Caloz-Tschopp Marie-Claire
« L’action qui a un sens pour les vivants n’a de valeur que pour les morts, d’achèvement que dans les consciences qui en héritent et la questionnent (…). Le point central est que « l’achèvement » qu’assurément tout événement accompli doit avoir dans les consciences de ceux à qui revient alors de raconter l’histoire et de transmettre son sens, leur échappa ; et sans cet achèvement de la pensée après l’acte, sans articulation par le souvenir, il ne restait tout simplement aucune histoire qui pût être racontée »[2].
Résumé
Le développement des massacres de masse, des génocides, des féminicides depuis la modernité capitaliste, des politiques de disparition, devenant l’extrémité prévisible/imprévisible de la « violence extrême » sont devenues le nœud gordien de la politique de la politique planétaire appelée à trancher ce nœud pour construire une transpolitique intégrant le travail de mémoire et la construction d’un autre imaginaire de la politique. C’est une urgence actuelle, vu que les politiques de disparition continuent à se développer à l’échelle de la planète en suscitant à la fois le danger du boomerang de la violence et un difficile travail des guerres, de la mémoire et de l’histoire[3]. Mais encore faut-il résister aux résistances (au sens de Freud) que provoquent ces faits d’expulsion, d’anihilation, d’anéantissement, de disparition où l’on peut mesurer les limites extrêmes de destruction et s’interroger sur la condition de la possibilité de la politique et de la philosophie.
Missing People. Il existe des mouvements de recherche des disparus qui se sont globalisés dont la figure dans les années 1980-1999 est celle des Mères de la Plaza de Mayo en Argentine. Elle a pris d’autres formes avant et ailleurs. Que résistons-nous à voir, à imaginer à penser pour qu’elle puisse faire partie de la pratique de la liberté politique de se mouvoir et que la lutte pour la mémoire intègre la question de la disparition dans la citoyenneté transpolitique? Pourquoi est-il difficile de réaliser la portée politique, philosophique d’une telle énigme majeure dans notre civilisation qui ébranle une approche politique et philosophique du possible/impossible face à la violence et la création de conditions d’appropriation de la liberté politique de se mouvoir ?
Introduction
NUNCA MAS[4]. Jamais plus. Il est des frontières ambiguës entre détentions et disparitions « forcées »[5], des questions, des oublis de faits historiques avérés qu’on aimerait n’avoir plus jamais à connaître, à vivre. Il est des impunités[6], des négationnismes[7], des tombes anonymes, des vides d’absence. Il est des débats, des lacunes, des reculs, des pactes du silence[8], des censures imposés, des flottements lexicaux et conceptuels qui pèsent sur l’immense et difficile travail de mémoire individuel et collectif, le travail du souvenir et de récit dont parle Arendt qui est indispensable pour que la mort et la vie, l’action aient un sens, pour que le récit, la parole puissent se réinstaller, et des sources innombrables soient reconstruites en vue d’une nouvelle philosophie de l’histoire. Il est des luttes sur la transmission de faits historiques, qui conduisent à interroger des dénis, des aveuglements, à formuler des embarras que des gestes politiques conflictuels dénotent et qu’il s’agit d’affronter en tant qu’apories pour les transformer en énigmes à prendre avec soi.
Pour ce qui est du fait historique et actuel des politiques de répression, de massacres de masse, de génocides modernes qui ont commencé avec la colonisation et se sont généralisées, et se sont développées dans les politiques de disparition. On ne peut qu’être étonné que ce fait, malgré sa gravité, sa signification en terme de civilisation, n’ait pas été construire dans la conscience sociale. A la suite de l’adoption de la Convention contre les disparus de l’ONU, la disparition a pourtant été instaurée comme un crime contre l’humanité, qui est imprescriptible[9]. Il est possible de considérer les politiques de disparitions dans leurs formes multiples, à des degrés de gravité des formes de répression et de l’absence. Un schème allant des personnes déplacées[10], de la détention, de la disparition permet de saisir des continuités dans la violence politique. L’absence politique de citoyens assassinés, dont la mortalité est ainsi déniée, est liée à des politiques d’extermination. La philosophie de la radicale disparition se lit aussi dans les (Missing people) liées aux politiques d’expulsion, à la non reconnaissance du « droit d’avoir des droits », aux politiques d’assassinats individuels et de masse, aux politiques de domination-d’anihilation-destruction-extermination allant de l’usage qui continue aujourd’hui dans des vols spéciaux, en utilisant des fours crématoires, de disparitions systématique de toutes traces des morts. Ces politiques concernent d’innombrables personnes et les statistiques ne saignent pas disait Koestler.
Ces politiques de disparition ébranlent l’ensemble de nos catégories, outils, certitudes. Elles ont une signification transpolitique à interroger et à expliciter. Les politiques de disparition indiquent une énigme majeure de l’histoire du capitalisme moderne, de l’hypercapitalisme actuel impliquant de nouvelles formes de guerre qui, dans les destructions (post)industrialisées incluent …les politiques, les dispositifs matériels de disparition? Sans traces, sans cultes des morts, les disparus sont envoyés dans le néant. Leurs mortalité perd tout sens pour les vivants.


Affiche pour une nuit philosophique à New York, 2.2. 2019 info@lepeuplequimanque.org
Quels sont les spectres en arrière-fond, figures du passé, du présent et de l’avenir, des multiples usages politiques des massacres de masse et des génocides[11] dans la continuation des politiques de disparition que nous résistons à imaginer, à voir, à comprendre, à juger aussi ? Même le jugement de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité[12] posent de redoutables apories qui semblent insurmontables. Par ailleurs, tant le schème égalité-liberté-dignité, que la grille des rapports de classe/sexe/race évoqués auparavant, sont impuissants à prendre en compte la redoutable aporie des politiques de la disparition qui sont de nouvelles formes de nihilisme.
Comment progresser dans la construction de la conscience socio-politique, des connaissances, du sens par la compréhension, et le jugement qui ne se limite de loin pas à punir, à construire des prisons, des normes, des lois? Est-il possible de penser ensemble et transversalement des faits historiques apparemment éloignés dans le temps, l’espace et qui, au premier abord seraient de qualité, d’ordres, de degrés différents ? Dans la lente construction de concepts, traversés par des ambiguïtés lexicales et conceptuelles[13], dénotant la complexité des conflits liés aux transformations des sociétés et des guerres, qu’est-ce qu’il y a de commun entre un génocide dans l’Afrique coloniale[14] qui a précédé d’autres génocides en Europe (génocide arménien) plus récemment en Afrique (RDC, Grands lacs, Ruanda), ailleurs et la politique des disparus qui a pris une ampleur inédite depuis le colloque de Paris du 31 janvier au 2 février 1981 en lien avec la Commission des droits de l’homme de l’ONU, où a été discuté de la situation dans 15 pays (Bolivie, Brésil, Chili, Argentine, El Salvador, Guatemala, Nicaragua, Pérou, Mexique, Uruguay, Chypre, Ethiopie, Indonésie, Philippines, Afrique du Sud) ?
La liste des pays s’est allongée et les disparitions forcées ont pris d’autres visages. Les dispositifs techniques se sont diversifiés, avec par exemple, Guantanamo, les prisons secrètes de la CIA en Europe, les assassinats ciblés (drones), la non assistance des exilés en méditerranée ou dans le désert du Sahara, les 40.000 disparus au Mexique sans compter les 26.000 corps non identifiés dans les morges de ce pays, dont le cas des 43 élèves d’Iguala, les féminicides aux frontières entre le Mexique et les Etats-Unis ; on pense aussi au million d’invisibles de camps de rééducation en Chine dont plus personne n’a de nouvelles, les liquidations en masse des opposants dans les prisons iraniennes, les destructions de villages, exactions et assassinats de masse au Kurdistan turc.
En quoi les « sans part », exilés radicalement de la politique vivants et morts dans nos vies quotidiennes évoquent-ils aussi d’une certaine manière, les humains disparus de l’imaginaire, du projet transpolitique ? Le but est simple : installer le doute « Ont-ils existé » ? Ces politiques ont-elles finalement existé ? Il suffit d’interroger les générations qui suivent. Le doute est d’autant plus prégnant avec la disparition des institutions, des lois, par exemple quand les institutions publiques disparaissent ou se privatisent (syndicats, organisations sociales, universités, hôpitaux, écoles, etc.). Il faudrait aussi parler de la réorganisation géopolitique des empires au niveau global, où la redistribution des cartes efface la mémoire, alors que les extrême-droites s’activent en s’appuyant sur la religion, la police, les services secrets.
Alors, pour qualifier la violence « extrême » représentée par les disparitions, on ne peut peut plus penser en degrés, en niveaux, en concepts classiques de mesure, en logiques arborescentes, quand on est face à l’innommable, l’incommensirable d’un processus destructeur complexe qui prend une amplitudes et des formes nouvelles, avec des traces du passé ; la tendance à le banaliser est observable dans le classement dans des faits, des catégories, des schèmes connus ce qui a tendance à en effacer la nouveauté et la gravité. En quoi une telle béance de civilisation pose-t-elle le défi d’affronter, en se déplaçant, l’énigme de la disparition pour (re)penser radicalement la politique du passage du concept de pouvoir dans la tradition de la philosophie, de la théorie politique à celui d’une civilisation de violence « extrême », en désignant une limite atteinte où il devient possible que la politique et la philosophie ne deviennent plus pensables et actualisables dans des pratiques, le convertible/inconvertible (de la violence), le possible/impossible (de l’action, de la politique, de la philosophie) ?
Les disparus sont la figure du pouvoir « total » qui ignore même l’Habeas corpus, n’a de compte à rendre à personne, se perd dans le temps, l’espace sans traces (fosses communes, cadavres mangés par les requins). Ces lieux des pratiques deviennent les lieux de l’énigme où l’infinie violence des dominants est peut-être, au fond, au-delà de l’exercice de la violence, une ivresse nihiliste dans des gestes extrêmes, au-delà de toute mesure, pour noyer la tragédie possible de la double mortalité (individuelle, du genre humain), évoquée dans la synthèse de l’essai sur le vertige démocratique? La crainte de l’extension de ce type de violence a été analysée par Balibar et d’autres ; elle l’a amené à déplacer radicalement des références civilisationnelles pour poser le pari de l’anti-violence et de la civilité[15].
Un fait vécu, la résistance à l’imaginer
« Quand la disparition et la torture sont le fait d´hommes qui parlent comme nous, qui ont les mêmes noms et les mêmes écoles, qui partagent nos coutumes et nos gestes, qui viennent du même sol et de la même histoire, alors s´ouvre en notre conscience et en notre cœur un abîme infiniment plus profond que ne peut l´exprimer une parole qui voudrait le stigmatiser »[16].
Politiques d’Etats de la disparition…défendant des intérêts de classe nationaux et de multinationales. Partons d’un fait vécu qui montre la résistance (au sens de Freud) à imaginer, à voir, à savoir la gravité du saut nihiliste des politiques de disparition et leur sens politique et philosophique. Une exilée chilienne m’a beaucoup appris. Elle m’a appris à ressentir le vertige et à accepter l’inconfort de la décentration radicale face à des faits qui donnent le vertige. Elle a enrichi mes analyses humaines, politiques et philosophiques.
Depuis de longues années, je suis amie avec une exilée chilienne qui, à 23 ans, a été arrêtée, emprisonnée, torturée puis expulsée en exil en Suisse où elle a obtenu le droit d’asile grâce à l’appui de groupes de solidarité. Après de longues années d’exil elle est retournée au Chili avec sa famille. Elle a non seulement « déclaré » la répression subie dans le cadre de procédures institutionnelles mises en place après la dictature Pinochet, ce qu’elle a vécu devant les autorités chiliennes à son retour, et elle a mis sur papier son expérience intime sur la torture et l’exil. Cette étape a été très difficile. Puis quelques années plus tard, elle a repris son expérience et nous avons travaillé ensembles sur un nouveau texte. « Franchir le seuil de la douleur extrême » [17] a été pour Teresa accepter de se remémorer, revivre, s’affronter à un abîme, en mettant en mots des expériences au-delà du dicible. J’ai souvent craint pour sa santé physique déjà atteinte par la torture qui a laissé des traces à vie sur son corps, tellement ce parcours de mémoire, de prise de parole, de recherche des mots a été difficile. Le fait d’écrire pour ses enfants et ses petits-enfants a été un but qui l’a soutenue dans sa démarche. La violence d’Etat « extrême » dont j’ai pris connaissance avec effarement, a ébranlé beaucoup de mes certitudes, tout en renforçant ma confiance en la puissance humaine, le courage, selon les propres mots de Teresa, de « franchir le seuil de la la douleur extrême ».
Nous avons réfléchi ensembles et aussi collectivement sur la situation chilienne durant la dictature de Pinochet (Chili), Videla (Argentine), Stroesner (Paraguay), Banzer (Bolivie), Bordaberry (Uruguay), etc.. En 2010-2012, dans le cadre du Programme du CIPh, quand nous avons préparé, organisé un colloque et un séminaire à l’Université de Concepcion, grâce à l’appui du professeur Jane Wirtner-Simon, en réfléchissant sur la violence politique. Les travaux au Chili[18] ont précédé un autre colloque du Collège International de Philosophie à Istanbul en 2012 où les participant.e.s ont travaillé sur un livre de Balibar, Violence et Civilité[19], avant qu’une synthèse des travaux ait lieu à Genève autour du thème : Desexil. L’émancipation en acte en mai-juin 2017. Les questions de recherche au Chili étaient les suivantes :
°en quoi la dictature de Pinochet n’a pas été une simple dictature au sens des théories de philosophie politique et aussi au sens courant du terme ?
° en quoi la politique de répression, de torture[20], de disparition au nom de l’idéologie de « Sécurité nationale » articulée à l’imposition d’un modèle que l’on peut penser en terme de « total-libéral »[21] par l’Ecole de Chicago inspirée par les théories économiques du groupe du Mont Pellerin et renforcée par la Commission trilatérale à partir des années 1970 à la base des manœuvres de l’impérialisme[22] nous obligeait à déplacer les catégories théoriques et d’action pour saisir ce qui se cachait derrière un « régime » politique de dictature. Que signifiait la « violence extrême » mise en œuvre au Chili entre 1973 et 1990… 17 longues années ?
Il est très difficile d’accepter de retourner au passé, de parler, de « penser » le sens de situations de violence extrême, les morts, les destructions, les disparus. A un moment dans l’écriture du livre, Teresa me raconte un fait d’une voix blanche. A cause de la panne d’un avion militaire où elle avait été installée avec d’autres compagnons torturés, elle avait été invitée à boire un café par un militaire de l’opération en attendant la réparation. Pris dans la discussion, le militaire a oublié l’heure et l’avion est reparti sans eux, pour jeter les autres corps vivants de ses compagnons à la mer. En fait, Teresa racontait avoir fait partie des vols de la mort, en clair de la politique des disparitions au Chili qui n’a cependant pas pris les proportions de la même politique développée en Argentine[23], alors qu’elle se développe depuis lors et aujourd’hui dans d’autres endroits du monde.

Un contexte de violence expulsive, anihilatrice, exterminatrice
Que signifient réellement aujourd’hui les mots, d’exil et de desexil, dans le contexte globalisé de brutalitalisation destructrice, annihilatrice ? La violence franchit des seuils inimaginables, des glissements, des porosités dans la culture de guerre remplaçant les rudes constructions fragiles d’une transpolitique politique démocratique, l’utilisation d’inventions technologiques sans contrôle, une ambiguïté flottante généralisée en appelant à la soumission conformiste à la domination (Amati Sas)[24]. Elle connaît aussi des mouvements de résistance en « bascule » (Wagner) [25] cherchant à transformer le regard sur les vies quotidiennes par la créativité littéraire, artistique positive dans l’exil.
Après les millions d’exilés dans une Europe et une planète ravagée par les conquêtes, le colonialisme, l’impérialisme, la guerre « totale », les génocides, la torture, des politiques de disparition, les destructions de la planète dans la deuxième partie du XXe siècle et ses suites, la figure des exilés du XXIe siècle et de beaucoup d’autres dictatures, ont des racines historiques profondes, lointaines, complexes.
Pour l’Amérique latine du XXe siècle, par exemple, on trouve des racines politiques récentes dans les lieux d’élaboration théorique de l’ultra-libéralisme dans le colloque Lippman en 1938, suivi par la création de la Mont Pellerin Society en 1947, installée sur les rives du lace Léman en Suisse. Dans les années 1970. On a assisté au passage économico-politique à ce que l’on peut appeler l’ultra-libéralisme, ou l’hypercapitalisme[26] sous la houlette de F. Hayek (1974) et de Milton Friedman (1976). Leurs théories économiques ont fortement influencé M. Tatcher, R. Reagan et l’Ecole de Chicago, et leurs applications brutales en Amérique latine par les dictateurs, dont le Chili qui a été un « laboratoire d’essai ». Elle a été une politique de radical moins d’Etat appliquée par des militaires, accompagné de la mise en place d’appareils répression systématique d’opposants (en fait la liquidation d’une génération d’opposants). Leur spectre est lisible dans le cimetière de Santiago (avec ses milliers de tombes sans nom et aussi en parcourant le mur se perdant dans la mer avec les noms inscrits des 30.000 morts de la dictature argentine à Buenos Aires. La politique des disparus qui a une longue histoire est devenue un dispositif, un outil spécial des politiques colonialistes et impérialistes au moment de la guerre d’Indochine, du Vietnam, des Philippines, d’Algérie, puis des dictatures d’Amérique latine. Elle continue aujourd’hui dans bien d’autres parties du monde.

L’histoire du XXe siècle d’Amérique latine et d’autres endroits du monde (Palestine, Afrique, Afganistan, Turquie, Moyen-Orient, Tchetchénie, Sri-Lanka, etc.) montre, que les disparitions, sont inscrites dans les grandes transformations de l’histoire moderne et l’actualité de l’hypercapitalisme globalisé.
Les transformations quantitatives et qualitatives du pouvoir de violence extrême élargi, bouscule, transforme les situations de pouvoir et de violence. Les inflexions des notions d’exil et de desexil, leurs nouvelles qualifications, les politiques des disparus, et d’autres dispositifs et outils permettent d’observer la complexité de nouvelles situations qui transforment les mots, les concepts, les systèmes d’inteprétation du pouvoir, de la violence et la pratique philosophique et politique.
Que voir dans les politiques de disparition et les génocides ?
Revenons un instant au cas de Teresa. La prise de conscience de la gravité de ce qui a été un fait concret s’enchaînant avec d’autres faits de la politique de disparition au Chili a été perçue après coup par une exilée condamnée à l’emprisonnement, à la torture, à la mort et à la disparition. En ce qui me concerne, j’ai pris conscience avec retard de la signification de ce qu’elle me racontait. Il faut dire que les discours sur la répression, la torture étaient insérés dans les discours sur les droits de l’homme. Ce fait a ébranlé mes catégories théoriques, pratiques et a impliqué un déplacement radical des analyses politiques d’un régime olygarchique, une « dictature » (ici de Pinochet) pour voir, repérer, intégrer une rupture de civilisation, dont nous n’avons pas encore intégré toutes les implications à la fois politiques et philosophiques. Est-ce possible d’ailleurs de le faire ou alors faut-il engager de la naissance à la mort le travail de compréhension dont parle Arendt et aussi de jugement ? La politique de disparition a été notre passé, elle est notre présent et notre avenir et transforme radicalement les pratiques[27] politiques et philosophiques.
Les disparus sont la spectre des politiques de domination, de pillage, d’exploitation, de surexploitation, d’emprisonnement, de déportations, de torture d’assassinats. Ils ont déjà existé dans la très longue histoire de l’humanité. Pour ce qui est de la genèse et de la modernité du capitalisme, ils ont déjà existé dans le colonialisme où les militaires ont transféré l’invention du dispositif, de l’outil de disparition impliquant notamment la fameuse « opération Condor »[28] inscrite dans la guerre « moderne »[29], de la guerre d’Indochine, d’Algérie, du Vietnam comme des recherches le montrent. Comment comprendre le sens « civilisationnel » des politiques de disparition globalisées où les prisons de certains pays de l’UE sont inclues ?
Il est possible que ceux qui détiennent le pouvoir de domination et de violence « extrême » craignent deux choses que je peux résumer en formulant ainsi:
- (1) crainte des effets boomerang de la colonisation, de l’impérialisme décrits par Luxemburg qui peut aussi les toucher ;
- (2) crainte de l’exercice de la liberté de se mouvoir, exercée par des exilés opposants.
Les deux craintes à l’origine très différentes ont pourtant quelque chose de commun en rapport direct avec la liberté politique de se mouvoir : elles sont toutes deux imprévisibles. Imprévisibilité des effets boomerangs de la violence coloniale et impériale, de l’hypercapitalisme aujourd’hui. Imprévisibilité du droit de fuite, de la ruse des exilés qui se desexilent dans les luttes. Rien de plus dérangeant, dangereux pour la domination, que l’imprévisibilité. Déjà Bentham et son panoptique pour les prisons au XVIIIe siècle, et sur un autre terrain Clausewitz l’avaient compris lorsque, pour Bentham imaginait un dispositif de contrôle absolu et pour Clausewitz, lorsqu’il observait la logique de guerre moderne en étudiant les guerres napoléoniennes.
Dès lors, pourquoi, par exemple, dans les politiques d’expulsion, de déportation des exilés, se soucier de la différence entre étrangers délinquants et sans-papiers à expulser, fait noté par un chercheur[30]? Une telle distinction n’a plus d’utilité pratique. La logique bureaucratique et policière peut expliquer en partie les classifications administratives, mais notons que ces faits ont tous à des niveaux différents, une qualité d’ontologie politique commune qui mêne dans certaines conditions historiques aux politiques de terreur allant jusqu’à vouloir nier la présence de l’indésirable, de l’adversaire transformé en ennemis en le faisant disparaître pour effacer son existence de la planète.
Aujourd’hui, combien de disparus dans les bombardements guerriers de la planète (Tchéchénie, Ukraine, Afganistan, Syrie, etc.) et dans les politiques de blocage des frontières et de déportations dans la mer Méditerranée, dans les déserts, aux frontières entre le Mexique, les Etats-Unis, les Missing Migrants[31], les femmes disparues en Chine, en Inde, les prisons secrètes, les féminicides? On comprend alors après-coup l’importance des luttes des mères et grands-mères de la place de mai en Argentine, qui ont dépassé leurs craintes, refusé l’oubli et dont le modèle de lutte s’est globalisé en même temps que les politiques de disparitions faisaient tâche d’huile (Tchéchénie, Tibet, Afghanistan, Irak, Syrie, Yémen, Lybie, Moyen-Orient, etc.).
En résumé, l’envers de plus radical de la liberté politique de se mouvoir des exilés est la pure et simple politique multiforme des disparitions. Vivants ou morts, vous n’avez jamais existé sur cette planète…. ignorance des souffrances, arrestation, répression, torture, assassinat, mort et disparition du corps, des traces.
A ce niveau, los politiques de disparition sont une rupture de négativité absolue, la perte d’un acquis des Lumières, le versus contemporain de la négation de l’Habeas corpus Act (montrez le corps), pour assurer la liberté politique de se mouvoir, de la prise en compte de l’(in)égalité, qui seule protège des disparitions globalisées. Les corps absents des disparus dans divers endroits de la planète à différents moments historiques sont le spectre extrême des politiques de disparition à venir du sort réservé aux exilés/desexilés indésirables. Les politiques de la disparition mises en rapport avec le XXe siècle, rejoignent les politiques d’extermination/disparition par les fours crématoires (ces dispositifs réapparaissent). Rappelons-nous les disparus exterminés dont les cendres ont été répartis sur les routes de Pologne (3 km de cendres sur le chemin du camp d’extermination de Treblinka) par des enfants de 11-13 ans ensuite exterminés[32] à leur tour.
Du côté du desexil de l’exil, rien de plus énigmatique que l’imprévisibilité de cette violence « extrême », aussi énigmatique pour comprendre la domination et les nouveaux enjeux de l’émancipation. Rien de plus réjouissant que les luttes des mères et des grands-mères pour retrouver les corps, les traces des disparus.
On comprend ce que la situation ade potentialitéémancipatrice, insurrectionnelle, instituante, constituante et aussi de tragique pour les desexilés prolétaires, la disparition étant mis au défi de pouvoir être retournée en réinvention de la tragédie[33]. Morts individuelles. Morts de masse, disparus, destruction de la planète est le spectre de la politique et de la philosophie au XXIe sièce. Le renversement de l’exil en lutte, en desexil, implique de poursuivre le travail de compréhension du sens politique et philosophique des disparitions et un travail de mémoire [34]articulé aux luttes.
Il nous fait saisir à la fois l’histoire de longue durée, le présent et l’avenir : reprendre l’histoire du colonialisme, de l’impérialisme, ses effets boomerang, relire les inventions du capitalisme moderne, totalitaire au XXe siècle, avec un nouveau regard, non tant dans le schème « démocratie-totalitarisme »[35] que dans sa longue genèse de faits aboutissant aux violences exterministes du XXe siècle et les violences actuelles extrêmes banalisées en divers endroits du monde qui dessinent l’avenir et l’absence de solidarité et de responsabilité vis-à-vis des générations passées et futures.
Le spectre multiforme des disparus dans l’ombre de la mémoire et du présent sont d’une étrange actualité, écrit une historienne argentine[36] travaillant dans un réseau latino-américain sur l’exil. Le spectre des disparus indiquent à la fois le passé, le présent et le devenir du peuple multiple, hétérogène, des prolétaires desexilés du XXIe siècle. Les conflits autour de cette aporie sont tragiques. Ils posent de redoutables énigmes au schème des rapports de classe, de sexe et de race mis au défi d’intégrer ce fait dans toute sa complexité.
Les disparus rendent visible l’aporie tragique de la politique : comment défendre dans les pratiques de luttes, le principe des principes, la matrice de la liberté politique de se mouvoir en ne la réduisant pas au pouvoir de répression des opposants par des « dictatures », des tyrans mais en reconsidérant la gravité, et comment bloquer, détourner, convertir l’effet boomerang de l’impérialisme décrit par Rosa Luxemburg au début du XXe siècle dans le sens encore limité de son époque par rapport au développement imprévisibles après le tournant impérialiste que la révolutionnaire a décrit ? Pour lutter contre la torture et les disparus, résister à la radicalité d’un tel nihilisme destructeur, freiner, bloquer l’effet boomerang, il s’agit de réinterpréter, non seulement le capitalisme industriel, l’impérialisme, relire l’accumulation primitive pour saisir les nouvelles formes de surexploitation dans les bords du capitalisme actuel (care, migrants clandestins), mais encore de se déplacer radicalement pour changer de paradigme, de posture. Nommer la « violence extrême », identifier les alternatives à l’hypercapitalisme expérimentant la liberté politique de se mouvoir, rendre visible la tragédie.De multiples expériences d’invisibles nous indiquent des chemins de traverse, de fuite, de ruse. L’effet boomerang n’a pas cessé. Il s’est amplifié, complexifié. Cela implique de regarder avec des yeux lourds du passé, et nourris de cet embarras et de cette aporie, comment l’effet boomerang continue aujourd’hui et sous quelles formes il a lieu dans les politiques de disparition, le rapport à la nature, et l’ensemble de la vie des humains. La liberté politique de se mouvoir, la justice, l’(in)égalité, l’hospitalité, la solidarité sont à réinterpréter à partir de ce fait de rupture. La démarche de l’Université libre, de l’essai centrée sur l’élargissement du sens de l’exil, sur son déplacement, son renversement en desexil est un engagement politique, philosophique qui s’y inscrit.
Pour comprendre le sens de le desexil de l’exil à partir de l’hypercapitalisme caractérisé par la violence exterministe, (à l’œuvre dans la destruction de la nature et la surexploitation des humains par des multinationales irresponsables[37], le trafic d’armes, de drogues, d’organes humains, de trafics sexuel, etc.) il est nécessaire de penser ensemblesl’exil et les lieux où il prend son sens « extrême » de destruction nihiliste, dans les politiques de torture et de disparition et aussi les lieux multiples où le desexil dans les luttes actives ont lieu (diasporas, villes, villages, places, rues, etc.).
Ces politiques de domination et de destruction ont commencé durant la colonie, l’impérialisme, la Première guerre mondiale (combien de soldats disparus ?), la Deuxième guerre mondiale, avec la « Solution finale », les bombardements massifs, les millions de soldats tués. Elles ont été transférées dans les dispositifs du Terrorisme d’Etat (Algérie, Philippines, Amérique latine, Afrique, Mexique, Colombie, Guatemala, Tchéchénie, etc. aujourd’hui). Elles continuent sous de nouvelles formes dans les féminicides et le trafic de drogue (tortures, cruauté, disparition des corps, et même utilisation de fours crématoires pour faire disparaître les corps dépecés)[38].
Disparition : un critère qui traverse et transforme les rapports de classe/sexe/race
Les politiques des disparus sont donc un critère important d’évaluation des grandes transformations en regard des expériences du peuple multiple des desexilés prolétaires et de l’axe des pratiques de liberté politique de se mouvoir. Les disparus ne sont pas simplement des exilés « politiques » au sens antique et des XVIIIe-XIXe et XXe siècle, c’est-à-dire des opposants soumis au banissement. Ils font partie du peuple multiple des desexilés polétaires dans une politique globalisée destructrice en profonde transformation. Ils ont été et sont radicalement privés de la politique dans leur vie et leur mort. Les proches sont privés du deuil et de mémoire. C’est une des formes de la continuation de la pratique de la « human superfluity » qui a commencé à l’étape de la modernité capitaliste, qui a pris la forme d’un régime politique « sans précédent »que décrit Arendt en observant le laboratoire des camps d’extermination du XXe siècle. Les humains sont devenus superflus dans leur vie et leur mort, en éliminant même la possibilité du culte des morts[39] et le travail de mémoire. On comprend pourquoi, les politiques de disparition sont devenues des luttes transversales et universelles concrètes de transpolitique démocratique. Les luttes des Femmes de la Place de Mai en Argentine avec la revendication radicale du droit au retour des disparus a en quelque sorte radicalisé et universalisé le droit au retour, non seulement dans leur patrie, mais dans la politique, sur la planète terre.
Des faits comme ceux des politiques de disparition, devenus des dispositifs habituels comme le dénonce l’ONU[40] (Algérie, Argentine, Chili, Colombie, Mexique, Congo-Brazzaville, Afganistan, Syrie, etc.) montre que les disparus sont en effet une des figures emblématiques de violence extrême expulsive-anihilatrice-destructrice-exterminatrice qui met radicalement en danger la possibilité de la politique et de la philosophie comme l’exprime Balibar en poussant à l’extrême, la négation de la liberté de se mouvoir, en devenant la négation radicale du droit à la vie et à la mort.
Après l’invasion de Grenade par les Etats-Unis, tout le cône sud d’Amérique latine a été sous je joug d’olygarchies liées aux militaires de la colonisation impériale. Les politiques de disparition mise en œuvre nous apprennent que le mot dictature ne parvient pas à décrire les transformations du pouvoir de domination en Amérique latine. Par ailleurs, l’actualité nous montre que le « retour à la démocratie » est fragile, limité, incertain, car les militaires ne se sont jamais réellement retirés du pouvoir (au Chili, au Brésil, en Colombie…) avec le danger réel d’un retour (Brésil) à des formes de violence extrême, à la chasse aux opposants, à la torture en tant que politique étroitement liée à l’ypercapitalisme. Le contenu du mot « politique » change. Le rapport entre violence et révolution aussi. S’il ne s’agit pas de « dictature », de quel type de régime, système politique olygarchique s’agit-il ?
On peut suivre le fil de l’histoire philosophique des concepts tels qu’ils existent et se créent dans le mouvement de l’histoire. Elle est en quelque sorte dépassée par les changements. Comment suivre dès lors les transformations pour pouvoir les saisir et les penser, en postulant que les concepts devraient permettre non seulement de décrire le passé mais de penser ce qui arrive ? Pour continuer l’exploration, suivons le fil des déplacements des concepts dans les transformations de l’action.
En m’inspirant des travaux de la journaliste d’investigation, Monique Robin dont nous avons eu connaissance en travaillant au Chili en 2012, nous avons appris comment les militaires français ont exporté des méthodes de répression, de torture[41], de disparition pratiquées en Indochine et en Algérie, puis transférés dans l’armée des dictateurs argentins, du cône sud d’Amérique latine en coordination avec l’armée américaine.
Son approche nous a d’autant plus intéressés, qu’elle a travaillé sur les liens entre colonialisme et exportation de la répression, en continuant à travailler plus tard sur l’agriculture et l’herbicide phare du Roundup (agent orange) produit par la multinationale Monsanto[42], en co-organisant un Tribunal international des peuples sur Monsanto[43]. En tenant un tel fil rouge d’analyse, nous avons ainsi pu souligner le fait qu’outre le fait de réfléchir aux politiques guerrières de répression mène à enquêter sur les destructions de la nature, des travailleurs de multinationales de l’agriculture dans ce cas, il existe un lien historique entre les politiques de répression coloniale, impérialistes, les politiques de répression mise en place en Amérique latine et aujourd’hui avec les prisons secrètes de la CIA qui ont exporté secrètement cet outil en Europe, dénoncées par un juge suisse, membre du Parlement européen, Dick Marty[44] et aussi avec la destruction de la nature.
En s’intéressant aux politiques migratoires, on constate que le lien prend de nouvelles formes sécuritaires, des camps, des prisons dans le cadre de l’Europe des Polices, de Schengen et Dublin et les systèmes d’expulsion, de réadmission et de contrôle (Eurodac) intergouvernementaux concernant les populations (et pas seulement les migrants, ce que montrent des recherches récentes[45]. On constate en observant ce qui s’appelle « les réfugiés climatiques », le lien entre capitalisme et destruction de la biosphère.
En Amérique latine, la politique de disparition a été (ré)inventée au moment des « dictatures » dans le contexte d’un moment historique de rupture, banalisant des crimes contre l’humanité (politique des disparus, dont une des modalités a été l’opération Condor au Brésil, au Paraguay, en Argentine, au Chili, en Uruguay)par la violation d’une barrière civilisationnelle à ne pas franchir, celle de l’Habeas et mise en situation de disparition par les dictatures. On se rappelle le film El Vuelo d’Horacio Verbitskyqui a recueilli le témoignage d’Adolfo Silingo, tortionnaire argentin,décrivantles vols de la mort pour jeter les corps encore vivants dans la mer. Ce fait politique d’un processus à propos de la répression politique poussée aux extrêmes, de l’impossibilité nihiliste radicale du droit au « retour », en appelle à poursuivre les transformations des concepts d’exil et de desexil à la lumière, non seulement d’un droit particulier au retour mais d’une requalification de l’histoire de la violence politique « extrême », de la force de domination expulsive-anililatrice-destructrice-exterminatrice-de disparition qui exige l’intégration d’une telle rupture de civilisation dans le desexil pour élargir les stratégies d’action d’une transpolitique démocratique. Un tel travail de déplacement, d’évaluation participe de l’élaboration d’un travail de réappropriation de l’activité de pensée collective, de dénonciation, de deuil, de mémoire et aussi des liens entre diverses formes de luttes de desexil du peuple multiple des exilés prolétaires entre les moments historiques, les continents pour saisir leurs éléments locaux et globaux, transversaux et singuliers.
Intégrer l’histoire, le présent, l’avenir dans un espace planétaire reconfiguré, implique des déplacements transversaux à la fois dans l’histoire et l’espace des faits, des références, des critères, des sources, du regard déplacé, en mouvement qu’exige la construction des luttes de desexil. Est-ce un tel travail d’intégration mémorielle que veulent empêcher à tout prix ceux qui nous enferment, par l’apartheid dans les pays riches, sur les terrains du « nationalisme », de la haine froide des étrangers et aussi de l’attaque des conditions de la reconstruction fragile d’une transpolitique démocratique ? Les résistances à dépasser les approches victimaires, humanitaires, sécuritaires, la difficulté à identifier le sens des politiques de disparition est l’énigme de la figure des disparus hier et aujourd’hui.
Qu’est-ce qui dans l’expérience de l’avion de Teresa et des disparus partout sur la planète mérite d’être médité, soumis à la compréhension, au jugement dont parle Arendt ? -extermination-annihilation des humains et de la nature. er l,’osophie sont à la mesure des enjeux de survie. es, la répressionL’énigme majeure qui nous est posé avec les politiques de disparition, de génocide intégrées dans les nouvelles formes de guerre globalisé est la suivante : que faire quand dans certaines situations de l’hypercapitalisme capitalisme pratiquant la violence « extrême » atteint les humains et la nature, et nous fait dire : à quoi bon ?
Les spectres du travail de mémoire élargi de la transpolitique
Pour le dire sur un autre registre, au delà de leurs spécificités et de leurs hétérogénéités, qu’ont en commun d’une part les politiques de génocides et les politiques de disparition qui continuent[46] malgré l’entrée en vigueur de la Convention de l’ONU sur les disparus et d’autres part, de manière transversale, les luttes des Mères de la Place de Mai, les luttes des Kurdes contre les destructions de villages, les luttes de la Marche mondiale des femmes, la lutte des travailleurs licenciés par General Motors (2008)[47], la répression extrême, la surexploitation des travailleurs du Bengladesh en grêve qui fabriquent nos vêtements jetables, la lutte syndicale de la femmes migrante noire qui travaille avec un contrat de courte durée à Amazon, l’extension et l’expulsion de précarisés, l’ueberisation, la consommation déconnectée à la production, les destructions de la nature par les multinationales ?
L’énigme va bien au-delà de l’hétérogénéité, de la singularité, de la composition, de l’organisation des mouvements sociaux, des questions posées par l’intersectionnalité, concept développé dans les études de sexe/genre qui est un des axes d’une universalisation en marche. Le spectre des disparus d’hier et d’aujourd’hui, avec la succession des génocides depuis la colonisation, pèse sur le desexil de l’exil en exigeant un renouvellement du travail de mémoire.
Ce nouveau type de nihilisme politique est une énigme politique et philosophique abyssale. Il exige un travail politique pour « imaginer » (Castoriadis), penser, « comprendre » (Arendt) sa signification, accompagnant les expériences et des déplacements de nos références de base politiques et philosophiques à la mesure des enjeux de survie de la politique et de la philosophie.
[1] Je remercie Teresa Veloso Bermedo pour le partage de son expérience, ses apports, réflexions dans l’élaboration de ce sujet difficile, ainsi que de Marion Brepohl, qui travaille depuis le Brésil sur les génocides coloniaux en Namibie.
[2] Arendt Hannah, « Préface », La crise de la culture, Paris, éd. Gallimard, 1972 (traduction française 1954), p. 15.
[3] Sanchez Gonzalo G., Guerras. Memorias. Historia, Medellin, ed. La Carreta Historica, 2006.
[4] Informe de la Comision Nacional Sobre la Desaparicion de Personas, (pres. Ernesto Sabato), Nunca mas. Buenos Aires, 1984.
[5] Gatti Gabriel, El detenido-desaparecido, Montevideo, Trilce, 1988. Bucheli G. et al., Vivos los llevaron… Historia de la lucha de Madres y Familiares de Uruguayos Detenidos Desaparecidos (1976-2005), Montevideo, Trilce.
[6] Forton J., 20 ans de résistance et de lutte contre l’impunité au Chili (1973-1993), Genève, éd. CETIM, 1993. Voir aussi, Salazar Gabriel, Villa Grimaldi.Historia, testimonio, reflexion, Santiago de Chile, ed. LOM, 2013 ; Ligue internationale pour les droits et la libération des peuples, Impunity. Impunidad. Impunité, Genève, 1993.
[7] On pense au génocide arménien, à la « Solution finale » nazie, aux génocides coloniaux, et actuels et aussi aux récentes déclarations de certains gouvernements de refermer les travaux de mémoire et de poursuivre les survivants, etc..
[8] Entre les gouvernements, les militaires, les forces de police formées par les forces de répression anticoloniales (France) ou étatsuniennes, il existe des « pactes du silence » sur les pratiques de répression et de disparitions qui ne sont pas levés, empêchent les recherches, le travail de mémoire, le deuil et imprègnent les politiques actuelles de contrôle, de répression, de disparitions de leaders sociaux, de syndicalistes (« ils l’ont tué, il s’est suicide », de groupes de populations, féminicides, assassinats d’étudiants, d’indiens, de populations des bidonvilles… (Mexique, Brésil, Guatemala, Colombie…).
[9] Cela est aussi le cas du viol des femmes en temps de guerre. Qui sait que le viol dans ces conditions est un crime contre l’humanité imprescriptibles ?
[10] OIM, Consultoria para los Derechos Humanos y Desplazamiento, Destierros y desarraigos, Bogota, 2003. La Colombie est un des pays qui, à cause de la « Violencia », guerre civile prolongée a connu le plus grand nombre de déplacés en Amérique latine.
[11] Voir notamment, Semelin Jacques, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Point-Essais, (2005.
[12] C’est à Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin, deux juristes originaires de Lemberg, qui jouèrent un grand rôle dans le procès de Nüremberg, que l’on doit la création de la notion juridique de « crime contre l’humanité » et de « génocide ». Voir à ce propos un travail très intéressant, Philippe Sands, Retour à Lemberg, Paris, Albin Michel, 2017. Voir aussi, Becker Annette, Messagers du désastre, Raphaël Lemkin, Jan Karski et les génocides, Paris, éd. Fayard, 2018.
[13] Les débats sont nombreux en provenance de sources, de savoirs, mettant l’accent sur des facteurs très divers (lien entre histoire de longue durée et modernité capitaliste dans les théories et les philosophies de l’histoire, caractérisation de systèmes et régimes politiques, industrialisation, colonisation, transformation de la violence « extrême », de la cruauté, distinctions entre massacres de masse et le concept juridique de « génocide », etc.. Voir notamment, Henninger Laurent, « Industrialisation et mécanisation de la guerre, sources majeurs du totalitarisme des XIXe et XXe siècle », Asterion, no. 2, 2004, Grangé Nicole, « Les génocides et l’état de guerre », Asterion, no. 6, 2009. Voir aussi les travaux d’Enzo Traverso.
[14] Brepohl Marion, « La condition d’invisibilité à partir de la perspective transnationale : l’exemple de la Namibie », Caloz-Tschopp M.Cl., Wagner V. (dir.), Vivre l’exil. Explorer les pratiques d’exil. Le desexil en jeu. Une expérience d’Université libre, Paris, L’Harmattan, 2019.
[15] Balibar Etienne, Violence et Civilité, Paris, Galilée, 2010.
[16] Cortázar Julio Argentina: país de alambradas culturales. Barcelona, ed. Muchnik, 1984, p. 19.
[17] Veloso Bermedo Teresa, Franchir le seuil de la douleur extrême. Une expérience de résistance à la torture, à la disparition exterminatrice dans la dictature chilienne (1973-1990), Paris, L’Harmattan, 2018. Ce livre est une des publications du Programme Exil-Desexil du Collège International de Philosophie que j’ai dirigé. Voir aussi le site : exil-ciph.com
[18] Voir les enregistrements et le numéro spécial de la Revue en ligne (Re)penser l’exil sur « l’autre 11 septembre » : exil-ciph.com
[19] Les enregistrements et les publications des articles dans la revue en ligne, Repenser l’exil se trouvent sur le site : exil-ciph.com
[20] A ce propos, voir les travaux de Maren et Marcelo Vignar sur la torture. Pour certains de leurs articles, voir : exil-ciph.com
[21] Caloz-Tschopp M.C., « La practica del postulado exploratorio del total-liberalismo », texte extrait et traduit en espagnol, de, Caloz-Tshopp M.C., Résister en politique, résister en philosophie avec Arendt, Castoriadis, Ivekovic, Paris, La Dispute, 2008.
[22] Un rapport pour la Trilatérale de S. Huntington, le théoricien du « choc des civilisations », envisageait une correction des excès de démocratie des années 1960. Voir Crozier M., Huntington S., Watanuki J., The Crisis of Democracy. Report on the Gouvernability of Democraties to the Trilateral Commission, New York, University Press, 1975.
[23] En Argentine, des statistiques parlent de 2.000 personnes qui ont fait partie des vols de nuit ; on ouvrait parfois les corps des condamnés à la disparition pour qu’ils soient mangés par les requins et ne réapparaissent pas.
[24] « Violence sociale extrême : les deux fronts de la survivance psychique », Amati Sas S. Caloz-Tschopp M.Cl, Wagner V., Trois concepts pour comprendre Jose Bleger, Paris, L’Harmattan, 2016, 69-83.
[25] Wagner Valeria, « Récits à bascule : débranchement et desprendimiento dans La villa de César Aira et Embassytown de China Miéville », Caloz-Tschopp M.C., Wagner V. (dir.), Vivre l’exil. Exploration de pratiques du desexil, Paris, L’Harmattan, 2019.
[26] Concept avancé par André Tosel. Voir, ses travaux sur Gramsci dont il est un spécialiste de l’oeuvre, la globalisation capitaliste, la guerre et un livre qui lui rend hommage : Ducange Jean-Numa, Jaquet Chantal, Plouviez Mélanie (coord.), La raison au service de la pratique, Paris, éd. Kimé, 2019.
[27] Pour les détails du fait et une réflexion menée après coup, voir la postface du livre de Teresa Veloso Bermedo.
[28] Voir notamment, Dinges John, les années Condor, Paris, La Découverte, 2012 ; voir aussi pour la France, les explications du colonel Roger Trinquier, sur la torture et son livre sur la guerre moderne, écrit dans les années 1950 et repris aux éditions Economica en 2012.
[29] Plusieurs publications, dont celle traduite en espagnol d’un historien américain du MIT calcule que les politiques bellicistes, d’exception de la Maison blanche américaine et de ses alliés ont causé depuis 1970, entre 50 et 80 millions de morts dans les guerres conventionnelles et des nouvelles formes de guerre (guerres localisées, opérations occultes, spéciales, torture, attaque des droits civils, modernisation de la guerre cibernétique). Dans son livre, il s’arrête sur l’opération Condor en Amérique latine. Dower John W., El violento siglo americano, Castells Auleda, Critica, 2018.
[30] Soysüren Ibrahim, L’expulsion des étrangers en France, en Suisse et en Turquie, Neuchâtel, éd. Alphil, 2018.
[31][31] Voir à ce propos l’étude de l’OIM, sur l’identité des migrants qui ont trouvé la mort, disparu en route ou aux frontières étatiques : Laczko Franck, Black Julia, Singleton Ann (eds) : Fatal Journeys, vol. 3 : Improving Data on Missing Migrants, Genève, 2017. Les 2 premiers volumes (2017) peuvent être télédéchargés sur le site de l’OIM sous le nom Fatal Journeys. Un des buts est de permettre en identifiant les personnes, d’en porter le deuil.
[32] Voir notamment à ce propos, Apresian V., « Les enfants du chemin noir », Ehrenbourg I, Grossman V. (dir.), Le livre noir, Paris, éd. Solin-Actes sud, 1995, p. 904-9012.
[33] La tragédie n’a pas forcément disparu dans le nihilisme nazi au XXe siècle, même si la tentative de la « liquider » par le programme nazi a été une réalité effarante. Une approche philosophique antidéterministe de l’approche de l’histoire et du présent repensée après les faits du XXe siècle, permet le déplacement et le renversement du constat. Voir sur le sujet, Kahn Laurence, « La liquidation de la tragédie », Ce que le nazisme a fait à la psychanalyse, Paris, PUF, 2018, pp. 173-205.
[34] Voir à ce propos notamment, Coquio Catherine, Le mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, Paris, éd. Armand Colin, 2015.
[35] Ce schème a été utilisé largement en France pour lire l’essai d’Arendt (en pesant même sur la traduction de son œuvre en français), Les origines du totalitarisme, en fait pour disposer d’outil pour critiquer le stalinisme et même le marxisme. Il a caché l’originalité des travaux d’Arendt et en plus il a été une négation de la genèse et de l’importance historique complexe de l’émergence du totalitarisme (Conquista, colonialisme, impérialisme). Voir à ce propos, notamment, Traverso Enzo, L’histoire comme champ de bataille, Interpréter les violences du XXe siècle, Paris, La Découverte, 2011.
[36] Elle a écrit un excellent article à partir de l’œuvre et des actions de l’écrivain Julio Cortazar qui en son temps a lutté contre les disparus en Argentine et travaillé pour la mise sur pied d’une Convention de l’ONU sur le sujet (version espagnole et française, dans un livre et la revue en ligne « Repenser l’exil »). Voir Jensen Silvina, Exilio y desexilio enel pensamiento de Julio Cortázar. Del exilio como “disvalor” al exilio que combate el “infierno de los desaparecidos” », Exil et desexil dans la pensée de Julio Cortazar. De l’exil comme dévalorisation à l’exil qui combat l’enfer des disparus », Caloz-Tschopp M.C., Wagner V., Vers le desexil. Démarches. Questions. Savoirs. Le desexil en jeu. Une expérience d’Université libre, Paris, L’Harmattan, 2019.
[37] Voir par exemple, la liste des actions en cours contre des multinationales par le syndicat UNIA en Suisse : enfants travaillant dans les mines d’or et les plantations de cacao ; droit au travail foulé au pieds et populations locales chassées par Glencore ; pesticides Syngenta qui empoisonnent les paysans indiens ; violation des règles de sécurité fondamentales chez LafrageHolcim, mars 2017.
[38] Saviano Roberto, Extra pure. Voyage dans l’économie de la drogue, Paris, Folio, 2014.
[39] Dans les camps d’extermination, les familles recevaient un certificat de décès, mais pas les proches des Juifs et des Tsiganes.
[40] ONU, Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, New York, 20.12.2006.
[41] Robin Marie-Monique, Les escadrons de la mort. L’Ecole française, Paris, La Découverte, 2004 ; + Film documentaire.
[42] L’ancien Ministre Nicolas Hulot a déclaré que Monsanto avait engagé une campagne diffamatrice à son endroit (Le Monde, 21.2.2019).
[43] Robin Marie-Monique, Le Monde selon Monsanto, Paris, éd. Arte. De la dioxine aux OGM. Le Roundup face à ses juges, Paris, La Découverte, 2017 avec un film à Arte-Editions.
il est temps que l’Europe fasse la lumière sur les détentions secrètes » [archive], Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 21 août 2009 (communiqué de presse).
[45] Soysüren Ibrahim, L’expulsion des étrangers en France, en Suisse et en Turquie, Neuchâtel, éd. Alphil, presses universitaires suisses, 2018. Voir la bibliographie de cette thèse.
[46] Même dans les pays qui ont subi des dictatures en Amérique latine, par exemple ; en Argentine, au Chili elle a touché récemment des Indiens Mapuche, au Mexique, des étudiants, en Colombie des syndicalistes…
[47] Goldstein Amy, Janesville, une histoire américaine, Paris, éd. Christian Bourgois, 2019.