Hannah Arendt, Karl Jaspers
Le mal radical s’est révélé plus radical que prévu… Exprimé superficiellement : le Décalogue n’a pas prévu les crimes modernes. Ou : la tradition occidentale souffre du préjugé selon lequel le plus grand mal que l’homme puisse commettre à son origine dans le vice de l’égoïsme alors que nous ne savons bien que le plus grand mal ou le mal radical n’a plus rien à voir avec des modèles humains compréhensibles, avec le péché. Je ne sais pas en quoi consiste effectivement le mal radical, mais il me semble qu’il a de quelque manière à voir avec les phénomènes suivants : le fait de rendre superflus les hommes en tant qu’hommes (non pas le fait de les utiliser comme des moyens en vue d’une fin, ce qui laisse intacte leur essence humaine et ne blesse que leur dignité d’homme), mais le fait de les rendre superflus en tant qu’hommes. C’est ce qui se produit dès lors que l’on supprime toute impredictibility, qui, du côté des hommes correspond à la spontanéité. Tout cela est lié à l’illusion d’une toute-puissance (pas simplement le goût du pouvoir) de l’homme lui-même. Si l’homme en tant qu’homme était tout-puissant, on ne verrait pas en effet pourquoi il devrait y avoir des hommes au pluriel, – tout comme dans le monothéisme seule la toute-puissance de Dieu lui confère son unicité. Je veux dire : la toute-puissance de l’homme individuel rend superflus les hommes au pluriel (Nietzsche, me semble-t-il, n’a rien à voir avec cela et Hobbes non plus. La volonté de puissance tend constamment à devenir plus puissante encore, elle s’en tient par principe à ce comparatif qui respecte encore les limites de la condition humaine, et n’avance jamais jusqu’à la folie du superlatif. (…)
Hannah Arendt, Karl Jaspers, Correspondance 1926-1969, Paris, éd. Payot, 1996, 1040 pages, lettre 109 du 4 mars 1951.