Le danger mortel…

Hannah Arendt

L’existence de ces personnes entraîne un grave danger : leur nombre croissant menace notre vie politique, notre organisation humaine, le monde qui est le résultat de nos efforts communs et coordonnés, menace comparable, voire plus effrayante encore, à celle que les éléments indomptés de la nature faisaient peser autrefois sur les cités et les villages construits par l’homme. Le danger mortel pour la civilisation n’est plus désormais un danger qui viendrait de l’extérieur. La nature a été maîtrisée et il n’est plus de barbares pour tenter de détruire ce qu’ils ne peuvent pas comprendre, comme les Mongols menacèrent l’Europe pendant des siècles. Même l’apparition des gouvernements totalitaires est un phénomène situé à l’intérieur et non à l’extérieur de notre civilisation. Le danger est qu’une civilisation globale, coordonnée à l’échelle universelle, se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie qui, en dépit des apparences, sont les conditions de vie de sauvages.

Arendt Hannah, L’impérialisme, vol. II, Origines du totalitarisme, Paris, Point-essais, 1972, p. 292.