Il y a de l’Auschwitz depuis longtemps dans l’air

Imre Kertész

… ce qui est a toujours une explication, même si cette explication est par nature purement arbitraire, erronée, quelconque, mais c’est un fait qu’un fait a au moins deux existences, l’une factuelle et l’autre, pour ainsi dire, spirituelle, un mode d’existence spirituel qui n’est autre qu’une explications, un amoncellement d’explications, et qui plus est, une surexplication des faits, ce qui revient en fin de compte à les annihiler, ou tout au moins à les brouiller ; cette malheureuse phrase – « Auschwitz ne s’explique pas » – est aussi une explication, elle sert au malheureux auteur à expliquer que nous devons passer Auschwitz sous silence, qu’Auschiwtz n’est pas, ou plutôt n’a pas été, car n’est-ce pas, seules les choses qui ne sont pas ou n’ont pas été ne sont pas explicables. Cependant, j’ai sans doute dû dire qu’Auschwitz a été, et donc est, et qu’il y a donc une explication, et il n’y a justement pas d’explication au faut qu’Auschwitz n’a pas été, c’est-à-dire qu’on ne pourrait pas expliquer qu’Auschwitz n’ait pas été, ne se soit pas produit, dans le fait nommé « Auschwitz » (…), oui, il n’y aurait justement pas d’explication à l’absence d’Auschwitz, par conséquent, il y a de l’Auschwitz dans l’air depuis longtemps, peut-être depuis des siècles, comme le sombre fruit qui mûrit dans les rayons étincelants d’innombrables humiliations, attendant le moment de tomber sur la tête des gens, car enfin, ce qui est, et il faut que cela soit, car cela est : l’histoire du monde est l’image et le fait de l’esprit, parce que considérer le monde comme une suite de hasards arbitraires, par conséquent n’oublions pas que : Celui qui regarde le monde rationnellement est regardé rationnellement par le monde : les deux se définissent mutuellement (…) nous devons étudier en profondeur le point de détail de savoir de quelle sorte est la raison dont l’histoire du monde est l’image et l’acte, et par suite, sur la rationalité de qui le monde porte-t-il son regard rationnel, pour qu’ensuite ils se définissent mutuellement – comme, hélas, ils le font – l’un l’autre, dis-je vraisemblablement à propos d’Auschwitz, vu que c’était et que c’est toujours mon opinion, l’explication se trouve à mon avis dans les vies particulières, exclusivement dans les vies particulières, nulle part ailleurs. A mon avis, Auchwitz est l’image et l’acte de vies particulières, du point de vue d’une certaine organisation.

Kertész Imre (1995) : Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, Paris, Actes Sud, p. 52-53.