Jamais l’âme ne pense sans phantsasmes (Castoriadis)*

Marie-Claire Caloz-Tschopp

«  Aussi longtemps que l’homme conservera sa précieuse faculté de rêver, il fera reculer devant lui toutes les limites et tous les conditionnements. Nous faisons des rêves, notre imagination nous donne des idées ; il s’agit de savoir si nous parviendrons ou non à les matérialiser. Mais pour le savoir, nous devons agir dans cette direction »[1].

Avant-propos

Penser, l’activité de « l’âme » dont parle Aristote, à savoir « l’imagination radicale » est une activité habitée par des phantasmes, des rêves. Edouard Glissant, le poète martiniquais, Walter Bonatti, l’alpiniste italien en 1989,  Cornelius Castoriadis en 1978, le philosophe grec exilé, ont en commun le fait de reconnaître la puissance du rêve et de l’imagination dans l’action et la pensée créatrices. C’est un objet fugace, une éblouissante, découverte faite par divers philosophes  dans leurs réflexions, l’expérience de vie, la poésie. La découverte peut se faire en montagne, dans des luttes, le travail de la réflexion. Un poète, lui aussi soucieux du lien entre action et pensée, Edouard Glissant en appelle à « l’insurrection de l’imaginaire »[2].

L’imagination radicale, montre Castoriadis[3], est une « idée-mère ». Elle est à chaque fois recouverte dans un temps, une histoire, un espace non linéaire, écrit-il. C’est son « idée-force » qu’il nous invite à explorer. Elle est étroitement liée à la liberté politique de se mouvoir impliquant la puissance d’être dans l’agir. Le défi est d’identifier l’aporie qu’il parcourt, d’en découvrir la puissance de création pour le desexil de l’exil. Pourquoi l’imagination radicale est-elle si importante pour lui, la philosophie, et pour une transpolitique? Pour ceux que nous appelons, le peuple multiple, hétérogène, en conflit des desexilés prolétaires, postulons que la question, la démarche de Castoriadis a une originalité, une puissance qu’il faut prendre avec soi, en lui accordant une place spéciale dans l’essai sur la liberté politique de se mouvoir.

***

Introduction

Engageons donc la réflexion en nous engageant dans le labyrinthe de l’imagination radicale. Question de départ : qu’est-ce que la réflexion ? « La réflexion, est définissable comme l’effort pour briser la clôture où nous sommes chaque fois nécessairement pris comme sujets, que cette clôture vienne de notre histoire personnelle ou de l’institution social-historique qui nous a formés, à savoir humanitarisés », écrit-il[4]. Sommes-nous prisonniers des « vérités établies » (CC), de ce qu’Arendt nomme des préjugés ? Est-il possible,  de « briser la clôture »,  d’imaginer que les choses peuvent être autrement que ce qu’elles ne sont ? Cela ne se fait pas dans le vide, mais exige une nouvelle position, jumelée avec de « nouvelles formes/figures du pensable ».

L’imagination est une puissance. Elle remplit un rôle central dans le mouvement, écrit CC. « La mise en question « ne se fait pas  dans le vide, mais est toujours jumelée avec la position de nouvelles formes/figures du pensable créées par l’imagination radicale et sujettes au contrôle de la réflexion, le tout sous l’égide d’un nouvel “objet” d’investissement psychique, objet non-objet, objet invisible, la vérité ». La vérité est conçue, non pas comme adéquation de la pensée à la chose, mais comme le mouvement même qui tend à ouvrir des brèches dans la clôture où la pensée tend toujours à s’enfermer à nouveau ».

Dans le même mouvement, est-il possible, d’imaginer que « l’organisation » de  la société (régimes, systèmes, institutions, mouvements), soit différente de celle dans laquelle nous vivons ? Quelle serait la puissance d’émancipation radicale qui permettrait que ce qui est devant nos yeux, nos sens, nos idées, nos affects soit susceptible d’une autre vision, un regard autonome (Odermatt, 2018)? Pourquoi, alors demande-t-on à CC, une telle puissance d’imaginer a été quelques fois dans l’histoire de la philosophie, découverte dans son éclat, mise en œuvre dans un processus instituant, puis déniée, réduite, censurée par la société instituée. Ce sont les questions que se pose l’auteur et qui peuvent ouvrir cet essai sur la liberté politique de se mouvoir où l’imagination a une place et un rôle central, dès lors qu’elle est conçue comme une puissance. Car la liberté politique de se mouvoir n’est pas une évidence, ni une vérité établie partagée dans un consensus béat. Les humains aspirent à actualiser cette caractéristique ontologique et politique de la création humaine. La liberté politique de se mouvoir a  existé et existe à de rares moments, à des moments fugaces de rupture, appelées après-coup révolution, démocratie, créations, etc.. Certaines, sociétés l’ont saisie, la saisisse comme une fulgurance et comme expérimentation inédite. Elle est alors plus qu’un rêve, elle est une puissance individuelle et social-historique.

19.1. De la Grèce à la France en exil

Comment lire Castoriadis pour saisir ce qu’il nous montre ?

Depuis là, comment lire un auteur pour tenter de dégager son apport, ses découvertes, son souffle, son originalité, sa puissance d’interrogation illimitée, tout en la sachant située dans l’histoire, l’espace d’une vie (1922-1989), et avec le souci de garder un esprit critique non dogmatique, non soumis à des logiques d’appartenance, passionnée par la révolution, ses adversités à vaincre[5] et ses recommencements  toujours ouverts et indéfinis[6] ? Lire l’œuvre de CC n’est pas une tâche aisée. Cela pour plusieurs raisons à la fois institutionnelles et personnelles. Comme pour d’autres auteurs (pensons aux éditions de l’œuvre de Marx, Gramsci, d’Arendt, par exemple, au gré de débats et d’appropriations successives dans des lieux, que l’exigence critique impose de « déconstruire » couches par couches).

 J’ai eu l’occasion de suivre deux Séminaires avancés de CC dans le cadre de travaux anthropologiques à l’Université de Lausanne  en sa présence, dans un contexte non parisien, ce qui m’a fait saisir le mouvement d’une pensée en acte depuis une autre « périphérie » (je préfère ce mot à celui de province)  échappant aux carcans de certains habitus académiques. J’ai été frappée d’emblée par une pensée vivante, dynamique, un esprit aiguisé par l’ironie, un langage qui échappait à la rhétorique dominante en philosophie dans les lieux où je travaillais, ce qui m’avait amenée à vérifier des traductions de certains ses textes de référence (Aristote surtout[7]) à l’occasion de mon mémoire de philosophie, chez un spécialiste de la Grèce ancienne, qui m’avait dit en substance : « ce n’est pas une lecture canonique du grec ancien, mais ça se tient et c’est intéressant ».

En clair, lire un auteur en s’éloignant de l’ambiance, des habitus et des règles dominantes en cours dans un espace donné apportait un regard d’exploration plus libre sur ses travaux accessibles à l’époque. J’ai pu faire le même constat en lisant Le Capital de Marx en Amérique latine. Ce n’était pas le même Marx qu’en Europe. Par ailleurs, lire un auteur défini par un engagement politique, une passion philosophique pour « l’interrogation illimitée », une curiosité insatiable, une auto-réflexion, une étroite articulation entre la pratique politique et les travaux académiques en Grèce dans un contexte de guerre, de nazisme, de colonialisme impérial (Angleterre), de dictature, impose le fait que certaines théories, sujets deviennent dominants.

Castoriadis un militant, un professionnel, un philosophe exilé du XXe siècle

CC a été profondément marqué par court XXe siècle, les lieux où il a vécu, agi, étudié et où il s’est engagé.  Si à partir de là, il fallait caractériser sa vie et son œuvre on pourrait souligner d’emblée que l’axe déterminisme et liberté-autonomie[8]-création est central dans son désir de liberté, de révolution, de création autonome et de connaissance et son refus de domination politique et intellectuelle. Elle est ancrée dans l’histoire de la Grèce, de la France, de l’Europe (1922-1989), avec une ouverture internationale (au Brésil, aux Etats-Unis notamment). Violence de l’exil imposé dès la petite-enfance au nom de logiques politiques identitaires dans les reconfigurations d’empires de la grande Europe. Soulignons que CC a connu l’exil très tôt, puisqu’il qu’il a été forcé, de quitter Istanbul à six mois,  avec ses parents grecs et des milliers de Grecs, fait qu’il ne mentionne pas dans ses travaux si ce n’est en parlant de « Constantinople » pour nommer la ville « d’Istanbul ». Il développe les interrogations sur la révolution et la domination dans le cadre du mouvement communisme grec et international (partis communistes, groupe trotskiste, puis groupe Socialisme ou Barbarie), puis dans l’exil en France, avec la place importante sur la scène politique, intellectuelle du parti communiste avant sa drastique perte d’influence et les débats académiques en France (structuralisme, fonctionnalisme, marxisme, psychanalyse, sciences sociales), politiques, institutionnels complexes (mille marxismes, mille psychanalyses) de la période d’après la deuxième guerre mondiale, puis les années 1960-1989. CC s’engage très tôt, et s’affronte très jeune, à la guerre, aux contraintes de l’action politique en Grèce à la fois contre la dictature de Metaxas, contre l’occupation nazie et puis anglaise, tout en étudiant la philosophie, le droit, l’économie à l’Université d’Athènes. Il nous manque des éléments d’information précis pour mieux connaître sa manière d’étudier, son rapport au parti communiste et au trotskisme grec, pris dans les débats du stalinisme et son rapport avec le militant ouvrier Stinas[9].

On peut remarquer que toute sa vie a été marquée par une lutte politique et philosophique d’émancipation révolutionnaire, transformée et déplacée en projet de « création humaine » impliquant le refus du déterminisme qui contient le danger de la soumission à des formes d’autoritarismes à la fois de la pensée et de l’action, qu’elle soit individuelle ou collective. Toute son œuvre et sa vie sont marquées par une distance critique face aux approches « identitaires », essentialistes et aussi dogmatiques, la présence d’une forte énergie vitale positive et une « allergie » à toute forme de conformismes et de soumissions nourrie par son expérience de la domination politique et intellectuelle, depuis un statut d’extériorité minoritaire.

Au niveau de l’organisation politique, sa trajectoire est d’abord influencée par la conception léniniste, trotskiste du parti (avant-garde du prolétariat), puis par  l’approche conseilliste (débat avec Pannekoek et influence de Rosa Luxemburg) dont il va approfondir les exigences d’un dépassement de la « barbarie » impérialiste pour construire un projet socialiste, par un retour et une lecture « radicale » du «  germe » de la démocratie grecque, présent dans l’ensemble de son œuvre dès 1978[10], qui est la référence historique ancestrale de la « révolution » reprise au sens de l’élaboration d’un « projet d’autonomie individuelle et sociale ». Pour CC, « les Grecs (d’Athènes entre le VIIIe et le Ve siècle d’or) ont refusé toute limitation (ou clôture) imposée à leur capacité de penser et d’agir, en inventant la pratique illimitée de la philosophie et de la démocratie »[11]

Il décrit et lutte à la fois contre l’emprise des sociétés hétéronomes (religieuses, idéologiques), contre une conception autoritaire de la politique et contre le positivisme de Marx tout en menant une analyse critique sur le socialisme bureaucratique en URSS, Trotski, Althusser, puis Freud et l’interprétation de l’œuvre de Freud par Lacan.

Le passage de Socialisme ou Barbarie à la psychanalyse et à la philosophie

Lors de sa reconversion professionnelle à la psychanalyse et sa reprise de la recherche philosophique, il participe au débat sur la psychanalyse en compagnie de Piera Castoriadis-Aulagnier. Depuis son arrivée en France, tout en travaillant durant plusieurs années à l’OCDE, tout en menant à bien une formation puis une pratique de psychanalyste, tout en militant au groupe Socialisme ou Barbarie (SOB), au début avec des noms d’emprunt dans son travail à SOB, par peur d’expulsion par de Gaulle, il suit les débats économiques de l’OCDE[12], les débats intellectuels de l’institution académique en refusant de se plier à ses normes (thèses, place à l’EHESS grâce à l’appui de l’historien spécialiste de la Grèce ancienne, P.  Vidal-Naquet). A un des moments charnières de sa trajectoire, quand il quitte SOB, dont il était le co-fondateur, un des leaders, il reformule son propre projet personnel.

19.2. « L’idée-mère » de l’imagination comme puissance créatrice

A cette étape c’est à partir de l’émergence de son « idée-mère » philosophique, la « découverte de l’imagination radicale » comme puissance humaine, qu’il développera son projet de « création humaine » durant les dix années de ses Séminaires à l’EHESS. Sa critique de la philosophie gréco-occidentale apparaît comme l’ancrage ontologique et anthropologique politique central de cette nouvelle étape dont il va développer l’articulation entre l’imagination radicale, puissance philosophique des individus et l’imaginaire « social-historique » en mettant l’accent sur l’intégration dans la politique par les Athéniens de leur « historicité forte » pour la première fois dans l’histoire humaine[13]. Historicité politique tragique, « germe de la démocratie athénienne, l’axe central dans son projet ancré dans l’Athènes du Ve siècle est pour CC à la base de la possibilité d’autres ruptures historiques en Europe occidentale à partir du 11e siècle et aussi du mouvement dialectique entre sociétés instituées et instituantes. C’est sur la base de ce thème qu’il formule une analyse critique de « l’insignifiance » des années 1980. Si on remarque l’accent sur l’historicité de la politique, et on trouve les traces dans le fil d’une lecture critique d’Arendt quand il réfléchit à la démocratie, on ne trouve pas chez lui, ni chez Arendt d’ailleurs,  de philosophie de l’histoire explicitée (malgré leur rapport différent à Hegel), comme on ne trouve pas non plus chez CC, des traces d’une lecture des thèses de l’histoire de W. Benjamin contrairement à Arendt.

CC a milité très jeune dans le Parti communiste grec, puis il a passé au trotskisme avec Stinas, puis à l’ICI en France, pour créer avec Claude Lefort, Edgar Morin et d’autres Socialisme ou Barbarie (SOB). Est-il pour autant suffisant de restreindre le rapport de CC au marxisme – dont il a eu l’expérience en Grèce, puis en France -, à une phrase souvent reprise : « il me fallait choisir entre être marxiste et être révolutionnaire ». Pour caractériser son rapport à Marx, la formule : être à la fois pour et contre Marx dans une interprétation critique de son oeuvre à la lumière de ses propres interrogations et son propre projet serait plus adéquat. Cette phrase est trop souvent citée dans les présentations et commentaires de l’œuvre de CC, pour qu’on en arrive à se demander ce que recouvre ce désir « d’exclure » CC des mille marxismes (en Grèce, en France et ailleurs) pour se le réapproprier dans quels contextes et quels débats ? Quel est le marxisme que CC rejette ? Un travail de lecture serré de ses lectures de Marx serait nécessaire, ce qui dépasse notre propos. Manifestement une partie de la réponse se trouve dans l’IIS où l’accent critique est mis sur le positivisme et le déterminisme de Marx et son accent sur l’histoire ? Peut-être serait-il intéressant d’intégrer l’œuvre d’un Grec exilé, aux frontières des débats académiques et de la mouvance communiste, en tout cas dans le débat français, dans les mille marxismes. Qu’apprendrions-nous dans une telle relecture critique ? Dans quelle mesure a-t-il été possible pour CC de lire Marx et son époque, ses suites, sans devenir « marxien », défenseur d’un territoire, d’un champ, mais plutôt de se nourrir des questionnements, des positions, difficultés et apories de l’œuvre de Marx pour se déplacer, avancer dans son propre projet, se déplacer ? On pourrait lui appliquer le même questionnement pour d’autres auteurs de son époque : est-il possible de lire Arendt, sans devenir « arendtien » ? On pourrait ajouter : est-il possible  de lire CC, sans devenir « castoriadien » ? Comment, dans le travail intellectuel critique, ne pas réduire la richesse, la complexité des labyrinthes, d’un travail de pensée, en « idéologie », en « dogme », en territoires, en « propriété » académique ou idéologique pour nourrir quels débats ? CC, comme de nombreux intellectuels des bords de l’Europe et des militants du « tiers monde » a été marqué par Marx (et l’histoire du communisme et du mouvement ouvrier dans sa trajectoire et des lieux précis), il a vécu de multiples conflits qu’il tente d’élucider. Comme Arendt d’ailleurs, il a établi un rapport conflictuel avec Marx (et d’autres auteurs de la tradition philosophique et psychanalytique) qu’il est facile d’identifier, tout en travaillant à une critique du communisme, du socialisme, du mouvement ouvrier et de la psychanalyse dominée pour un temps en France par Lacan. 

De quels marxismes s’agissait-il ? Du marxisme institutionnalisé dans le stalinisme, puis dans le Parti communiste français et les groupes trotskistes, en marge dans des institutions entre Ecole normale supérieure et parti communiste (voir son rapport à Althusser). Du Marx positiviste et déterministe on a son travail de la première partie de l’Institution imaginaire de la société édité en 1975, on peut penser qu’il parlait autant au mouvement communiste qu’aux intellectuels « soumis » à une « idéologie » marxiste s’étant appropriée l’œuvre de Marx en l’appauvrissant ou alors à ceux qui étaient simplement « contre » Marx et le communisme? Son rapport au marxisme provient des nécessités de théorisation d’un engagement politique. Il a un rapport aux approches théoriques qui, historiquement guident le mouvement communisme et le mouvement ouvrier dans leur courant central, sans cependant s’y limiter. Dans le contexte d’aujourd’hui, soulignons l’empreinte de ces œuvres, traditions, pratiques dans sa formation. Un fait parmi d’autres montre l’empreinte de l’œuvre de Marx : CC s’est intéressé aux conseils, mais il n’existe pas de traces connues sur un éventuel intérêt pour Bakounine, l’anarchisme et d’autres courants (ex. les communs) et aussi à d’autres sujets (femmes, colonisés) absents de l’œuvre de Marx et présents dans la période historique du mouvement ouvrier qu’il a côtoyé. Rappelons qu’il a été marqué par la référence marxiste du parti communiste grec et puis par ses critiques trotskistes et conseillistes.

Il choisit la révolution en se libérant d’un marxisme institutionnalisé, mais que signifie pour lui son mouvement d’intérêt constant pour la révolution, question reformulée en terme de « création humaine » (le mot change, le souci reste constant) par un retour aux Grecs et faisant l’inventaire de ce qu’il appelle des « domaines de l’homme ». On peut postuler que ce mouvement est un mouvement de reprise du mouvement de la puissance de la liberté radicale dans l’action et la pratique de la pensée pas dans le sens du but  (pas au sens d’Arendt, « le sens de la politique est la liberté »), mais de la dynamique, dans le sens d’une appropriation de la possibilité de « l’interrogation illimitée » en centrant sa vie politique, philosophique sur l’action de liberté radicale « autonome » du genre humain qui peut décider consciemment de son autolimitation. En ce sens, il ne cherche pas une nouvelle « faculté » mais une « puissance » ontologique et politique en mouvement dans sa recherche philosophique, qu’il repère dans  « l’imagination radicale » en accordant une place centrale à la question de l’histoire du « social-historique ».

Si on devait caractériser en quelques mots, le projet du penseur dans sa dynamique historique, citons un spécialiste de son œuvre qui dans une phrase synthétique permet de le situer : « Le projet de compréhension du monde (théorie) ne peut se comprendre en définitive qu’en rapport avec le projet de transformation du monde (praxis) qui se traduit par la création de déterminations nouvelles »[14].

Ce qui caractérise son projet philosophique et politique est qu’il est marqué par son expérience politique et d’exil (en Grèce avant 1945 puis en France avec SOB), son ancrage dans une « rupture » dans l’histoire grecque ancienne (VIIe-Ve siècle avant J.C.), son observation des sociétés contemporaines depuis l’Europe, le fait qu’il pense ensemble la philosophie et la politique, autour d’un double axe de travail : « L’invention conjointe de la philosophie  entendue comme interrogation critique illimitée – et de la démocratie – entendue comme projet d’autonomie sociale en Grèce durant la période qui va d’Homère à la fin du Ve siècle av. JC »[15].  « Ce qui s’est passé avec les Grecs, c’est que pour la première fois est posée la question du sens, et du sens du sens – et, en même temps, la réponse « transcendantale », subjectiviste, i.e., que la source du sens c’est l’homme »[16].  Ou encore : « la pratique pour eux, c’est la politique, et c’est de la contestation politique que naît la philosophie »[17]. Sans le nommer, le débat sur la Grèce a lieu avec Heidegger (et son retour aux présocratiques) et avec la tradition gréco-occidentale (réinterprétée par Heidegger, ce qui pourrait expliquer que CC ne parle pas de Spinoza).

Pour situer l’originalité de son apport en définissant les liens entre action, pensée politique, pensée philosophique et création, il explore l’imagination radicale, individuelle et l’imaginaire « social-historique » instituée et instituante, fondée sur le mouvement du désir comme puissance qui est premier pour CC – il prend ainsi en charge le vide de fondement qui est chaos -. Il  convient de partir de  ce qu’il appelle l’ontologie philosophique du chaos, de « l’abîme », du « sans-fonds »,qui est une ontologie basée sur le désordre, sur la relation ontologique d’altérité qui, pour lui, est un choix et une critique de l’ontologie traditionnelle (être-essence). L’Etre est  chaos, relation d’altérité. Il s’inscrit ainsi dans l’héritage, la philosophie, le théâtre (Sophocle surtout) de la Grèce ancienne du Ve siècle avant JC.. A ce niveau, on peut aussi le situer dans la lignée d’un Spinoza par exemple, tout en s’étonnant d’emblée qu’il ne le cite pas dans son œuvre accessible.

Si l’être social-historique est création, émergence continuelle de nouvelles figures et significations du monde – bonne ou mauvaise, là n’est pas sa question centrale – la pensée ne peut être simplement tautologique, elle doit se donner les moyens d’élucider de manière constamment renouvelée, le rapport de l’être à son écart présent chez les individus, dans les société et l’histoire.

 Une telle ontologie politique, une ontologie-action de création implique une approche en terme de « totalité ouverte »[18],  antidéterministe, créatrice de l’histoire, de la politique, de la psychè humaine. Le projet d’autonomie politique pris entre hétéronomie (aliénation) et autonomie est création individuelle et social-historique ouverte. Il ne peut donc être enfermé dans une ontologie déterministe de l’être (de la fin de l’histoire, de l’Etat, du parti, des institutions, de la raison instituée comme essence) qui empêche la prise en compte de l’histoire. Sur cette base, il va effectuer une analyse critique de deux types de rationalités en opposition : la rationalité instrumentale et la rationalité créatrice de l’émancipation après avoir lutté pour la révolution en Grèce[19]. A la base, il avance des « idées-mère » (imagination radicale, création…), et pour lui les concepts théoriques visent à décrire non une essence, mais un « projet d’une autre société possible »[20] et ne peuvent se satisfaire de l’usage de « concepts polémiques ».

Le choix, l’enjeu pour chaque humain et chaque société est d’assumer sa place dans son historicité durant son temps de vie. La condition tragique de mortel, c’est assumer l’historicité (naissance-mort) et la politique comme création à partir du chaos (vivre ensemble). Il n’y a pas d’origine extra-sociale de la loi (ni transcendance, ni Dieux, ni maîtres, ni patrons, ni pères). Plus loin, nous verrons la signification d’une telle approche pour ce qu’il en est la démocratie comme « germe » inventée à Athènes au Ve siècle avant J.C.. Et pour la praxis « practico-poiétique » (pratique d’auto-création) pour CC.

L’imagination radicale : une puissance créatrice

La découverte de l’imagination comme puissance créatrice première est une « idée-mère », un arkhé du mouvement de puissance créatrice dans son œuvre qu’il découvre chez Fichte[21] et découvert/recouvert chez d’autres philosophes de la tradition de la philosophie. C’est une puissance d’être envisagé comme mouvement du devenir. Pouvons-nous imaginer, voir le monde autrement qu’il nous est présenté ? En quoi la découverte de l’imagination n’est pas seulement le fait de l’individu mais aussi de la société ?  En quoi poser la question à partir de l’ontologie politique engage à la fois la liberté, l’autonomie et la création humaine et aussi une anthropologie, une politique de la démocratie ? Bien que la question de l’imagination soit présente dès sa jeunesse, l’apport de CC avec L’institution imaginaire de la société (1975)[22]  et La découverte de l’imagination[23] (1978)  est fondamentale pour engager une « élucidation critique », un projet d’autonomie, la réflexion et nous réapproprier le désir, la puissance d’imaginer et de penser, de nous insurger. Ce court texte est dense, lumineux, audacieux, où CC prend le « risque d’unilatéralité » en posant sa thèse fondamentale qu’il présente, sans procéder à un inventaire systématique des recherches de l’état de la question, à part quelques exceptions. Il parcourt à grandes enjambées l’histoire de la philosophie à sa manière, en faisant ses choix (Grèce et philosophie allemande) pour poser les bases de la création humaine, en ciblant les freins, les blocages qu’il rencontre dans l’histoire de la philosophie et de la société. Comment se fait-il que les hommes qui ont toujours été dominés dans des sociétés hétéronomes sans histoire ont imaginé qu’ils pouvaient être libres, trouver des voies praticables dans la paroi, créer eux-mêmes des lois et les défaire ?

La question et la portée de la reconnaissance de la puissance de l’imagination sont à la fois redoutables et infinies dans la déchirure tempétueuse dans l’histoire de la pensée qu’elle ouvre dans ce que CC appelle la « pensée héritée »,  la tradition philosophique et politique « gréco-occidentale », qui est sa référence. Nous avons des indices depuis son intérêt particulier pour la Grèce ancienne (VIIIe-Ve s. av. J.C.), sa critique de la lecture de philosophies grecs par Heidegger[24] et de la centralité de l’imagination radicale apparue en exil, dans son expérience de SOB, puis dans ses textes sur la psychanalyse et sa critique de Freud[25], l’anthropologie, la philosophie, la création humaine. L’indice le plus important en ce qui concerne la philosophie, est, ce que l’on peut considérer comme son texte fondateur La découverte de l’imagination où il parcourt, à sa manière, la tradition philosophique pour refonder l’ontologie et l’anthropologie politique. Il est paru en 1978 dans Libre puis dans la partie Logos du livre Domaines de l’homme en 1986[26].

Trois ans après avoir publié, L’Institution imaginaire de la société en 1975, tout en publiant son texte sur la découverte de l’imagination dans la tradition philosophique, il annonce un « ouvrage en préparation, L’élément imaginaire » dont il annonce qu’il commencera « par un premier volume, volume « historique », comportant une première partie consacrée à la découverte de l’imagination par Aristote dans le traité De l’âme (Peri psuchès)[27]. Et pourtant… cet ouvrage, ces volumes annoncés n’ont pas été publiés de son vivant ; cependant des textes philosophiques existent à ce sujet dont des inédits de 1945-1967 ont été publiés en 2009 après sa mort[28].

C’est dans ce contexte qu’il annonce une découverte fondamentale et un texte à venir sur L’élément imaginaire qui n’a jamais vu le jour sous le titre annoncé dans son oeuvre[29] . Un tel fait tient à l’enjeu de sa « découverte » et tiendrait-il peut-être aussi au statut même de l’imagination radicale et du mouvement constant de découverte et d’occultation, d’oubli où il serait lui-même pris comme tout humain? La conséquence serait alors que la tâche de toute démarche philosophique et politique, prise dans le mouvement découverte/occultation/oubli, serait mise au défi d’affronter, d’expérimenter, de pratiquer le mouvement de « rupture » à son tour, en commençant à chaque fois ainsi quelque chose de neuf avec les outils dont il dispose, comme dirait Hannah Arendt relisant Tocqueville, et en étant situés dans l’histoire, à une époque historique donnée, où sont ancrées la philosophie, ses apories, ses difficultés, ses ruptures.

L’imagination est un vieux philosophème de la tradition philosophique.  L’imagination envisagée dans sa radicale est un spectre philosophique de rupture. La psychanalyse n’épuise pas les sources possibles. CC en découvre la radicalité, un pied dans la psychanalyse, un pied dans la philosophie,  mais… elle semblerait lui échapper et il la poursuit en cherchant à dégager sa puissance recouverte dans la tradition philosophique[30] ? Chez lui, chez les humains s’intéressant à l’imagination radicale, tout résisterait à la capturer pour repenser radicalement la « Raison » (le mot est inspiré par l’Ecole de Francfort), la puissance de la pensée créatrice qui fait que nous pouvons imaginer le réel, l’histoire autrement que celle qui est devant nos yeux ou même devant nos sens. Qu’est-ce qui bouche l’horizon, la créativité de la pensée, de la conscience intime et sociale, qui anesthésie nos quatre autres sens et même le sixième sens dont parle Spinoza ?

CC a-t-il lui-même installé le recouvrement et l’oubli de l’imagination radicale en affrontant la redoutable difficulté de pouvoir reconnaître L’élément imaginaire, au point de n’avoir pas pu publier le livre programmé ? Ironie du sort. Souterraine, rétive à toute captation, si ce n’est par rupture fulgurante, l’imagination court pourtant tout au long de ses travaux dès les années 1960 et depuis son livre de 1975[31], à ses Séminaires à l’Ecole des Hautes Etudes sur la création humaine. Elle habite tout d’abord son engagement politique en Grèce et en exil, sa pensée, son travail de refondation philosophique et politique. Tous ses textes depuis avant même SOB et après dans La création humaine sont habités, traversés par la question philosophique qui déplace radicalement la fameuse équation de Heidegger, Etre et Pensée en l’ancrant dans une ontologie politique du chaos, de la relation et de l’indéterminé.

C’est de là que nous partons pour réfléchir au rapport exil/desexil et pour penser les rapports entre philosophie et politique. Je choisis de partir de là, car lorsque j’ai lu le texte de 1978 publié dans Libre, – rencontre fortuite, et véritable événement personnel -, dont j’ai eu l’occasion et la chance de parler avec lui à plusieurs reprises. J’ai eu conscience d’avoir entre les mains un texte philosophique fondateur qui a déclenché mon propre engagement personnel dans une démarche philosophique liée à la politique[32] et a transformé radicalement mon rapport à la tradition et à la pratique philosophique.

La découverte de l’imagination radicale

« Ce que nous appelons l’imaginaire dernier ou radical c’est la capacité de faire surgir comme image quelque chose qui n’est pas né et qui n’a pas été… »[33]

L’activité de penser dans l’agir est pour CC ancrée  dans « l’imaginaire dernier ou radical », dans sa « découverte de l’imagination radicale » qui n’est ni une simple faculté au sens de Kant, ou alors une « nouvelles catégorie de la pensée sociale » (Fressard, 2006, 127), mais une puissance d’invention, de rêve, de création ex-nihilo. L’imagination ne se limite donc pas à une activité de mise en ordre, de distinction, d’analyse, de composition, de calcul s’inscrivant dans la logique et la philosophie héritées (il appelle cette « faculté » l’imagination « seconde »). Elle n’est pas non plus une pensée instrumentale, ou utilitariste du marché. Pour lui, les individus, la société, grâce à la puissance d’être de « l’imagination radicale » et de « l’imaginaire social-historique,  peuvent tendre vers un mode d’autocréation explicite et renouvelée. On peut se demander si CC passionnément intéressé par l’imagination, n’était pas dérangé par l’ambiguïté contenu dans le terme (Einbildungskraft et Phantasieren) pour désigner l’imagination (énergie productrice ancrée dans la nature, l’âme du monde et lumière de la conscience), avec le poids d’une telle ambiguïté dans l’histoire de la pensée allemande[34]. CC va en explorer des soubassements pour commencer, dans la philosophie grecque (Aristote, Platon), avant d’explorer la philosophie allemande (Feuerbach, Fichte, Kant, Hegel, Heidegger), puis d’analyser Freud sous le même angle d’attaque critique.

Commençons par rappeler la thèse philosophique vertigineuse de CC – au sens qu’il nous place face au chaos – sur l’imagination radicale contenant le rapport déterminisme/indétermination/détermination, ou si l’on veut sur la place de la liberté, de la création ex-nihilo, immanente, de la « révolution » dans la condition humaine, mais qui a été occultée. Dans cette occultation « social-historique », la tradition philosophique « dans son courant central », la philosophie dominante, a pour CC, la lourde responsabilité de l’instauration d’une Raison qui réduit l’Autre de la Raison à du non pensable (infra ou supra pensable), qui échappe ainsi aux humains :

« Il est éclairant de penser, en dépit du risque d’unilatéralité, l’histoire de la philosophie dans son courant central comme l’élaboration de la Raison, homologue à la position de l’être comme être déterminé soit déterminité (peras, Bestimmheit). Le risque en question, réduit lorsqu’on en est conscient, est du reste en lui-même faible. Car ce qui ne relève pas de la Raison et de l’Etre déterminé a toujours été assigné, dans ce courant central, à l’infra-pensable ou au supra-pensable, à l’indétermination comme simple privation, déficit de détermination, c’est-à-dire d’être, ou à une origine absolument transcendante et inaccessible de toute détermination. Cette position a, de tout temps, entraîné le recouvrement de l’altérité et de sa source, de la rupture positive des déterminations déjà données, de la création comme non pas simplement indéterminée, mais déterminante, soit position de nouvelles déterminations. Autrement dit, elle a de tout temps entraîné l’occultation de l’imaginaire radical et, corrélativement, celle du temps comme temps de création et non de répétition » (409-410).

Dans le cadre de cet essai sur le desexil, dont la « détermination », selon le mot de CC est en fait la question de la liberté, de l’autonomie et de la création comme potentialité et possibilité réelle, matérielle inscrite dans l’historicité tragique. Je ne peux m’attarder à une analyse approfondie sur ce texte intense, mais je tiens à marquer le mouvement central de ces 46 pages.

Les enjeux sont multiples. Un double enjeu pour son époque (les années 60-68) et notre actualité est de nous émanciper du déterminisme « catastrophiste » du « destin » (induisant l’impuissance, la passivité, l’installation dans une philosophie essentialiste, a-relationnelle) et aussi du dualisme clôturé dans des discours circulaires, sur la désobéissance-obéissance, la servitude volontaire, pour aborder de front (en ne nous cachant pas derrière la fameuse complexité) la puissance humaine de la liberté, de la création, à la fois les recouvrements et aussi des fulgurances historiques brèves de déplacement radical comme une question d’ontologie politique du chaos relationnelle, de création et les atteintes dont elle est l’objet dans l’histoire et dans la tradition philosophique.

Pour le dire en d’autres termes, l’altérité de l’Etre, implique de saisir ce qui altère l’Etre, ce qui change, ce qui est mouvement de liberté, d’autonomie, de création même infime, souvent invisible, dans le monde. Une telle puissance d’imaginer, basée sur le désir, est toujours possible. Elle n’est pas réductible à une posture éthique ou morale. La puissance est de l’ordre de l’ontologie et de l’anthropologie philosophique et politique. Même dans les situations de violence les plus « extrêmes », cette puissance ontologique relationnelle existe, nous l’apprennent ceux qui ont survécu à la torture[35].

Venons-en au mouvement du texte de CC lecteur de la tradition philosophique qui est la sienne, tout particulièrement celle de la Grèce ancienne. Quelle est la question qu’il formule, son enjeu ontologique social-historique et le parcours de la tradition qu’il fait ? Ce qui est occulté pour lui de manière « totale » et « patente » est la « dimension social-historique de l’imaginaire radical, soit l’imaginaire social ou la société instituante » (410). La motivation d’occultation est claire : pour l’institution hétéronome de la société, il s’agit « d’exclure l’idée qu’elle pourrait être auto-institution, œuvre de la société comme instituante ». Il précise : dans les temps modernes, une telle auto-institution sera dès lors « l’application aux affaires humaines de la Raison enfin comprise ».

Mais, écrit-il, « la philosophie ne pouvait pas ne pas rencontrer l’autre dimension de l’imaginaire radical, sa dimension psychique, imagination radicale du sujet ». Elle a donc réduit le rôle de l’imaginaire radical à un « rôle second, tantôt perturbant et négatif, tantôt auxiliaire et instrumental » pour traiter les questions du vrai/faux, du beau/laid, du bien/mal comme étant déjà déterminés. Il fallait assurer la théorie existante, déterminée. « L’imagination est pourtant, quant à l’essentiel, rebelle à la déterminité » (410). Alors on la scotomise, on la réduit à la psychologie, à être une compensation des besoins insatisfaits, alors que l’imagination n’est pas compensation mais condition du désir, comme le savait déjà Aristote : « il n’est pas de désirant sans imagination », De l’âme, 433b 29 ». Kant qui reconnaît le rôle créateur de l’imagination, selon CC, mesure le statut de l’oeuvre d’art (dans la Critique de la faculté de juger) « comme un reflet, un dérivé de son statut de valeur » (411). Un tel « recouvrement sera pourtant rompu à deux reprises dans l’histoire de la philosophie », rupture difficile, antinomique, créatrice d’apories insolubles » (411). Et cela pour la raison suivante : « Ce qui est découvert, l’imagination, ne se laisse pas tenir et contenir, ni mettre en place et à sa place dans une relation claire, univoque et assignable avec la sensibilité et la pensée. Et chaque fois, la rupture sera immédiatement suivie d’un oubli étrange et total » (411).

Faisons un pas de plus dans la présentation de CC qui explique les ruptures d’Aristote et de Fichte, Kant, Heidegger aussitôt recouvertes. Qu’en est-il tout d’abord d’Aristote ? Pour CC, dans la tradition philosophique (gréco-occidentale, ce qu’il ne précise pas), Aristote est le premier à découvrir deux imaginations : il découvre tout d’abord, ce que CC nomme « l’imagination seconde » (De l’âme, III, 3) qui est l’interprétation devenue conventionnelle de l’imagination en vigueur aujourd’hui. Puis il découvre une autre imagination, « l’imagination première ». Ce que l’on peut déjà entrevoir dans le Livre III du traité de l’âme. CC repère une anomalie dans la logique du traité qu’il explore. « Elle n’est pas explicitée, ni thématisée comme telle ; elle rompt l’ordonnance logique du traité, et, chose infiniment plus importante, fait éclater virtuellement l’ontologie aristotélicienne – autant dire l’ontologie tout court » (412). Ni les commentaires, ni les interprétations, ni l’histoire de la philosophie ne le remarquent. Pire. « ils utiliseront la découverte de l’imagination seconde pour recouvrir la découverte de l’imagination première » (412). Dans son texte, CC ne développe pas en détail son intuition. Il passe à Kant et Fichte, sans s’arrêter à Spinoza en chemin.

Pour lui, c’est Fichte et Kant qui reprennent la question d’Aristote recouverte en la renouvelant, en l’amplifiant, sans toutefois pouvoir lui reconnaître sa puissance. Hegel reprendra le mouvement engagé par ces deux philosophes. Il écrit dans Foi et Savoir, l’imagination n’est pas un moyen terme, mais « ce qui est premier et originaire ». Cela restera inédit et inconnu. Pas de trace dans la Phénoménologie de l’esprit de l’imagination radicale. Plus tard, Hegel déplacera l’accent de l’imagination sur la mémoire « à laquelle il va transférer les œuvres « objectives » de l’imagination (et reprochera aux Anciens d’avoir rabaissé la mémoire au rang de l’imagination (Encyclopédie, & 462, Zusatz) et ce qu’il appellera encore, dans la Propédeutique et l’Encyclopédie, « imagination active » et « imagination créatrice » où il n’intègre pas la « recomposition sélective des données empiriques guidée par l’Idée ». Il va donc dans le sens de l’imagination seconde chez Aristote: relégation de l’imagination à la « psychologie », fixation de sa place entre la sensation et l’intellection » (412), précise CC.  Hegel oblitère le fameux chapitre 9 du Livre III du traité De l’âme. L’activité de l’imagination est réduite à un rôle « reproductif » et « recombinatoire » (il reprend le fameux exemple de Kant du cheval transformé en centaure). Dans son œuvre, l’imagination a un « statut déficient, illusoire, trompeur ou suspect ».

Avant de présenter en résumé ce que CC observe chez Aristote sur l’imagination (415-444), notons une précision qu’il apporte au début de son texte. Deux ombres de poids de la philosophie allemande sont à l’arrière-plan : c’est Heidegger et Kant (Problème de la métaphysique, 1929) qui restaurent la question de l’imagination comme question philosophique. Heidegger, « reproduit à son tour et à lui tout seul, spectacle impressionnant, la succession des mouvement de découverte et de recouvrement qui ont marqué l’histoire de la question de l’imagination » (413). Mais pour CC, chez ces deux auteurs, la redécouverte est à la fois « partielle et biaisée ». Heidegger imputait à Kant, un recul devant « « l’abîme sans fond » ouvert par la découverte de l’imagination transcendantale », mais il recule lui aussi, à son tour, après le livre sur Kant. Nouvel oubli, recouvrement, effacement de la question de l’imagination. Plus de traces de l’imagination chez Heidegger dans sa pensée de l’être. La question persiste dans Le Visible et l’Invisible chez Merleau-Ponty mais celui-ci reste prisonnier du « schème de la perception » de Kant, écrit CC. Voyons de plus près ce qu’il en est d’Aristote. Retenons ici le mouvement d’un choix de références de l’histoire de la philosophie et les implications philosophiques qu’il en retire dans ce texte de 1978.

Aristote : « Jamais l’âme ne pense sans phantasme »

        CC met en exergue ce schème qui est central pour lui. Aristote est le premier interlocuteur philosophe avec qui CC commence à développer son intuition du rôle central de l’imagination et sa thèse. Il fait un premier constat. « Dès le départ, la question de l’imagination est marquée par les embarras, les apories, les impossibilités qui l’accompagnent toujours » (415). Elle est située ni dans l’intelligible, ni dans le sensible, elle est l’âme du « sensible sans matière,… elle est une abstraction du sensible, abstraction dans le sensible fournissant l’intelligible, ni dans le sensible » (345-346), En bon psychanalyste dans la lecture des textes philosophiques, il relève un premier signe qui le conduit au déplacement : « ce n’est pas là où Aristote se propose explicitement d’en parler et en parle où Aristote se propose explicitement d’en parler et en parle ex professo (De l’âme, III, 3) mais ailleurs, fragmentairement et incidemment, qu’il dit l’essentiel de ce qui a à en dire (De l’âme, 7 et 8). Dans les chapitre 7 et 8, puis 9 à 11 du Livre III, Aristote découvre « sans la nommer et sans la thématiser » non pas l’imagination seconde, mais l’imagination première. « L’affirmation que l’âme ne pense jamais sans phantasme pulvérise les déterminations conventionnelles de l’imagination (celle de III,3) et rend insignifiant l’horizon où elles avaient été posées » (431). L’objet de pensée qui en découle est que « Ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais la forme » (431) ; « les phantasmes sont comme des sensations, mais sans matière » ; « il est nécessaire chaque fois que l’on pense de contempler en même temps quelques phantasmes » ; Ici le phantasme, image in absentia de l’objet sensible, fonctionne comme substitut ou représentant de celui-ci… l’objet pensé par sa représentation (Vorstellung), qui est comme la sensation, mais sans l’acte de la présence effective de l’objet » (431).

Aristote cherche à savoir ce qu’est l’imagination. … « Le connaissant et le sensible… ce n’est pas la pierre qui est dans l’âme, mais la forme, de sorte que l’âme est comme la main, car la main est un instrument d’instruments, et la pensée forme des formes et la sensation forme des sensibles » (431). Il y a des abstractions et des affections. On est affecté, mais comment cela se passe ? On doit sentir pour penser, apprendre, comprendre, juger…. Et lorsqu’on pense (theôrei), il est en même temps (hama) nécessaire de contempler (theôrein) quelque phantasme ; car les phantasmes sont des sensations, mais sans matière… L’imagination est autre que l’affirmation et la négation, c’est une complexion de noèmes différents du vrai et de l’erreur. Qu’est-ce qui va différencier les premiers noèmes des phantasmes ?…Ce ne sont pas des phantasmes, mais la pensée ne fonctionne pas non plus sans phantasmes (431a 14-432a 14). Il souligne qu’il y a là une « invasion de l’intraitable de l’aporon – essence de la philosophie. Les apories de l’imagination, écrit-il, « sont toutes indiquées, implicitement ou explicitement » dans le texte d’Aristote.

Retenons la citation que CC développe à la base du schème d’Aristote qu’il repère : (III,7) « Et pour l’âme pensante les phantasmes sont comme des sensations (…). C’est pourquoi jamais l’âme ne parle sans phantasmes ».

Retenons aussi la citation suivante: (III, 8) « Et maintenant récapitulant ce que nous avons dit de l’âme, disons à nouveau que l’âme est d’une certaine façon (pôs) tous les êtres ; car les êtres sont ou bien sensibles ou bien intelligibles, et la connaissance (epistèta) est la sensation des sensibles ; comment cela est, il faut le chercher » (415).

CC présente les passages « les plus lourds » du traité De l’âme d’Aristote en reprenant une série de citations pour montrer le cheminement d’Aristote jusqu’à une aporie qu’il ne parvient pas, selon lui, à sortir. Je ne reprends pas la succession analytique suivie par lui mais les titres : Vacillation du sensible et de l’intelligible (417-419)[36] ;  Ordonnance du traité De l’âme et rupture du Livre III (419-423)[37] ;  La doctrine de l’imagination seconde (423-426) ; Les difficultés de la doctrine conventionnelle (427-430) ; L’imagination première (430-431) ; La présentation de l’objet de pensée (431) ; La présentation des abstraits. Séparation et composition (431-434) ; Le Schématisme aristotélicien (434-441), « le phantasme est donc la condition de la pensée, en tant qu’elle seule peut présenter la pensée de l’objet, comme sensible sans matière » (434) ; (il aborde le schème d’Aristote sous l’angle du temps) ; Phantasme et noème (441-446) : il souligne que le schématisme d’Aristote n’est pas le schématisme de Kant, « le phantasme n’est pas simplement médiation entre les catégories et les données empiriques. Il est support de toute pensée, y compris de la pensée des abstraits, des relatifs, des intelligibles, des formes indivisibles (pour lui, ce constat est la limite de l’horizon du texte d’Aristote ; elle est pour lui le point de départ de son enquête sur l’imagination radicale, note e, 441) ; c’est là pour CC que se trouve l’aporie de Aristote, le nous n’est pas toujours vrai ou faux, il est à être, devenir, indéterminé « il est saisi pensante et non intellection discursive » (444)… (On contemple toujours nécessairement quelque phantasme lorsqu’on pense. La question de la nature des termes extrêmes, des termes qui précèdent tout discursivité, toute complexion de noèmes, surgit alors inéluctablement de nouveau, et dans un horizon autre »… ce ne sont pas  des discours, ce sont des phantasmes de l’Un, qui échappent au figurable/imaginable/représentable, ce qui comme disait Platon que CC cite,  est « au-delà », « là-bas » et Aristote dit : ce qui est « dedans » dans l’âme moyennant un phantasme, avec un phantasme ou comme un phantasme. L’un est-il phantasme ? Peut-être répond-t-il, mais alors que faire de ce que dit Aristote quand il dit que l’un et l’être c’est le même » (446) ? Duplication et vacillation du vrai (446-452).

En résumé, ce qui est essentiel dans la lecture d’Aristote par CC au sujet du statut de deux types d’imagination (première et seconde pour lui), dont il admet qu’elle ne fait pas partie des canons interprétatifs de la tradition est la puissance de l’imagination radicale qui a la caractéristique ontologique d’être une puissance fondatrice, originaire. Elle bouscule toute l’ontologie d’Aristote, puissance imaginative que celui-ci entrevoit vers la fin de sa vie mais qu’il recouvre tout en ne mettant pas en cause son ordre métaphysique et ontologique.

C’est une puissance émergeante, première de l’imagination radicale, qui existe avant toute réflexion, qui est un schème de base primordial, une figure, dont une part  reste obscure, inanalysable et qui s’altère continuellement, dans une reconfiguration qui échappe à la raison des concepts, à l’ontologie traditionnelle. Aristote la découvre puis recouvre sa puissance créatrice ou alors la réduit à être un pont entre la perception et les concepts. Platon et Kant confinent sa puissance créatrice à l’art, au génie. Pour lui, l’impossibilité pour la philosophie de prendre en compte l’imagination radicale vient du fait qu’elle en reste à décrire l’imagination que sous la forme d’une faculté du sujet dans la construction déterminée de la raison. Ce qui lui échappe ainsi est la créativité individuelle et sociale, instituée/instituante de la société par l’imagination.

Le scandale étouffé

Dans les pages finales du texte (452-454), il résume la découverte de l’imagination radicale et son recouvrement par Aristote et formule une raison fondamentale de ce recouvrement qui tient à la philosophie.

Selon lui, Aristote a été conduit par sa démarche dans le traité De l’âme, à découvrir « une autre imagination, située à une couche beaucoup plus profonde que celle dont il avait déjà parlé » ; « Aristote reconnaissait un élément qui ne se laisse saisir ni dans l’espace défini par le sensible et l’intelligible, ni, ce qui est beaucoup plus important, dans celui du vrai et du faux, et, derrière eux, par l’être et le non être ». Pour lui, écrit-il, ce n’était pas une monstruosité, une pathologie, une scorie, un accident, une forme déficitaire, mais une activité de « l’âme pensante »… « le phantasma – n’a ni lieu dans les régions de l’être telles qu’elles paraissent établies par ailleurs »(452). Après Aristote, elle n’a pas été redécouverte jusqu’à Kant. Il précise que la découverte a été limitée. « Rien de plus dépourvu d’imagination que l’imagination transcendantale de Kant ». Aristote, pas plus que Kant, ne pouvait reconnaître « dans l’imagination une source de création » (453). Cette limitation n’empêche pas Aristote « de faire éclater, aussi bien la théorie des déterminations de l’être que celles des déterminations des savoirs – et cela, non pas au profit d’une instance transcendante, mais d’une puissance de l’âme, puissance indéterminée et indéterminable en même temps que déterminante … Il nous laisse voir plus loin». Les philosophes de la tradition « s’acharneront répétitivement à étouffer le scandale de l’imagination ».

Pour lui, impossible de dépasser cette position quand l’imagination et l’imaginaire sont pensés « par rapport au sujet dans un horizon psychologique ou égologique », car on aboutirait qu’à « la dislocation universelle. Si l’imagination transcendantale se mettait à imaginer quoi que ce soit, le monde s’effondrerait aussitôt» (453). Il déplace radicalement l’approche de l’imagination par le sujet vers la société instituée/instituante.

«  Une pleine reconnaissance de l’imagination radicale n’est possible que si elle va de pair avec la découverte de l’autre dimension de l’imaginaire radical, l’imaginaire social-historique, la société instituante comme source de création ontologique qui se déploie comme histoire » (453). La tâche reste entière pour la philosophie quand elle se soucie de connaissance et de politique.

Il n’approfondit pas cette difficulté constitutive de la philosophie en rapport à la politique qu’Arendt avait aussi repéré par d’autres voix  en réfléchissant au mal, « qui s’est avéré plus radical que prévu »[38]. En clair, Pour Arendt, la philosophie n’a jamais envisagé que les hommes,  la pluralité était à la base de la liberté. Mais Arendt n’abordera jamais dans son travail à la fois sur la politique et sur la pensée, à part quand elle réfléchit sur la compréhension, la question de l’imagination. Dans ses travaux sur Kant, elle en restera à l’imagination seconde (schèmes entre la perception et l’intellect) qui est une « imagination élargie » et elle se centrera sur la Troisième critique de Kant, qu’elle considère comme étant la Critique politique pour élaborer des travaux sur le jugement.

CC quant à lui prend acte de cette difficulté se restreignant à la pensée individuelle sur laquelle se base la tradition philosophique et oriente sa recherche sur l’analyse du « social-historique » dans l’Institution imaginaire de la société et dans de nombreux autres textes. Il dégage alors l’imagination social-historique instituée et instituante et oriente ses recherches à l’EHESS sur la création en ce sens.

CC ne cite pas Spinoza dans ses lectures de la tradition philosophique sur l’imaginaire radical. D’autres travaux sur Spinoza rejoignent son intuition et ses développements sur l’imagination sous divers aspects. Balibar, cherchant à articuler l’individuel et le collectif, prend d’autres voies en suivant Marx puis en dégageant le « transindividuel » chez « Spinoza politique »[39].

L’imagination radicale, la création imaginaire du social-historique institué et instituant

Etre ancré dans une ontologie politique du chaos, articuler l’imagination radicale de l’individu singulier et l’imaginaire[40] social-historique institué (répétition) et instituant (création) suppose la prise en compte de l’histoire, d’une histoire déterminée et indéterminée. CC s’explique déjà en 1965[41], sur les origines de l’imaginaire social, comme activité d’autonomisation dans l’institution à l’origine de la création et de la structuration nouvelle possible de la société. La philosophie se définit pour lui par la « prise en charge de la totalité du pensable » et la politique comme « la prise en charge de la totalité du social »[42].

Dans L’institution imaginaire de la société CC, explicite ce passage de la philosophie (ontologie) à la politique (révolutionnaire), de l’individu singulier, base de la tradition philosophique, à l’histoire en posant des nouvelles bases théoriques pour renouveler la tradition « révolutionnaire », appelée à articuler le « faire humain » au « penser politique ». Il présente son projet de manière condensée au dos de son livre. Son énoncé, tout en permettant mieux de saisir son article La Découverte de l’imagination qui est une critique de la tradition philosophique gréco-occidentale, impuissante à articuler philosophie et politique, est limpide : « De Platon[43] à Marx, la pensée politique s’est présentée comme application d’une théorie de l’essence de la société et de l’histoire. Fondée sur une ontologie identitaire pour laquelle être a toujours signifié être déterminé, elle a occulté l’être propre du social-historique comme imaginaire radical » (Quatrième de couverture de L’institution imaginaire de la société publié en 1975).

Dans la première partie de son livre (« Marxisme[44] et théorie révolutionnaire ») il publie ses propres textes du groupe SOB (1964-1965) en posant la thèse que Marx est resté prisonnier de cette ontologie au risque d’étouffer « les germes nouveaux que contenait sa pensée ». Or, « le projet révolutionnaire excède toute « fondation rationnelle » : une nouvelle institution de la société implique un dépassement de la « raison » instituée ». L’enjeu du déplacement, pour lui est de « voir l’histoire comme création, la société instituante ou l’imaginaire social à l’œuvre dans la société instituée, le social-historique comme mode d’être inconnu de la pensée héritée ».

Dans la deuxième partie de son livre (« L’imaginaire social et l’institution ») il dégage « une genèse ontologique dans le social-historique, une création continuée, une auto-altération qui se fait être comme institution du monde, des individus, des choses étayée sur la nature) comporte un double dimension : identitaire et essentiellement création d’un magma de significations imaginaires sociales. La société ne se connaît pas comme auto-institution et les rationalisations par la pensée héritée ne sont que des manifestations ».

Le pari pour lui est que « le projet révolutionnaire, projet d’une auto-institution explicite de la société, ne dépend que du faire social des hommes, dont le penser politique – penser la société comme se faisant – est une composante essentielle ». Pour lui, comme pour Marx, Arendt, par exemple, qui utilisent d’autres mots pour parler de la difficulté du rapport théorie-pratique dans le travail philosophique ou pensée et action le « faire » est intrinsèquement lié à « l’élucidation »[45].

N’écartons pas ses travaux trop vite à partir des habitus académiques en passant à côté d’une œuvre minoritaire, puissante, neuve, qui en appelle à des déplacements radicaux, à interroger un clivage fondamental de la tradition philosophique entre politique et philosophie que CC n’est pas seul à expérimenter. CC remet sur pied l’activité philosophique inscrite dans la praxis redéfinie en terme « d’élucidation », de praxis « practico-poiétique » (créatrice). Il l’installe dans la métaphore du labyrinthe[46] où il est possible de s’engager.

N’oublions pas qu’il est un exilé grec parmi des millions d’exilés qui a bénéficié d’une lucidité à cause du privilège de « l’épistémologie de l’exil »[47], donc plus libre vis-à-vis de modes intellectuelles, marqué par la révolution en Russie, habité par les expériences et le projet socialiste, la deuxième guerre mondiale, la guerre civile en Grèce, l’après-guerre en France et les années 1960-68. Il est décédé avant la chute du Mur de Berlin en 1989, mais a suivi de très près la situation dans les pays de l’Est.

Son analyse et le projet, les conditions qu’il pose pour un renouvellement de la question « révolutionnaire » et le lien entre politique et philosophie sont présentes dans ses textes dans les années 1960-1970. On peut penser qu’elle est une synthèse critique de l’étape SOB, marquant son déplacement vers la psychanalyse, les sciences sociales, sans toutefois abandonner la philosophie. Elle précède et prépare les développements de son Séminaire à l’EHESS sur La création humaine les dix dernières années de sa vie. Bien qu’il soit nécessaire de la situer dans sa trajectoire, à son époque (années 60-68), avant 1989, avant les années 1980, bien qu’elle côtoie d’autres travaux critiques sur Marx, l’imagination (Bachelard), la pensée, la philosophie essentialiste, la société, l’histoire, le « développement », les sciences, etc., et qu’elle en porte les traces, mais marque la vie intellectuelle bien au-delà de la scène intellectuelle française étroite. Elle est une voie de recherche neuve, originale et aussi d’actualité en rejoignant des énigmes sur la création, l’épistémologie, le déterminisme, l’impuissance, le catastrophisme, la soumission, etc., des débats dans les mouvements sociaux (féministes, postcoloniaux, migrants, idéologie raciste, etc.). Ses travaux portent la trace d’une pensée, d’une philosophie « vivante » qui en appelle à la critique de l’institué et au désir de réappropriation d’un mouvement (faire et penser) instituant. 

Notons cependant que CC reste confiné dans la philosophie gréco-occidentale, tout en cherchant à y trouver la puissance du désir dans l’imagination à la fois individuelle et social-historique. Dans une perspective, non pas comparative, mais critique, Rada Ivekovic, en travaillant sur un philosophe boudhiste d’ex-Yougoslavie, Čedomil Veljačić, ancien professeur de philosophie à Zagreb[48], va déplacer depuis l’extérieur, la démarche de CC en sortant de la tradition gréco-occidentale, tout en la rejoignant dans certains aspects critiques sur la modernité capitaliste. Son travail est peu connu en France bien qu’elle soit très active au Collège international de philosophie, à Transeuropéennes, dans le réseau Terra, etc., mais reconnu en Inde, aux Etats-Unis, en Chine, au Brésil, etc… Sans pouvoir développer l’originalité de sa pensée ici, mentionnons son propos, tout en montrant l’intérêt à la fois ontologique, anthropologique et politique (partition d’Etats, traduction comme partage de la raison depuis une posture non hégémonique héritée de l’impérialisme et du colonialisme, terrorisme, femmes).

Notons aussi que lui-même pose des limites et les conditions de l’imagination radicale : « L’imagination radicale met en avant un certain nombre de choses, qui doivent être passées par un filtre. Ce filtre, la capacité de raisonner qui n’est pas entièrement acquise – elle ne s’apprend pas par l’exercice mais peut être affinée par celui-ci – et qui est aussi capitale pour articuler d’une façon cohérente la pensée. La création peut survenir parfois sous une forme lacunaire, ou par fragments, ou par jets d’idées. Mais le raisonnement philosophique requiert réflexion et jugement »[49].

Formulons une énigme que l’on peut trouver dans le fil de l’essai. Castoriadis amène l’énigme majeure de la puissance de l’imagination radicale à la fois individuelle et social-historique prise dans un mouvement de découverte/recouvrement dans la politique et la philosophie. Aujourd’hui, dans un contexte de violence imprévisible, de brutalisation de l’hypercapitalisme, la puissance de l’imagination radicale peut être une puissance d’être, de refus, de résistance et de création pour imaginer qu’autre chose existe que ce qui est devant nos yeux. Imaginer la complexité, l’imprévisible est à la fois inquiétant et enivrant, car l’humanité s’affronte à une triple tragédie : la mortalité individuelle, la mortalité de masse et la destruction de la planète. Il est possible de postuler, que l’imagination est une puissance, que toute tragédie ouvre des possibles, des voies praticables. Schumpeter, on l’a vu a tenté une lecture du capitalisme de Marx en terme de « destruction créatrice ». Est-ce cela que nous réserve la découverte de Castoriadis ? En pensant ensemble chaos et cosmos (monde), on verra dans la partie du vertige démocratique, que la création incertaine n’est pas un déterminisme vers le chaos. L’énigme c’est plutôt, refuser le déterminisme de la destruction et retrouver la  puissance d’imaginer des alternatives au capitalisme ancrées dans l’agir pour survivre et vivre en sachant que la puissance de l’imagination radicale est recouverte par la philosophie dans ses courants dominants. En clair, sa découverte  implique le desexil de l’exil triplement tragique. C’est une philosophie de la finitude sans fondement, de l’impossible de l’impossible (Rancière) du possible/impossible (Balibar).


* Cet article a été publié dans l’essai, Caloz-Tschopp M .Cl., La liberté politique de se mouvoir. Desexil et création : philosophie du droit de fuite, Paris, Kimé, 2019, p. 429-461.


[1] Bonatti Walter, Montagnes d’une vie, Paris, éd.  J’ai lu, 2012 (1996).

[2] «  La pensée du tremblement. Il n’y a pourtant pas d’autre voie possible. Aucune solution aux problèmes du monde, c’est-à-dire aux problèmes des peuples, à leurs problèmes de simple survie et à leurs problèmes de relations entre eux, ne sera durable, ou du moins profitable pour un temps, sans cette énorme insurrection de l’imaginaire qui portera enfin les humanités à se ouer et à se créer (en dehors de toute injonction morale) ce qu’elles sont en réalité : un changement qui ne finit pas, dans une pérénnité qui ne se fige pas », Glissant Edouard, La Cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005, pp24-25.

[3] Dorénavant, j’écrirai CC pour Castoriadis.

[4] C. Castoriadis (1997) : “Imagination, imaginaire, réflexion”, Fait et à faire, les carrefours du labyrinthe, Seuil, Paris, 280.

[5] Dans les révolutions (française, du mouvement ouvrier), écrit Castoriads, le peuple « se veut se pose directement comme existant collectif… De ce point de vue, l’adversité que la révolution a à vaincre aujourd’hui n’est pas un positif quelconque, c’est essentiellement l’apathie, le retrait, l’irresponsabilité, la passivité des hommes dans la machinerie sociale et finalement la désocialisation de cette société la plus socialisée de toutes celles qui aient jamais existé, la privatisation des individus dont la vie entière est plongée dans le social », Castoriadis C., Histoire et création, 2009, p. 191.

[6] Dès 1963, en rapport à l’évaluation de l’expérience du mouvement ouvrier, dans son texte, « Recommencer la révolution », il parle de « processus », de la présence des « vérités et des « erreurs », de « totalisation mouvante et ouverte du vrai ». Voir Castoriadis C, L’expérience du mouvement ouvrier, 2, Paris, UGE 10/18, 1974, 322. Son approche de cette question est à la fois historicisée, pas de pleine conscience ni de maitrise possible,  et anti-déterministe, deux axes qui traversent son œuvre. Voir aussi, Castoriadis, « Sur les origines de l’imaginaire social », in Histoire et création, 2009, pp. 181-187.

[7] En cela, Castoriadis suit Marx. Voir Marx, Le Capital (livre 1), Paris, PUF, 1993, p. 458, note 33.

[8] Je ne m’arrête pas ici à une analyse approfondie de l’autonomie chez CC et ses enjeux philosophiques et surtout politiques. Voir notamment à ce propos, Gérard David, Le projet d’autonomie, Paris, Michalon, 2000 ; Caumières Philippe, « La pensée de l’autonomie selon Castoriadis au risque de Foucault », où l’approche des deux auteurs est l’occasion pour Caumières, d’expliciter le concept d’autonomie positif de CC., Klimis S., Van Eynde L., « L’imaginaire selon Castoriadis. Thèmes et enjeux », Cahiers Castoriadis no. 1, 2006, 167-257.

[9] Stinas A., Mémoires. Un révolutionnaire dans la Grèce du XXe siècle, Paris, La Brèche, 1990.

[10] Gregorio Francesco, « Le germe grec dans la philosophie de Castoriadis », Klimis S., Van Eynde L, (dir.), « L’imaginaire de Castoriadis. Thèmes et enjeux », Cahiers Castoriadis no. 1, 45-61, p. 45.

[11] Klimis Sophie, « explorer le labyrinthe imaginaire de la création grecque : un projet de travail… », Klimis S., Van Eynde (dir.), « L’imaginaire de Castoriadis. Thèmes et enjeux », Cahiers Castoriadis no. 1, p. 9.

[12] D’après une information orale, en provenance de l’intérieur de l’OCDE, s’exprime un intérêt pour l’édition de textes écrits par Castoriadis dans cette institution (pas forcément  édités sous son nom).

[13] Voir Vidal-Naquet P., Préface Castoriadis C., Sur le Politique de Platon, Paris, Seuil, 1999. Voir aussi Castoriadis C., « Imaginaire politique grec et moderne », La mondée de l’insignifiance, 1996, p. 163.

[14] Poirier Nicolas, Castoriadis C., Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-1967),  Présentation, Paris, Seuil, 2009, p. 16.

[15] Klimis S., « Explorer le labyrinthe imaginaire de la création grecque : un projet de travail », Klimis S., Van Eynde L., L’imaginaire selon Castoriadis. Thèmes et enjeux, Bruxelles, Cahiers Castoriadis, 1, 2006, p.9.

[16] Castoriadis C., Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-1967),  Présentation, Paris, Seuil, 2009, p. 233.

[17] Castoriadis C., Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-1967),  Présentation, Paris, Seuil, 2009, p. 236.

[18] «  une société ne peut se constituer uniquement par une série de références qui renvoient les unes aux autres. La référence intentionnelle au tout de la société est nécessaire (quoique non suffisante) pour que ce tout se constitue. Or cette référence n’existe presque jamais de façon adéquate : par là même, la société reste une totalité déchirée, ou un processus vers une totalité mais essentiellement fragmentaire et inachevée », Castoriadis C., Histoire et Création, chap. Histoire et totalité, Paris, Seuil, 2009, pp. 140-143.

[19] Où très jeune, dans sa pratique politique dans le parti communiste grec durant la guerre civile il a été influencé, formé par un révolutionnaire grec, A. Stinas, où la révolution était un devoir et non une profession, où le désir de révolution était à l’œuvre dans la Grèce révolutionnaire du XXe siècle avec une combativité ouvrière dans les années 20, puis des événements insurrectionnels de Thessalonique en mai 1936, avant de la quitter la Grèce en 1945 et où le désir de révolution se transformera en désir d’émancipation et de création humaine, sans que CC ne perde la passion de la politique et de la philosophie. Voir Stinas A., Mémoires. Un révolutionnaire dans la Grèce du XXe siècle, Paris, La Brèche, 1990.

[20] Il donne l’exemple de la construction du concept d’exploitation qui en reste à dénoncer les contradictions internes de l’idéologie bourgeoise, et qui en ce sens n’est que « polémique » et que pour qui parvienne à être « théorique »  doit « faire appel à une visée globale de l’être de la société » et ne pas en rester « dans le cercle de fer tautologique de « ce qui est nécessairement » et ne peut donc être éliminé ». La « fondation profonde du concept sur la praxis doit être clairement mis à jour ». L’interprétation du donné historique implique une « visée », il ne faut pas confondre « l’empirique et l’ontologique ». Castoriadis C., Histoire et Création, Paris, Seuil, 2009, pp. 175-177.

[21] Voir Castoriadis C,  L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, 204 (note 277, Histoire et création) ; voir aussi Descombes V., « Un intinéraire philosophique », Esprit, 30126, juillet 2005, p. 157, « D’un côté Castoriadis pense l’autonomie dans un sens qui nous renvoie à l’apprentissage, l’éducation, la transmission (au sens d’Aristote) ; et de l’autre, il donne une interprétation plutôt kantienne et fichtéenne de l’autonomie puisqu’il la définit comme auto-législation, ce qui l’amène à faire place à une espèce d’auto-position ».  

[22] Castoriadis Cornelius, L’institution imaginaire de la société, Paris, éd. Seuil, 1975.

[23] Castoriadis Cornelius, « La Découverte de l’imagination » (1978), Domaines de l’homme, Paris, éd. Seuil, 1986, pp. 327-364.

[24] Voir notamment son texte, « La fin de la philosophie », (texte transmis par l’auteur).

[25] Voir notamment, Castoriadis C., « Epilégomène à une théorie de l’âme que l’on a pu présenter comme une science », Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978.

[26] Castoriadis Cornelius (1978), « La découverte de l’imagination », Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe 2, Paris, éd. du Seuil, 1986, pp. 409-455.

[27] Castoriadis 1986, p. 409.

[28] Histoire et Création, Textes philosophiques inédits (1945-1967), Paris, Seuil, 2009. Textes réunis par Nicolas Poirier.

[29] Je ne suis pas en mesure de vérifier si un manuscrit existe dans les archives de Castoriadis. A l’époque en suivant un Séminaire à l’Université de Lausanne, puis en le rencontrant bien plus tard avant sa mort, je n’ai pas pensé le lui demander.

[30] Peut-on souscrire à l’interprétation que les sources se trouverait dans son débat critique avec Lacan (stade du miroir) ? Voir notamment à ce propos, Fressard Olivier, « Castoriadis, le symbolique et l’imaginaire », Cahiers Castoriadis no. 1, Bruxelles, 2006, p. 127.

[31] Castoriadis C., L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil.

[32] J’ai écrit mon mémoire de philosophie à partir de là. Voir Caloz-Tschopp Marie-Claire, Dans le labyrinthe, l’imaginaire radical. Castoriadis, penseur de l’autre de la raison et de l’autonomie, Université de Lausanne, octobre 1983.

[33] Castoriadis C., L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, note 25, p. 170.

[34] Voir à ce propos, Laurence Kahn, Faire parler le destin, Paris, Klincksiek, 2005, pp.  59 et suiv.

[35] Je ne peux ici développer une autre caractéristique de l’Etre social-historique, du psychisme humain vivant qui est ontologiquement relation d’altérité. Dans la Vie de l’esprit, Hannah Arendt pense ensemble la liberté et la pluralité. Il n’y a pas de liberté, de pensée sans l’altérité à soi-même, aux autres. La résistance à la mort est de parvenir à imaginer l’Autre en soi, c’est-à-dire d’établir une relation, basée sur la mort, alors que la torture est précisément, la tentative de supprimer tout rapport à l’autre, à la vie. Une importante bibliographie existe à ce propos.

[36] En suivant Aristote, décrit en un long paragraphe « la vacillation du sensible et de l’intelligible » qui sont centraux dans le Traité de l’âme et ont un poids ontologique, mais comment cela a-t-il lieu, il faut le chercher. La « solution » est formulée pour CC par Aristote dans deux courtes phrases : « l’âme est en puissance (dunamei) le sensible et l’intelligible – non pas eux-mêmes (auta), mais leur forme (eidè). Le statut du phantasme agit dans l’un ou dans l’autre, mais il n’est ni l’un, ni l’autre. Le phantasme devient energeia, « que dans l’acte de penser, que s’il n’est pas pensée, moyennant ce non-être problématique » (417). Inversément, il peut fonctionner comme le sensible, à condition qu’il ne le soit pas.

[37] Dans le repérage de la rupture, CC précise que ce traité est un des derniers traités d’Aristote et son interprétation s’éloigne d’autres interprètes (W. Jaeger, D. Ross, Méthuen, en présentant les Livre I et II et en précisant que la question de l’imagination est traitée, résolue dans le 3e chapitre du Livre III : « l’imagination serait le mouvement qui advient à partir de la sensation en acte » (429a 1-2). « Dans les chapitres 4 et 6 et la majeure partie du chapitre 7 du Livre III, sont consacrés au nous, son mode d’être, ses attributs ou déterminations, sa manière d’opérer, son intellection des divisibles et indivisibles, son accès à la vérité (429a 10431a 14, puis 431b 12 19). Rien n’est dit, dans ces passage de la phantasia, rien ne laisse soupçonner qu’elle pourrait avoir à faire, d’une manière quelconque avec la pensée » (421). Pour CC, le traité est incomplet si Aristote n’aborde pas « la puissance du mouvement local (soit, l’action), qui est traitée dans les chapitre 9 à 11 (432a 15 434a 21) dans le mouvement ordonné de l’enquête. Or, souligne CC, l’ordonnance du Troisième Livre du Traité est brutalement « rompu » à deux reprises : 1) par une soudaine réapparition de la phantasia au milieu du Troisième livre : (III,7, 431a 14b 12, et III, 431b 20-432a 14) ; 2) par « un retour insistant de la phantasia tout au long de l’examen de la puissance du mouvement (III, 9 à 11, 432b 14 434a 21). Il ne s’agit pas d’une rupture dans la composition littéraire, mais plus profonde. La phantasia qu’il décrit dans le Troisième livre n’a rien à voir avec celle qui a été définie en III, 3 et que CC appelle « la doctrine de l’imagination seconde » et qui deviendra conventionnelle.

[38] Arendt Hannah&Jaspers Karl, Correspondance 1926-1969, 1995, Paris, éd. Payot.  (pour la traduction française) p. 243.

[39] Balibar Etienne, Spinoza politique. Le transindividuel, Paris, PUF, 2018.

[40] CC utilise le mot « imaginaire » dès les années 1960, par exemple, dans Marxisme et théorie révolutionnaire où il développe sa critique de Marx tout en approfondissant sa critique de la tradition philosophique gréco-occidentale et qu’il se forme comme psychanalyste, tout s’intéressant à la sociologie (critique de Bourdieu), l’anthropologie, la linguistique, et en continuant à s’intéresser aux sciences, à la musique, à l’art, etc.. Notons que dans sa critique de Lacan, il distingue « l’imaginaire » du « spéculaire » (voir la préface de l’IIS). Voir notamment à propos de l’art, Castoriadis C., « Fenêtre sur le Chaos », in Fenêtre sur le Chaos, Paris, Seuil, 2007, pp. 133-169.

[41] Castoriadis C., « Sur les origines de l’imaginaire social », Histoire et création, Paris, Seuil, 2009, pp. 181-187.

[42] Castoriadis C, Fait et à faire, 1989, p. 20.

[43] Platon apparaît de manière limitée dans son article de 1978, alors qu’il est très présent dans l’œuvre de CC qui lui consacre un essai Sur le politique de Platon, Paris, Seuil, 1999, avec une très éclairante préface de Pierre Vidal-Naquet. Nous y reviendrons.

[44] Il n’est pas du tout évident que CC ait quitté le marxisme, bien qu’il ait formulé une critique forte que nous ne pouvons pas reprendre ici. On peut lire son œuvre en repérant l’empreinte mouvante de Marx, y compris dans les déplacements qu’il opère. On peut prendre l’exemple du rapport étroit qu’il pose entre pratique et théorie.

[45] « Le moment de l’élucidation est toujours nécessairement contenu dans le faire. Mais il n’en résulte pas que faire et théorie sont symétriques, au même niveau, chacun englobant l’autre. Le faire constitue l’univers humain dont la théorie est un segment. L’humanité est engagée dans une activité consciente multiforme, elle se définit comme faire (qui contient l’élucidation dans le contexte et à propos du faire comme moment nécessaire, mais non souverain). La théorie comme telle est un faire spécifique, elle émerge lorsque le moment de l’élucidation devient projet pour lui-même. En ce sens on peut dire qu’il y a « effectivement un primat de la raison pratique ». On peut concevoir, et il y a eu pendant des millénaires, une humanité sans théorie ; mais il ne peut exister d’humanité sans faire » (L’institution Imaginaire de la société, 102, note 8).

[46] Voir à ce propos la Préface, à son livre Les carrefours du labyrinthe, qui est une magnifique description de la démarche et de l’engagement philosophique et politique (écrite en 1977), Paris, Seuil, 1978, pp. 7-23 qui est de fait l’explicitation de son programme théorique qui débute avec des questions d’Aristote, à cette étape de sa vie, et qui suit sa sortie du groupe Socialisme et Barbarie.

[47] Traverso Enzo, L’Histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, Paris, Cerf, 1997.

[48] Notons qu’à l’époque de ses études, en ex-Yougoslavie, les rapports « sud-sud » étaient dominants, ce qui lui a permis de construire une position critique sur la modernité, la philosophie hégémonique et « universaliste », en sortant du cadre de référence de la tradition philosophique. Elle mentionne un livre inédit The Politics of Philosophy (manuscrit en anglais).

[49] Castoriadis C., « Une trajectoire singulière », Une société à la dérive. Entretiens et débats 1974-1997, Paris, Seuil, p. 275.