André TOSEL, Professeur émérite de philosophie Université, CNRS, Nice
Quel chemin pourrait aujourd’hui nous conduire de la colère au courage et du courage à une création politique capable d’inverser la course à l’abîme de la mondialisation impulsée par le supercapitalisme liquide et réfléchie par cette conception totale du monde qu’est le néolibéralisme ? Telle est l’interrogation inquiète mais militante qui parcourt les sept volumes de ce qui fut un colloque aussi singulier qu’original, conçu et organisé par Marie-Claire Caloz-Tschopp et son équipe et qui s’est tenu à Lausanne du 23 au 25 avril 2010.
Ce colloque en quelque sorte a permis de réaliser une encyclopédie portative des savoirs de résistance à cette course à l’abîme ; et cette encyclopédie s’est constituée en mêlant et hybridant les uns par les autres les témoignages réfléchis d’acteurs sociaux, de victimes des violences de notre monde et les élaborations de spécialistes, chercheurs ou universitaires de tous ordres et de plusieurs nationalités. Ce mixte volontairement impur et fécond a évité tout académisme et a manifesté le simple fait que tous, militants, artistes, chercheurs, étudiants, assistances, étaient unis par la quête passionnée d’une citoyenneté politique, sociale, civile, en mesure de répondre aux défis du siècle. Il fut ainsi rappelé et montré que l’interrogation politique réellement démocratique passe par l’appropriation des savoirs et des expériences des uns et des autres sans avoir à se soumettre aux préjugés des prétendus compétents. Les compétences ne sont pas la propriété d’une caste auto-proclamée comme celle des économistes et des politiciens néolibéraux qui conduit le monde à l’abîme.
Pourquoi la colère qui est une passion ou un affect apparemment négatif a-t-elle été prise pour point de départ ? Pourquoi un tel début qui s’enracine dans une anthropologie des passions tristes? Une raison majeure est à l’origine de ce choix. Elle réfère à notre situation d’époque, celle qui devient de plus en plus intolérable pour des multitudes d’hommes et de femmes. Notre monde est une manufacture de la tristesse ; il produit et multiplie des situations où la puissance d’agir et de penser de ces multitudes est toujours davantage entravée, limitée au-delà de ce qui est historiquement justifiable, voire souvent détruite. Notre monde –si la catégorie de monde renvoie à l’espace commun produit par les hommes pour être habitable par eux, pour abriter leur existence, pour permette leur manifestation finie- est devenu un non monde, comme l’avait compris Hannah Arendt en reformulant un thème heideggerien, en interrogeant notre être en commun non pas du point de vue d’une existence authentique définie comme être pour la mort mais depuis la perspective de la naissance et du commencement. Ils sont nombreux et nombreuses ces hommes et femmes qui ont des raisons de se mettre en colère.
Une simple recension de sens commun est éclairante. Elle inclut une pluralité de colères, celle de tous ceux et celles qui sont exclus du monde, rejetés dans la pauvreté ou l’exil, celle de tous ceux et celles qui doivent vivre comme un privilège le fait d’être exploités par un capital voué à la reproduction aveugle de son impératif d’accumulation de profit, celle de tous ceux et celles qui sont privés de ce triste privilège et se voient condamnés au rang infâme d’humains devenus superflus celle de toutes les acteurs réduits à être des « victimes » de la guerre globale, des racismes et des états de guerres endémiques qui montent les unes contre les autres des populations qui se divisent souvent en majorités prédatrices et minorités condamnées à des luttes identitaires sans issue véritable, celle de tous ceux et celles qui assistent sans pouvoir résister encore à la dé-démocratisation rampante des régimes occidentaux et à la négation sournoise des droits civils sociaux et civiques, celle de ceux et celles qui subissent dans l’impuissance la dévastation d’une terre qui transformée par l’hubris du non monde sanctionne ces démesures en rendant de plus en plus problématiques et inégales les conditions de la reproduction de notre vie en ce non monde.
Aujourd’hui sont massives et diverses les raisons de la colère. Sonne, sans dimension théologique aucune, dans l’immanence du non monde, l’heure la colère, l’heure d’un Dies irae terrestre. Aujourd’hui est jour de colère, d’une colère qui saisit tous ceux et celles qui subissent, qui se sont engagés dans les résistances à cette catastrophe et qui tous deviennent des enragés parce qu’ils sont saisis par l’impuissance à inverser le cours des choses alors qu’il y a urgence à supprimer les maux qui affectent notre être en commun sur cette terre. Ceux-là ne peuvent pas d’abord et nécessairement ne pas haïr cela même et ceux qui causent ce mal. « L’effort pour causer du mal à celui que nous haïssons s’appelle colère (ira) », dit avec sa concision réaliste Spinoza (Ethique, III, Définition des affects, définition XXXVI). Il est normal, « juste » en ce sens d’ajustement à une condition historique, que la colère éclate un peu partout, qu’elle explose en des éclats de plus en plus vifs et qu’elle stimule à réagir, qu’elle en appelle à l’action, à la résistance, à la désobéissance civile, voire à l’insurrection, pour ne pas dire révolution.
Il serait toutefois sommaire et dangereux de s’en tenir à ces coups d’éclat. La colère ne peut s’en tenir à l’évidence de son sentiment, de son ressentiment. Elle doit se réfléchir comme passion triste dans un triste monde et transformer ce triste savoir éprouvé en savoir des causes qui la produisent et en savoir des raisons qui en font une « juste » colère, juste au sens cette fois de colère justifiée, argumentée et comme prouvée. Abandonnée à elle-même, la colère est en effet une forme développée de la haine que nous éprouvons, imaginons à l’encontre de tout ce que nous jugeons faire obstacle à notre puissance d’agir et elle s’inscrit dans le cycle des réciprocités négatives de cette haine en se faisant jalousie, ressentiment, vengeance inexpiable jusqu’à la mort de l’ennemi. On sait comment la pensée aristocratique qui peut aussi se faire réactionnaire a stigmatisé la colère comme ressentiment des faibles, désir des vaincus de la vie refusant les inégalités, rancune de tous ceux qui sont incapables de construire un ordre humain d’excellence. De Nieztsche à Sloterdijk, la critique de la colère des faibles est un lieu commun qui s’associe à la critique de toute croyance onto-théologique dans un Dieu unique et vengeur supposé gager la banque de la colère. Si cette critique ne peut être acceptée en ce qu’elle entend ôter aux vaincus de l’histoire le droit de s’insurger contre tout ce qui a anéanti leur puissance d’agir, leur dignité et leur existence, elle pose de biais le problème crucial qui fut celui de la pensée politique, notamment de Spinoza.
Parvenue à son paroxysme, la haine qui est un affect de la politique et de la vie sociale devient politiquement inconvertible et a pour horizon la transformation de la politique en guerre à mort, la destruction des ennemis qui finissent pas être déqualifiés, déspécifiés en tant qu’humains et être rejetés dans l’espèce des bêtes sauvages, pas même de l’inhumain, mais du non humain. Cette possibilité n’est pas sans exemple historique. Le nazisme, et lui particulièrement, a actualisé cette haine totale, meurtrière et génocidaire. Il a pu le faire en s’appuyant sur la haine de masses qui imaginaient que les juifs, les communistes, les démocrates et quelques autres étaient les causes réelles de leur misère et de leurs maux et qu’en conséquence ils devaient être les objets de leur « juste colère ». Tout le problème est alors de distinguer la juste colère qui sait trouver et faire valoir des raisons à une expérience -qui est d’abord vécue dans la sphère de ce que l’on imagine- et la colère surtout imaginaire qui ne peut procéder à la critique génétique de son imaginaire, qui erre sur les causes qui la motivent et se trompe sur les responsabilités humaines. Ce critère immanent de la juste colère distincte de la colère plus ou moins aveugle ou mystifiée ne peut être déterminé que par un travail minimal de connaissance de la situation historique, des relations sociales ou transindividuelles : cette situation et ces relations assurent-elles ou non la puissance d’agir et de penser du plus grand nombre ? Seule cette connaissance passionnée, cette passion raisonnée permet d’entamer une conversion de la colère passion triste en colère passion joyeuse et à la limite en vertu active de courage, en courage éthico-politique et en invention politique.
Il ne faut pas surévaluer la vertu de cette connaissance qui est conscience vécue de l’affect qui dans la vie historique est toujours partielle et équivoque. Une connaissance plus développée s’impose donc mais elle demeure aussi toujours investie par l’imagination laquelle peut se tromper dans la recherche des causes de notre impuissance, ne serait-ce qu’en recourant à des explications sommaires par le moyen d’entités abstraites. Cette connaissance peut s’interrompre et la colère peut s’aveugler dans son propre cours, se laisser aller à des explosions de haine destructrice qui ont leurs raisons que la raison comprend mais ne peut sanctifier absolument. Ainsi il était impossible ou très difficile de combattre le nazisme et toutes ses horreurs sans haine ; il était aussi nécessaire cependant de mettre un terme à cette haine en ne transformant pas tous les allemands en monstres haïssables, à éliminer de l’espèce humaine. De même et sur un autre plan, l’explication de la destruction de la puissance d’agir du plus grand nombre par le capitalisme mondialisé n’a de valeur que générique et inaugurale ; elle demeure en suspens de spécifications de situations toujours surdéterminées par la violence contemporaine et ses multiples manifestations.
De toute manière, la vie sociale et politique ne peut pas se dérouler dans le milieu d’une connaissance adéquate concernant les situations complexes de conflits reposant sur des relations transindividuelles en mouvement. La connaissance que chacun, que chaque groupe en conflit prend de ce qui est bon et mauvais pour lui en éprouvant l’affect de colère n’est pas une connaissance adéquate ; elle relève de la conscience vécue réglée par l’imagination et ne peut en aucun cas supprimer l’affect de colère. « Un affect ne peut être contrarié ni supprimé que par un affect contraire et plus fort que l’affect à contrarier » (Ethique, IV, 7). Dans les conflits qui les opposent, les individus et les groupes sont confrontés à l’épreuve de produire un tant soit peu des idées claires et distinctes de leurs affects et de leurs situations à partir des représentations imaginaires de ce qui est bon ou mauvais pour eux et donc de soumettre à la critique généalogique leur prétention de juste colère. « Un affect qui est une passion cesse d’être une passion sitôt que nous nous en faisons une idée claire et distincte » (Ethique, V, 3). Individus et groupes en conflit ne peuvent prétendre produire cette connaissance qui ne peut être que partielle, toujours mêlée à des affects réglés par l’imaginaire. Si tel était le cas, la politique et la vie sociale seraient régies par la raison et ses préceptes. Or, la vie sociale historique demeure prise dans le milieu des passions et de leur imaginaire. Il se trouve seulement que certains individus et certains groupes subissent massivement le poids des dominations et des oppressions et qu’ils sont contraints à résister et à donner des raisons à cette résistance. Ils ont en ce sens raison de se révolter même si ces raisons ne sauraient coïncider avec l’idée d’une vie intégrale de raison. Il suffit de montrer que pratiquement la domination et l’oppression sont liées à des situations modifiables et apparaissent à la fois comme injustifiables et superflues.
Revenons donc à la juste colère des multitudes diverses qui produisent des raisons de cette colère et qui sont capables de critiquer la prétention des dominants à dominer et à se mettre en colère contre tous ceux qui leur résistent. La juste colère doit donc se faire docta ira, colère raisonnée et informée de ses raisons d’être. C’est elle qui donne le dynamisme de la résistance, qui passionne le désir de manière enfin active et lui communique la force d’un affect accompagné de raisons. Si la politique ne peut être une politique de la raison, elle peut être comprise par une raison qui la reconnaît en sa structure passionnelle et qui en même temps peut agir en politique comme instance rationnelle. Politique et histoire sont soumises à des régimes impurs où coexistent et s’entre-déterminent complexes passionnels polarisés autour de la joie et de la tristesse et moments de raison pratique. Les discours de la politique surdéterminent toute prétention à la scientificité d’une dimension de rhétorique. La juste colère invente ainsi son mixte de connaissances de la situation faite aux opprimés, d’affects colériques de résistance, de contrôle (auto)critique de ces affects et de référence à la raison comme vie de vertu éthique et politique. En ce sens la raison est élément et acteur de la politique. Les esprits peuvent toujours devenir actifs et contrôler leur soumission à l’imaginaire. La moindre connaissance des affects prise par l’esprit considéré en tant qu’il agit conçoit ces affects en tant qu’ils se rapportent à la joie et au désir ; cette connaissance produit la joie ((Ethique, III, 59). Cette joie permet à la juste colère de se réfléchir et de se travailler : elle résonne et se raisonne, elle raisonne sans pour autant se poser comme savoir total de la situation historique. Elle tire joie et force de ce savoir qui s’investit dans les complexes passionnels imaginatifs et qui donc demeure fragile, rectifiables et impur. Cette joie permet de modérer la haine qui soutient la colère et autant que possible de l’inverser sans aucune garantie de réussite définitive. Elle permet en quelque sorte de mettre la haine en balance en tenant compte de ses effets destructeurs et autodestructeurs. Elle induit une fluctuation de l’âme qui fait cesser un moment le cycle haineux des réciprocités négatives et rend possible une inversion du cycle en cycle de réciprocités positives, bases immanentes d’une activité de la raison devenue force pratique.
Ce travail de la docta ira sur elle-même a pour horizon immanent sa transformation toujours aléatoire mais réelle en vertu aussi bien individuelle que civile et civique, vertu que Spinoza nomme la Force d’Âme (Fortitudo), cette source de « toutes les actions qui suivent des affects se rapportant à l’Esprit en tant qu’il comprend ». Cette force d’Âme se divise en Fermeté ou courage (Animositas) et Générosité (Generositas). Tel est le parcours transformateur de la colère au courage et de ce dernier à l’action politique qui peut permettre de faire monde dans le non monde. La libre formulation spinozienne que nous en donnons peut avoir son actualité en ce jour de colère et peut contribuer à libérer ce Dies Irae de toute Apocalypse, de la vengeance purificatrice. Laissons une ultime fois la parole à Spinoza. « Par Fermeté ou Courage, j’entends le Désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison. Et par Générosité, j’entends le Désir par lequel chacun sous la seule dictée de la raison s’efforce d’aider tous les autres hommes et de se lier d’amitié » (Ethique, III, 59, scolie).
Il serait utopique cependant de se donner la garantie a priori de ce parcours qui tend à séparer les conflits de la guerre et à empêcher la montée de la haine à son extrême de mort. S’il est souhaitable de ne pas laisser s’abîmer ce qui reste d’héritage de socialité, de civilité, de citoyenneté dans le non monde, il demeure que nul ne peut fixer une fois pour toutes et par avance la frontière poreuse qui sépare le conflit convertible en luttes politiques créatrices de monde et la guerre sous ses multiples formes, la reconnaissance de l’adversaire avec qui on peut composer et qui le veut et l’ennemi qui cherche à détruire et qui doit être à son tour détruit. Réfléchir l’urgence d’agir en respectant cette distinction ne garantit en rien contre l’émergence de situations extrêmes où la ligne sera franchie. En ces cas la raison ne peut rien contre le déchaînement de colères antagoniques si elle ne dispose pas du recours d’une imagination politique capable de résister à ce déchaînement et d’inventer des formes d’action, des institutions, des pratiques, des rhétoriques et des esthétiques rendant désirable la production d’un monde dans l’abîme du non monde, une cosmo-poiesis qui fasse monde, qui à partir de « tout ce monde » que constituent les multitudes redressées par la juste colère fasse un monde.
La question politique est bien celle du monde et ce monde ne peut être Le Monde Un de l’Homogène sous peine d’éclater dans la poussière de demandes de différences guerrières. Ce monde à faire avec les multitudes demeure pluriel. Comment transformer alors les éclats multiples des colères diverses sans les noyer dans l’identique qui appelle de manière réactionnelle son éclatement en identités adverses, sans les laisser aller non plus à la dérive les unes des autres, à la disjonction sans jonction ? Il importe donc que ces éclats de colère tombent sous quelques notions communes leur permettant tout à la fois de se donner un libre cours et de se réfléchir les uns dans les autres pour converger et faire monde. Seule la demande d’égalité radicale de chacun peut faire fonction d’une notion commune selon une égalité d’analogie. Il s’agit donc de produire des chaînes d’équivalence entre ces colères réfléchies en respectant ainsi leur singularité et en rendant possible une concentration qui leur permet de faire (du) monde. Mouvements des travailleurs avec ou sans travail, révoltes des minorités racisées, résistances des populations superflues à l’apartheid, mouvements antimilitaristes et internationalistes, luttes des femmes, combats des écologistes, interventions pour relancer la démocratie processus, se croisent, se contaminent, se séparent aussi, voire s’opposent et se surdéterminent, mais ils sont tous confrontés à la tâche de réfléchir ensemble une composition possible de leur pluralité pour refaire monde commun. C’est là que l’imagination des passions joyeuses pourra trouver son champ d’action à une époque marquée par l’anémie de l‘invention politique.
Comment organiser une pluralité disjonctives d’éclats de colère de manière à que ces éclats de l’intérieur de leur affirmation produisent le minimum de jonction qui en fera des éclats de monde, non d’un monde éclaté, mais d’un monde commun où chaque éclat fera briller et reconnaître sa singularité, sans subir la domination superflue exercée par les autres, sans exercer lui-même de coercition inutile autre que celle immanente à la finitude de chacun ? Comment les relations d’op-position et de com-position pourront-elles se faire rapport d’ap-position au sein de chaînes d’équivalences et de coopération ? Comment les éclats de colère se réfléchiront-ils en éclats de monde, du monde émergent d’un non monde ? On le voit, ces questions peuvent se décliner tout à la fois sur les registres logiques, ontologiques, politiques et esthétiques. Elles présupposent toutes un événement irréductible : que partout où cela est juste à tous les sens du mot la colère éclate enfin et se réfléchisse en courage et générosité.
Préface générale aux livres Colère, Courage et Création politique, Actes d’un colloque international qui a eu lieu à l’Université de Lausanne, publiés chez l’Harmattan (2010).