Entre Égaux Libres; Solidarité, Sororité/Fraternité, Hospitalité *

Marie-Claire Caloz-Tschopp

« Si vous avez le droit de diviser le monde entre italien.e.s et étranger.ère.s, alors je dirai que je n’ai plus de Patrie et je réclame le droit de diviser le monde entre déshérité.e.s et opprimé.e.s  d’un côté, privilégiés et oppresseurs de l’autre. Les un.e.s sont ma patrie, les autres mes étrangers »

Mammo Lucano, maire de Riace, Calabre, 1965 [1].

Résumé

en commençant le parcours de principes pratiques depuis le principe de solidarité, en suivant le fil de principes avec la sororité/fraternité et l’hospitalité en échos aux faits, est mis en exergue un schème énonciateur de l’ordre du plus général à partir de l’ancrage pratique de la matrice de la liberté politique. Ce chapitre commence par suivre le chemin de la solidarité vers l’hospitalité en situant ensuite l’hospitalité comme valeur d’anthropologie politique. L’occasion de s’arrêter à une relecture d’un petit texte de Kant sur la paix perpétuelle. Elle permet de dégager des apories de son universalisation, l’implication par exemple d’une approche de l’hospitalité sur la propriété « commune » de la terre, le lien entre la loi, le droit et la justice avec Derrida, pour déplacer l’aporie en énigmes qui nous sont transmises.

Introduction

Les notions, Les principes de solidarité, de sororité/fraternité, d’hospitalité sont  appelés à devenir pratiques par les luttes où ils sont souvent pensés séparément, certains, certaines étant inclus dans une pensée exclusive d’Etat appropriées dans les politiques étrangères (hospitalité) d’autres partielles basée sur l’Etat social, (solidarité), et d’autres (fraternité) acquise par des révolutions où les questions de sexe/genre sont oubliées, et aujourd’hui par des luttes des mouvements sociaux, des contre-pouvoirs où ils se mêlent étrangement. Ce qui conduit à noter les contradictions entre une pensée d’Etat-nation et une pensée de « société civile », des mouvements sociaux, à des ambivalences, à des ambiguïtés et aussi à des apories quant à la puissance de ces principes pratiques, leur indivisibilité, leur réversibilité et leur réciprocité[2]. L’aporie se manifestant par l’ambivalence, les contradictions entre une pensée d’Etat et une pensée de l’(in)égalité et de l’autonomie des sans-Etat est bien présente.

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7.1. De la solidarité comme « zone à défendre »… à l’hospitalité

Le choix du point de départ dans la solidarité comme « zone à défendre », exprime l’ancrage de toute politique d’hospitalité dans les pratiques du bas qui en fait construisent l’hospitalité dans son ampleur et sa complexité en lien avec la guerre et la paix. Ce qui est appelé par des Etats, le « délit de solidarité » [3] nous apprend que l’hospitalité n’est pas réductible à une politique d’Etat. Cela d’autant plus que depuis Hobbes, la contradiction entre violence d’Etat, intérêt d’Etat et hospitalité est une donnée de la politique que Kant a exploré plus avant. L’accent ensuite sur la sororité/fraternité montre qu’on ne se trouve pas sur un terrain patriarcal, que le pouvoir du patriarche Etat a été pris par les frères et qu’on est amené à se demander où sont les sœurs, alors que les femmes sont très présentes dans les pratiques de solidarité et d’hospitalité.

Solidarité, sororité[4]/fraternité, hospitalité : un schème d’ancrage politique

Ces principes sont étroitement liés, tout en étant articulés au châssis, (droit d’avoir des droits)  et à la matrice, au principe des principes, de la liberté politique de se mouvoir qui est un ancrage, et par un schème énonciateur qui la renforce. Notons d’emblée leur trait commun : dans l’Etat, les droits de l’Etat, ces principes sont négatifs. Ils n’existent dans la politique qu’en étant inventés, pratiqués dans des luttes.

Penser la solidarité dans la spécificité, l’originalité, l’histoire de cas spécifiques[5]  par exemple de la marche mondiale des femmes née au Québec en 2000 qui « réinvente le féminisme » et déclare, « tant que les femmes ne seront pas libres, nous marcherons », il y a bien d’autres exemples de solidarité dans d’autres mouvements sociaux, qui pensent ensembles la solidarité[6], la sororité[7]/fraternité[8], et l’hospitalité, en leur accordant une double mesure commune – le fait d’être incommensurables, le fait de se créer entre égaux libres – c’est refuser l’Etat séparé, clivé, la hiérarchie, la division entre la justice et la « justice sociale » [9],  le « social » et la politique, le privé et le public, entre politique intérieure « nationale » et politique « internationale » ou plutôt transnationale, transpolitique. C’est refuser d’opposer les « étrangers » et les « nationaux », le « nord » au « sud », les genres, les classes, les sexes, les « races », tout en reconnaissant leur spécificité. C’est refuser de s’en tenir à une pensée d’Etat et d’Etat-(nations), confondant la responsabilité et la sécurité avec des mesures autoritaires et sécuritaires, en se passant « la patate chaude » de la prise en charge des exilés dans l’Union européenne[10] pour ne pas assumer la responsabilité d’accueillir une infime partie d’entre eux en recherche de protection[11]. Ou c’est encore refuser que s’installe une confusion entre la force et la puissance d’agir citoyenne, la force – la guerre – étant déniée dans des contextes coloniaux, impérialistes. Les « guerres » en RDC (affaire Lumumba) au Moyen-Orient, en Algérie, Tchétchénie, Colombie, Syrie, Yémen, etc. en sont autant d’exemples concrets dans l’histoire récente.

Ce vocabulaire énonciatif qui s’égraine dans des pratiques prend des couleurs, des sons différents dès lors qu’il est prononcé en Europe dans la défense des exilés, ou alors en Argentine, en Colombie,  au Honduras, au Bengladesh, au Tibet, au Yémen, en Afrique, dans la défense des disparus ou au Mexique en dénonçant le féminicide, ou encore dans la défense de la destruction de la nature par des transnationales (ex. forêts brésiliennes) en dénonçant un écocide.

Trois « crises » qui se conjuguent, la « crise écologique », la « crise » du système d’Etats westphaliens et la crise de l’Etat « social » indiquent les limites de la souveraineté, les tensions entre territorialisation et déterritorialisation, une transformation des rapports entre la politique et l’obéissance, la soumission à l’Etat et l’émergence de nouvelles formes d’auto-organisation, d’autonomie et de subjectivations politiques. Il est des moments historiques où l’évidence d’une pensée d’Etat impliquant la soumission, l’autoritarisme, la déresponsabilisation, son poids sur la liberté, l’égalité réduit à « l’égalitarisme », montre ses limites. Le désir d’autonomie devient mesurable. Il implique l’insurrection.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes qu’en s’appuyant sur la souveraineté étatique et territoriale, Les Etats imposent des mesures écologiques[12] en faisant payer aux plus pauvres les effets boomerang du capitalisme et même en s’approprient et en les détournant des notions fraternité (France),  de solidarité, d’hospitalité circulant dans les sociétés. Alors que le peuple multiple des exilés prolétaires, un peuple hétérogène, en action, en devenir, réinvente des pratiques politiques en se réappropriant « à la base » ces principes actifs avec une volonté de changement, à la fois transnationale et translocale.

En instaurant le « délit de solidarité » qui met en cause « le droit de porter son aide à quelqu’un » (mot d’un des condamnés de Besançon),  les Etats concernés vident la notion de solidarité très riche (entre individus, classes, genre, « race », régions, domaines, générations, etc.) de son sens, délégitime les actes de réappropriation de la  sororité/fraternité/solidarité/ l’hospitalité.

Un exemple limité permet d’entrevoir certains enjeux. Le slogan : « la solidarité est une zone à défendre » indique, par exemple, que la territorialisation de la souveraineté étatique est remise en cause par des actions de solidarité « d’en bas » aux frontières des Etats-nations. Fait intéressant. La solidarité est traduite dans l’espace d’un « zone à défendre » par des actions demandant l’ouverture des frontières pour pratiquer concrètement la solidarité.

Photo CIMADE

Ces trois notions sont des principes transpolitiques émergeant en actes et en création continuelle par des luttes hétérogènes. Des « contre-pouvoirs » dans les mouvements sociaux énoncent aussi la référence à des alternatives, au commun, au socialisme, au communisme pour expliquer l’horizon de leurs actions. Ces faits méritent d’être observés, considérés par les recherches sur de nouvelles bases.

Je postule que ces trois principes pratiques ne sont ni humanitaires, ni sociales, ni appropriables par des pouvoirs autoritaires quels qu’ils soient. Ils sont politiques. Ces actions politiques insurrectionnelles sont appelées à devenir des principes pratiques instituants et constituants de la politique dans son ensemble et sa diversité, dans les rapports conflictuels avec l’Etat, en remettant en cause, non seulement les frontières physiques, mais les frontières théoriques derrière l’usage quadrillé des mots, des catégories du droit. Un déplacement critique, radical de la pensée d’Etat s’impose. Et cela d’autant plus que les Etats n’en garantissent ni l’énonciation, ni la protection, ni la traduction en droits effectifs ou très partiellement en étant forcés et contraints par des luttes. En clair elles concernent la création de savoirs, de pensées actives des devenirs de communautés politiques dans leur diversité planétaire incalculable et fragile.

La solidarité, n’est pas un principe que l’on trouve dans les constitutions des Etats. Quand il est reconnu par l’Etat, c’est sous une forme négative (délit de solidarité). Il apparaît sous certaines formes ambiguës contenant des effets pervers[13] dans certains cas comme les droits constitutionnels (France), il renvoie exclusivement à l’individu, à l’Etat et à l’Etat social (pour ce qui est des solidarités et non de la solidarité)[14].  Ou alors il est souvent interprété en terme « d’impact négatif des inégalités » (sociales), « d’égalitarisme », « assurant la stabilité et la robustesse du système de solidarité », « d’héritage du capital social à transmettre aux générations futures », mais n’est-elle que cela ? Dans les théories sur la justice sociale en cours de rénovation, vue depuis les travaux d’Arendt (sur la liberté politique), de Rancière et Balibar sur (sur l’(in)égalité et l’égaliberté), elle se situe dans la tradition, pour ce qui est de l’occident dans la Grèce ancienne, de Marx, des théories sur la liberté politique où elle est comprise en terme d’une des formes des antagonismes, de la  lutte des classes.

La fraternité est un autre mot pour solidarité. Elle indique que la République des frères a remplacé le patriarcat inscrit dans les principes de l’Etat depuis la révolution française tout en laissant dans l’ombre, dans l’absence la sororité, hors du « peuple » ; ce principe sera affirmé dans les luttes féministes plus tard dans l’histoire.

L’hospitalité n’est pas non plus un principe reconnu dans les constitutions et les droits. Elle renvoie, il est vrai, à une aporie de la politique internationale entre Etats-(nations) wesphaliens soumis à des logiques de pouvoir d’équilibres, d’intérêts et de polices sécuritaire incompatibles avec une politique de la paix durable. Ce mode de faire a connu cependant une exception en rapport avec l’asile : l’Allemagne après la deuxième guerre mondiale a reconnu le « principe subjectif à l’asile » et puis il a été supprimé de la constitution allemande. Les Etats ne considèrent pas l’hospitalité comme un principe constitutionnel, et ne l’inscrivent pas non plus dans les préambules des constitutions.  La longue tradition de l’hospitalité en appelle à sortir d’une pensée westphalienne d’Etat (rapports diplomatiques, droit « international » encore enfermé dans la catégories étatiques du « national ») et à être pensé dans des cadres plus souples et sur d’autres bases.

Si l’hospitalité reste prisonnière de la pensée d’Etat et d’Etat-(nation), le lien entre l’hospitalité et le droit « international » reste une exclusivité des Etats. Le « droit d’avoir des droits », la liberté et l’(in)égalité, l’hospitalité, la solidarité et même la fraternité ne peuvent alors n’être que de l’ordre du négatif, en laissant les pleins pouvoirs au système d’Etats prisonnier de la « nation ».

Ces trois principes indivisibles et en rapport étroit – solidarité, sororité/fraternité, hospitalité -, y compris dans leur liens à la liberté et l’(in)égalité politique, sont énoncés dans les luttes comme des principes politiques actifs, insurrectionnels, instituants et constituants de la politique par des « peuples » dans des espaces publiques au sens où  se définissent ces termes. Le lien entre la solidarité, la sororité/la fraternité, l’hospitalité, le droit d’avoir des droits, la liberté, l’(in)égalité ne peut-il être que négatif ou alors à quelles conditions ces principes pratiques peuvent-ils devenir instituants et constituants, inscrits dans les droits dans des espaces publics ouverts? En bref, ils ne peuvent le devenir quand ils sont insurrectionnels.

Dans les trois cas, les délits de solidarité réinterprétés en terme de fraternité par l’Etat français, d’hospitalité[15], sont des sismographes de la frontière du pouvoir d’Etat, de la soumission du citoyen à l’Etat au risque de la sanction et le glissement de l’Etat dit « de droit », social, de contrôle, vers l’Etat sécuritaire. Les actions de réappropriation dans les pratiques de ces notions par les citoyens et les mouvements sociaux montrent une dynamique tournée vers le devenir.

Les exemples de désobéissance civique s’accumulent et la caractérisation des délits de solidarité se déversifient : passage illégal de la frontière (Cédric Herrou[16], « aide à l’entrée irrégulière en France de plus d’une vingtaine d’étrangers (Besançon) ; « trafic d’êtres humains » (Sarah Mardini, prison de Korydallos) ; encouragement de l’immigration illégale (Mimmo Lucano, Calabre) ; assistance, hébergement illégal (Norbert Valley, pasteur, canton de Neuchâtel) ; violation du droit d’entrée pour protéger un exilé afghan lourdement traumatiés (Anni Lanz, Bâle)[17] ; bateaux solidaires en méditerranée, etc.. Ces accusations et ces condamnations, sont le fait d’Etats dont la légalité est douteuse, qui détournent le droit dont ils sont les garants, qui sont condamnés pour leur politique d’expulsion par la Commission Européennes des Droits de l’homme (CEDH) (Italie) et qui s’arment via Frontex pour la mise en œuvre des politiques d’expulsion vers la Lybie connue pour pratiquer l’esclavage, la torture, le viol, la disparition des migrants. La solidarité, la fraternité deviennent un nécessité de protection.

Actuellement le délit de solidarité est pratiqué par certains Etats qui, par ailleurs, appliquent le dispositif Dublin ; il est remis en cause en France au nom du principe de fraternité inventé dans la révolution de 1789, qui soulignons-le est « égalitaire » au sens de la communauté des « frères » (et non des sœurs), ce qui n’est pas forcément le cas du principe de solidarité « sociale », ambigü quand il est restreint aux politiques de l’Etat « social » dans les rapports de classe, avec les sanctions qui accompagnent les « bénéficiaires ». Les contradictions autour de la solidarité « sociale », l’Etat-nation excluyant les « non nationaux » et dans les rapports de classe, de sexe, de race amène à la négativité et à l’aporie de la solidarité d’Etat et son renversement en « délit », alors qu’elle se redéfinit positivement dans les luttes.

L’hospitalité

«  La mer et les déserts inhabitables divisent la surface de la terre, mais le vaisseau et le chameau, ce navire du désert, rétablissent la communication, et facilitent à l’espèce humaine l’exercice du droit qu’ils ont tous de profiter en commun de cette surface », Kant (1795)[18].

Arrêtons-nous sur l’hospitalité qui a une longue histoire dans la mesure où elle définit depuis la modernité le rapport d’Etat à ses frontières et détermine le droit d’entrée[19], le droit de séjour, le droit de résidence, le droit de travail, le droit à la formation, etc. Deux exemples actuels en montrent l’urgence. Le retrait, voire le refus des Etats européens à appliquer le dispositif de Dublin (renvoi des requérants d’asile vers le pays de premier accueil) est un exemple concret actuel d’une non pratique d’hospitalité en Europe[20], renversée dans le refus d’une telle pratique en hospitalité condamnée par le délit pénal de solidarité. Par ailleurs, l’intervention des militaires pour bloquer les exilés aux frontières entre le Mexique et les Etats-Unis suffit à montrer le vide d’hospitalité et un état de guerre autour de la construction de « murs » qui se banalise entre dans divers endroits en Europe, en Australie, le Mexique et les Etats-Unis avec en cascade une banalisation de la guerre civile dans les pays de provenance des exilés.

A l’état actuel de l’organisation étatique des sociétés modernes, l’hospitalité n’est cependant pas inscrite comme un principe, un droit inaliénable de la politique faisant partie des articles des constitutions, des lois, des droits. L’hospitalité n’existe pas, en tant que principe positif dans le droit international et interne. Ni dans la charte des droits fondamentaux de 1948[21]. Elle pourrait devenir étatique et interétatique (ONU) pour autant que l’Etat en fasse un principe, traduit dans un droit de l’Etat de droit grâce à des luttes éthiques et politiques pour empêcher sa « liquidation » [22]. La négativité appelle la possitivité du droit emprisonné dans la force[23]. Dans la perspective d’une philosophie, d’une transpolitique des droits, de la paix, l’absence de l’hospitalité est une grave lacune dans le droit étatique international et interne actuel.

A part de rares exceptions, l’hospitalité a pu être instaurée provisoirement comme une faveur, un privilège du chef de clan, de maison, du Prince ou alors comme une pratique de résistance dans des luttes soumises au délit de solidarité qui, notons-le, élargirait ainsi la notion de « désobéissance civile »[24] conçue comme une réforme de l’Etat de droit existant, dans le sens d’un conflit qui révèle le déplacement d’une réforme de l’Etat de droit vers un acte fondateur positif dès lors qu’il se réclame de « principes des principes » pour une transpolitique démocratique[25]. Les exercices de pensée, d’analyse de cas actuels, sont alors appelés à déplacer, élargir, renouveler les catégories philosophiques existantes.

L’hospitalité a pu être une exception de la part de l’Etat ou un événement pour des mouvements sociaux pour combler une lacune du droit, mais sans devenir un principe juridique, un droit stable. Dans la situation actuelle, il n’est pas encore possible de penser l’hospitalité comme étant un principe, un droit constitutionnel, inscrit dans des lois, le droit. Tout au plus peut-elle être indiquée dans les préambules des constitutions et des droits. Vu ses liens à la paix (Kant), vu l’état du monde, cette anomalie demande à être radicalement examinée.

L’hospitalité, par son exigence d’universalité posée par Kant réfléchissant à la paix républicaine, au droit international et traduite au XXIe siècle en une universalité matérielle concrète à inventer suppose – avec d’autres principes, la liberté politique de se mouvoir, la solidarité, la fraternité, l’égalité dans les rapports d’échanges -, que l’hospitalité devienne un des principes d’une transpolitique.

A quelles conditions philosophiques et politiques, pouvons-nous penser, lutter pour que l’hospitalité politique soit un principe instituant et constituant ouvert, qu’il devienne par les luttes « un principe des principes » positif du droit « international » ? Des difficultés majeures semblent nous indiquer des apories à deux niveaux. Enonçons-les brièvement.

Pour que l’hospitalité devienne une dynamique entre le droit à (des sujets aspirant à l’hospitalité) et le droit de (du pouvoir souverain sur l’hospitalité), cela suppose le dépassement d’au moins deux apories.

Tout d’abord, cela suppose, qu’à défaut d’un Dieu, d’un pouvoir autoritaire au-dessus des sociétés ayant le monopole de la légitimité de la force et de la souveraineté, il soit possible de refonder la politique sans fondement extra-social, en tant que création et construction transpolitique entre les humains.

Ensuite, cela exige le dépassement d’une autre aporie, celles du système d’Etats-nations westphalien des alliances entre Etats qui limitent les droits au droit de l’Etat et du système d’Etats. La dialectique du droit est grippée quand l’Etat est organisé en système dominant d’Etats-nations, avec une souveraineté sur un territoire, sans espace, statut dans les structures d’Etat pour les contre-pouvoirs dans les structures des Etats[26]. En d’autres termes la dialectique conflictuelle entre pouvoir instituant, constituant et pouvoir constitué, institué permet seul la création et l’institution de l’hospitalité. Cela suppose aussi que d’autres cadres que celui de l’Etat, devenu Etat-nation, soient instituant/institués dans un processus toujours ouvert. On pense à des Etats-conseils, dans les régions, des villages, des villes[27] (pas seulement des métropoles) de la planète par exemple ? Voilà, en bref, des interrogations que pose tout abord de l’hospitalité aujourd’hui. Nous verrons à quelle énigme l’imaginaire et la politique de l’hospitalité se confrontent.

Je me propose de me référer à la référence de Kant dans la mesure où l’hospitalité moderne est pensée au moment de transformations des Etats, de la tension entre guerre et paix, et de révolutions libérales. En quoi, la démonstration de Kant sur la condition d’hospitalité universelle ne nous borne-t-il pas dans une condition universelle abstraite, sans traduction possible dans une solidarité, une fraternité  transpolitique en universalisation concrète? Que nous révèle des apories, des difficultés des contradictions repérables dans la pensée de la paix de Kant, dont l’une des trois conditions est l’hospitalité liée à la paix universelle ? Quelle aporie relève Kant quand il réfléchit à la paix et à l’hospitalité au seuil d’une nouvelle guerre franco-allemande et juste avant la révolution française (1789) et aussi avant la révolution antiesclavagiste en Haïti (1791) dont Kant ne parle pas. Il n’a pas été écouté à son époque, ce qui suppose que les questions qu’il pose sont difficiles et conflictuelles. Quel est l’apport central de Kant et en quoi suppose-t-il un pas de plus pour passer d’une universalité abstraite à une universalité matérielle concrète de l’hospitalité ?

Le mot hospitalité a une longue histoire dans la tradition des sociétés diverses de la planète mêlant accueil et hostilité déclarées et/ou refoulées avec les passages à l’acte terrifiants, le droit de tuer dans la violence guerrière légitimée qui va devenir « sans limite » comme le décrit le général Clausewitz observant Napoléon, une des expériences suscitant les passions humaines sur laquelle s’appuie encore le commerce des armes actuelles. Depuis les années 1980, l’hospitalité est en débat à cause des profondes transformations économiques, politiques, environnementales, de la guerre, des politiques d’immigration pour travailleurs migrants et des politiques du droit d’asile pour les réfugiés aux frontières de l’Europe. On suit la tragédie des bateaux, le hérissement de fils barbelés, de murs, de camps, de prisons, les images des caméras infra-rouge, les chasses aux fuyards et aussi les manques de mesures internationales et internes au niveau du contrôle des capitaux, des marchandises et aussi des pillages (ex. Amazonie) et le démantèlement du droit au travail planétarisé. Le long de parcours sinueux qui se déplacent au gré des politiques sécuritaires des Etats et de l’adaptation des passeurs au marché de l’humanitaire, des conflits à la frontière franco-italienne, entre la France qui expulse et l’Italie qui refuse le retour sur son sol de cas « Dublin » et aux Etats-Unis où des milliers d’honduréniens, de guatémaltèques, de salvadoréniens tentent de passer la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis et s’affrontent non seulement aux douaniers mais aux militaires. Certaines publications parlent de « courage de l’hospitalité » impliquant de « secourir, accueillir, appartenir »[28], d’autres de  « fin de l’hospitalité »[29], d’autres encore de luttes « contre la machine à expulser » en revendiquant la « liberté pour tous avec ou sans papiers »[30]. Comment et depuis quelles références, en plus de Kant,  et dans quel cadre penser l’hospitalité aujourd’hui ?

L’hospitalité : valeur d’anthropologique politique

Il est possible de considérer l’hospitalité comme une valeur anthropologique de société dans des rapports de société entre individus, peuples. La plupart des textes de la tradition n’abordent pas le rôle de l’Etat, de sa souveraineté territoriale et de son contrôle des frontières, donc des étrangers et de tous les éléments qui perturbent la sécurité frontalière et la sécurité intérieure (opposants). En Suisse, les étrangers et les opposants sont contrôlés par le même Ministère « de Justice et Police ».

Les réflexions de Benveniste sur le vocabulaire des institutions indo-européennes[31], sont significatives à ce propos et précieuses. En latin, écrit-il, « hôte » s’est dit hostis et hospes. A quoi renvoie ce composé dans l’histoire  s’interroge Benveniste? Hostis renvoie au groupe familiale, le mot hostis signifie « celle d’égalité par compensation » (don et contre don) dans des relations d’échange de clan à clan, auxquelles ont succédé des relations d’exclusion (xénos, étranger). Dès lors le latin « se donne un nouveau nom de l’hôte : histi-pet, qui doit peut-être s’interpréter à partir d’un hosti abstrait « hospitalité, et signifier par conséquent, « celui qui personnifie éminemment l’hospitalité » (87). Le mot concerne des échanges (du commerce à l’accueil par mariage du groupe des Arya en Iran). Dans sa longue traversée approfondie des mots des sociétés sans s’attacher aux Etats, dans diverses cultures indo-européennes, Benveniste souligne que le terme hospitalité renvoie au même problème : « celui des institutions d’accueil et de réciprocité grâce auxquelles les hommes d’un peuple trouvent hospitalité chez un autre et les sociétés pratiquent alliance et échanges » (101). Il précise aussi avoir observé : « une relation profonde entre ces formes institutionnelles, et la récurrence des mêmes notions sous des dénominations parfois renouvelées » (101).

7.2. L’hospitalité de Kant

L’hospitalité : condition politique du droit cosmopolite  international (Kant)

« Si les individus et les peuples sont généralement hospitaliers, rarement le sont les Etats et les nations », René Scherer, Zeuz hospitalier, Paris, Armand Colin, 1993, p. 56.

Quand il réfléchit à la paix et au droit international qu’il appelle « cosmopolite », Kant pose une rupture entre la philanthropie et la politique. L’hospitalité n’est pas un rapport d’amitié (philia), c’est un rapport politique articulé aux échanges marchands qui exigent la régulation de la guerre par le droit dans les pays et au niveau planétaire. Son apport principal est d’avoir situé l’hospitalité comme une question politique, publique à la base du droit international et de ne pas l’avoir laissée au domaine, privé, subjectif ou à des sphères antipolitiques. L’opposition ne permet cependant pas d’interroger la place de la subjectivation dans les engagements et son articulation à la souveraineté d’Etat. Nouer des liens entre la liberté politique de se mouvoir à la base de la généralité de la politique et les droits et l’hospitalité est ainsi posée.

La réflexion d’un philosophe allemand des Lumières plaçant la réflexion philosophique et le droit « cosmopolitique » international, travaillant dans une Allemagne encore non constituée comme Etat-nation unifié, sous le joug du Prince de Prusse antirépublicain, qui, avec toute la noblesse européenne craint la révolution française[32]. Kant, vivant en Allemagne, rêve de révolution républicaine et il est préoccupé par la paix et la guerre entre la Prusse et la France en 1795 (guerre qui aboutira aux guerres napoléoniennes), quatre ans avec la prise de la Bastille par le « peuple » français.

Le texte sur la paix[33] dans lequel la courte partie sur l’hospitalité[34] est enchâssée a une structure complexe (préliminaires, commentaires, apports de faits de l’époque et notes, suppléments, article secret). La prudence dans les énoncés et la liste des arguments  sont dignes d’un diplomate de droit international de haut vol. On voit Kant, presque au seuil de sa vie, se débattre pour tenter de trouver des idées, des faits, des arguments pour convaincre d’une part la noblesse allemande et d’autre part des futurs révolutionnaires en France.

L’enjeu ici, n’est pas de faire une analyse technique approfondie et détaillée du texte mais de saisir une nouveauté qui émerge, les apories, les contradictions et les énigmes qu’il contient, qui nous accompagnent encore aujourd’hui en étant plus complexes.

Pour Kant, philosophe républicain, l’hospitalité n’est pas de la philanthropie (privée), c’est une des « conditions » politiques (publique) d’une « paix universelle ». Il place la question de l’hospitalité, non au niveau de son usage « philanthropique » par les individus, les peuples, les sociétés, mais dans le droit international « cosmopolitique » public des Etats. Nous ne sommes plus sur le terrain des bons sentiments ou de l’hostilité des individus, mais sur un terrain politique et étatique dont Kant désire que la guerre soit repensée par la raison et qu’il change et dont il se propose d’inclure dans une réflexion sur les conditions de la paix, alors que l’Europe est encore et toujours au bord de la guerre. Ce clivage sera maintes fois remis en cause par des voix aussi diverses que les débats féministes, le droit des peuples, les approches communitaristes, la philosophie politique des passions intégrant celles-ci dans une refonte de subjectivation pour qu’elle soit en bonne place dans les interrogations sur la politique.

L’hospitalité est un des trois articles d’un projet « pour une paix perpétuelle » de 49 pages (334-383), dont trois pages (350-353) concernent l’hospitalité. On se demande d’emblée pour quelles raisons Kant se limite aux trois articles, mais on comprend qu’il s’attaque au régime (République), au cadre politique (Etat) et à une valeur de cohésion – Hospitalité – qui peut éloigner la guerre, tout en laissant en suspens d’autres conditions qui depuis lors font partie des débats sur la paix et la guerre. Il suffit de mettre en rapport la Charte des droits de l’homme (DH), les textes du droit international humanitaire (DIH) et le projet de paix perpétuelle de Kant, pour mesurer les avancées dans l’inventaire des conditions, des blocages, des contradictions, des apories dans les débats, en bref, les mesures pour contenir les guerres entre 1795 et aujourd’hui. Kant se trouve à une étape (1795) de la globalisation planétaire moderne où il interroge les conquêtes, les guerres, la colonisation. Lorsque nous pensons à la guerre et à la paix, nous nous trouvons à une autre étape de la globalisation avec des limites qui ont changé de nature, de complexité, de gravité. Comment la pratique de l’hospitalité peut-elle aujourd’hui intégrer le saut entre la modernité, l’émergence d’une planète entièrement « découverte », le capitalisme industriel émergeant à l’époque et aujourd’hui ?

Le cadre général de la réflexion de Kant est la question de la « paix perpétuelle », son souci est que les Etats s’éloignent des guerres des Princes par le droit et la raison envisagée par Kant pour « un peuple de démons ». Trois articles « définitifs » composent le projet de paix perpétuelle. Kant les situe en rapport au type de régime politique, au type d’Etat et à une et unique « condition », celle de l’hospitalité universelle », dont le statut de « droit » émerge philosophiquement sans être explicitée politiquement:

(1) « La constitution civile de chaque Etat doit être républicaine ». C’est un pacte républicain (avec la liberté qui convient à tous les membres d’une société en qualité d’hommes);  ° avec la soumission de tous à une législation commune, comme sujets ; ° avec droit d’égalité, qu’ils ont tous comme membres de l’Etat (342) ;

(2) « Il faut que le droit public soit fondé sur une fédération d’Etats libres », la guerre étant le fait de « sauvages », c’est « une dégradation animale l’humanité » ; les « peuples civilisés » ont besoin d’abandonner « la liberté anarchique des sauvages pour se soumettre à des lois coercitives et former un Etat de nations (civitas gentium) qui embrasse insensiblement tous les peuples de la terre » (349) ;

(3) « Le droit  cosmopolite  doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle ». Le spectre de l’hospitalité est la guerre de « sauvages », l’horizon est celui de la construction d’un universel de la paix basé sur les échanges et le commerce, dont les gardiens sont la Fédération d’Etats-nations républicains soumis à un « droit cosmopolitique » auquel s’articule le droit civil. Kant accompagne son projet d’une critique de la colonisation.

L’hospitalité, le régime républicain, le cadre étatique

L’hospitalité se situe dans une réflexion sur le pays (une des trois conditions), dans le cadre d’un Etat républicain et d’un Etat, qui est un Etat fédératif des « nations ». A ce niveau, on peut saluer le refus de Kant d’un Etat absolutiste et son choix d’un Etat fédéral, tout en constatant que sa référence à un critère constitutif de l’Etat et de la souveraineté (thème qu’il n’aborde pas explicitement) est la « nation ». Le terme de sujet-citoyen en action et en devenir est donc lié à ce critère exclusif pour toutes sortes de catégories de populations (minorités, peuples, individus non nationaux comme les apatrides, etc.) et on comprend que Kant utilise dans son texte de terme « d’étranger » en le qualifiant de « celui qui arrive ». Il s’inscrit dans cette aporie de la structure et de la composition de l’Etat et il ne nous donne pas d’éléments pour dépasser la souveraineté hiérarchique et exclusive de l’Etat et l’énigme complexe de la limite exclusive de l’Etat-nation.

Sans nous y attarder, signalons que l’Etat républicain décrit par Kant dans son texte sur la « paix perpétuelle », est gardien de la souveraineté territoriale et donc de l’hospitalité qui en est un élément à la base du droit « cosmopolitique » et du droit civil (Staatrecht) des Etats. Quant à la souveraineté en lien au droit international, un exemple en matière de droit à la fois international et intérieur peut illustrer une difficulté et qui introduit une aporie ; elle peut être dépassée dans le cadre d’un régime républicain et fait l’état d’un débat constant dans la démocratie depuis la Grèce ancienne (place fluctuante des étrangers, des femmes, de la guerre) comme l’a souligné Nicole Loraux[35].

Cette aporie peut être illustrée concrètement dans un thème du droit international, par la différence entre l’asile et le droit d’asile concernant la protection de la vie et de la liberté dans un lieu, territoire. Il existe un droit « subjectif » à l’asile, qui a été inscrit, par exemple, dans la constitution allemande, brièvement au sortir de la deuxième guerre monde et un droit « objectif » de l’Etat à octroyer ou à refuser l’asile (motifs énoncés dans les lois). Pour Kant, il existe un socle de l’hospitalité incombant à la souveraineté de  l’Etat, il n’existe pas un socle à l’hospitalité qui soit un droit subjectif (individus, minorités, groupes, peuples…). Ce point est aggravé par le fait que l’Etat républicain de Kant et un Etat-nation et que les alliances au niveau international ont lieu entre Etats-nations sans contre-pouvoirs ou même sans pouvoirs alternatif aux Etats.

L’hospitalité politique de Kant

La première distinction entre le privé et le public apportée par Kant est fondamentale pour saisir ce qu’il entend par le terme hospitalité. Le conflit qu’il dépasse entre le privé et le public concerne le passage de la féodalité à la modernité républicaine, sans pour autant qu’il remette en cause la place des femmes dans le changement, alors qu’on passe avec Kant, d’une pensée de la famille patriarcale, du clan à une pensée de la politique étatique moderne. On comprend la rupture en le lisant dans son contexte historique, quand il désire la sortie de la féodalité de Princes « sauvages » qui font des guerres de conquête dévastatrices et pratiquent la colonisation sans limites. Cela n’est plus possible dans un monde où les échanges deviennent une condition de coexistence dans la planète qui se mondialise. Cela suppose, écrit-il le passage de l’état de nature, à la politique et à la raison. Kant s’empare d’une valeur privée, propriété des maîtres patriarcaux dans la famille, les clans, des Princes, des Eglises, pour la déplacer et en faire une borne, une condition politique, un instrument de la paix dans l’espace public républicain.

L’hospitalité, pour Kant n’est pas de l’amitié ou de l’amour, de la « philanthropie privée, c’est une borne, une condition publique et politique. Le souverain républicain, grâce à la révolution libérale des Lumières qui n’aura pas lieu partout en Europe[36] , remplace le pouvoir absolu, « sauvage » des Princes par celui des Etats de droit républicains souverains basés sur le droit et la raison. Le peuple n’est souverain – ne peut défendre l’hospitalité – que dans la mesure où il délègue son droit de souveraineté à l’Etat républicain. Il est frappant encore dans le droit actuel de constater que l’hospitalité est située dans le droit des Etats et souvent dans les Départements liés aux questions de sécurité. Impossible de pratiquer l’hospitalité privée, l’asile privé[37], à moins de s’insurger contre l’Etat dès lors que l’Etat de droit républicain ne respecte pas la condition d’hospitalité à la base de la paix, précise Kant sans théoriser l’insurrection (point qu’il craint dans la révolution française). L’hospitalité obéit à des caractéristiques, des conditions précises.

Quelle philosophie politique ?

Au niveau de la philosophie et de la politique, l’hospitalité est un déplacement, au sens où elle déplace la politique de l’état de nature, d’une philosophie de l’essence s’appuyant sur un pouvoir absolu (Dieu, Princes), à une philosophie des échanges, des relations cadrées par un Etat républicain devenant souverain de fait sur un territoire, sans pour autant que Kant bascule dans une philosophie du contrat, ni dans une souveraineté partagée entre Etat et Peuple.  L’enjeu de la modernité où se situe Kant, est que la libre-circulation et l’échange entre les peuples soit codifié par le droit cosmopolitique des Etats. L’étrangeté ici, est que l’hospitalité est conçue par Kant, comme une « borne », une « condition » et puis comme un « droit », terme qu’il avance philosophiquement quand il argumente sur les limites de la planète, mais pas politiquement, c’est-à-dire le droit étant traduit dans les lois et les constitutions des Etats. La borne de l’hospitalité pour cadrer la paix et la guerre, a un sens politique dans un régime républicain supposant un nouveau type d’Etat non absolutiste. Mais a-t-elle pour autant le statut d’un impératif « catégorique politique »[38] ? Pour cela, il faudrait que l’hospitalité placée dans la sphère politique et non de manière ambiguë dans celle de la morale par Kant, soit définie non comme une condition, une borne, mais un droit et un droit constitutionnel de l’Etat vu son statut qui est de contenir la guerre et de permettre des échanges, sans risque d’être tué. On pourrait dire que Kant, n’ose pas faire le saut politique dans le vide où niche la souveraineté démocratique à interroger dans le sens d’un pluralisme de la souveraineté et donc de l’hospitalité. Prudence oblige, vu qu’aller au bout de l’innovation supposerait l’énigme d’une redéfinition de la souveraineté de l’Etat républicain, ce qui nous amène à nous arrêter sur l’aporie du régime et l’énigme de la forme d’Etat envisagé comme un Etat-nation.

A qui s’adresse l’hospitalité ?

En n’étant pas philanthropique, mais politique, l’hospitalité n’est pas un droit subjectif : « il n’est pas question du droit d’être reçu et admis dans la maison d’un particulier ; cet usage bienfaisant demandes des conventions particulières » (350). En clair, on ne se trouve pas du côté du sujet, dans la sphère privée, mais dans celle de l’Etat et du droit public. « Hospitalité signifie donc uniquement le droit qu’à un étranger de ne pas être traité en ennemis dans le pays où il arrive ». Parenthèse : le sexe de l’étranger n’est pas mentionné par Kant dans la dénomination de l’étranger. On pense aussi aux critiques sur son anthropologie sexiste. Très ancien problème dans la réflexion de philosophie politique qu’elle soit interne aux Etats ou internationale  déjà signalé dans la Grèce ancienne.

L’hospitalité n’est pas un droit automatique. Kant ne commence pas par l’énoncer explicitement comme un droit, mais comme une double condition où l’étranger doit être reçu par l’hôte, « s’il le peut »: vie et guerre. « On peut refuser de le recevoir, si on le peut, sans compromettre son existence ; mais on n’ose pas agir hostilement contre lui, tant qu’il n’offense personne » (350). La condition essentielle est que l’hôte ne peut lui refuser l’hospitalité si l’existence de l’étranger est compromise. Le respect de la vie est donc un critère de base de l’hospitalité, que l’on va retrouver plus tard dans le droit d’asile qui contient la protection de la vie  (y est ajoutée deux siècles plus tard, la protection de la liberté dans la Convention internationale de 1951 de l’ONU sur les réfugiés). Par ailleurs, on est sur le terrain politique et pas sur celui de la guerre (offense interdite). L’arrivant est appelé « étranger » par Kant. Le mot étranger, traduit dans le régime républicain et le type d’Etat, indique, la réduction de l’hospitalité à un rapport  inégal entre le pays « où il arrive » et « l’étranger ». Mais qu’est-ce que « l’étranger » dans un Etat républicain ? Il est défini par le fait qu’il arrive dans un pays, qu’il dispose du droit à sauvegarder sa vie et qu’il ne doit pas être traité en ennemi. Le rapport d’hospitalité a lieu entre un individu – pas encore un sujet – et l’hôte d’un « pays ». A ce stade Kant n’évoque pas encore le rapport cadré par l’Etat-nation où l’étranger devient un « non national ».

Le statut de condition et de borne est aussi un droit pour Kant, mais de quel ordre ?  « On ne parle que du droit qu’ont tous les hommes de demander aux étrangers d’entrer dans leur société… ». Le droit d’entrée n’est pas explicitement un droit reconnu l’Etat républicain de Kant. Il est d’ailleurs en vigueur dans les droits de l’homme (droit de quitter son pays mais pas droit d’entrée)[39]. En clair, Kant énonce un droit de « tous les hommes », établis dans un pays, donc disposant du statut d’hôte, et non du droit des étrangers qui arrivent, ni non plus de l’Etat républicain. Le droit  de l’étranger à demander l’hospitalité n’est pas mentionné. L’étranger n’est pas un sujet.

Kant n’utilise pas le terme Gastikchkeit dérivant de Gast (hôte), mais il utilise le terme Hospitalität, désignant un droit de visite (Besuchrecht) mais pas un devoir d’accueil (Gastrecht). L’hôte du pays où passe l’étranger n’est pas tenu à l’accueil. Il peut ouvrir sa porte en respectant des conditions limitées citées plus haut. Kant inclue l’hospitalité d’Etat, dans le droit « cosmopolique », sans devoir d’accueil, ni droit de résidence, ni de citoyenneté partagée. L’étranger n’est pas encore une main-d’œuvre si ce n’est en tant qu’esclave, qui fait partie de la libre-circulation des travailleurs globalisée. Pour Kant, c’est un esclave ou commerçant de passage reçu par un hôte qui est aussi un commerçant.  

Beaucoup de commentaires du texte de Kant pour y chercher des bases pour une réflexion sur l’hospitalité insistent sur le fait que l’hospitalité se traduit en droit de visite provisoire et que donc cette notion n’apporte pas de base nécessaire pour renforcer le droit de résidence et les autres droits fondamentaux d’une citoyenneté « universelle », quelle que soit sa forme. Tout au plus, ces commentaires soulignent le fait montré, dans un autre contexte historique, par le sociologue A. Sayad, que la situation des travailleurs é-in-migrés est définie par le fait que leur statut de non-national est toujours provisoire, quel que soit le nombre d’années, le type de statut ou de sous-statut ou même d’absence de statut (sans papiers, travailleurs clandestins).

Pour Kant, il n’existe donc pas de « droit subjectif » à l’hospitalité, pas plus qu’il ne s’agit de droit public de particuliers inscrit dans l’ordre politique public, précise-t-il. La souveraineté dans l’échange d’hospitalité est à sens unique, c’est celle de l’Etat du pays ou se présente de « l’étranger », mais dont les conditions de présence dans le pays ne sont pas précisés. Bien qu’il ne soit pas explicitement formulé en tant que tel, on peut interpréter l’hospitalité comme un droit de visite de l’étranger, forcément temporaire. Il n’implique ni de devoir d’accueil, « d’intégration » (le mot d’aujourd’hui) ni de droit de résidence, ni de citoyenneté dont jouissent les habitants du pays. La lecture évoque plus un principe de tolérance que d’hospitalité, concept que l’on trouve d’ailleurs dans le droit des étrangers. Ce mot est en quelque sorte le visage réel de l’hospitalité qu’inclue Kant dans ses conditions de paix. On peut dire qu’il a un rôle utilitaire, commercial : contenir l’hostilité, la guerre, permettre les échanges.  Kant ne formule, ni l’hospitalité, ni le principe de réciprocité, comme des principes du droit international et du droit civil, ni leur horizontalité « démocratique » (la République n’est pas la démocratie !) qu’il n’intègre pas dans sa réflexion sur la paix, qui serait pourtant lié à l’universalité de l’hospitalité basée sur la raison qu’il postule à partir de la manière dont il pense l’espace de la planète. Le terme d’étranger se précise dans certaines limites aporétiques, on va le voir quand Kant parle de l’Etat et de l’Etat-nation.

7.3. Trois énigmes de l’hospitalité

Universalité, universalisation de l’hospitalité

L’hospitalité est universelle (allgemeine Hospitalität) pour Kantmais limitée dans le temps et non définie dans l’espace si ce n’est lorsqu’il parle de la planète. C’est donc une universalité extensive dans l’espace planétaire pensée à partir des catégories de son époque. Faut-il penser que Kant rejoint sur ce point Montesquieu quand celui-ci énonce la nécessité de subordonner les intérêts individuels et ceux du Prince aux intérêts supérieurs de tous (allgemein) sur la planète? On peut opter pour une nécessité plus matérielle, pratique contenue dans la raison politique de Kant, réfléchissant dans son temps, à la fois aux guerres et à la sauvagerie limitée des Princes guerrier, à une critique de la colonisation, aux besoins des échanges au niveau planétaire.

«   Le droit qu’ont tous les hommes de demander aux étrangers d’entrer dans leur société, doit fondé sur celui de la possession commune de la surface de la terre, dont la forme sphérique les oblige à se supporter les uns les autres, parce qu’ils ne sauraient s’y disperser à l’infini et qu’originairement l’un n’a pas plus de droit que l’autre à un contrée » (350).

La citation est très riche en problèmes formulés. Retenons quelques éléments : « la possession commune de la surface de la terre », qui est une remise en cause de la propriété individuelle ; « la forme sphérique » de la terre, c’est à dire en clair, la planète finie, limitée ; un telle limite implique « de se supporter les uns les autres » ; il n’y a pas de droit d’origine sur une contrée.

C’est à ce niveau, me semble-t-il, qu’il accumule dans un long paragraphe, des éléments à la fois historiques, spatiaux, sociaux très solides, en mettant en cause, la guerre (se supporter plutôt que de se haïr et de se tuer), la propriété privée ou d’origine, la planète finie. Celle-ci ne peut plus être l’espace de à l’occupation guerrière et de la propriété de certains, mais est une propriété commune servant aux échanges généralisés. Kant n’approfondit pas les rapports de propriété pourtant énoncés en terme de « possession commune de la terre », ce qui signifie matériellement et dans le droit, le fait que la propriété est collective. Il se contente de formuler que le dépassement de la propriété privée est nécessaire aux échanges planétaires du fait de « la possession commune de la terre ».

Dans le paragraphe suivant, il a des mots et des phrases très fortes pour dénoncer la colonisation et l’esclavage accompagnée de guerres, de famine, de rébellion, de perfidie « et tout ce déluge de maux qui afflige l’humanité » (351), d’esclavage. « A quels excès d’injustice ne les voit-on pas se porter quand elles vont (les nations) découvrir des pays et des peuples étrangers ! (Ce qui signifie chez elles les conquérir) (351). La colonisation et l’esclavage ne « produisent pas de revenus réels » (le commerce au niveau de la planète rapporterait plus) et « servent à entretenir les guerres en Europe » (353).

Hospitalité, propriété publique de la terre, fin de la propriété privée

Ce point est rarement soulevé dans les débats sur le texte de Kant. En ce début du XXIe siècle, il apparaît pourtant de plus en plus incontournable en constatant les limites actuelles de la planète. 

En réfléchissant à la paix perpétuelle, Kant met en cause un élément très important, la propriété privée, tout en soulignant que, pour éviter la guerre, les appropriations d’intérêts privés, les pillages, la propriété de la terre doit être commune. La démarche idéaliste de Kant précède des faits matériels contraignants des limites de la planète qui en appellent aujourd’hui à une remise en cause de la propriété privée (et non plus seulement à  revendiquer une meilleure répartition) et à un déplacement philosophique radical quand les limites de la planète deviennent palpables.

En poussant au bout le concept d’appropriation qui dialectiquement contient son contraire, la dépropriation de la propriété par ceux qui se l’approprient, on en arrive à ne pas pouvoir esquiver une réflexion radicale sur la propriété privée, qui est un autre pilier antérieur au capitalisme, présent dans la modernité capitaliste basée sur l’accumulation et plus tard sur « l’expansion pour l’expansion » au moment de l’impérialisme. En lien avec la paix et la guerre, le débat sur l’Etat républicain dans son cadre d’Etat-nation n’est plus tant celui du « sexe de la nation » qui a été posé par une philosophe exilée au moment de la guerre d’ex-Yougoslavie[40], que des rapports de classe, de sexe et de race en rapport avec l’hospitalité pensée par Kant au moment même où les contradictions et les apories de l’Etat-nation en appelle à la reconsidération de ses catégories de souveraineté, de territorialité et de nationalité. Après la question du contrôle du corps, des outils et des armes[41], de la terre, des moyens de production, certaines recherches de féministes récentes sur les sans-Terre, sur le travail dans la production et la reproduction sociale, développent une réflexion critique sur la propriété privée au sens où les femmes en sont privées avec les conséquences décrites (contrôle des biens, de l’héritage par les hommes, femmes dépouillées ou dépendantes, etc.) avec la revendication du contrôle de la propriété des biens pour assurer leur autonomie. Débat politique important.

Chez Kant, la figure de la maîtrise, de la toute-puissance d’un Prométhée colonialiste et guerrier, intrinsèque à l’appropriation et l’exploitation chez Marx est remplacée par celle de l’ange de Walter Benjamin (thèses sur l’histoire) marchant vers l’avenir à reculons sur les ruines de l’histoire. Des romans, des films, des recherches ne rêvent plus d’appropriation, de propriété privée, mais s’interrogent avec angoisse sur le saccage des terres et la disparition de l’homme sur la planète. La planète ronde est non seulement un globe confiné à ses limites physique, mais elle peut disparaître. Les humains ne sont plus seulement des conquistadores, des pilleurs, des accumulateurs de richesse, des travailleurs, des passants, le temps d’une vie, ils sont tous dans une situation fragile. Ils peuvent disparaître. La mortalité individuelle cohabite avec la possibilité d’une disparition collective et même d’une disparition de la planète Terre. Avec l’impérialisme, les guerres totales du XXe siècle, l’étape actuelle du capitalisme financier et technologique impérialiste de « l’expansion pour l’expansion », nous constatons contrairement à ce que désirait Cecil Rhodes[42], qu’il n’est pas (encore) possible au capitalisme de s’étendre hors de la planète Terre dans l’infinitude de l’Univers pour coloniser les étoiles. D’étendre à l’infini le processus d’appropriation.

Il y a une aporie fondamentale entre la logique du pillage, de la chasse, de l’appropriation, de l’expansion, de la prédation infinie du capitalisme s’appuyant sur la propriété privée et les ressources finies de la planète.

Il y a une contradiction aiguë entre l’expansion infinie, l’appropriation des terres, des travailleurs prolétaires, des femmes, le saccage des ressources, la surexploitation de la force de travail et les ressources limitées. Pris en tenaille dans la contradiction, le travail, l’action, la vie humaine, la politique, se vident de leur sens. Cette contradiction ne peut être dépassée à l’intérieur du système capitaliste et du système d’Etat-nation actuel basé sur la propriété et l’appropriation infinie, « l’expansion pour l’expansion ». La voie d’une pensée à l’échelle planétaire ouverte par Kant pour les échanges, poursuivie par Marx décrivant la logique du capitalisme industriel, par Luxemburg, Hilferdings, Lénine, sur l’impérialisme, les analystes du capitalisme financier et technologique et aujourd’hui par les mouvements féministes et écologique continue. Les fossés abyssaux entre riches et pauvres de la planète indiquent que nous sommes mis au défi de passer d’une logique de la quantité (il ne suffit pas de dénoncer l’inégalité dans la richesse) à la qualité. L’hospitalité est une richesse politique qui n’a pas de prix. En tant que principe d’une transpolitique démocratique de la paix, elle ne peut être qu’insurrectionnelle, instituante et constituante.

Hospitalité. Le lien entre la loi, le droit et la justice

Je m’arrête ici brièvement, en m’éloignant du texte de Kant, à des remarques de Derrida à partir de l’hospitalité[43], qui éclairent la question de la guerre et de la paix. On est très éloigné de la pensée de Carl Schmitt[44].Pour pouvoir établir les liens entre la loi, le droit et la justice qui font partie d’une réflexion sur l’hospitalité, il est nécessaire de penser les fondements de la justice. Ce problème fait l’objet de textes nombreux (Pascal, Derrida, Benjamin, Arendt, etc.). Il est nécessaire, nous disent ces auteurs, d’effectuer un travail critique sur l’usage des mots. Par exemple, le mot Gewalt[45], en allemand traduit par violence en français, signifie aussi pour les Allemands, pouvoir légitime, autorité, force publique. Par ailleurs, « La justice n’est jamais épuisée par les représentations et par les institutions juridiques qu’on tente d’y ajuster » (Derrida). Pour ce philosophe qui s’appuie sur Pascal et Benjamin, le juste transcende le juridique, mais… il n’est pas de justice qui ne doive s’inscrire dans un droit, dans un système, dans une histoire de la légalité, dans la politique et dans l’Etat. Et le droit prime la force, mais il n’est pas de droit qui n’implique sa mise en œuvre, une technique, donc la possibilité de la guerre. Il n’y a point de droit sans contrainte (Kant), « making the law », «  to enforce the law », « enforceability of the law or of contract », etc.. Force de loi[46], le titre du livre de Derrida rappelle la contradiction entre l’appel à la force dans le concept de l’autorité du droit, mais… il n’est pas de justice qui ne doive s’inscrire dans un droit, dans un système, dans une histoire de la légalité, dans la politique et dans l’Etat.

Mais, souligne-t-il en lisant Pascal ; Le risque de latyrannie guette l’origine de la loi prise dans la tension justice-force. Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est plus fort soit suivi. Il faut donc mettre ensemble la Justice et la Force (le fondement mystique de l’autorité, Pascal, remarque Derrida). Un travail critique implique de « déconstruire » la justice, le droit en considérant la violence. De plus, dans une société sans délégation de l’autorité à une transcendance, il existe une tension entre la nécessité d’un cadre pour la politique et la violence d’Etat (ce qui a été souligné par Arendt dans Qu’est-ce que la politique ?). Ces remarques très résumés de Derrida ouvrent d’autres réflexions à poursuivre en s’éloignant du texte de Kant

En conclusion : l’aporie déplacée en énigmes

Kant termine la partie de l’hospitalité (avant les suppléments) par un paragraphe qui mérite d’être lu et médité encore aujourd’hui :

«  Les liaisons plus ou moins étroites qui se sont établies entre les peuples, ayant été portées au point qu’une violation de droit commise en un lieu est ressentie partout (argument universel) ; l’idée d’un droit cosmopolite ne pourra plus passer pour une exagération fantastique du droit (aujourd’hui on dirait un abus de l’Etat de droit); elle est le dernier degré de perfection nécessaire au code tacite du droit civil et public ; car il faut que ces systèmes conduisent enfin à un droit public des hommes en général, vers lequel on ne peut se flatter d’avancer sans cesse que moyennant les conditions indiquées » (353)[47].

Kant a construit un point fondamental pour une transpolitique « cosmopolite » à partir de l’hospitalité. Elle est politique, elle est un droit inaliénable appelée à devenir un principe républicain effectif et tangible. Elle est une des bases imaginaires et matérielles de la paix, des échanges et de la solidarité sur une planète Terre entièrement « découverte » et conquise. Qui aujourd’hui est menacée. L’hospitalité n’a pas de prix, elle engage la puissance d’agir en la documentant. Il y a un spectre présent dans le texte de Kant, c’est la guerre, dont la violence « sauvage » reste une énigme pour lui, impliquant un changement de régime politique à son époque. Depuis 1795, la guerre a changé de visage, de terrains, de qualité avec la violence « extrême » illimitée depuis les guerres napoléoniennes postkantiennes. L’aporie de l’illimité a été la question de Clausewitz qui, lui aussi en a en appelé à la raison, mais quelle raison ? Raison kantienne républicaine et d’Etat(-nation) cherchent à « pacifier » les Princes et les révolutionnaires pour codifier la guerre et la paix à son époque d’en haut. Raison et Violence d’Etat(-nation). Raison et Violence guerrière illimitée trouvent la limite des possibles.

Depuis Kant, l’aporie, l’impossibilité de penser l’hospitalité et la paix dans le cadre de pouvoirs féodaux s’est déplacée vers des régimes républicains dans un système d’Etats-nation sans résoudre l’énigme d’une  hospitalité transpolitique. Kant rêvait de cosmopolitisme. Il nous laisse en héritage l’énigme d’un autre déplacement de « régime » où sera remis en cause la souveraineté territoriale et unilatérale de l’Etat républicain. Par ailleurs, la référence à la fraternité pour annuler le délit de solidarité, a déplacé ces principes pratiques d’un rapport patriarcal hiérarchique d’Etat vers un rapport entre frères solidaires en nous laissant en héritage l’énigme de l’absence de la sororité, de la place des sœurs dans la communauté des frères et dans les droits.


* Tiré de l’essai (partie II, Chapitre 7  de l’essai de La liberté politique de se mouvoir. Desexil et création : philosophie du droit de fuite, Paris, Kimé, 2019, p. 273-305.


[1] Soulignons qu’au moment où nous écrivons (début janvier 2019), une centaine de maires de villes italiennes ont refusé les mesures anti-migrants prises par le gouvernement Salvini.

[2] « Entre égaux » implique la réciprocité comme principe de droit. Pour qu’il ne soit pas abstrait, une anecdote est utile. Au moment de l’instauration des visas Schengen, je suis allée en Algérie et j’ai été bloquée à l’aéroport, car je n’avais pas de visa Schengen. J’ai dormi une nuit parterre avant de repartir par le prochain vol. Un fonctionnaire algérien a eu un sourire malicieux : « C’est la réciprocité Madame », nos concitoyens ne peuvent arriver sans visa dans votre pays. Ce fut un apprentissage pratique !

[3] Ce délit a été instauré pour punir et décourager les actes de solidarités aux frontières de l’Europe. En Suisse, il est inscrit dans l’article 116 la loi fédérale sur les étrangers (LEtr). Actuellement a fait état d’une initiative parlementaire (Lisa Mazzone, groupe des verts).  Précisions. L’entrée sur le territoire sans visa constitue un délit pénal pour les personnes provenant d’Etats non européens (article 115, alinéa 1, lettre a LEtr), y compris des mineurs et des personnes vulnérables. Quiconque apporte son aide à une telle entrée irrégulière contrevient aux dispositions de l’article 116 LEtr. La peine peut aller jusqu’à un an de prison mais, généralement, les personnes condamnées écopent de jours-amendes, qui viennent noircir leur casier judiciaire et grever leur compte en banque. Le délit est aggravé (cinq ans de prison au plus) si « l’auteur agit dans le cadre d’un groupe ou d’une association de personnes, formé dans le but de commettre de tels actes de manière suivie » (article 116, alinéa 3 LEtr). Le Code pénal prévoit bien une atténuation de peine si les mobiles de l’assistance sont considérés honorables (art.48), mais la personne prévenue est malgré tout condamnée par la justice.

Ainsi, l’article 116 LEtr, dans sa forme actuelle, encourage la non-assistance et provoque la criminalisation en Suisse d’individus agissant selon des motifs purement humanitaires. Cette criminalisation est en contradiction avec le droit international, qui exige des Etat qu’ils protègent les personnes ou associations oeuvrant à la protection des droits humains. Selon le protocole additionnel contre le trafic illicite de migrants, entré en vigueur en 2006 en Suisse, doit être poursuivi pénalement quiconque tire un avantage financier ou matériel du trafic de migrants, mais pas un membre de la famille ou des groupes non étatiques ou religieux qui aident des migrants à entrer dans un Etat de manière illégale pour des raisons humanitaires ou à but non lucratif. 

Dans plusieurs pays européens (Belgique, Grèce, Espagne, Finlande, Italie, Malte, Royaume-Uni, Croatie, Irlande), des dispositions légales protègent les personnes qui facilitent l’entrée, le séjour ou la sortie illégale de personnes étrangères si l’action est entreprise pour motif humanitaire ou à visée non-lucrative. Dans une résolution adoptée le 5 juillet dernier, les eurodéputés ont rappelé que l’aide humanitaire aux migrants ne doit pas entrer dans le champ des infractions pénales. Ils ont appelé la Commission européenne à clarifier auprès des Etats membres quelles formes d’aide ne devaient pas être pénalisées. En France, le Conseil constitutionnel, qui vérifie la conformité des lois à la Constitution, a affirmé début juillet qu’une aide désintéressée au séjour irrégulier des étrangers ne peut pas être considérée comme illégale et a invité le législateur à modifier certaines lois en conséquence. En Suisse également, l’article 116 LEtr doit être modifié pour ne plus criminaliser des individus prêtant assistance, dès lors que l’acte est désintéressé et que ces personnes n’en retirent aucun profit personnel (informations fournies par L. Mazone). Actuellement une pétition a été lancée par Solidarité Sans Frontières (SOSF) pour soutenir l’initiative parlementaire (18.461).

[4] Le terme « sororité »est un nom commun féminin provenant du terme latin soror, qui signifie sœur ou cousine. Ce terme a d’abord été utilisé (années 1970) par les féministes afin de faire entrer dans le langage commun l’équivalent féminin de « fraternité ». Le terme anglais sisterhood avait déjà été fabriqué par les mouvements féministes américains en réaction au terme brotherhood (fraternité). Ce terme exprime alors l’expression de la solidarité entre femmes. La sororité désigne les liens entre les femmes qui se sentent des affinités, ont un vécu partagé du à leur même condition féminine et au statut social qui y est alors lié. « Liberté, égalité, sororité » a déclaré Ségolène Royen le 8 mars 2007.

[5] Voir notamment, Giraud Isabelle, Dufour Pascale, Dix ans de solidarité planétaire, Paris, éd. Remue-ménage, 2018.

[6] Voir les quatre thèmes de la marche mondiale des femmes : « Bien commun (souveraineté alimentaire, services publics, accès aux droits), Travail des femmes (accès aux droits, égalité salariale, sécurité sociale, salaire minimum juste), Violences envers les femmes, Paix et démilitarisation ».

[7] La sororité, les rapports sexe/genre, les rapports sociaux de sexe dans l’histoire de l’Etat et des droits de l’homme, l’(in)égalité  mériteraient d’être développés sous ces angles au-delà de définitions de dictionnaires, ce qui dépasse cet essai. Je cite trois articles de deux historiennes de Suisse qui éclairent la question et apporte des faits et des éléments de réflexion : Studer Brigitte,  « L’Etat, c’est l’homme », Revue suisse d’histoire, 46/1996 ;  « Suffrage universel et démocratie directe: l’exemple de la Suisse », in Christine Fauré (dir), Nouvelle encyclopédie et historique des femmes, Paris, Belles-Lettres, 2010 ;  Wecker Regina, « Staatsbürgerrechte, Mutterschaft und Grundrechte », Revue suisse d’histoire, 41/1991. Je remercie l’historienne Pauline Milani pour m’avoir transmis ces références et ces articles.

[8] Le mot souligne la non inscription du principe dans un système patriarcale hiérarchique et le choix de la société des « frères » qui est horizontale. En ce sens, il entre en contradiction avec l’Etat souverain impliquant la hiérarchie. Ce pas historique étant acquis, la société des frères est-elle une fratrie des sœurs et des frères  dans le concept juridique et dans les pratiques ?

[9] Ce terme a des contenus matériels très différents, selon qu’elle concerne, par exemple, une réforme agraire (Colombie, 87% de la terre aux mains de 4% de grands propriétaires), l’accès à des droits fondamentaux (sécurité, dénonciation des massacres, recherche des disparus, dénonciation des viols, négociations de paix, santé, éducation, etc.) ou l’accès à des droits dits « sociaux » (« être entendu », indexation des salaires, primes au logement, au déplacement, retraites, contrats de travail, etc.), on encore (à la dénonciation des expulsions, emprisonnements de migrants et des marginaux), mais elles ont un fonds commun si on prend le temps de les considérer depuis le lieu d’un peuple des exilés prolétaires au XXIe siècle sur la planète en les articulant par ailleurs à l’impératif écologique.

[10] Caloz-Tschopp Marie-Claire, « Dublin et expulsions. La philosophie de la patate chaude » Journal SOS-ASILE Vaud, 2015.

[11] L’Allemagne a fait exception par la mesure prise par A. Merkel (1 million 200.000 personnes dans le contexte de la guerre en Syrie) et cela non sans difficultés. Les autres pays sont en-dessous des 50.000 ou alors dans le refus.

[12] Tout en détournant une partie importante de ces taxes de leur but.

[13] Wannesson Philippe, « La fraternité dans ses limites », Bulletin Solidarités Sans Frontières no. 4, décembre 2018.

[14] Voir l’excellent article de Rouget Etienne, « Social : « un poignon de dingue » ?, Le Courrier, 3 décembre 2018.

[15] Dans l’histoire du droit d’asile en Suisse, dans les années 1980, lors de l’arrivée des réfugiés turcs, kurdes, tamouls, des mouvements de désobéissance civile s’en sont revendiqués comme des droits « privés » s’exerçant par des citoyens qui ont organisé des Refuges. Un médecin, par ex., le Dr. Zuber à Berne a ouvert sa maison à des réfugiés tout en déclarant publiquement son engagement. REFERENCE LIVRE DE LA LSDH.

[16] Ses avocats ont réussi à faire annuler l’accusation en s’appuyant sur le principe constitutionnel de « fraternité », autre nom pour la solidarité. 

[17] http://www.rhonefm.com/fr/news/proces-d-anni-lanz-a-brig-les-organisations-d-aide-aux-migrants-exigent-son-acquittement-total-1232542; https://www.infosperber.ch/Politik/Fluchtlingshelferin-Anni-Lanz-Richter-braucht-Bedenkzeit

[18] Kant, « Le droit cosmopolite doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle », Œuvres philosophiques, vol. III, 1986, Paris, éd. La Pléiade, p. 350. Voir encore : Kant E., « Troisième article définitif pour la paix perpétuelle. Le droit cosmopolite doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle » in, Œuvres philosophiques, bibliothèque de la Pléiade, NRF, Paris, 1986, pp. 350- 383.

[19] Soulignons que la Charte des droits de l’homme de l’ONU reconnaît le droit de quitter son pays, mais pas le droit d’entrer dans un autre pays.

[20] On peut même remarquer que dans les débats de l’UE, les pays n’ont pas imaginé traduire en responsabilité financière un tel refus. « Vous ne faites rien, ça coût tant… ». Ce point n’apparaît pas non plus dans les revendications des mouvements sociaux ce qui montre l’ampleur de l’embarras face à l’hospitalité politique effective.

[21] Dans son préambule, la Charte énonce les principes suivants : dignité humaine, liberté, égalité, solidarité.

[22] C’est la thèse de A. Tosel, « Roya citoyenne » ou le devoir éthique de l’hospitalité contre la liquidation du droit d’hospitalité », Caloz-Tschopp M.C., Wagner V., Vivre l’exil. Explorer des pratiques d’exil. Le desexil en jeu. Une expérience d’Université Libre, Paris, L’Harmattan, 2019.

[23] Rigaux François, Quelle force au service de quel droit ? Texte écrit au moment de la guerre d’ex-Yougoslavie puis du Kosova et des développements des politiques du droit d’asile a été  diffusé dans le cadre du Groupe de Genève « Violence et droit d’asile en Europe » et des activités des Assises européennes sur le droit d’asile. Le texte se trouve dans le site : exil-ciph.com

[24] Il existe une abondante littérature. Voir notamment, Arendt H., « La désobéissance civile », Du mensonge à la violence, Paris, éd. Calmann-Lévy, 1972, 105-189.

[25] Balibar Etienne, « Pour un droit international de l’hospitalité », Le Monde, 17 août 2018.

[26] Le droit d’insubordination fait exception mais il reste un rapport entre individu et Etat. Le projet de « nouvelles chambres » dans les républiques, les démocraties « représentatives » est-elle un horizon de transformation structurelle de l’Etat à considérer ?

[27] Des maires de Barcelone, Rijeka, Naples, Berlin, se sont déclarés solidaires. A Zurich, par exemple, la ville demande à la Confédération suisse d’accorder protection à des personnes en détresse. Le conseil communal a décidé d’octroyer un permis urbain pour tous, y compris pour les sans-papiers. Le débat a lieu sur l’octroi du « droit de rester à long terme à celles et ceux, sans-papiers ou avec des permis provisoires, ou même nés ici ».

[28] Le courage de l’hospitalité, Revue Esprit no. 446, juillet-août 2018.

[29] Le Blanc Guillaume, Brugère Fabienne, La fin de l’hospitalité, Paris, Flamarion, 2017 ; Deleixhe Martin, Aux bords de la démocratie. Contrôle des frontières et politique de l’hospitalité, Paris, éd. Garnier, 2016.

[30] Sans nom d’auteur, Liberté pour tous. Avec ou sans papiers. Une lutte contre la machine à expulser (Paris, 2006-2011), Mitines éditions, 2017.

[31] Benveniste Emile, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, vol. 1, Paris, éd. de Minuit, 1969.

[32] Il a envoyé son projet de paix perpétuelle à l’Abbé Siéyes en 1795 sans retenir son attention, ni non plus celle du roi de Prusse. On comprend mieux son « article secret pour la paix perpétuels » aux « Etats armés pour la guerre » (1986, 363) et ses conseils aux Princes « d’écouter les philosophes » et aux philosophes de « se faire entendre librement » mais ne pas faire de politique : « Que les rois deviennent philosophes, ou les philosophes rois, on ne peut guère s’y attendre. Il ne faut pas non plus le souhaiter parce que la jouissance du pouvoir corrompt inévitablement le jugement de la raison et en altère la liberté »  (1986, 364).

[33] Kant E., Projet de paix perpétuelle, Œuvres philosophiques. Derniers écrits, vol. III, Paris, La Pléiade, 1986.

[34] Kant E. (1986) : « Troisième article définitif pour la paix perpétuelle. Le droit cosmopolite doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle » in, Œuvres philosophiques, bibliothèque de la Pléiade, NRF, Paris, pp. 350- 383.

[35] Loraux Nicole, La Tragédie d’Athènes. La politique entre l’ombre et l’utopie, Seuil, 2005.

[36] En tout cas pas en Allemagne et en Italie, deux pays, qui au XXe siècle connaîtront le nazisme et le fascisme.

[37] Voir notamment à ce propos, le texte du Dr. Zuber qui a hébergé chez lui, tout en le faisant publiquement, de requérants d’asile du Sri-Lanka, menacés d’expulsion en se revendiquant de « l’asile privé », en argumentant que le droit d’asile de l’Etat n’était pas respecté par l’Etat lui-même en mettant en cause l’Etat de droit, Ligue Suisse des Droits de l’Homme, La forteresse européenne et les réfugiés. Actes des Premières Assises Européennes sur le droit d’asile, Lausanne, éd. d’En bas, 1985.

[38] C’est ce que défend Scherrer. Voir Scherrer René, Zeus hospitalier, Paris, Armand Colin, 1993,  p. 40.

[39] Article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

[40] Ivekovic Rada, Le Sexe de la nation, Paris, éd. Léo Scheer, 2003.

[41] Tabet Paola, « Les mains, les outils, les armes », L’Homme, 1979, p. 5-61.

[42] Si je le pouvais j’annexerais toutes les planètes, célèbre citation au début du livre de Arendt sur L’impérialisme… Son rêve peut être prolongé : si je le pouvais je m’approprierai toutes les planètes.

[43] Derrida Jacques, De l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, 1997 ; Cosmopolites de tous les pays encore un effort, Paris, Galilée, 1997 ; La démocratie à venir, Paris, Galilée, 2004. 

[44] Schmitt Carl, Les trois types de pensée juridique, Paris, PUF, 1995 ; La dictature, Paris, Seuil, 2000.

[45] Benjamin Walter, Mythe et violence, Paris, Denoël, 1971. Voir son texte sur la notion de « Gewalt ».

[46] Derrida Jacques, Force de loi, Paris, Galilée, 2005.

[47] Dans une note (1, 353), Kant précise que l’idée de droit cosmopolite n’est pas une chimère et exaltée mais un complément des codes non écrits comprenant le droit civil (Staatsrecht) et du droit des gens pour réaliser le droit public et la paix universelle.