoir des problèmes d’adaptation ou de langues, se perdre dans la bureaucratie, et souffrir de mélancolie mais la violence n’est pas une force déterminante[64].
En exil, la violence est omniprésente, elle est présente dans les conditions de départ, dans le potentiel de retour, dans l’impossibilité de partir, dans les choix qui ne sont plus des choix. Les exilés semblent avoir certaines caractéristiques communes comme par exemple, leur opposition à des dispositifs d’exclusion qui est rendue visible, que ce soit volontairement ou involontairement. Cette visibilité est accompagnée d’une conscience que toute forme de résistance aux dispositifs de pouvoir peut à tout moment mener à la marginalisation, l’enfermement, ou même à la mort. Ainsi, au-delà de la flamme (qui ne manque pas de charme mais qui est aussi potentiellement destructrice) qui les habite, les exilés ont peut-être certaines autres caractéristiques communes, comme un certain gout pour la critique, une sensibilité face aux dispositifs d’enfermement, et une douce affinité avec la mort[65].
Les exilés d’ici et de là-bas semblent tou.tes avoir une certaine culture du monde carcéral ; une conscience de la réalité des prisons, des camps de rétention, de détention, et de déportation, à des échelles nationales et internationales, et à différentes périodes historiques. Les exilés sont libérés du lien de sens commun que le pouvoir tisse entre criminalité et emprisonnement ; ils/elles savent qu’à tout moment – volontairement ou involontairement – ils/elles peuvent passer de la légalité à l’illégalité. Au plus intime, les exilés sont conscients de leur potentiel d’incarcération c’est à dire de la possibilité de leur propre enfermement. Mais la relation avec la prison va bien au-delà de la peur de la perte de sa propre liberté. Les exilés vivent avec la réalité de toutes les personnes qui sont actuellement emprisonnés. Ils/elles cherchent à maintenir une proximité et un échange entre l’intérieur et l’extérieur de la prison : des lettres qui sont envoyées, des réponses qui sont attendues, des procès qui sont en cours, des actions à suivre. Les exilés entendent les voix qui s’élèvent des prisons.
La capacité et la sensibilité d’interagir avec la mort est peut-être l’une des autres particularités des exilés. Ceci peut paraître étonnant en Suisse où la souffrance se chuchote et on ne parle surtout pas de la mort. Ici, on répond au suicide par le silence, le deuil est une affaire privée, la mort se déploie derrière les murs d’institutions spécialisées ; elle prend son temps, on essaie de s’y préparer. En Suisse on ne sent pas l’odeur de la mort, on ne voit pas de corps déchiquetés, et il n’y a pas de témoignages de mères qui ne cessent de mourir en demandant les corps de leurs enfants disparus. En Turquie, il y a des formes de nécropolitiques qui sont de plus en plus sujettes à recherche[66]. En parallèle, du point de vue des mouvements, il est clair que les pratiques de deuils collectifs jouent un rôle central dans la construction du politique, en particulier chez les Kurdes et les minorités sexuelles. Les exilés ont conscience de la violence et parlent de la mort, ils/elles développent un vocabulaire pour parler de la souffrance et des effets des traumatismes sur les corps et les esprits et ne sont pas choqués quand on parle de ces sujets. On sait que toutes les expériences de violence laissent des traces et qu’en chemin, on peut perdre certaines fonctions motrices et/ou cognitives. Entre eux, les exilés cherchent et expérimentent des méthodes et outils pour réussir à transgresser les souffrances et les marques de violences.
L’exil et le desexil ne se succèdent pas de façon linéaire, ils sont entrelacés et leurs textures se ressemblent. Le desexil fait des brèches dans l’exil, comme un effritement, une possibilité de transformation dans la continuité. Plus les conditions d’exils sont douloureuses, plus les possibilités de desexil semblent lointaines. Il est préférable d’être en bonne compagnie, avec une certaine forme de sécurité et de mobilité pour activer des potentiels de reconstruction subjective. Le desexil se présente souvent sous forme d’invitation, une invitation répétée et insistante, douce et calme, souvent faite par des femmes. Cette douceur n’est pas une insensibilité ou une sorte de surdité à la réalité de violence qui continue de se déployer. Le desexil est aussi une forme d’écoute, on entend et reconnaît les voix de toutes celles et ceux qui prennent la décision de rompre leur silence et leur neutralité. Ainsi, le processus de desexil implique l’échange ; on donne et on reçoit intensément, pour nourrir des subjectivités décidées à ne pas plier, la dignité en éveil, avec la capacité d’être joyeux.
Il faut un certain acharnement pour continuer à penser et agir dans ces conditions. On se fait tou.tes archivistes, traducteurs, soignants et créateurs. En exil comme en desexil, on cherche à reprendre possession de son temps, à s’accommoder sans s’habituer à des espaces de vie restreints. La possibilité même du desexil est un privilège qui, quand on le reconnaît peut être utilisé et partagé. Dans ces zones où nos corps et nos esprits se font et se défont, on ne se sait pas trop où l’on se dirige, et même si parfois nos mouvements ne font plus aucun sens, on ne quitte pas la piste de danse.
Genève, septembre 2018
Annexes : Articles sur l’expérience de lire « Violence et Civilité », livre d’Etienne Balibar à Istanbul.
Çağla E. Aykaç, a travaillé sur l’Islam en Europe, avec un intérêt particulier pour les questions de genre, de racisme, et de citoyenneté. Après avoir obtenu son doctorat à l’EHESS à Paris, elle a enseigné des cours sur le nationalisme, les mouvements sociaux, et les méthodes qualitatives en sciences sociales dans diverses Universités à Istanbul. Elle poursuit ses recherches et enseigne actuellement dans les départements de Géographie et d’Etudes Genre à l’Université de Genève ainsi qu’au CCC-HEAD.
* Cet article a été publié dans les Actes du colloque. Voir Caloz-Tschopp M.Cl., Wagner V., Brepohl M., de Coulon G., Possenti I., Veloso T., Vivre l’exil. Explorer des pratiques de desexil de l’exil, Paris, L’Harmattan, 2019, p. 49-61.
** La citation ci-dessus est tirée d’une lettre que Gülten Kışanak publie en septembre 2018 de prison où elle est incarcérée depuis 2016, suite à la levée de son immunité parlementaire. Avant son arrestation, Gülten Kışanak était co-représentante du parti HDP et Maire de la ville de Diyarbakir. Elle avait déjà passé deux années en prison en 1980 et témoigné des tortures qu’elle a subie dans la prison de Diyarbakir. Dans sa dernière lettre, elle déplore d’être à nouveau privée de sa voix.
[1] Etienne Balibar, Violence et Civilité, Paris, éd. Galilée, 2010. http://exil-ciph.com/programmes/2014-istanbul/. Toutes les interventions orales sont accessibles sur le site www.exil-ciph.com
[2] Tout comme le centre d’exposition DEPO http://www.depoistanbul.net/en/, ou les centres d’art de Diyarbakir ou de Kars http://www.diyarbakirsanat.org/en/projects-and-collaborations/c624/default.aspx; Voir aussi http://www.anadolukultur.org/ ;
[3] Osman Kavala a été arrêté le 18 octobre 2017. https://www.osmankavala.org/en/
[4] http://exil-ciph.com/ ; Nous sommes arrivés à Genève en mars 2016 avec Dr. Engin Sustam; nous étions parmi les premiers universitaires à avoir été licenciés suite à notre signature de la Pétition des Universitaires pour Paix.
[5] Marie-Claire Caloz-Tschopp, « « Extrême violence » et « citoyenneté/civilité » (Balibar). Le pari tragique de la convertibilité/inconvertibilité », Rue Descartes, 2015/2 (No 85-86) ; https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2015-2-page-114.html
[6] Voir Hamit Bozarslan, Histoire de la Turquie : De l’Empire à nos jours, Paris : Editions Tallendier, 2013.
[7] Ahmet Insel, « S’affronter au génocide, un impératif de la civilité », http://exil-ciph.com/2015/10/12/saffronter-au-genocide-un-imperatif-de-civilite/
[8] Sema Kaygusuz, « Alévi, un étranger éternel », http://exil-ciph.com/2015/09/15/alevi-un-etranger-eternel/
[9] Zeynep Direk, « Une réponse féministe à Violence et Civilité d’Etienne Balibar », Rue Descartes, 2015/2 (No 85-86) https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2015-2-page-88.htm
[10] Ibid, p. 13.
[11] Voir aussi « Philosophie et politique : la Turquie, l’Europe en devenir », Rue Descartes, 2015/2 (N° 85-86), p. 231-266. DOI : 10.3917/rdes.085.0231. URL : https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2015-2-page-231.htm
[12] 300 mineurs étaient morts à Soma en mai 2014.
[13] Pour comprendre les mouvements sociaux contemporains en Turquie, il est essentiel de comprendre les formes de violence des années 1990, et les modes de résistance de l’époque. Sur le sujet, voir le livre collectif intitulé Révolte, Violence et Deuil, édité par Aysen Uysal : Aysen Uysal (ed) Isyan, Siddet, Yas, Ankara : Dipnot Yayinlari, 2016.
[14] En août et en octobre 2015, les corps mutilés de deux combattants armés kurdes, Haci Lokman Birlik et Ekin Van ont été trainés respectivement dans les rues de la province de Mus et les rues de Sirnak et les images ont circulé dans les médias.
[15] Pour un accès à de nombreux rapports sur les conséquences des couvre-feux et politiques de guerre au Kurdistan de Turquie : http://hakikatadalethafiza.org/en/kaynak_tipi/reports-on-curfews/
[16] http://www.avocatparis.org/le-batonnier-de-diyarbakir-assassine-ce-matin-en-turquie
[17] Voir le journal Agos dont Hrant Dink était le fondateur http://www.agos.com.tr/en/home ; et la fondation créée à sa mémoire : https://hrantdink.org/en/activities/projects/site-of-memory
[18] Pour une traduction en anglais du rapport sur Cizre : http://www.hdp.org.tr/images/UserFiles/Documents/Editor/HDP’sCizreReport.pdf
[19] Pour les conséquences de l’état d’urgence, voir: State of Emergency becomes the Norm : The Impact of Executive Decrees on Turkish Legislations, par Ismet Akça, Süreyya Algül, Hülya Dinçer, Erhan Kelesoglu, Bariş Alp Ozden https://tr.boell.org/sites/default/files/ohal_rapor_ing.final_version.pdf .
-OHCHR, Report on the impact of the state of emergency on human rights in Turkey, including an update on the South-East, publié en mars 2018. http://www.ohchr.org/Documents/Countries/TR/2018-03-19_Second_OHCHR_Turkey_Report.pdf .
-Human Rights Watch Report https://www.hrw.org/europe/central-asia/turkey .
-Human Rights Association http://www.ihd.org.tr/2017-insan-haklari-ihlalleri-raporu-ohal-altinda-gecen-bir-yil/
.Amnesty International (https://www.amnesty.org/en/countries/europe-and-central-asia/turkey/report-turkey/
-European Commission Annual report 2018. https://ec.europa.eu/neighbourhood-enlargement/sites/near/files/20180417-turkey-report.pdf
[20] Pour des données quantitatives sur la répression, voir : https://turkeypurge.com/
[21] E. Balibar, Violence et civilité, éd. Galilée, Paris 2010.
[22] Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Paris 1972.
[23] Voir https://tr.boell.org/sites/default/files/ohal_rapor_ing.final_version.pdf
[24] Pour des témoignages de personnes touchées par les décrets lois, voir : Kemal Inal, Efe Besler, Batur Talu (ed) OHAL’de Hayat : KHK’liler Konusuyor, Belge Yayinlari, Istanbul 2018.
[25] Ogilvie Bertrand, L’homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris, Amsterdam, 2012. Arendt parle de Human superfluity… quand on devient superflu dans un système politique, on est expulsé de la politique et du monde (acosmie).
[26] Pour des études sur les liens entre torture, traumatismes sociaux, subjectivité et activisme politique dans le contexte de la Turquie, voir par exemple les travaux de Murat Paker http://www.muratpaker.com/en/projects/professional-scientific-articles/
[27] Balibar op.cit.
[28] Pour une brève introduction au mouvement des Universitaires pour la paix : https://barisicinakademisyenler.net/node/1
[29] Pour le texte original de la pétition, voir : https://barisicinakademisyenler.net/node/63
[30] Sedat Paker sera mis en examen pour incitation à la violence en 2016, il sera acquitté en 2018 en référence à sa liberté d’expression.
[31] Voir par exemple les associations des avocats contemporains, Çağdaş Hukukçular Derneği‘ (ÇHD) http://cagdashukukcular.org/ ; des avocats libertaires Özgürlükçü Hukukçular Derneği‘ (ÖHD), et l’association aux droit humains, Insan Haklari Derneği (IHD) : http://www.ihd.org.tr.
[32] Sans nos avocats et ceux qui se sont auto-nommés les amele – qui endossent tout le labeur de traduction, de collecte de données, et de partage des connaissances – nous aurions bien peu de ressources.
[33] Les 4 seront libérés 40 jours après leur incarcération, ils et elles sont en liberté provisoire et leur procès est en cours. Voir la lettre publiée à l’attention du public : https://barisicinakademisyenler.net/node/333
[34] Un par un, les universitaires reçoivent le même appel à comparaître en justice pour avoir « fait de la propagande de terrorisme » selon l’article 7/2 de l’acte anti-terreur turc et l’article 53 du code pénal turc. Pour une traduction de l’acte d’accusation, des observations des procès, des documents d’analyse et de solidarité internationale, voir https://afp.hypotheses.org/
[35] Le site d’information Bianet (https://bianet.org) publie toutes les défenses faites par les universitaires devant la cour criminelle. Une lecture de ces documents dans leur ensemble permet de penser les conditions de violence qui ont poussé les individus à signer la pétition ; elle contient aussi des considérations essentielles sur les rôle des universitaires, la critique, la relation à l’état et la justice. http://bianet.org/bianet/ifade-ozgurlugu/200980-baris-akademisyenlerinin-beyanlari
[36] Pour le site des Académies Solidaires en Turquie : https://www.dayanismaakademileri.org/. Pour le réseau de soutien en France : http://solidarite-up.org/. Pour les réseaux de soutien en Allemagne : https://academicsforpeace-germany.org/
[37] https://internationalsolidarity4academic.tumblr.com/
[38] Les conditions d’accueil d’universitaires sont différentes en France, en Allemagne, en Angleterre, en Suisse, aux Etats-Unis ; mais partout l’accueil se fait par le bas : des individus solidaires s’organisent et trouvent des moyens pour mobiliser des ressources limitées en développant des stratégies pour la solidarité- et par le haut : au travers d’initiatives institutionnelles privées et publiques. Pour la France voir https://www.college-de-france.fr/site/programme-pause/index.html; pour l’Allemagne voir par exemple https://www.humboldt-foundation.de/web/philipp-schwartz-initiative-en.html ; pour l’Angleterre: https://www.cara.ngo/who-we-are/partners-and-supporters/cara-scholars-at-risk-uk-universities-network/
[39] https://www.scholarsatrisk.org; http://www.scholarrescuefund.org/
[40] https://www.scholarsatrisk.org/resources/free-to-think-2017/
[41] Marie-Claire Caloz-Tschopp, (RE)Penser l’Exil : « Tous des exilés ? Exil-des-exil la double expérience de l’exil » http://exil-ciph.com/
[42] Mehmet Fatih Traş est un collègue signataire de la pétition de la paix qui a mis fin à ses jours en février 2017.
[43] Par exemple, Nuriye Gülmen et Semih Özakça – deux enseignants licenciés par décret-loi en novembre 2016 – ont commencé à manifester dans la rue à Ankara quotidiennement avec des pancartes où ils réclament les emplois dont ils avaient été licenciés. Ils/elles ont été trainés dans les rues, arrêtés, et relâchés des dizaines de fois en automne 2016, et ont débuté une grève de la faim en mars 2017. Arrêtés et emprisonnés en mai 2017, au 70ième jour de leur grève de la faim ; ils/elles sont relâchés neuf mois plus tard, et mettrons fin à leur grève de la faim en janvier 2018, au 324ième jour.
[44] Lors des attaques de l’armée turque sur la ville d’Afrin au Rojava en janvier 2018, plus de 500 personnes ont été arrêtées en 3 jours pour avoir manifesté leur opposition aux attaques.
[45] Nous rencontrons des acteurs de la lutte armée et du processus de paix qui se déroule en Colombie.
[46] Certains élu.es catalans arrivent en urgence d’Espagne où leurs collègues sont enfermés suite au référendum sur l’indépendance de la Catalogne en 2017.
[47] Les penseurs syriens que nous rencontrons à Genève connaissent ceux que nous avions rencontré à Istanbul voir par exemple (www.Hamisch.org ; https://www.facebook.com/Hamisch-474575212646327/ ; http://www.addarcenter.org/ ; https://www.opendemocracy.net/north-africa-west-asia/syrian-cultural-policies-in-turkey-marginalization-continues-part-i ; https://syriafreedomforever.wordpress.com/)
[48] http://exil.ciph.com
[49] http://exil-ciph.com/programmes/2017-desexil-lemancipation-en-acte/materiaux-2017-desexil-lemancipation-en-actes/
[50] Voir Gilles Deleuze, Spinoza : Philosophie pratique, Editions de Minuit, 1981/2003.
[51] Slogan d’une manifestation féministe organisée à Genève le 22 septembre 2018. https://www.facebook.com/events/240762356635949/
[52] Il n’est pas anodin de noter que pendant cette période, nous soyons témoins de l’inauguration des Réverbères de la Mémoire du Génocide Arménien à Genève https://www.ville-ge.ch/reverberes/
[53] Les manifestations des mères du samedi se déroulent toujours selon le même rituel, tous les samedis, depuis 1995 sur la place Galatasaray à Istanbul. La manifestation du 25 aout 2018 – l’occasion de la 700ième rencontre- sera interdite et attaquée par la police. Malgré les attaques, les mères déclarent qu’elles vont continuer la lutte.
[54] http://exil-ciph.com/2015/09/15/le-mort-sur-la-place/
[55] http://www.aslierdogan.com/ ; https://pinarselek.fr/; https://zehradogan.net/ ; http://www.kedistan.net/category/eclairages/dossier-special-zehra-dogan/
[56] www.festival-douarnenez.com/wp-content/uploads/2016/08/catalogue-39e-fdz.pdf
[57] https://vimeo.com/277982783
[58] http://exil-ciph.com/programmes/2017-desexil-lemancipation-en-acte/
[59] Remerciements en particulier à Marie-Claire Caloz-Tschopp et Valeria Wagner.
[60] http://exil-ciph.com/programmes/2017-desexil-lemancipation-en-acte/
[61] Valeria Wagner, « Retour au futur : écritures hispano-américaines du « des-exil » à paraître dans les Actes.
[62] Marie-Claire Caloz-Tschopp, (RE)Penser l’Exil : « Tous des exilés ? Exil-des-exil la double expérience de l’exil » http://exil-ciph.com/
[63] Ibid.
[64] Emission radio à la RTS à laquelle nous participons avec Valeria Wagner et Betty Goguikian https://www.rts.ch/play/radio/versus-penser/audio/repenser-lexil–imaginer-le-desexil?id=8627498&station=a83f29dee7a5d0d3f9fccdb9c92161b1afb512db
[65] Les interventions du colloque de Genève débutent par des hommages aux personnes qui ont contribué au travail collectif et qui ne sont plus parmi nous.
[66] Pour le concept de nécropolitique voir Achille Mmembe. Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016. En Turquie, le concept est de plus en plus utilisé dans la recherche académique en études kurdes et en études genre.